1Le corps suscite un intérêt croissant dans les sciences humaines, croisant les regards historiques (Corbin, Courtine, & Vigarello, 2011), philosophiques (Marzano, 2009), sociologiques (Le Breton, 2018), psychanalytiques (Dejours, 2009) et psychologiques (Dany, 2021). Dans un contexte où il devient central dans la construction de l’identité, il est de plus en plus perçu comme un capital à optimiser, renforçant une logique de responsabilisation individuelle (Quéval, 2008). Cette dynamique est particulièrement exacerbée dans le sport de haut niveau, où le culte de la performance (Ehrenberg, 1991) soumet le corps à des normes exigeantes, plaçant l’athlète dans une tension constante entre dépassement de soi et risque pour son intégrité physique et mentale (Quéval, 2004). Cette tension constitue un prisme central pour analyser les carrières sportives.
2Dans le champ de la sociologie du corps (Le Breton, 2018), le rapport au corps est abordé à proximité des notions telles que l’habitus corporel (Bourdieu, 1979), l’image corporelle (Schilder, 1936/1968), les usages sociaux du corps ou les cultures somatiques (Boltanski, 1971). Il désigne une relation singulière, façonnée par des processus de socialisation différenciés selon le genre, la classe ou les contextes culturels (Détrez, 2002). Une approche socio-phénoménologique, inscrite dans le tournant sensoriel de la sociologie (Sparkes, 2017), invite à dépasser une lecture objectiviste en replaçant le vécu corporel (sensations, perceptions, émotions) au cœur de l’analyse. Cela s’illustre par exemple dans le travail de Darmon (2008) concernant l’anorexie. Rosa (2018) propose justement d’envisager le rapport au corps en tant qu’expérience vécue. Les émotions, souvent négligées, traduisent la manière dont l’individu fait l’expérience corporelle de l’effort, de la douleur, du plaisir ou de la peur (Détrez & Diter, 2025). Le contexte du sport de haut niveau constitue un terrain privilégié pour analyser le rapport au corps, à la fois instrument de performance, support identitaire et source de tensions tout au long de la carrière (Forté, 2020). Dès l’enfance, ce rapport se construit à l’intersection des socialisations familiale et sportive (Bertrand & Mennesson, 2023). Progressivement, l’athlète façonne un « corps performant » (Carrier, 2002), support d’expériences corporelles intenses mêlant plaisir, douleur, et parfois addiction. À mesure que les exigences augmentent, les athlètes apprennent à normaliser les blessures (Burlot et al., 2021). Cette tension entre quête de performance et préservation de soi se traduit par une injonction paradoxale à « user de son corps sans l’user » (Wacquant, 2002, p. 128). La fin de carrière n’interrompt pas nécessairement cette dynamique, mais peut au contraire révéler des continuités ou des reconfigurations du rapport corporel, en lien avec les histoires sociales et sensorielles accumulées (Longchamp et al., 2023). Ce processus est traversé par des logiques de genre, façonnées dès l’enfance par l’habitus familial, les normes éducatives et les représentations sexuées (Mennesson & Forté, 2018). Dans cette perspective, modéliser les parcours sportifs comme des carrières permet de penser ensemble les étapes objectives et les transformations subjectives du rapport au corps (Forté et al., 2024).
3En psychologie du sport, Tomás et Fleurance (2007) soulignent également le rôle de l’expérience vécue pour comprendre les causes, les facteurs et les histoires qui ont marqué une carrière. La pratique de haut niveau repose sur un engagement physique et émotionnel intense, engendrant une focalisation sur le corps et la performance (Stéphan, Billard & Ninot, 2005). Au-delà de la compréhension du rôle des parents dans la socialisation de leur enfant pour le sport (Bois & Sarrazin, 2006), notamment dans le développement et le maintien de la performance experte (Durand-Bush, Salmela, & Thompson, 2004), il est intéressant d’étudier les « transitions corporelles » jalonnant la carrière des athlètes et leurs impacts psychologiques (Chamalidis, 2000). Inscrites dans une dynamique plus large de transitions de vie (Schlossberg, 1984), elles rejoignent les travaux sur les transitions de carrière en sport (Stambulova, 2000), mettant en lumière les ajustements identitaires et corporels propres aux parcours d’athlètes. À ce titre, s’intéresser au corps des sportifs ne peut se faire sans intégrer la question des émotions, tant celles-ci façonnent leur rapport à la performance. Comme le souligne Levêque (2014), l’émotion, omniprésente dans le sport, est souvent réduite à une opposition simpliste entre émotions positives, perçues comme bénéfiques, et émotions négatives, qu’il faudrait éliminer. Pourtant, comprendre le rapport au corps des sportifs implique d’analyser leurs émotions dans la construction de l’expérience vécue.
4Si les approches sociologiques et psychologiques offrent un éclairage précieux concernant l’évolution du rapport au corps des sportifs de haut niveau, l’approche enactive (Varela, Thompson, & Rosch, 1993) peut ouvrir des perspectives nouvelles pour comprendre comment les athlètes, à travers leurs expériences sensibles et affectives, façonnent et transforment leur rapport au corps au fil de leur carrière.
5Ancrés dans le paradigme de l’enaction reposant sur le principe d’une « inscription corporelle de l’esprit » (Varela, Thompson, & Rosch, 1993), les travaux s’inscrivant dans le programme de recherche du « cours d’action » (Theureau, 2015) se centrent sur les significations et leurs relations avec les types d’actions réalisées dans les situations sportives. L’activité est définie comme émergeant d’un processus de « couplage » entre l’acteur et son environnement. Ce couplage est fondamentalement asymétrique, c’est-à-dire qu’il est orienté par les significations que l’individu attribue à cet environnement, et dans lequel il puiserait des ressources pour agir. Il s’agit donc d’analyser l’activité humaine en contexte en considérant l’historicité, la singularité et l’inédit de sa survenance. La conscience pré-réflexive permet de décrire et de comprendre l’activité humaine. Elle est définie comme une réduction de l’activité à ce qui est montrable, racontable, ou commentable par l’acteur, moyennant des conditions sociales, matérielles et culturelles favorables (Theureau, 2015). Ce courant de recherche, qui met l’accent sur l’importance des expériences subjectives dans la compréhension des phénomènes humains et sociaux, vise trois objectifs :
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produire des connaissances scientifiques à propos de la pratique des acteurs ;
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produire des connaissances qui sont ensuite des ressources potentielles pour aider à l’optimisation de la formation ;
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proposer des principes susceptibles de penser l’intervention en psychologie du sport chez les sportifs (Hauw, 2018).
6L’objet théorique du « cours de vie relatif à une pratique » (Theureau, 2015) vise à analyser les dynamiques d’organisation et de réorganisation de l’activité humaine sur une durée étendue, qui peut varier de plusieurs mois à plusieurs années. Ces dynamiques, toujours accompagnées d’un vécu, incluent des éléments pertinents à étudier, notamment ceux qui font expérience, pour offrir une intelligibilité scientifique de ces phénomènes et suggérer des implications pratiques (Hauw & Lemeur, 2013, p. 164). Bien que cet objet emprunte les principales propriétés de l’objet « cours d’action », il les transpose dans le cadre d’une temporalité plus longue. Cet objet théorique a été notamment utilisé pour analyser des activités telles que le dopage en sport (Hauw & Lemeur, 2013), l’évolution des émotions dans la carrière sportive d’un pongiste de haut niveau (Visioli et al., 2023), celle d’un entraîneur de handball de haut niveau à l’échelle d’une saison à l’étranger (Visioli, Petiot, & Guérin, 2025), ou celle d’un entraîneur de handball de haut niveau à l’échelle de sa carrière (Visioli, Petiot, Guérin, & Kermarrec, 2025).
7Le concept de « cours de vie » repose sur l’idée que l’activité d’une personne peut être décomposée en unités d’activité (UA) (Theureau, 2015), qui possèdent comme caractéristique principale leur autonomie, émergent d’un processus d’auto-organisation. Chaque UA comprend trois composantes essentielles (Hauw & Lemeur, 2013) : a) les « potentialités ouvertes », qui désignent les opportunités d’action disponibles pour le sujet en fonction de son expérience passée ; b) les « actualités réalisées », qui regroupent les éléments factuels pris en compte et les actions, émotions ou pensées en cours ; c) les « virtualités », qui renvoient à l’émergence de nouvelles habitudes et à la manière dont l’expérience présente est interprétée, offrant ainsi de nouvelles potentialités pour l’action future. Ces virtualités témoignent d’un processus de typicalisation, c’est-à-dire de transformation des éléments vécus en nouvelles ressources pour l’action.
8Les émotions sont désormais envisagées dans une perspective enactive comme des composantes déterminantes de l’activité humaine. Varela (1999) propose d’envisager plusieurs points phares pour l’avenir de la recherche concernant l’étude du cerveau et de la cognition : l’inscription corporelle de l’esprit, l’émergence de l’esprit, l’intersubjectivité, mais aussi la question des émotions, pourtant peu abordée dans ses ouvrages. Selon l’auteur, « la raison est ce qui se produit à la toute dernière étape de l’émergence incessante de l’esprit. L’esprit est fondamentalement ce qui ressort de la tonalité affective inscrite dans le corps : tout cela ne prend qu’une fraction de seconde et se répète à l’infini » (Varela, 1999, p. 13). Les émotions participent du processus d’émergence, en se situant au cœur de l’inscription corporelle de l’esprit (Varela, Thompson, & Rosch, 1993). Dans ce processus, la tonalité émotionnelle se transforme en catégories, éléments distincts et chaînes de raisonnement, unités classiques de description de l’esprit. Dans cette perspective, il ne s’agit donc pas d’opposer corps et esprit, mais de penser leur interdépendance dans un couplage dynamique et incarné. Le rapport au corps devient ainsi un vecteur de connaissance, ouvrant des potentialités d’action nouvelles dans le cadre de l’expérience vécue.
9Pour la majorité des auteurs (e.g., Damasio, 1999), l’émotion émane d’une expérience de plaisir ou de déplaisir, indissociable du caractère attractif ou répulsif des événements pour l’individu. Les états affectifs désignent ici des modifications neurophysiologiques de l’état de l’organisme, constituant un processus dynamique et continu d’adaptation à l’environnement physique et/ou social. Les émotions, quant à elles, correspondent à des moments ponctuels, saillants, et isolables de ce flux d’affectivité. Enfin, les sentiments renvoient à l’expérience consciente et potentiellement verbalisable des émotions. Dans une approche enactive des émotions (Colombetti, 2014), l’individu apprécie le sens d’une situation par son être incarné, et par l’état spécifique de son corps. Dans ce processus, l’émotion fournit des valeurs, des motivations et des préférences qui guident l’action. Un enjeu majeur est de réussir à envisager cette conception enactive des émotions d’un point de vue phénoménologique, c’est-à-dire dans l’expérience vécue. La Figure 1 synthétise notre cadre théorique (Visioli, Petiot, Guérin, & Kermarrec, 2025).
Figure 1 : Corps, émotions et expérience dans une approche enactive.
Figure 1 : Body, emotions, and experience in an enactive approach
10Cette figure synthétise le cadre théorique de l’étude dans une conception enactive, en articulant les composantes de l’expérience correspondant au cours de vie (potentialités, actualités, virtualités) avec les processus émotionnels. Dans cette perspective, l’environnement ne peut être saisi qu’au prisme de l’expérience vécue par l’acteur. Dans la Figure 1, le terme contexte est donc mobilisé pour désigner une appréhension externe et objectivée de la situation, du point de vue du chercheur, tandis que les éléments de signification rendent compte du point de vue de l’acteur. Cette distinction vise à articuler deux niveaux d’analyse complémentaires, sans réduire l’un à l’autre. Traduisant le couplage dynamique entre l’individu et son environnement, les fluctuations de la courbe représentent à la fois la valence (plaisir/déplaisir) et l’intensité des émotions vécues. Cette dynamique participe à l’émergence de significations, de connaissances sensibles, et de reconfigurations du rapport au corps dans le temps long d’une carrière sportive.
11L’approche enactive du corps développée par Hauw et Bilard (2017) place la construction du rapport au corps dans une dynamique située et met en lumière la manière dont les athlètes attribuent du sens à leur corps à travers leur histoire de pratique et leur environnement. Loin d’une simple intériorisation de normes sociales ou d’un indicateur de psychopathologie, le rapport au corps est ici envisagé comme une propension à agir et à s’engager dans des expériences corporelles spécifiques. Cette approche souligne également le rôle structurant de la participation à une communauté sportive, en mettant en évidence des périodes de vulnérabilité où le rapport au corps peut être remis en question.
12Ainsi, Hauw et Bilard (2012) et Hauw et Mohamed (2015) mobilisent l’approche du cours de vie pour analyser l’usage de substances interdites chez les athlètes d’élite. À travers des entretiens rétrospectifs, ils identifient des moments clés où le dopage émerge comme une réponse à des tensions liées au haut niveau, telles que les blessures, la baisse de performance ou la pression sociale. Le dopage n’est pas seulement perçu comme une quête de performance, mais comme une stratégie de gestion corporelle et identitaire face aux exigences du milieu. Ces pratiques s’inscrivent dans un processus d’adaptation progressive, où les athlètes cherchent à maintenir une cohérence entre leur image corporelle, leur identité et les attentes externes. L’approche du cours de vie permet ainsi de comprendre les choix de dopage dans une perspective évolutive, prenant en compte les ajustements successifs du rapport au corps et les interactions entre facteurs individuels et environnementaux.
13Cette dynamique d’adaptation et de transformation du rapport au corps à travers le temps se retrouve également dans l’étude de Visioli et al. (2023), qui s’intéresse à l’évolution de l’expérience émotionnelle d’un ancien pongiste professionnel. Les auteurs reconstituent le cours de vie du sportif sur plus de vingt ans de carrière, mettant en évidence dix périodes distinctes. La compréhension du rapport au corps, bien que non traitée comme objet principal, apparaît en filigrane des résultats. En particulier, son évolution en lien avec les blessures constitue un élément clé de la dynamique émotionnelle du pongiste tout au long de sa carrière. Cela invite donc à un prolongement auprès d’autres sportifs de très haut niveau, en ciblant plus explicitement le rapport au corps.
14C’est dans cette perspective que s’inscrit la présente recherche, qui vise à analyser l’évolution du rapport au corps d’une planchiste de très haut niveau tout au long de sa carrière. La planche à voile est une discipline particulièrement exigeante corporellement, notamment dans la relation au matériel et aux éléments naturels. Plus précisément, nous chercherons à comprendre comment son expérience corporelle se transforme au fil du temps, en fonction des exigences de la performance, des blessures et des transitions vécues. L’originalité de cette étude réside dans l’exploration du parcours d’une championne olympique, en tenant compte des spécificités liées à son genre et à son expérience d’athlète d’élite. En nous appuyant sur l’approche du « cours de vie relatif à une pratique » (Theureau, 2015), et en intégrant pleinement les émotions, nous chercherons à mieux saisir les processus par lesquels cette sportive construit, ajuste et réinterprète son rapport au corps au fil des années.
15Une ex-véliplanchiste professionnelle française a participé à cette recherche. Alors âgée de 47 ans, elle a toujours exercé son métier en France, évoluant parmi les meilleures athlètes de sa discipline. Au cours d’une carrière de plus de vingt ans au plus haut niveau, elle a remporté plusieurs titres nationaux et internationaux, ainsi qu’une médaille olympique. Son parcours a été marqué par des performances de haut niveau, mais aussi par des blessures ayant parfois freiné sa progression. Après sa carrière de sportive de haut niveau, elle s’est tournée vers d’autres pratiques sportives et s’est investie dans la formation.
16Le recours à une étude de cas unique s’inscrit dans une tradition méthodologique bien établie en psychologie du sport (Barker et al., 2013). Ce design ouvre à une compréhension approfondie des processus subjectifs en jeu (Sparkes & Smith, 2014). Plusieurs éléments renforcent la légitimité scientifique de ce choix. D’une part, la réplication d’études de cas uniques permet une validation progressive des résultats, ouvrant la voie à des méta-analyses qualitatives (Baucher & Jutras, 2007). D’autre part, les résultats d’un cas peuvent éclairer d’autres situations jugées suffisamment proches, ce que Smith (2018) désigne comme la transférabilité en recherche qualitative. Enfin, cette étude porte sur une championne olympique, dont le niveau d’expertise et le parcours exceptionnel rendent la comparaison difficile. Ce profil justifie pleinement une étude de cas unique, seule à même de saisir la complexité de son expérience.
17Les données ont été recueillies en deux étapes, en s’inspirant de la méthodologie proposée par Hauw et Lemeur (2013) pour analyser le cours de vie d’un athlète en contexte sportif :
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l’élaboration d’une frise retraçant la carrière de la véliplanchiste en collaboration avec elle ;
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la conduite d’un entretien « cours de vie » avec l’athlète.
18Une frise chronologique a été réalisée pour représenter la carrière de la véliplanchiste, depuis ses débuts dans la discipline jusqu’à la fin de sa pratique à haut niveau. Un ensemble d’éléments objectifs relatifs à son parcours sportif a été recueilli à partir de sources disponibles en ligne (page Wikipédia et site personnel de la sportive, articles de presse), puis organisé de manière chronologique. En plus des différentes étapes marquantes de sa carrière, des événements particulièrement significatifs (par exemple, sa participation aux Jeux olympiques) ont été mis en évidence. Cette première version de la frise a ensuite été transmise à l’athlète afin qu’elle puisse corriger, compléter ou enrichir les informations avec sa propre perception de son parcours.
19À partir de la frise réalisée en collaboration avec la véliplanchiste, un entretien d’une durée de 3 h 19 min a été conduit via une plateforme de visioconférence. L’objectif était de l’amener à raconter, illustrer et commenter les moments clés de son parcours en réaction à la frise. Selon Hauw et Lemeur (2013), l’entretien « cours de vie » vise « à générer l’émergence d’une expérience qui, à partir du support graphique, pouvait s’apparenter à celle précédemment vécue » (p. 171). Cette méthodologie de recueil de données repose sur l’hypothèse du resurgissement de la conscience pré-réflexive, c’est-à-dire de ce qui avait été significatif pour l’athlète dans l’organisation de son activité et dans la transformation de ses habitudes (Theureau, 2015). Plus précisément, la remise en situation de la sportive dans les différentes périodes de sa carrière était favorisée par un questionnement du chercheur ancré dans la chronologie des événements placés sur la frise (par exemple, « tu te souviens ? À cette période, tu faisais telle ou telle chose »). Il s’agissait d’inviter l’athlète à raconter, mimer et commenter les éléments significatifs qui émergeaient de sa confrontation aux traces issues de sa carrière. Le chercheur vérifiait chemin faisant que ces traces déclenchaient effectivement la réminiscence d’une activité passée, et excluait les commentaires visant à juger a posteriori de cette activité. Les questions visaient à recueillir son expérience en termes de « potentialités ouvertes », d’« actualité réalisée » et de « virtualités » (Hauw & Lemeur, 2013). L’entretien a également permis d’explorer les émotions associées aux différentes étapes de son parcours, en analysant leur valence et leur intensité (Tableau 1).
Tableau 1 : Guide de l’entretien « cours de vie » avec la véliplanchiste.
Table 1: Guide to the life-course interview with the windsurfer
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Activité de la sportive
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Exemple de question posée par le chercheur
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Potentialités ouvertes
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Qu’est-ce qui te préoccupe durant ce moment ?
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Actualités réalisées
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Qu’est-ce que tu fais à cette période de ta carrière ?
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Virtualités
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Quelles connaissances construis-tu lors de ce moment de ta carrière ?
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Émotions
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Que ressens-tu lors de ce moment ?
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20Pendant l’entretien, nous étions particulièrement attentifs aux moments où le rapport au corps était évoqué, et nous avons alors systématiquement invité la participante à préciser et approfondir cette dimension. Dans ce processus, le rapport au corps de la sportive émerge dans les trois grandes composantes du cours de vie, ainsi que dans les émotions exprimées.
21Pendant l’entretien cours de vie, la documentation des émotions s’est effectuée à partir d’une explicitation qualitative des contenus significatifs pour la sportive et d’une évaluation quantitative sur une échelle permettant d’apprécier la valence et l’intensité des émotions, et donc la dynamique des phénomènes éprouvés (Figure 2).
Figure 2 : Échelle des émotions auto-rapportées par la sportive.
Figure 2 : Scale of the athlete’s self-reported emotions
22Cette échelle, qui a déjà été utilisée dans le cadre de recherches portant sur le cours de vie de sportif (Visioli et al., 2023) ou d’entraîneur (Visioli, Petiot, Guérin, & Kermarrec, 2025), repose sur l’idée que les émotions s’accompagnent d’un sentiment de plaisir ou de déplaisir, indissociable du caractère attractif ou répulsif des événements pour l’individu (Damasio, 1999). Les émotions sont alors à envisager en termes de valence (positive ou négative) et d’intensité (ampleur de l’émotion ressentie). Cette échelle allant du sentiment « très mécontent » (-5) au sentiment « très content » (+5) a été documentée pour chaque période du cours de vie. Plus précisément, la participante était invitée à proposer une ou plusieurs valeurs pour une période considérée. Cette échelle a constitué à la fois un instrument de mesure de la dynamique émotionnelle tout au long de la carrière, et une aide pour la sportive lors de l’explicitation de ses émotions. L’enjeu était de permettre une description symbolique acceptable de la dynamique des émotions significatives du point de vue de l’acteur (c’est-à-dire le sentiment) au fur et à mesure de sa carrière.
23Le traitement des données issues de l’entretien a suivi trois étapes principales :
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la retranscription de l’entretien « cours de vie » et l’identification de périodes significatives ;
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la modélisation de la dynamique émotionnelle de la véliplanchiste tout au long de sa carrière ;
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l’entretien de validation avec l’athlète.
24La première étape a consisté à retranscrire intégralement l’entretien à l’aide du logiciel Word. À partir de cette retranscription, nous avons identifié des périodes clés du parcours de la véliplanchiste de manière inductive, en nous appuyant sur ses propos. Plus précisément, nous avons progressivement construit une segmentation des unités d’activité en fonction des cohérences narratives qui se dégageaient de son récit (Hauw & Lemeur, 2013). La catégorisation des périodes du cours de vie de l’athlète repose sur une structuration cohérente et homogène de son rapport au corps à travers les différentes étapes de sa carrière. Nous avons opté pour des formulations qui mettent systématiquement en avant la transformation du rapport au corps dans le temps. Par la suite, pour chaque période identifiée, nous avons documenté les trois composantes du « cours de vie » (potentialités ouvertes, actualités réalisées, virtualités) ainsi que les émotions (Tableau 2).
Tableau 2 : Reconstruction des composantes de l’expérience de la véliplanchiste (exemple de la première étape du cours de vie).
Table 2: Reconstruction of the components of the windsurfer’s experience (example from the first stage of the life‑course)
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Activité de la sportive
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Exemple d’élément identifié par le chercheur
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Potentialités ouvertes
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Prendre du plaisir à naviguer et à découvrir la glisse
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Actualités réalisées
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Découvre la planche à voile lors d’un séjour en bord de mer
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Virtualités
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Développe le sentiment d’avoir des aptitudes naturelles pour ce sport
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Émotions
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Enthousiasme et excitation liés aux premières sensations de glisse
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25Dans chaque période, le rapport au corps émerge potentiellement dans les trois composantes du cours de vie identifiées (potentialités ouvertes, actualités réalisées, virtualités) et dans les émotions exprimées. L’ensemble des données permet de pister le développement de connaissances qui s’opère chez l’athlète au sein des différentes périodes du cours de vie de la sportive, notamment en lien avec son rapport au corps.
26L’étape suivante a consisté à concevoir un graphique représentant la dynamique émotionnelle de la véliplanchiste à l’aide du logiciel Excel. Ce graphique repose sur une conversion numérique de la valence et de l’intensité des émotions qu’elle a exprimées à chaque étape de son parcours sportif.
27Dans une dernière étape, nous avons rédigé les résultats de manière narrative en faisant des liens pour chaque période entre les composantes de l’expérience (potentialités ouvertes, actualités réalisées, et virtualités) et les émotions ressenties par la sportive. Ce travail s’est systématiquement conclu par un paragraphe de synthèse caractérisant le rapport au corps dans la période considérée, permettant ainsi de faire émerger permanences et transformations tout au long de la carrière de la sportive.
28Un entretien de validation du traitement des données a été mené avec la véliplanchiste via la plate-forme de visioconférence Zoom. Au cours de cet échange, nous lui avons présenté la délimitation des périodes significatives, la documentation des quatre composantes de l’expérience (potentialités ouvertes, actualités réalisées, virtualités, émotions) pour chacune de ces périodes, ainsi que la modélisation de sa dynamique émotionnelle tout au long de sa carrière.
29L’objectif était d’obtenir son approbation ou d’identifier d’éventuelles corrections à apporter afin de garantir une fidélité maximale à son vécu. La sportive a validé l’ensemble des éléments présentés lors de cet entretien de validation. Elle n’a formulé ni correction, ni réserve particulière, ce qui a conforté la cohérence de l’analyse avec son expérience. Cette démarche s’inscrit dans les principes de la recherche sur le « cours de vie relatif à une pratique » (Theureau, 2015), qui met au premier plan le point de vue de l’athlète sur son propre parcours.
30La véliplanchiste a choisi de participer volontairement à cette recherche. Dès le début, nous lui avons exposé les objectifs ainsi que la méthodologie employée, en veillant à ce que cette démarche soit pertinente pour elle et compatible avec les impératifs de sa carrière professionnelle. Nous lui avons expliqué que, conformément aux pratiques en vigueur dans la recherche scientifique, l’anonymat des participants était une règle de base. Cependant, compte tenu de la singularité de son parcours en voile, un anonymat total ne pouvait être garanti. Elle en a été informée et a donné son accord en pleine connaissance de cause. Nous avons également insisté sur la confidentialité des données collectées et sur son droit d’accéder aux publications avant leur soumission. À cet effet, nous lui avons demandé de relire attentivement la version finale du texte et elle a validé sa publication. Tout au long de l’étude, nous nous sommes assurés que son engagement était libre et basé sur une collaboration mutuelle. Enfin, cette recherche a strictement suivi les recommandations du comité d’éthique de l’université des chercheurs impliqués, notamment en ce qui concerne le cadre contractuel de la participation, garantissant le droit de se retirer de l’étude à tout moment sans conséquence.
31Les résultats sont présentés en deux temps. Premièrement, la Figure 3 illustre l’évolution du rapport au corps de la sportive ainsi que sa dynamique émotionnelle tout au long de sa carrière, mettant en lumière les fluctuations et transitions majeures de son parcours. Ensuite, les résultats sont détaillés période par période (Figure 4 et Figure 5), en explorant les différentes composantes du cours de vie, à savoir les potentialités ouvertes, les actualités réalisées, les virtualités et les émotions, afin de mieux comprendre l’évolution du rapport au corps de la sportive.
Figure 3 : Évolution du rapport au corps de la planchiste en lien avec sa dynamique émotionnelle tout au long de sa carrière.
Figure 3: Evolution of the windsurfer’s relationship with her body in connection with her emotional dynamics throughout her career
Figure 4 : Évolution du rapport au corps dans les composantes du cours de vie (périodes 1 à 4).
Figure 4: Evolution of the relationship with the body across the life-course categories (Periods 1 to 4)
Figure 5 : Évolution du rapport au corps dans les composantes du cours de vie (périodes 5 à 8).
Figure 5: Evolution of the relationship with the body across the life-course categories (Periods 5 to 8)
32Cette période est marquée par un enthousiasme vibrant et un fort sentiment de liberté (+4 sur l’échelle). Le rapport à la mer est teinté de joie et de curiosité : « La mer, c’était mon terrain de jeu, je pouvais y passer la journée entière, je ne voyais pas le danger, je me sentais bien ». Bien que marquée par un accident précoce (lors d’un stage d’Optimist, elle tombe de son embarcation qui s’éloigne ensuite d’elle, la laissant seule au milieu des flots), sa réaction est constructive : « J’ai eu peur, mais j’ai vite voulu recommencer ». Le sentiment de dépassement et de plaisir s’impose, dominant sa perception de l’aventure. Un événement marquant survient alors : « Mon père a gagné une planche à voile “enfant”. L’été suivant, il était sur son kayak, et moi je me suis acharnée sur la planche à voile ». Elle est déterminée à maîtriser cette planche, attirée par l’indépendance qu’elle procure : « C’était l’aventure, l’exploration, mais par mes propres moyens ». La planche à voile apparaît comme un moyen de développer son autonomie, notamment par rapport à son père : « Mon objectif, c’était d’aller plus loin que là où je me baigne et où j’ai pied. Un peu ce que je faisais avec mon père en kayak, mais par mes propres moyens. Dans ma tête, mon objectif, c’était de réussir sans lui ». La compétition devient aussi un terrain d’épanouissement : « Quand je suis au départ, il faut que je gagne ». Elle apprend à surmonter ses peurs, transformant chaque obstacle en une opportunité d’affirmation : « Ce n’était pas accessible pour tout le monde, et ça, ça me plaisait. Je voulais prouver que j’y arriverais ». Ces expériences et la découverte des sensations de la pratique sportive façonnent son rapport au corps : « Je suis un petit garçon manqué. Je rentre dans le sport par le physique ». Lors des compétitions, elle apprécie le challenge : « Je n’aime pas être au contact des adversaires. Mais une fois la course lancée, il n’y a plus de problème ». Son corps devient un vecteur d’indépendance et de construction identitaire où l’on perçoit l’influence familiale : « Mon père était sur l’action, la performance et le dépassement de soi. Il aimait toutes les activités d’endurance, notamment la course à pied ».
33Cette période est caractérisée par un rapport au corps fondé sur l’exploration sensorielle et le dépassement, associé à des émotions de joie, de curiosité et de liberté. Elle ouvre des potentialités liées à l’autonomie et à la quête de performance, avec des préoccupations centrées sur la maîtrise de la planche à voile et la découverte de ses propres capacités physiques. Les actualités réalisées incluent l’apprentissage autodidacte de la planche à voile, la confrontation à des défis (comme surmonter un accident en mer) et l’entrée dans un cadre compétitif. Enfin, les virtualités développées reposent sur la construction d’une identité sportive marquée par l’endurance, la persévérance et une culture de l’exigence héritée du milieu familial.
34La période est marquée par une tonalité émotionnelle profondément perturbée, marquée par la perte de sa mère et le deuil (-5, puis -3 sur l’échelle) : « C’était un tournant dans ma vie. C’est le grand vide. Comment va-t-on survivre ? ». Ce vide se ressent dans son quotidien, où les efforts pour maintenir un semblant de normalité sont teintés d’une profonde fragilité émotionnelle. Face à la tragédie, la sportive ressent le besoin d’agir : « J’ai réagi de manière très active, par l’action. L’action, c’était mon mode de survie et mon moyen d’expression. Être dans l’action et refuser de se laisser abattre ». L’apparition d’une nouvelle figure maternelle et la réorganisation du quotidien grâce à son père « qui rentre plus tôt le soir » contribuent à lui offrir un semblant de stabilité. Le rapport au corps est profondément bouleversé dans cette période de l’adolescence. Le corps devient un outil pour canaliser l’énergie, pour fuir le vide et l’impuissance face au deuil. Mais ce corps est aussi marqué par l’absence et la souffrance, l’activité physique prenant alors une dimension réparatrice, une manière de traverser l’épreuve. La planche à voile devient un refuge, une échappatoire, un espace pour se réapproprier un peu de liberté et d’autonomie dans un quotidien difficile : « la planche à voile, je sens que c’est le sport dans lequel je vais pouvoir exprimer mon potentiel. Progresser dans l’activité, mettre les pieds dans les straps, me suspendre au harnais, les sensations de vitesse quand la planche part au planning, maîtriser les manœuvres ». Lorsqu’elle arrive au pôle, l’entraînement est mixte, et « [son] petit gabarit » rend parfois difficile le fait de suivre les garçons. Dans le vent, « [elle a] l’impression de lutter » à l’entraînement, ce qui la pousse à apprécier les compétitions où elle se retrouve uniquement avec les filles. Elle exprime le besoin de se retrouver « en harmonie avec les éléments ». Mais il y a aussi « la prise de risque, la recherche de la limite. En sport, j’ai toujours cherché la limite de toute façon. Je suis toujours à fond, même à l’entraînement ».
35Cette période est marquée par un rapport au corps comme refuge face au deuil, où l’activité physique devient un moyen de canaliser la douleur et de retrouver un semblant de contrôle dans un quotidien bouleversé. Elle ouvre des potentialités liées à l’affirmation de soi dans le sport, avec un fort investissement dans la planche à voile comme espace d’expression et de reconstruction personnelle. Les actualités réalisées incluent l’intégration dans un pôle d’entraînement, l’adaptation à un cadre exigeant, et la recherche de performance malgré les défis physiques. Enfin, les virtualités développées reposent sur la résilience, la capacité à transformer la souffrance en moteur d’action, la découverte d’un corps moins fort que celui des garçons, et la quête d’harmonie avec les éléments comme réponse à un monde intérieur fragilisé.
36La période est marquée par des émotions fluctuantes mais globalement positives (+2, puis +3 sur l’échelle), ponctuées de défis et d’accomplissements. D’abord réticente à l’idée de la compétition, la sportive découvre rapidement la passion pour la planche à voile : « Quand tu ne tombes pas et que tu vas assez vite, c’est suffisant pour gagner ». La sportive fait preuve d’une forte volonté d’indépendance et de dépassement de soi. Le défi personnel prime sur la compétition : « Je voulais maîtriser les manœuvres, aller plus vite, être à l’aise sur ma planche ». Après sa première victoire, elle découvre un goût pour la régate : « Comme j’ai gagné, je me suis dit : OK, je vais faire de la régate ». Elle apprend également à concilier son sport avec ses études, un équilibre difficile mais crucial pour son développement : « Tant que ça suivait à l’école, il [son père] me laissait faire ce que je voulais en sport ». Ses résultats s’enchaînent : après un podium national, elle devient championne du monde cadette. Son club et son père lui apportent un soutien constant, créant un environnement propice à sa réussite. Sa première blessure survient dans le froid, lorsqu’elle entend un « crac au niveau de la cheville ». Malgré la douleur, elle ne dit rien à son père. Le lendemain, « en pleurs », elle passe une radio révélant un « arrachement osseux de la malléole », synonyme d’arrêt forcé. Pour elle, « se blesser, c’est une forme d’échec », d’autant que son père minimise la gravité des diagnostics. Cette expérience façonne son rapport au médical, la poussant « à toujours contester et mettre la limite beaucoup plus loin ». Cette expérience forge son caractère. Le corps devient un moyen d’accomplir des exploits et de vivre des émotions fortes. La recherche de la limite, que ce soit en compétition ou à l’entraînement, se nourrit d’une relation intime avec son corps.
37Cette période est marquée par un rapport au corps axé sur la performance et le dépassement de soi, où l’émotion dominante est la satisfaction liée aux progrès et aux succès. Elle ouvre des potentialités en renforçant son engagement dans la compétition, avec une structuration de son projet sportif en parallèle de ses études et une affirmation de son indépendance. Les actualités réalisées incluent des victoires marquantes (podium national, titre de championne du monde cadette), une progression technique et stratégique, ainsi qu’une première confrontation aux blessures. Enfin, les virtualités développées reposent sur une tolérance élevée à la douleur, une culture du dépassement ancrée dans une exigence personnelle et une méfiance vis-à-vis du corps médical, renforçant sa volonté de contrôler elle-même ses limites physiques. Cela s’inscrit notamment dans un processus de socialisation familiale, au cours duquel se transmet le rapport au corps hérité du père.
38La période est marquée par des émotions fluctuantes, d’abord positives (+4 sur l’échelle), puis par une profonde déception (-5 sur l’échelle). La sportive intègre l’équipe de France dans l’optique des JO : « Toutes ces années-là, je sais que j’ai encore un cap à passer. Je suis toujours bien placée, mais je ne gagne jamais ». Néanmoins, les performances régulières et un podium en championnat d’Europe sont des signes encourageants : « Je continue à progresser ». Par la suite, elle obtient des résultats notables, dont une troisième place au championnat du monde et une deuxième place l’année suivante. Cependant, malgré des performances solides, elle reste confrontée à des blocages physiques et mentaux. Son dos lui cause des douleurs persistantes, et elle doit faire avec les anti-inflammatoires et des séances de kiné : « Ce n’est que beaucoup plus tard que je vais prendre conscience que la blessure, c’est un signe de fatigue. Moi dans ma tête je fonce, je ne m’arrête pas, mais pour mon corps, c’est la limite ». C’est à la fois une force et une faiblesse : « Je rentre dans l’activité par mes qualités physiques, qui me permettent de compenser mon gabarit, mais je suis en permanence sur une ligne de crête, et je peux vite basculer dans la blessure ». À ce titre, elle cache une infection au doigt : « Je ne voulais pas le dire, et les gens ne le voyaient pas ». Le moment de bascule arrive lorsqu’elle rate la qualification pour les JO : « Au classement mondial, je suis première, mais je n’ai pas encore gagné de régates au niveau international. Tout s’écroule. Il n’y a qu’une qualifiée, donc je me retrouve remplaçante ». Elle vit les épreuves de sélection « comme un enfer » : « J’étais tout le temps bloquée par une adversaire ». C’est un choc, mais aussi une leçon : « Je comprends que la maîtrise technique et la vitesse ne suffisent pas, qu’il faut aussi être stratégique dans l’opposition aux adversaires ». Elle se fait une promesse : « Les prochains Jeux, j’y serai, et j’irai chercher quelque chose ».
39Cette période est marquée par un rapport au corps éprouvé par l’intensité de la professionnalisation, où la persévérance se heurte aux limites physiques et mentales. Elle ouvre des potentialités en renforçant son ambition olympique, avec une prise de conscience de la nécessité d’affiner sa stratégie en compétition. Les actualités réalisées incluent des performances de haut niveau (podium aux championnats du monde et d’Europe), une gestion constante des blessures et une qualification manquée pour les JO, vécue comme un tournant. Enfin, les virtualités développées reposent sur une meilleure compréhension des exigences du très haut niveau, une réflexion sur l’équilibre entre physique et mental, et une détermination renouvelée pour atteindre son objectif olympique.
40La période est marquée par une alternance entre des émotions très positives (+4 sur l’échelle) et un moment de fragilisation (-5 sur l’échelle), avant l’apothéose de la victoire aux JO (+5 sur l’échelle). Après l’échec, l’athlète se reconstruit avec une volonté farouche de s’imposer. Elle parvient à mieux maîtriser la préparation à la performance : « Je suis bien entourée. Je demande à mon ostéo de venir avec moi, pour que, si j’ai un problème sur l’eau, il puisse me remettre sur pied pour le lendemain. Ça me rassure ». Elle adopte progressivement une approche plus collective : « avec mon groupe, on est vraiment dans la coopération ». Auparavant, elle voulait s’en sortir seule, « parce que, quelque part, j’avais perdu ma maman ». Une lutte intérieure se jouait : « T’es capable de t’en sortir toute seule ». À cela s’ajoutait la peur d’un nouvel abandon. Mais sur cette période, elle évolue : « Je m’entoure, j’accepte que l’on m’aide ». Néanmoins, elle se retrouve à nouveau mise à l’épreuve, puisqu’elle se blesse en funboard (luxation de l’épaule) : « Je ne dis rien dans un premier temps. J’ai peur de la blessure, et si je la dévoile, ben ça objective que je suis vraiment blessée. Mais je suis arrêtée deux mois, et je le vis très mal ». À un an des Jeux, son préparateur mental la recadre : « Ton objectif, c’est les Jeux, donc tu dois passer un contrat avec toi-même ». Lors des JO, la compétition s’étale sur sept jours, avec cinq jours d’épreuves et deux jours de réserve : « Il n’y a pas beaucoup de vent au début, donc il y a beaucoup d’attentes, c’est très usant. Je dors très peu. Je joue sur la relaxation, sur le relâchement musculaire ». Vient la dernière course : « Je suis à bout nerveusement et physiquement. Je vois que l’Italienne (son adversaire directe) est dans le même état que moi. Il y a une Chinoise, plus jeune, plus physique, qui semble encore en forme ». Elle élabore alors un plan : « Tu vas assurer ton départ, suivre cette Chinoise, et si tu arrives à ne pas la lâcher, tu ne devrais pas être loin au classement ». Une stratégie qui s’avère payante. Après cette médaille d’or, les premiers mots de la planchiste sont les suivants : « la vie vaut d’être vécue ».
41Cette période est marquée par un rapport au corps orienté vers la maîtrise et l’optimisation, où la performance passe par le dépassement de soi, parfois au prix du déni de la douleur. Elle ouvre des potentialités en renforçant son approche stratégique et en lui permettant d’accepter le soutien de son entourage, marquant une évolution vers une préparation plus collective. Les actualités réalisées incluent une structuration rigoureuse de son entraînement, une gestion fine des blessures et du stress, et une victoire olympique marquant l’aboutissement de son parcours. Enfin, les virtualités développées reposent sur une compréhension approfondie des mécanismes de la haute performance, une capacité accrue à gérer la pression et un changement de regard sur l’importance du collectif dans la réussite individuelle.
42La période est marquée par une tonalité émotionnelle globalement négative. Après le triomphe des JO d’Athènes, l’athlète traverse une phase de remise en question profonde concernant la poursuite de sa carrière : « Je ne sais pas trop pourquoi je continue la planche ». La recherche de stabilité personnelle et professionnelle prend le dessus, entraînant une baisse de motivation et une difficulté à se reconnecter à la compétition : « Clairement ma priorité, c’est d’assurer mes arrières en termes de reconversion professionnelle ». Simultanément, son corps manifeste des signes de fatigue extrême, avec une péritonite de l’appendicite qui la contraint à trois mois d’arrêt : « Le corps a été poussé à bout pendant presque 4 ans. Quelque part, je prends conscience que c’est le corps qui dit stop. Je l’accepte ». Jusqu’alors, elle adoptait une approche très rationnelle en cherchant à contrôler son corps, mais après avoir atteint l’objectif olympique, un changement s’opère : « Je vais m’autoriser à lâcher un peu prise, à être davantage à l’écoute de mon corps, de mes sensations, de mes émotions ». La période est également marquée par l’introduction d’une nouvelle planche dans l’optique des prochains Jeux olympiques : « ce support va me mettre en difficulté. La première fois que je monte dessus, c’est une catastrophe, au niveau sensation. La voile est plus grande, la planche est plus volumineuse, c’est horrible ». Ses doutes croissants se manifestent clairement à l’approche des Jeux olympiques : « quatre mois avant les Jeux, je me dis que je ne vais pas y arriver. J’essaye d’en parler autour de moi, mais personne ne m’écoute vraiment. Il y a quelque chose cassé ». L’athlète arrive aux JO dans un état de doute profond : « C’est la plus dure épreuve de ma carrière, le fait de subir ces Jeux ». Elle vit la compétition en souhaitant rapidement « rentrer à la maison ». Ce moment devient un point de bascule, scellant la fin de son parcours de sportive de haut niveau : « Quand ça se termine, c’est clairement une véritable libération ».
43Cette période est marquée par un rapport au corps en souffrance, où la douleur et l’usure deviennent des éléments centraux, accompagnés d’une remise en question existentielle quant à la poursuite de la carrière. Elle ouvre des potentialités liées à la reconversion professionnelle et à la recherche de stabilité personnelle, tandis que la motivation sportive décroît face à la fatigue accumulée. Les actualités réalisées incluent une série de blessures, une période d’arrêt prolongée due à une péritonite, ainsi qu’un passage à une nouvelle planche, mais aussi un échec olympique lié au manque de préparation physique et mentale. Enfin, les virtualités développées reposent sur une meilleure écoute de son corps et de ses émotions, une prise de recul nécessaire face à l’épuisement et la réalisation que la fin de sa carrière sportive devient une libération.
44La période est marquée initialement par une tonalité positive (+3 sur l’échelle), la transition vers la reconversion professionnelle et le début de nouvelles pratiques sportives. Cependant, cette dynamique se transforme progressivement en une tonalité négative (-5 sur l’échelle) avec l’apparition de douleurs physiques et la nécessité de repenser son rapport au sport. Après les Jeux, l’athlète ressent un besoin pressant de tourner la page et de se réinventer : « J’ai besoin de changer de casquette, qu’on ne me voit plus en tant qu’athlète associée à l’échec des Jeux ». Cette volonté de réorientation ouvre un champ de possibilités professionnelles, qu’elle exploite rapidement en prenant des responsabilités fédérales et en diversifiant ses pratiques sportives. Elle arrête complètement la planche à voile et se tourne vers le triathlon. Plus tard, elle y revient autrement, « avec des amis, sur de vieilles planches, juste pour le fun ». Elle explore aussi d’autres sports comme le kitesurf. Mais en triathlon, son rapport au corps reste le même : « Je continue à aller au-delà de la douleur. Je me fais une rupture partielle du tendon d’Achille, car je n’écoute pas mon corps ». Par ailleurs, son corps commence à se faire ressentir avec des douleurs récurrentes, culminant lorsqu’un diagnostic inquiétant sur son dos et son capital santé lui est présenté : « Un médecin me dit que je ne peux plus courir. C’est mon capital santé qui est en jeu. J’ai des disques qui se touchent. Il me reste deux options, l’opération ou une remise en question ». L’athlète prend alors conscience de l’usure physique liée à des années de pratique intense, et commence à reconsidérer son rapport au corps, en mettant l’accent sur la préservation de son corps et la nécessité de ménager sa santé : « Pour moi, c’était très, très dur à entendre, mais avec du recul, je suis reconnaissante ».
45Cette période est marquée par un rapport au corps redéfini, où l’athlète prend progressivement conscience de l’usure physique après des années de pratique intense et adopte une approche plus préventive et équilibrée. Cette évolution semble rendue possible par sa sortie de la spirale du haut niveau, qui ouvre l’espace à une redéfinition de ses priorités corporelles. Elle ouvre des potentialités liées à la reconversion professionnelle, avec une exploration de nouveaux horizons sportifs et un désir de se réinventer en dehors de son image d’ancienne athlète. Les actualités réalisées incluent un changement de pratique (transition vers le triathlon), des douleurs physiques persistantes, et un diagnostic médical alarmant, l’obligeant à réévaluer son rapport à la compétition. Enfin, les virtualités développées reposent sur une prise de conscience de l’importance de préserver sa santé et de trouver un équilibre entre plaisir et performance, tout en acceptant les limites imposées par le corps. Pour autant, dans sa pratique du triathlon, elle reste encore largement animée par une quête de performance et des émotions qui y sont associées, souvent au détriment de l’écoute du corps.
46La période est marquée par une tonalité émotionnelle stable et positive (+3 sur l’échelle). Après les turbulences des années précédentes, l’athlète tente de trouver un équilibre durable entre la vie familiale, la vie professionnelle et la pratique des activités sportives. Chaque domaine exige du temps et de l’attention, ce qui rend difficile de concilier toutes ces priorités de manière satisfaisante. Elle décrit cette période comme un tournant important, en particulier grâce à la maternité : « J’ai recommencé à courir au moment où je suis tombée enceinte. Étrangement, je n’avais plus mal au dos ». La sportive évolue vers une recherche de plaisir et de bien-être dans sa pratique sportive, plutôt que la performance. Elle reprend également la planche à voile, mais cette fois avec le foil : « j’avais besoin de retrouver des sensations, d’explorer de nouvelles pratiques ». Elle participe néanmoins à un Half Ironman. Le rapport au corps évolue au fil des années : « Je suis plus sur l’écoute de mon corps. J’ai conscience que j’ai poussé très loin, et que désormais, il faut que je préserve mon capital physique ». En se recentrant sur la santé et le plaisir dans la pratique du sport, elle trouve une forme d’épanouissement. Transmettre son expérience devient aussi essentiel : « Quand j’accompagne les jeunes, je tente de leur apprendre les deux rapports au corps : être capable de se dépasser, mais aussi être capable de s’écouter ». Finalement, ce n’est que très tardivement, après la fin de sa carrière, que la sportive fait réellement évoluer son rapport au corps en s’éloignant de la logique de dépassement de soi pour tendre vers une logique d’accomplissement de soi.
47Cette période est marquée par un rapport au corps réconcilié, où la sportive évolue vers une écoute plus attentive de ses sensations et une pratique orientée vers le plaisir plutôt que la performance. Elle ouvre des potentialités liées à l’équilibre entre vie personnelle, professionnelle et sportive, avec un focus sur la préservation de la santé et le bien-être. Les actualités réalisées incluent la maternité, ainsi qu’un retour à la planche à voile avec de nouvelles pratiques comme le foil. La participation à un Half Ironman témoigne néanmoins d’une persistance de la logique de performance, venant nuancer l’idée d’un recentrage uniquement axé sur la préservation de la santé. Enfin, les virtualités développées reposent sur une nouvelle approche de la pratique sportive, fondée sur l’accomplissement de soi et la transmission de son expérience aux jeunes générations, en leur enseignant à la fois le dépassement de soi et l’importance de l’écoute du corps.
48La discussion des résultats s’organise en quatre temps :
-
la construction du rapport au corps dans une logique de dépassement de soi ;
-
la quête des émotions liées au corps performant dans l’évolution du couplage avec l’environnement ;
-
la blessure comme point de bascule vers un rapport au corps plus soutenable ;
-
les émotions de l’après-compétition et la redéfinition du rapport au corps.
49Les résultats montrent que l’athlète construit son rapport au corps dès l’enfance dans un environnement familial valorisant la performance et le dépassement de soi, et confirment ainsi l’importance du cadre familial dans la socialisation sportive précoce (Bertrand & Mennesson, 2023). Son père, ancien athlète d’endurance, lui transmet une culture de l’engagement physique centrée sur l’effort et la persévérance, et favorise l’émergence d’une vocation sportive de haut niveau (Forté, 2020). Cela résonne avec les travaux de Bois et Sarrazin (2006) concernant l’impact de l’éducation familiale dans la construction de l’identité des sportifs. Au-delà de cette influence familiale, cette construction du rapport au corps s’inscrit également dans une socialisation genrée. Normes sexuées, attentes familiales et dispositions incorporées orientent très tôt son rapport au sport (Bertrand & Mennesson, 2023). Nos résultats illustrent ainsi la persistance de normes masculines dans la formation identitaire de cette sportive, tout en soulignant les négociations identitaires complexes, mêlant registres féminins et formes différenciées de rapport au corps (Mennesson & Forté, 2018). La trajectoire de l’athlète prend une nouvelle orientation avec l’engagement dans la planche à voile, qui joue un rôle fondamental dans la construction de son identité sportive. D’abord vécue comme un jeu d’exploration, cette pratique devient un espace d’autonomie et de dépassement de soi. L’athlète s’oriente vers la recherche de performance, construisant un rapport au corps centré sur l’excellence sportive (Forté, 2020). Ce cheminement illustre le développement de l’expertise par la pratique délibérée (Ericsson, 2003). Un tournant majeur survient après un drame familial. L’athlète se réfugie dans l’activité physique. La planche à voile devient alors un moyen d’apaiser ses angoisses, un refuge émotionnel (Carrier, 2002). Nos résultats illustrent ainsi comment l’engagement sportif peut se transformer en un mécanisme de défense face aux difficultés, notamment à l’adolescence (Duclos, 2015). Cette dynamique peut favoriser un sentiment de libération corporelle, mais aussi engendrer des dérives, telles que la dépendance au sport (Bauche, 2004). Enfin, nos résultats s’inscrivent dans une approche enactive où le rapport au corps repose sur une dynamique d’auto-organisation. L’étude permet ainsi de saisir la complexité et la singularité des trajectoires sportives, en soulignant l’importance des ajustements corporels et émotionnels dans la structuration de l’expérience (Hauw & Lemeur, 2013).
50L’analyse des résultats illustre concrètement le processus d’incorporation du « culte de la performance » (Ehrenberg, 1991). Cette rationalisation extrême du corps est caractéristique des trajectoires d’athlètes de haut niveau, où le corps devient un objet de travail (Demazière, Ohl, & Le Noé, 2015). En ce sens, nos résultats confirment que l’orientation vers un « corps performant » (Carrier, 2002) s’accompagne de vécus émotionnels intenses, à la fois épanouissants et exigeants. Dans cette perspective, la sportive fait l’expérience de moments de résonance (Rosa, 2018), dans lesquels le lien à la planche à voile, aux éléments naturels et à son propre corps est vécu comme une source d’harmonie, de vitalité et de présence au monde. Ce rapport au corps performant s’inscrit dans un jeu social où la gestion des sensations et émotions devient un signe de légitimité dans le milieu compétitif (Wacquant, 2002). L’athlète refuse d’exprimer des signes de faiblesse, conformément aux normes du sport de haut niveau (Wainwright, Williams, & Turner, 2006). De manière cohérente avec cette logique de haute exigence, nos résultats illustrent que l’acceptation de l’effort et de la douleur comme éléments incontournables fait partie intégrante du parcours sportif (Quéval, 2004). L’athlète doit articuler l’envie de se dépasser et l’attention aux signaux corporels influençant son engagement. Notre étude illustre les « transitions corporelles » qui jalonnent la carrière des athlètes et leurs impacts psychologiques (Chamalidis, 2000). Plus encore, l’approche enactive permet de montrer comment les ajustements corporels et émotionnels émergent dans l’expérience elle-même, au sein d’un couplage dynamique entre l’athlète et son contexte (Colombetti, 2014). Elle éclaire également la manière dont la construction du rapport au corps s’inscrit dans une dynamique située, révélant la signification que les athlètes attribuent à leur corps à travers leur histoire et leur environnement (Hauw & Bilard, 2017). Enfin, ces ajustements participent à la construction identitaire de l’athlète, qui se définit non seulement par ses performances, mais aussi par la manière dont il interprète et régule ses sensations corporelles au fil de sa carrière (Hauw, 2018).
51Si la pratique de haut niveau repose sur un engagement physique et émotionnel intense, centré sur la performance (Stephan, Billard & Ninot, 2005), nos résultats confirment que la blessure constitue un moment critique dans la trajectoire sportive. Elle ne se limite pas à une épreuve physique : elle redéfinit le rapport de l’athlète à son corps et à la performance (Burlot et al., 2021). Autrement dit, l’évolution de ce rapport s’inscrit dans une trajectoire d’apprentissage corporel et d’ajustement identitaire (Forté, 2018). Dans un premier temps, et conformément aux normes dominantes du haut niveau, l’athlète mobilise des stratégies de compensation ou de résistance, en conformité avec les normes du haut niveau, valorisant la capacité à surmonter la douleur (Young, White, & McTeer, 2004). Cette observation illustre une relation instrumentale au corps, où la blessure est perçue comme un simple dysfonctionnement à corriger. Cependant, lorsque les blessures deviennent récurrentes, l’athlète commence à ajuster son rapport à l’effort. Ce changement met en lumière le passage d’une logique de domination du corps à une logique d’écoute et d’adaptation (Sorignet, 2006). Sur le plan psychologique, la blessure agit comme un catalyseur de réflexion identitaire. L’incapacité à performer met en question les repères habituels et ouvre un processus de réévaluation des priorités (Hauw, 2018). Dans notre étude, cette dynamique se manifeste à travers le passage d’une perception de la blessure comme « accident » ponctuel à une reconnaissance plus large des enjeux liés à la récupération, à la prévention et à la longévité. Les émotions ressenties participent pleinement de cette transition (Levêque, 2014). L’approche enactive apporte ici un éclairage complémentaire : l’athlète apprend à interpréter autrement ses sensations et ses émotions (Hauw & Bilard, 2012). Nos résultats valident cette perspective en montrant que la blessure devient un moment charnière, redéfinissant les frontières du possible et encourageant une adaptation progressive aux contraintes du haut niveau, comme l’a montré une étude (Visioli et al., 2023) dans le cas d’un pongiste de haut niveau. L’écoute des signaux corporels apparaît comme une compétence essentielle. Ainsi, nos résultats mettent en lumière le rôle de la blessure pour initier une transformation du rapport au corps, et soulignent l’importance d’une approche plus durable de la performance. L’approche du cours de vie permet d’éclairer ces transitions, les ajustements corporels et identitaires qui jalonnent la trajectoire sportive (Hauw & Mohamed, 2015).
52L’arrêt de la compétition marque un tournant majeur dans la trajectoire des athlètes (Stéphan, Bilard, & Ninot, 2005), les confrontant à une redéfinition de leur rapport au corps. Cette phase correspond à une « crise de transition » (Stambulova, 2000). Elle débute souvent par un sentiment de rupture, où l’athlète doit apprendre à exister hors du cadre structurant de l’entraînement et de la performance. La transformation du rapport au corps constitue un aspect central de cette évolution (Quéval, 2004). Dans notre étude, l’athlète oscille entre la préservation de routines sportives familières et la découverte progressive de nouvelles possibilités liées à cette transition. L’alternance de la pratique du triathlon et des sports de glisse illustre cette reconfiguration, entre maintien d’un engagement physique structurant et recherche de plaisir corporel. La maternité marque ici un tournant, imposant une relecture des capacités corporelles et un nouveau rapport au temps. Moins contraint par les impératifs d’entraînement, ce temps libre permet une réappropriation subjective du corps (Forté et al., 2024). Cependant, nos résultats illustrent que le renoncement aux standards de performance représente une difficulté majeure. Wylleman et Lavallee (2004) soulignent que les athlètes peuvent développer une forme de dépendance à l’effort intense et au cadre compétitif. Dans notre étude, l’athlète alterne entre désir de maintenir une intensité élevée et volonté de s’engager dans une pratique plus libre et diversifiée. Cela fait écho aux travaux de Longchamp et al. (2023) qui évoquent les ruptures et les continuités corporelles chez les ex-sportifs de haut niveau. Dans nos résultats, un élément structurant de cette transition est le passage d’une logique de performance à une logique de transmission. L’athlète trouve un nouvel équilibre dans le partage d’expérience avec les jeunes générations. Dans une perspective enactive, le corps devient le lieu même du changement. L’athlète explore différents modes d’engagement corporel hors du cadre compétitif, dans une dynamique faite d’ajustements successifs, parfois ponctués de retours aux anciennes habitudes. Hauw et Mohamed (2015) soulignent le caractère non linéaire de ce processus. En somme, nos résultats permettent ainsi de souligner l’importance d’un accompagnement personnalisé pour favoriser une transition harmonieuse, en tenant compte de la diversité des parcours et des besoins dans la redéfinition identitaire (Hauw, 2018).
53Cette étude prolonge des travaux ayant enrichi l’approche du cours d’action (Theureau, 2015) avec les méthodes mixtes de recherche en contexte sportif (Adé et al., 2020). L’intégration de l’échelle plaisir/déplaisir tout au long des entretiens d’autoconfrontation permet de quantifier les émotions exprimées par les acteurs, et de les mettre en relation avec les composantes expérientielles du cours de vie. Cette combinaison méthodologique, encore peu exploitée, apporte un éclairage original sur le rapport au corps, en articulant finesse qualitative et lisibilité quantitative dans une perspective longitudinale. Elle permet de repérer les formes de savoirs sensibles que l’athlète construit au fil de sa carrière. Notre recherche sur le cours de vie de la planchiste s’inscrit en complémentarité des travaux de Terrien et al. (2024) qui se focalisent sur le cours d’action, permettant l’étude fine des interactions sensori-motrices en situation, tandis que notre travail explore l’expérience sur des temporalités plus longues.
54Toutefois, cette étude présente certaines limites, notamment du fait de son approche basée sur une étude de cas unique. Si cette démarche explore en profondeur le vécu d’une athlète et rend possible l’accès à des dynamiques fines et contextualisées, elle ne permet pas de généraliser les résultats. Pour répondre à cette limite, une recherche comparative portant sur un échantillon plus large de sportifs olympiques est en cours de développement. Inspirée par certaines études reposant sur plusieurs participants (e.g., Hauw & Bilard, 2012), cette comparaison s’appuiera sur les composantes d’expérience mises en évidence dans la présente étude (potentialités ouvertes, actualités réalisées, virtualités, émotions), afin d’examiner comment ces dimensions se configurent et interagissent au fil des trajectoires. L’objectif sera de construire un cadre analytique permettant d’identifier des régularités et des variations entre parcours, tout en préservant la richesse et la singularité de chaque expérience (Visioli & Guérin, sous presse). Par exemple, des recherches récentes ont innové dans cette direction. Elles s’appuient sur la création de catégories spécifiques à l’environnement étudié et sur une méthodologie rigoureuse permettant de normaliser les données et d’appliquer des outils statistiques, ouvrant ainsi la voie à des comparaisons systématiques tout en préservant la profondeur interprétative des données (Rochat et al., 2017). Également, il pourrait être pertinent d’envisager un croisement de points de vue, par exemple entre un athlète et son entraîneur ayant une longue carrière commune. Cela permettrait à la fois de réduire certains biais liés à la reconstruction mémorielle, et d’accéder aux dimensions partagées et divergentes de l’expérience. Une telle approche, inspirée de l’analyse multi-niveau de l’activité humaine telle que formulée par Theureau (2015), offrirait la possibilité de mieux appréhender les dynamiques complexes et temporellement étendues des trajectoires sportives.
55Cette recherche a également des effets transformatifs potentiels (Hauw, 2018). Les entretiens de cours de vie, en favorisant la mise en récit du parcours, permettent de restaurer une cohérence pour l’acteur et d’ouvrir des perspectives d’avenir. Ces processus peuvent ainsi alléger des charges émotionnelles (culpabilité, blocages, anxiété, etc.) et renforcer le bien-être psychologique des athlètes. Intégrés à des dispositifs de formation ou d’accompagnement, ces entretiens offrent une piste concrète pour soutenir la santé mentale et la soutenabilité de la performance à haut niveau. L’accès à des récits de pairs, à condition qu’ils soient authentiques et contextualisés, peut également jouer un rôle d’accélérateur de développement en facilitant l’identification et la projection (Visioli & Guérin, sous presse).
56Enfin, cette recherche invite à repenser le rapport au corps dans le sport de haut niveau au prisme d’une approche plus intégrative et humaniste. Comme le souligne Isabelle Quéval, « le sport de haut niveau n’est pas seulement un lieu de performance, c’est aussi un laboratoire du corps et de ses limites » (Quéval, 2024). En adoptant une perspective qui tienne compte de l’expérience vécue et des émotions des athlètes, il devient possible d’imaginer de nouvelles façons de penser l’engagement corporel dans le sport, où la quête de performance ne se ferait plus au détriment de l’écoute et du respect du corps.