Thèse dirigée par :
Sandrine Croity-Belz, Professeure, Université Toulouse Jean Jaurès
Nathalie Girard, Directrice de recherche, INRAE, Toulouse
Isabelle Faurie, Maître de conférences, Université Toulouse Jean Jaurès
Jury de thèse :
Marc-Éric Bobillier Chaumon, Professeur, Conservatoire National des Arts et Métiers (Président)
Isabelle Olry-Louis, Professeure, Université Paris Ouest Nanterre, (Rapporteure)
Jacques Pouyaud, Professeur, Université de Bordeaux (Rapporteur)
Sophie Chauvat, Ingénieure, Institut de l’élevage (Invitée)
1L’engagement des éleveurs dans la transition agroécologique constitue un processus complexe, impliquant une transformation en profondeur de leurs pratiques et de leur identité professionnelle. Cette thèse propose une analyse de cet engagement sous l’angle d’un processus psychosocial et multidimensionnel, en mobilisant le cadre théorique du modèle de la socialisation plurielle et active et celui de la clinique de l’activité. Fondée sur une enquête empirique reposant sur des entretiens cliniques individuels et collectifs menés auprès d’éleveurs en Occitanie, l’étude met en lumière les dimensions psychosociales structurant leur engagement dans de nouvelles pratiques plus durables. Les résultats soulignent l’articulation entre dynamiques individuelles et collectives dans la construction de cet engagement. Cette recherche ouvre ainsi des perspectives pour repenser les dispositifs d’accompagnement en intégrant les déterminants psychosociaux de la transition agroécologique.
2Les enjeux environnementaux, climatiques et sociétaux, qui interrogent la durabilité des systèmes d’élevage (Dedieu, 2019), invitent les éleveurs à s’engager dans une transition agroécologique. Dans ce contexte, ils sont appelés à redéfinir leurs repères professionnels en intégrant de nouvelles normes environnementales, tout en veillant à préserver la viabilité économique de leur activité, le bien-être animal et la cohérence avec leurs propres valeurs. Ce changement de paradigme doit s’opérer alors même que le métier d’éleveur s’inscrit dans une profession multifacette, aux ancrages multiples, exigeant un fort engagement tant personnel que professionnel. En effet, le métier d’éleveur se caractérise à la fois par une posture professionnelle fondée sur l’autonomie (Coquil, 2023), mais aussi par une forte interdépendance entre les dimensions techniques, économiques et relationnelles du travail, notamment le lien sensible aux animaux et une capacité d’adaptation aux particularités de chaque situation (Blanc, 2009). Ce métier repose sur un ancrage profond dans des pratiques quotidiennes et sur un savoir-faire empirique façonné par l’expérience. Dans le cadre de la transition agroécologique, les éleveurs doivent donc conjuguer leurs savoirs expérientiels avec de nouvelles attentes sociétales et environnementales, tout en demeurant les artisans des transformations de leur système d’élevage (Berrier et al., 2024). Dans ce cadre, l’engagement des éleveurs dans la transition agroécologique ne peut dès lors se réduire à une simple évolution technico-économique : il mobilise aussi des dimensions socio-affectives du travail, encore peu explorées dans la recherche (Kling-Eveillard et al., 2012).
3Pour appréhender les différentes dimensions du métier d’éleveur dans le cadre de la transition agroécologique, et notamment les tensions et contradictions pouvant exister entre héritages (familial, du métier, etc.) et injonctions sociétales et environnementales, nous avons choisi d’articuler deux modèles (Berrier, 2024) : le modèle de la socialisation plurielle et active qui considère les transitions professionnelles comme des transitions psychosociales (Malrieu, 1973, 2003 ; Baubion-Broye, 1998) impliquant des processus complexes d’acquisition de nouvelles compétences, de remaniements identitaires et de socialisation professionnelle (Masdonati & Zittoun, 2012) ; et l’approche clinique de l’activité (Clot, 1999, 2008) qui défend l’idée que parler et analyser son travail permet de réaffirmer ce qui fait métier. Le métier ne se réduit pas à une fonction ou à un ensemble de tâches prescrites : il se construit dans l’expérience, au croisement des savoirs formels et des ajustements quotidiens, des dilemmes rencontrés, des valeurs mobilisées et des interactions avec autrui. En ce sens, le métier est une réalité vivante, évolutive, qui se nourrit de l’analyse réflexive sur l’activité (Roger, Ruelland, & Clot, 2007). Cette démarche collective permet aux acteurs de se reconnaître dans ce qu’ils font, de partager des repères, et de se positionner face aux contradictions du cadre institutionnel. Elle participe ainsi à une reconstruction du métier par ceux qui le vivent, dans une dynamique à la fois subjective, sociale et politique.
4Ainsi, dans cette thèse, l’engagement n’est pas abordé comme une simple décision rationnelle (Olry-Louis & Arnoux-Nicolas, 2022), mais comme un travail subjectif de construction de sens et d’intersignification (Baubion-Broye & Hajjar, 1998). La clinique de l’activité nous permet ainsi de mettre en évidence le rôle des conflits dans le travail et leur dépassement par la co-construction de nouvelles pratiques (Clot & Faïta, 2000). Nous pensons que les éleveurs peuvent développer un « style professionnel » (Clot & Simonet, 2015) qui leur permet de s’approprier leur transition tout en préservant leur identité. Ainsi, comprendre la dynamique d’engagement dans la transition agroécologique nécessite une approche intégrant à la fois l’histoire du métier, les relations familiales et les trajectoires individuelles, qui permet d’analyser les conflits identitaires et organisationnels qu’ils traversent (Scheller & Clot, 2001) et d’identifier des leviers d’accompagnement adaptés à leurs besoins.
5Dans cette perspective, notre objectif est de mettre en lumière les processus subjectifs et collectifs de la transition, en tenant compte du contexte socio-historique et de la construction du sens du travail par le dialogue.
6Cette recherche adopte une approche psychosociale clinique (Clos & Lhuilier, 2015) et compréhensive pour analyser l’engagement des éleveurs dans la transition agroécologique en intégrant les dimensions psychosociales du travail.
7Nous considérons que toute transition implique un travail de développement personnel, qui nécessite une construction de sens. Cette construction s’appuie sur des dimensions matérielles, sociales et symboliques que les individus peuvent interroger à partir de leurs expériences passées et présentes (Almudever & Dupuy, 2016), afin de se projeter dans un métier qui fasse sens pour eux (Clot et al., 2024).
8Pour analyser cette dynamique, à la fois individuelle – car liée aux actions situées de chaque éleveur – et collective – car inscrite dans l’évolution du métier et de son contexte social –, nous avons mis en place un dispositif de recherche-intervention (Berrier, 2024). Il repose sur une immersion sur le terrain et un dispositif méthodologique combinant entretiens cliniques in situ et observations participantes (25 éleveurs répartis sur 13 fermes en Occitanie) et un entretien collectif entre pairs sous la forme d’une séance d’analyse des pratiques professionnelles (Giust-Ollivier & Oualid, 2015), regroupant 9 éleveurs. Ce dispositif vise à créer les conditions propices à un dialogue favorisant la réflexion, tant sur le plan personnel que collectif.
9Notre démarche se décline en trois temps : deux entretiens cliniques réalisés sur les fermes, accompagnés d’observations participantes, suivis d’un entretien collectif. Ce dernier, inspiré de l’analyse des pratiques professionnelles, intègre également des séquences vidéo d’autoconfrontation, encourageant une réflexion approfondie, individuelle et partagée.
10L’analyse des entretiens cliniques met en évidence deux grands groupes : les dimensions prescriptives de l’activité (39,3 %), qui concernent les tâches techniques et économiques du métier, et les dimensions psychosociales (60,6 %), qui traitent notamment des conflits liés à la transmission des exploitations, aux conditions de travail et aux attentes sociétales. La transition agroécologique est perçue de manière contrastée : certains y voient une opportunité, tandis que d’autres la considèrent comme floue et contraignante. Les éleveurs expriment notamment un sentiment de décalage entre les prescriptions institutionnelles et la réalité de leur activité professionnelle.
11L’analyse de ces entretiens cliniques nous a également permis d’appréhender la dimension subjective de l’activité des éleveurs, en identifiant plusieurs formes de conflits professionnels ayant des répercussions sur leur santé psychique et le développement de leur activité. Parmi ces conflits, ceux relatifs aux relations familiales et à la transmission des exploitations apparaissent particulièrement significatifs, dans la mesure où les éleveurs les relient explicitement à leur trajectoire d’engagement dans de nouvelles pratiques. Ces éléments ont conduit à la mise en évidence de trois formes distinctes de dynamiques d’engagement :
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Des transformations radicales de l’activité, impliquant une rupture avec le modèle familial et professionnel transmis, au profit de pratiques en opposition marquée, souvent génératrices de tensions intra‑familiales ;
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Des dynamiques de compromis, fondées sur des ajustements progressifs qui permettent d’intégrer des changements tout en préservant une continuité avec le modèle parental ;
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Des formes de continuité accentuée, caractérisées par la reconduction, voire l’intensification, des pratiques héritées, inscrites dans une logique d’engagement militant.
12L’analyse de l’entretien collectif entre pairs, sous forme de séance d’analyse des pratiques professionnelles, a permis quant à lui d’observer la construction d’une intersignification individuelle et collective autour des conflits du métier d’éleveur, notamment de la transmission de la ferme. Nous avons identifié cinq phases du processus d’intersignification :
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Prise de conscience d’un conflit lié à la transmission et l’organisation du travail sur une ferme familiale ;
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Délibération collective sur le conflit qui met en évidence un problème commun au travers des expériences similaires sur la transmission des fermes et la difficulté de maintenir l’équilibre entre tradition et adaptation ;
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Exploration des solutions possibles : plusieurs stratégies sont évoquées (embaucher un salarié, s’associer avec un pair ou modifier l’organisation de la ferme), mais ces solutions se heurtent aux réalités économiques et aux résistances affectives liées à l’histoire familiale ;
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Mise à l’épreuve des changements : certains éleveurs présentent des changements qu’ils ont imaginés ou expérimentés, mais ils expliquent que, bien que cela leur permette une meilleure adéquation avec leurs aspirations personnelles, cela a généré des conflits, notamment avec la famille ;
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Construction d’une nouvelle posture d’analyse de leur activité : les participants prennent conscience de la nécessité de garder une capacité d’agir, en adaptant leurs exploitations sans s’enfermer dans un modèle rigide. L’échange avec leurs pairs leur permet d’imaginer des ajustements et d’envisager non seulement des évolutions individuelles, mais aussi des évolutions du métier. La réflexion collective favorise une posture permettant de maintenir une capacité d’agir face aux évolutions du métier. L’intersignification collective permet ainsi de donner du sens aux expériences individuelles et d’élaborer des stratégies pour l’avenir. L’échange entre pairs devient un levier de transformation personnelle et professionnelle.
13L’analyse de l’ensemble des résultats montre que l’articulation entre les processus de réflexion individuels et collectifs est essentielle pour accompagner les éleveurs dans la transition agroécologique. Individuellement, chaque éleveur mobilise un processus subjectif d’intersignification pour donner du sens à son engagement en fonction de son histoire et de ses valeurs. Toutefois, les tensions et contradictions liées aux transformations du métier nécessitent des espaces de dialogue collectif pour dépasser ces conflits. L’échange entre pairs permet une mise en débat des pratiques et favorise l’émergence de solutions adaptées aux réalités du terrain. Ainsi, c’est à travers cette dynamique interactive que l’engagement des éleveurs peut se construire de manière cohérente et durable.
14Nous défendons la thèse selon laquelle l’engagement des éleveurs dans des pratiques agroécologiques ne résulte pas d’une simple réponse aux prescriptions institutionnelles, mais d’un processus complexe d’intersignification (Almudever, Le Blanc, & Hajjar, 2013). Cet engagement se construit à l’intersection de l’histoire familiale, de l’identité professionnelle et des dynamiques collectives, impliquant une réflexion subjective sur le sens du métier (Miossec & Clot, 2011). Loin d’être un référentiel directement opératoire pour les éleveurs, l’agroécologie apparaît souvent comme un discours institutionnel déconnecté des réalités du terrain, bien que certaines pratiques s’y inscrivent inconsciemment. Les choix des éleveurs sont fortement influencés par la transmission intergénérationnelle, les normes syndicales et leur rapport aux animaux. Enfin, nous soutenons que les espaces de dialogue, articulant situations individuelles et enjeux collectifs du métier (Scheller, 2022), constituent un levier essentiel pour permettre aux éleveurs de s’approprier et d’adapter ces nouvelles pratiques à leur réalité professionnelle.
15Cette recherche s’est inscrite dans une perspective développementale du travail, en mobilisant une approche psychosociale clinique pour analyser les dynamiques d’engagement des éleveurs engagés dans des pratiques plus durables. En croisant récits individuels et dialogues collectifs, le dispositif mis en place a permis de rendre visibles les dimensions subjectives du travail, souvent invisibilisées dans les approches techniques ou économiques d’analyse du travail.
16Les résultats mettent en évidence trois dynamiques d’engagement – rupture, compromis, continuité accentuée – qui traduisent des rapports différenciés au métier, à son histoire familiale et à ses enjeux contemporains. Ces dynamiques ne renvoient pas à des trajectoires normées, mais à des formes situées de développement, traversées par des tensions, des conflits et des essais de réinvention du sens du travail. Elles montrent que les dynamiques d’engagement dans une transition psychosociale, telle que peut l’être la transition agroécologique, ne peuvent être comprises indépendamment des conflits de transmission, des rapports aux générations précédentes, et des aspirations à construire une activité signifiante.
17Le recours à une méthodologie de recherche-intervention, fondée sur des entretiens cliniques et des espaces de confrontation collective, a permis de soutenir des processus de réflexivité. Ces espaces ont favorisé l’élaboration de l’expérience, la reconnaissance mutuelle entre pairs, et parfois l’émergence de nouvelles possibilités d’action. Le travail d’analyse engagé collectivement constitue en lui-même une ressource développementale.
18Ainsi, ce travail confirme l’intérêt de dispositifs qui, en articulant analyse de l’activité et dynamique dialogique, permettent de penser autrement les processus de transformation du travail. Il invite à considérer les éleveurs non comme de simples destinataires des politiques agricoles, mais comme des sujets capables de construire du sens, de revisiter les normes héritées, et d’inventer de nouvelles manières de faire métier.