- 1 Conservatoire National des Arts et Métiers.
- 2 Laboratoire Interdisciplinaire pour la Sociologie Économique.
1Comprendre ce qu’est l’activité humaine et ce qu’elle représente dans le travail n’est jamais chose aisée. Et pour cause. Phénomène complexe, l’activité est d’abord multidimensionnelle, elle se développe sur les plans physiologique, cognitif, mais aussi social et psychique. Puis elle est adressée. En effet, le résultat de l’activité est toujours adressé aux clients, collègues, hiérarchie, soi-même, membres de la famille, etc. Couche supplémentaire, l’activité individuelle est généralement coordonnée à celle des autres. Enfin, l’activité déborde souvent les frontières de la sphère professionnelle et les frontières temporelles, portée par un passé et tirée par un futur. Cette complexité nous semble parfaitement mise en lumière, ce qui constitue un atout majeur pour cet ouvrage coordonné par Marie-Anne Dujarier, professeure de sociologie à l’Université de Paris, Anne Gillet, chargée de recherche au CNAM1 et Pierre Lénel, chercheur associé au CNAM. Tous trois sont rattachés au LISE2.
2Il est important de préciser que, comme son titre l’annonce, cet ouvrage est consécutif à un premier tome (Dujarier, Gaudart, Gillet, & Lénel, 2016). En effet, un premier colloque, organisé par le LISE au CNAM en 2014, avait donné lieu au tome I. Un second colloque en 2018 a permis l’écriture de ce tome II. Le tome I regroupait neuf auteurs, Alexandra Bidet, Anni Borzeix, Yves Clot, Christophe Dejours, Marie-Anne Dujarier, Dominique Lhuilier, Yves Schwartz, Gilbert de Terssac, François Vatin, porteurs de trois disciplines : la sociologie, la psychologie et la philosophie.
3Le présent ouvrage est aussi un ouvrage collectif avec, en plus des co-directeurs, les contributions de Jean-Marie Barbier, Pierre Dardot, Philippe Davezies, Yrjö Engeström, Corinne Gaudart, Haud Guéguen, Fabienne Hanique, François Hubault, Pascale Molinier, Jocelyne Porcher, Céline Rosselin-Bareille et Annalisa Sannino. Proposant des approches de la sociologie, l’ergonomie, la psychologie, la médecine, l’anthropologie, la philosophie et les sciences de l’éducation, l’éventail disciplinaire de ce tome II est plus hétéroclite.
4Selon nous, l’ensemble des deux tomes réunissent probablement parmi les meilleurs spécialistes de la question.
5Il s’agit d’un ouvrage assez volumineux – 345 pages – qui s’explique, entre autres, par la diversité d’auteurs et d’approches proposées. Chaque auteur contribue individuellement, sauf les co-directeurs de l’introduction et Yrjö Engeström et Annalisa Sannino qui écrivent à quatre mains, ce qui offre 11 chapitres, constitués en trois parties. Publié dans la Collection travail et activités humaines des éditions Octarès, laquelle propose d’éclairer les questions liées au travail au prisme de l’activité humaine, cet ouvrage ne pouvait trouver meilleur éditeur pour faire sens. Les auteurs proposent ici une vision plus structurée de la question – que dans le précédent ouvrage – dans le sens où ils proposent trois parties thématiques regroupant les contributions de trois auteurs pour la première, quatre pour la seconde et quatre pour la troisième.
6La structuration des onze chapitres en trois parties tient probablement au fait que l’ouvrage propose une grande diversité d’approches que dans le tome I. Trouver du commun est alors un exercice difficile. La première partie éclaire le fait que l’activité n’est pas propre à l’humain. La seconde partie s’intéresse aux enjeux politiques des théories de l’activité. Enfin, la troisième partie s’attarde sur l’activité au prisme des transformations du travail par l’intervention.
7Très tôt, les intentions portées par les auteurs pour cet ouvrage sont clairement annoncées : offrir une synthèse des théories de l’activité et mieux identifier à quoi sert l’activité pour comprendre le travail ; question centrale pour toutes les sciences du travail.
8Si la partie 1 cherche à mettre en lumière que le concept d’activité n’est pas propre à l’humain, mais s’applique aussi aux animaux, les apports des trois auteurs sont différents.
9S’appuyant plus sur un concept de « travailler » (relatif à investissement subjectif dans le travail) que celui d’activité, Josiane Porcher cherche à comprendre les ressorts individuels, subjectifs de l’engagement des animaux dans le travail (manière dont ils jouent le jeu). Elle montre que les animaux sont eux aussi soumis à la prescription, aux évaluations, aux apprentissages, exécutent des tâches et usent parfois d’un pouvoir d’agir. Comme les humains, ils sortent transformés par le travail. En allant plus loin dans ces recherches, Josiane Porcher pointe l’engagement subjectif des animaux dans le travail, la recherche de reconnaissance ou encore la construction de liens sociaux avec d’autres animaux pour se coordonner dans le travail.
10Dans le chapitre suivant, Philippe Davezies porte moins comme fil conducteur la préoccupation d’une activité animale, même si certaines références sont faites à l’activité animale ou celle des invertébrés. Il nous plonge néanmoins dans les abysses du concept d’activité. En s’appuyant largement sur les neurosciences, un des postulats défendus concerne le fait que l’action est précédée par un processus de préparation non conscient. Ainsi, l’activité est en avance sur la conscience. Pour poursuivre dans ce sens, Philippe Davezies pointe toute l’importance des liens entre activité, pensée et langage. Dans un souci de développement de l’activité par l’explicitation, le retour réflexif, à travers l’acte verbal, permet de formaliser l’expérience pour contribuer au débat social. Ainsi, l’élaboration des enjeux de l’activité, soutenant le développement de la capacité à débattre, penser et agir, constitue avant tout un enjeu de santé, mais aussi des enjeux sociaux, éthiques et politiques. Son propos se termine sur les conditions nécessaires dans les entreprises pour tenir ces enjeux.
11D’une certaine manière, dans une même lignée que le précédent auteur, l’ethnologue Céline Rosselin-Bareille nous conduit sur un chemin où l’activité n’est pas seulement le « faire ». C’est aussi les mots pour dire l’activité, la décrire, la construire : « un savoir sur le faire qui pourra se transformer en un pouvoir faire ». Dans ce chapitre, l’activité est appréhendée comme échappant à l’intention et la conscience, en perpétuel rapport avec les contingences de l’environnement, offrant ainsi des possibilités de créativité permanente, et à l’origine d’une transformation intriquée du sujet et des objets.
12La seconde partie nous plonge dans les fondements des théories de l’activité. Quatre chapitres et quatre auteurs couvrent une vision relativement large de la question à travers les prismes de la philosophie, de la psychologie sociale et de l’ergonomie.
13Entre autres au regard du concept d’energeia (activité), la philosophe Haud Guéguen propose les travaux d’Aristote comme à l’origine du concept actuel d’activité. Elle nous éclaire ainsi sur le sens et la fonction de l’energeia, ses apports pour penser le sujet et le temps et nous questionner ainsi sur nos manières d’appréhender l’activité aujourd’hui. Elle revient également sur l’évolution du concept d’activité à travers le temps et les usages des époques qu’il a traversées, notamment sur les travaux d’Hegel et de Marx qui ont paradoxalement conduit à un déplacement de pensée en proposant une focalisation sur le sujet et le travail, faisant de l’activité plus une façon d’agir qu’une façon d’être.
14Pierre Dardot, explore par un regard philosophique, la notion de praxis, qui, dans un sens marxiste, pourrait se traduire par les pratiques par lesquelles l’homme transforme la nature et le monde. Dans ce chapitre, l’auteur tente de nous éloigner de cette vision unitaire de la praxis, et on revient sur l’idée d’une activité en avance sur la conscience et d’une activité qui transforme aussi le sujet. La praxis instituante – comme production de nouvelles règles – conduit ainsi à repenser les cadres dans lesquelles elle se développe, requestionnant in fine la notion d’entreprise et posant comme principe fondamental le processus participatif à toutes décisions.
15Pour Pascale Molinier, l’activité n’est pas au centre de sa vision politique du travail, qui déborde souvent la sphère de l’emploi salarié. Elle se focalise sur le travail du care, le travail thérapeutique ou encore le travail inestimable, pour enfin proposer de « dégenrer » le travail.
16Elle soutient ici l’idée que le travail – dévolu à l’emploi salarié – est une catégorie genrée au masculin, devenu un étalon de la valeur des êtres humains. C’est un pas de recul fort intéressant que nous propose Pascal Molinier. En considérant l’épistémè du travail comme « un ensemble de discours et pratiques qui alimentent la hiérarchie entre les métiers, les fonctions et les activités, selon des critères et des échelles de valeur qui restent foncièrement androcentrées », ce chapitre est une puissante invite à bousculer nos représentations sur le travail au sein même de notre société, pour permettre, entre autres, de re-considérér certaines activités à l’aune de critères autres que gestionnaires – masculins.
17François Hubault propose lui aussi de repenser le concept d’activité. Souvent considérée comme la réalité de ce qui est fait, l’activité ne serait-elle pas plutôt un concept pour en rendre compte ? – acception proche de celle de Davezies dans ce même ouvrage. En faisant fortement référence à la psychodynamique du travail, François Hubault donne à la subjectivité du sujet agissant une place centrale dans l’activité, rejoignant pour partie les propos de Dardot. Faisant largement référence à l’activité de service, il propose finalement de politiser les questions du travail qui « débordent de partout » (entreprise et vie privée).
18Enfin, les liens entre transformations du travail à travers l’intervention et activité sont au cœur de la troisième partie, rejoignant des préoccupations proches de celles proposées dans un récent ouvrage collectif (Arnoud, Barcellini, Cerf, & Perez Toralla, 2022). Sciences de l’éducation, ergonomie et sociologie proposent ici une vision pluridisciplinaire de la question. Cette dernière partie s’inscrit parfaitement dans la lignée des deux précédentes, offrant des perspectives de réflexion au développement de l’activité par l’intervention et offrant des accointances avec des travaux que nous menons en ergonomie (Petit, 2020).
19La construction des sujets par l’activité est un des points communs des quatre auteurs de cette partie, pour qui l’intervention sur le travail est intimement liée à l’activité, et l’analyse de l’activité en est un pilier fondamental. L’intervention est envisagée ici comme une transformation simultanée des organisations et des personnes (Petit, 2014).
20C’est une des rares occasions de lire les travaux de Yrjö Engeström et Annalisa Sannino – en langue française – à propos des théories finlandaises de l’activité. Le concept d’apprentissage est ici central, dans le sens où l’apprentissage sert le développement de l’activité des individus et des collectifs, mais aussi, car l’intervention est pensée comme un acte de formation, un acte pédagogique (Dugué, Petit, & Daniellou, 2010), à travers le Laboratoire du changement. À partir de nombreuses expériences, les auteurs montrent l’importance du cycle « apprentissage/processus de transformation » dans l’intervention en entreprise et ouvrent des perspectives intéressantes et prometteuses de ce type d’intervention pour des projets plus sociétaux.
21Dans cette même veine, Jean-Marie Barbier considère l’analyse de l’activité comme un outil de recherche, de formation et de transformation du sujet, mais aussi de transformation des organisations. Il mêle ainsi le développement de l’activité à celui de l’organisation à travers les constructions dans l’expérience. Il envisage l’expérience élaborée comme étant à la fois sur, dans et pour l’action, proposant ainsi une démarche à l’interface de la recherche et de la formation.
22Au prisme des temps de l’activité, Corinne Gaudart centre son propos sur les liens entre activité et santé. Elle pose comme essentiel le fait de ne pas séparer recherche et intervention pour permettre à celle-ci la construction collective d’une vision plurielle de l’activité et de la santé, à partir des différentes conceptions des acteurs de terrain. L’analyse ergonomique du travail y est envisagée comme outil de transformation du travail, notamment par la construction de nouveaux rapports sociaux. À travers des travaux sur le vieillissement, Corinne Gaudart questionne l’intégration de dimensions diachroniques à l’analyse ergonomique du travail pour une approche de la santé comme un processus d’élaboration de l’activité dans ces rapports aux temps.
23Enfin Fabienne Hanique, de son regard de sociologue clinicienne, pointe l’activité de travail à la fois comme « théâtre des rapports sociaux » et comme « déploiement de l’identité et de la santé ». Elle suggère ainsi l’activité comme ce qui occupe les sujets, tant par leur action sur les objets extérieurs que par ce qui se passe en eux. Elle insiste sur les difficultés méthodologiques à saisir les dimensions subjectives de l’activité par les obstructions cognitives, sociales et psychiques à mettre en mot le travail (cf. Davezies dans ce même ouvrage) et envisage le récit comme une voie possible.
24Au final, dans cet ouvrage destiné aux chercheurs et étudiants en sciences du travail – et plus largement à ceux qui s’intéressent à l’activité – la grande diversité de points de vue portés sur l’activité peut apparaître, dans un premier temps, comme une difficulté à rendre intelligible un regard construit sur le concept d’activité. Or, paradoxalement, l’hétérogénéité des approches rend toute sa complexité et sa centralité au concept d’activité pour penser et transformer le travail. On en retient en particulier tout l’intérêt de comprendre, cerner, disséquer l’activité humaine pour mieux appréhender le travail, point de vue largement porté par l’ergonomie de l’activité (Wisner, 1995). Mais la démonstration faite ici est différente, car elle propose une vision transversale du travail, par le prisme de l’activité, permettant d’élargir la portée des théories de l’activité au-delà du monde du travail, pour en faire des théories centrales pour penser nos sociétés. On regrette néanmoins un chapitre de conclusion qui aurait peut-être servi à développer cet aspect et à reprendre les différents propos pour mieux cerner ce qui fait référentiel commun à ces différentes sciences du travail au sujet de l’activité, au regard des ergo-disciplines (Daniellou, 2015) par exemple.