1Cet ouvrage est écrit par Thomas Bonnet. Il est tiré de sa thèse soutenue en sociologie du travail. L’idée de cette thèse est née d’une expérience personnelle douloureuse avec laquelle l’auteur ouvre son ouvrage. Une de ses amies fut victime d’une agression sexuelle avec arme. L’auteur accompagne son amie au commissariat pour déposer plainte. Cette audition se passe mal pour son amie et pour lui : « ce que je perçus moi-même comme un manque flagrant de sensibilité du policier à l’égard de la victime fut confirmé par son amie » (p. 13). […] « Du point de vue sociologique je voulais comprendre le rôle du facteur émotionnel dans le travail et si celui-ci pouvait apparaître comme un risque. » (p. 13) Cette motivation personnelle donne le ton de la thèse même si au-delà des questions relatives à la problématique émotionnelle, l’ouvrage a une « prétention à une sociologie plus générale utilisant comme prétexte la notion de risque émotionnel » (p. 26). L’auteur va construire son projet en observant pendant neuf mois (à temps plein) le travail de policiers, d’agents funéraires et de soignants.
2Cet ouvrage est composé de trois parties principales :
-
Partie 1 : Le risque émotionnel ;
-
Partie 2 : Risque émotionnel et collectif de travail ;
-
Partie 3 : Réguler le risque émotionnel par une routinisation de l’activité.
3Devant la densité des références et des emprunts aux travaux en sociologie, en ergonomie et en cliniques du travail, nous avons cherché à comprendre le projet de l’auteur tel qu’il le formule : « cette étude a voulu contribuer à montrer à quel point la compréhension des émotions au travail tant dans ses risques que ses ressources est un enjeu important pour la sociologie du travail » (p. 204).
4La partie 1 se compose des trois chapitres suivants : « Le risque émotionnel : une thématique du mal-être au travail ? », « Trois terrains pour une problématique commune », « Le risque émotionnel à travers des situations typiques et ses conséquences ». Nous pouvons noter que le versant « ressources » est assez peu présent de ce chapitre. Mais après avoir situé le risque émotionnel par rapport aux travaux sur le mal-être au travail, le stress, le burn-out, la souffrance au travail et les risques psychosociaux, l’auteur affirme que parler de risque émotionnel n’est pas forcément faire l’impasse sur les ressources émotionnelles (p. 44). Il souhaite notamment distinguer sa thèse de l’approche des risques psycho-sociaux (RPS) sur un point qu’il voit comme essentiel : celui des méthodes. Au plan méthodologique, son positionnement est le suivant : les méthodes quantitatives « constituent un moyen pour les directions d’entreprise ou les responsables syndicaux de montrer que l’on fait quelque chose en soumettant un questionnaire aux salariés même s’il n’y a pas d’actions concrètes et que le problème réel n’est pas interrogé. C’est entre autres pour cela que les méthodes qualitatives ont été mobilisées dans cette enquête c’est-à-dire pour tenter de saisir au mieux la finesse du risque émotionnel. » (p. 45) Ce travail de recherche s’inscrit de manière explicite dans le clivage entre méthodes quantitatives et méthodes qualitatives, par une critique forte portée à la mesure quantitative des RPS en choisissant la méthode d’études de cas tirées des situations de travail observées dans les métiers investigués. Après l’examen de situations de travail à risques émotionnels dans les pompes funèbres (jeunes défunts et cadavres dégradés), à l’hôpital (en pédiatrie, maltraitances infantiles et fins de vie) et dans la police (enquêtes décès et auditions difficiles), l’auteur propose une analyse des conséquences du risque émotionnel qui met en évidence que le risque émotionnel trouble le bien-être du travailleur, menace l’intelligence émotionnelle du professionnel ou encore met en danger son professionnalisme (p. 98).
5La partie 2 « Risque émotionnel et collectif de travail » se compose des deux chapitres suivants : « Le collectif de travail, un espace régulateur du risque émotionnel » suivi de « Le collectif de travail face à un environnement à risque émotionnel ». Cette partie de l’ouvrage est consacrée à la fonction du collectif de travail dans la régulation d’une émotion qui peut « se constituer non plus comme une aide au professionnel pour bâtir une relation de confiance avec l’usager, mais comme un risque émotionnel menaçant la réalisation du travail » (p. 98). L’hypothèse est avancée que le collectif de travail est un espace de régulation du risque émotionnel. Pour l’auteur, ce qui caractérise le collectif de travail est la capacité des individus à élaborer des règles de métier (Cru, 1988) et un genre professionnel (Clot, 1999) dans un but coopératif. Le collectif de travail s’observe à travers l’activité collective (Caroly, 2010). L’auteur retient de ces travaux référencés en psychodynamique du travail, en clinique de l’activité et en ergonomie qu’un collectif de travail est un espace social dans lequel les travailleurs mettent du leur, c’est-à-dire s’investissent affectivement, cognitivement, physiquement, temporellement pour agir sur le travail (p. 103). Le rôle de socialisation professionnelle du collectif est la transmission à un individu des codes sociaux lui permettant de s’intégrer à son environnement social. La socialisation professionnelle de l’individu débute dès sa formation et se poursuit tout au long de sa carrière selon un rythme discontinu. L’auteur précise que la socialisation ne garantit pas une homogénéité des pratiques et des représentations du travail au sein du collectif (Demazière & Gadea, 2009). En même temps, prenant appui sur les situations de travail investiguées, l’auteur avance que le nouveau venu est sommé d’imiter ce que font les autres, que le collectif de travail cherche à inculquer au nouveau venu des dispositions pour accomplir son travail, enrichir son répertoire d’action, voire apprendre la « bonne façon » de travailler. Et de conclure que la socialisation professionnelle par le collectif consiste essentiellement à fournir des scripts relationnels et émotionnels à mobiliser avec l’usager. Il met en évidence les rites par lesquels le collectif socialise le professionnel pour lui éviter de se mettre en danger ou d’éviter de perdre la face dans les situations à risques émotionnels en prenant appui sur cette conception des rites : « les rites sont des règles de conduite qui prescrivent comment l’homme doit se comporter avec les choses sacrées » (Durkheim, 1912, p. 45). On trouve encore des précisions sur la conception du risque émotionnel dans un chapitre consacré à la définition du collectif de travail comme collectif émotionnel. L’auteur fait le constat que le risque émotionnel est occulté dans les relations hiérarchiques et pointe ce risque qui « repose sur la disqualification systématique de celui qui oserait dire que le travail fait souffrir » (p. 114). Les « expériences émotionnelles » mobilisées par l’auteur lui permettent d’avancer que le partage émotionnel au sein du collectif permet de construire des normes émotionnelles. L’auteur souligne qu’« en discutant de la manière dont le travail a été accompli et son impact émotionnel, les professionnels construisent des référentiels émotionnels du travail qu’ils ancrent dans la mémoire collective » (p. 120). Les registres mémoriels identifiés visent tous à rappeler des événements passés impliquant de « bonnes » pratiques de travail en vue de préserver le sens du travail, tout en le remettant en question dans la discussion au sein du collectif. Pour l’auteur, les récits mémoriels (part langagière du travail), mais aussi la socialisation au sein du collectif et le partage de l’émotion, délimitent les frontières du collectif de travail. Le collectif de travail se caractérise par une dynamique interne qui paraît préserver l’individu du risque émotionnel. Mais en même temps le collectif de travail, comme tout groupe, n’a de sens que par rapport à des ensembles, d’autres groupes sociaux constituant son environnement social. L’auteur mobilise les observations et entretiens menés pour montrer le rôle que jouent la hiérarchie, les autres groupes professionnels et les usagers dans la problématique du risque émotionnel.
6La partie 3 « Réguler le risque émotionnel par une routinisation de l’activité » se compose des deux chapitres suivants : « La routinisation du risque émotionnel » et « Les temps de la routinisation du risque émotionnel ». La mise en œuvre de routines permet une économie d’efforts à la fois cognitifs et physiques, car il n’y a pas lieu d’inventer une procédure ou un geste, mais aussi une économie d’efforts émotionnels dans la mesure où la situation rencontrée est également soumise à la lecture émotionnelle attendue. Rappelons en effet que selon l’auteur, « l’émotion survient lorsqu’il y a une rupture soudaine dans l’interaction entre l’individu et son environnement » (p. 156). La routine est le point d’aboutissement de la construction de la réalité : les routines font la réalité sociale. La routine ne doit pas être perçue comme inerte, mais comme dynamique. Si la routine participe à la stabilité du monde social observé, elle est également un moteur du mouvement social. L’auteur propose d’examiner comment s’opère réellement cette construction de la réalité et des routines en dégageant trois étapes dans le processus de routinisation : catégorisation des usagers et typification des situations de travail (la seconde étape découle de la première) sont complétées par la division émotionnelle du travail, qui consiste à spécialiser les professionnels en fonction des types élaborés. L’objectif est de montrer comment dans les trois métiers les professionnels typifient les situations de travail en fonction des catégories et conçoivent des manières spécifiques de travailler (p. 162). La division émotionnelle du travail consiste à organiser une division du travail basée sur une distribution des tâches qui s’appuie notamment sur les facilités émotionnelles et la personnalité de chacun. Elle résulte des rapports sociaux, de sexe, d’âge ou encore ethniques qui structurent les collectifs de travail. À la question de savoir si l’organisation du travail est un frein à la division émotionnelle (p. 174), l’auteur avance que la hiérarchie a un rôle de contrôle important à exercer sur la régulation sociale qui se fait dans les collectifs. Elle doit veiller attentivement à ce que la régulation sociale soit compatible avec les exigences de la mission. Le risque étant qu’en accordant une autonomie absolue au collectif dans la division du travail, des collectifs hors de contrôle émergent, et qu’une poignée d’individus délèguent systématiquement à d’autres les situations de travail les plus pénibles, ou n’accomplissent tout simplement pas l’ensemble des tâches qui leur sont dévolues. La hiérarchie doit alors s’imposer comme la garante d’une justice organisationnelle, d’une équité au sein des collectifs de travail (p. 175). Dans son dernier chapitre sur les temps de la routinisation du risque émotionnel, l’auteur précise que les routines sont des comportements qui s’appuient sur des règles (Reynaud, 1998, p. 473). Il dégage quatre temps liés à la vie de la règle. Le premier temps est celui de la mise en débat du problème. L’auteur prend appui sur les travaux en ergonomie (Caroly, 2011) pour avancer que la mise en débat d’un problème particulier pour déterminer ce qu’il convient de faire et comment s’y prendre est un signe de sa vitalité, donc une preuve de santé. En se basant sur les travaux en clinique de l’activité (Miossec & Clot, 2015) sur les « ressources génériques » du collectif, il en conclut que « mettre en débat un problème, c’est le reformuler pour l’adapter à un modèle de résolution de problème antérieur » (p. 178). Le deuxième temps de la vie d’une règle est celui de la négociation de la règle pour traiter le problème. La recherche de compromis est favorisée dans le travail en équipe, car elle porte en elle des enjeux bien plus importants que le compromis lui-même. La préservation d’une « bonne » ambiance au sein du collectif apparaît dans le discours des professionnels comme indispensable pour se prémunir du risque émotionnel (p. 185). Si le partage émotionnel s’opère largement au sein du collectif, la négociation ne se déroule pas au sein d’un collectif de travail, mais de l’équipe de travail (p. 186). L’auteur prend bien soin de distinguer le collectif qui est une communauté émotionnelle à la différence de l’équipe. Selon l’auteur, le collectif de travail a une propriété affective que ne possède pas l’équipe. Le collectif de travail se structure par un ensemble de règles partagées sur la manière de travailler. Alors que l’équipe peut regrouper des individus travaillant de manière très hétérogène, le collectif de travail est un espace de création de règles communes. Le compromis peut alors apparaître quelquefois comme l’abandon d’une pratique par un individu pour se conformer au reste du groupe ou, comme dans le cas des maîtres de cérémonie, borner son rôle à l’idéal professionnel des bonnes pratiques de travail. Dans tous les cas, la négociation au sein des collectifs tend vers la recherche du compromis dans la mesure où le conflit prolongé menace la capacité collective à fournir des soutiens à l’individu. Le compromis élaboré peut être alors généralisé sous forme d’une règle qui engendrera une routine. Le troisième temps de la vie d’une règle est celui de la mise à l’épreuve de la règle en situation. La règle doit être soumise à l’épreuve du réel, être validée par un processus de reconnaissance et quitter l’acteur collectif (ceux qui l’ont élaborée) pour se généraliser à l’ensemble du collectif de travail (lequel, nous le rappelons, ne doit pas être confondu avec l’équipe). L’auteur s’appuie sur les travaux de Dejours et Bègue (2009) pour exposer le processus de la reconnaissance au travail qui s’affirme à travers deux types de jugements : un jugement d’utilité et un jugement de beauté. Puis il affirme que « dans les trois milieux étudiés certains individus sont réfractaires à travailler avec certains collègues prétextant que ces derniers ne font pas suffisamment du “bon” travail. Par conséquent ce type d’individu peut faire partie de l’équipe prescrite (figurer sur l’organigramme) mais certainement pas du collectif de travail (ne participe pas au travail d’organisation) » (p. 191). Le quatrième et dernier temps de la vie d’une règle est celui de la crise : une mise en cause de la règle. Lorsque le risque émotionnel se manifeste en situation de travail et que l’individu ressent le sentiment d’un travail mal fait, d’un manque de professionnalisme, il y a crise (p. 193). La thèse exposée ici est basée sur l’idée que le collectif de travail permet à l’individu de faire face aux risques émotionnels dans son activité. La crise se manifeste logiquement lorsque le collectif ne parvient pas à préserver l’individu. Un professionnel en prise au risque émotionnel est donc en crise (p. 194).
« La régulation sociale du risque émotionnel implique l’élaboration d’une typification de l’activité, donc une catégorisation des usagers, permettant aux professionnels s’y confrontant d’anticiper l’impact émotionnel de la situation. Les professionnels élaborent ainsi des routines de travail qui permettent de prévoir, plus ou moins justement, les affects ressentis. Aussi, la régulation sociale du risque émotionnel se veut efficace lorsqu’un professionnel n’ayant pas encore rencontré son usager sait déjà, par les informations que fournissent ses collègues, comment faire face à celui-ci » (p. 195).
7Au terme de cette note de lecture, nous devons souligner la grande ambition et en même temps la grande prudence de l’auteur sur son objet de thèse que nous rappelons : « cette étude a voulu contribuer à montrer à quel point la compréhension des émotions au travail tant dans ses risques que ses ressources est un enjeu important pour la sociologie du travail » (p. 204). Nous tirons la leçon suivante de la lecture de cet ouvrage : l’étude des émotions au travail sous le prisme d’un rapport risque/ressource n’est pas si simple à mener de manière équilibrée et complète. Il est ici largement étudié sous le prisme de rapports interactionnels entre collègues, avec les hiérarchies et au contact des usagers de services publics. Les travaux en sciences de l’éducation et de la formation portant sur les enjeux de formation initiale et continue en lien avec la santé au travail, ainsi que sur l’analyse de dispositifs de formation professionnelle, auraient aussi pu alimenter les questions de transmission des pratiques intergénérationnelles, et de formation des gestes de métier, pourtant bien présentes dans l’ouvrage. De même, des questionnements plus approfondis sur l’organisation du travail pour chacune des classes de situations mobilisées dans l’ouvrage auraient certainement permis d’enrichir l’analyse des rapports entre risques et ressources. Mais comment faire le tour des travaux, enjeux et questions soulevés par La régulation sociale du risque émotionnel au travail ? C’est certainement cette incomplétude inhérente à toute activité scientifiquement vivante qui a conduit Thomas Bonnet à poursuivre son ouvrage avec d’autres.
- 1 Bonnet, T., & Drais, É. (2023). « Éditorial ». Perspectives interdisciplinaires sur le travail et l (...)
- 2 Drais, É, & Bonnet, T. (2024). « Éditorial ». Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la (...)
8Car au terme de cette note de lecture, nous tenons à mentionner les suites récentes données à ce travail dans un colloque international intitulé « Risques et ressources du travail émotionnel » à l’Université Lumière Lyon 2, les 19 et 20 mai 2022. Nous renvoyons aux deux numéros thématiques parus dans la revue PISTES en 20231 et 20242, Portées et limites du travail émotionnel pour interroger le travail et ses (dé)régulations – Volumes 1 & 2. Ils démontrent le caractère heuristique de l’objet porté par l’ouvrage réalisé par Thomas Bonnet en 2020, qu’il a su transformer en moyen de faire communauté pluridisciplinaire pour continuer à y réfléchir à partir de points de vue différents. Du bel ouvrage donc, qui ouvre la voie à l’action et à la réflexion individuelle et collective sur la question du travail émotionnel. Nous en recommandons la lecture attentive.