1Cet ouvrage collectif dirigé par quatre ergonomes aux approches interdisciplinaires, rassemble 29 auteurs et autrices, ergonomes, majoritairement universitaires, convoquant également la psychologie du travail ou des organisations, les sciences de l’éducation, l’agronomie ou encore les sciences de gestion. Il s’affirme comme inscrit dans un processus de réflexion engagé « dans la revue Activités (2017, 14[2]) », « dans des congrès de la Société d’ergonomie de langue française (2016, 2018) ou de l’International Ergonomics Association (2015, 2018) ». Il dit également être proposé dans le prolongement du livre collectif l’Ergonomie constructive dirigé par Falzon (2013), qui énonçait « un renouvellement des enjeux de l’ergonomie » (p. 13) et auquel 8 auteurs et autrices du présent volume avaient également participé.

2Cette publication marque la mue de l’intervention ergonomique tournée vers une visée de transformation à une visée de développement, en tenant les deux perspectives (p. 110-112). Plus précisément, il s’agit d’exposer l’évolution de la discipline avec un cheminement d’approches théoriques concourant au passage d’une intervention recherchant la transformation à une visée développementale, affirmée dans plusieurs textes comme portée par l’intervenant.e (Lémonie et Grosstephan, p. 82 ; Olry et Cerf, p. 92 ; Réal et Bourmaud, p. 109 et 121 ; Prost et Coquil, p. 137 ; Folcher, Bationo-Tillon, Poret et Couillaud, p. 183 ; Le Bail, Boudra, Zara-Meylan, p. 185 et 194), qui vient compléter et accroître les effets de l’intervention, depuis une à deux décennies (p. 14).

3Deux chapitres introductifs ouvrent cette publication. Le premier, écrit par ses quatre directrices, expose les trois parties du plan et les deux grands objectifs de cet ouvrage collectif : d’une part, « proposer une perspective socio-historique permettant de “retracer” l’évolution de la façon dont sont prises en charge, par l’intervenant, les questions de développement au sein des milieux de travail et de vie » (p. 14) et d’autre part, donner à voir « la diversité des théories du développement qui sont aujourd’hui mises en mouvement au sein des interventions présentées » (p. 15).

4Le second chapitre introductif, écrit par Flore Barcellini, Marianne Cerf et Marianne Lacomblez, propose une riche et dense généalogie conceptuelle retraçant plus d’un demi-siècle de recherches et interventions développementales sur l’activité humaine de travail. Il permet de retracer trois « moments », périodes de convergence d’« approches inédites […] autour de problèmes ou enjeux précis assumant une rupture face aux traditions antérieures » (p. 21) :

• MOMENT I – Les origines à partir de Faverge en 1967 puis Oddone, Wisner jusqu’à Laville, Teiger et Durrafourg, et l’étude sur le travail des femmes dans l’industrie électronique (Teiger, Barbaroux, David, Duraffourg, Galisson et al., 2006), en rupture avec l’Organisation Scientifique du Travail (OST), conférant une place aux sujets et aux savoirs industrieux ;

• MOMENT I-bis – Des histoires scientifiques concourantes avec la démarche ergologique à partir de la fin des années 1970, en lien avec la lecture de Redécouvrir l’expérience ouvrière d’Oddone, Re et Briante, et le concept de « communauté scientifique élargie », et en « compagnonnage » avec l’ergonomie de l’activité, « portée par Wisner, mais aussi, Teiger, Laville, Duraffourg ou Daniellou » (p. 27). Elle fait émerger la théorisation à la fois conceptuelle et axiologique d’un sujet industrieux débordant sa « place sociale » du fait des normes et valeurs dont il est le producteur dans son effort constant de vivre, d’être d’activité ;

• MOMENT II – L’essor du développement par et dans l’activité porté par Vergnaud, Pastré et la didactique professionnelle puisant chez Vygostki, ses travaux avec Samurçay et Rogalski sur la formation, jusqu’à l’approche instrumentale de Rabardel et la clinique de l’activité de Clot.

5Mis en cohérence par cette introduction, ce sont ces grandes figures que le lecteur va retrouver au fil des chapitres et plus particulièrement dans la première partie de l’ouvrage, donnant à voir la variété des approches et ancrages, en les articulant avec des ressources épistémologiques, théoriques, méthodologiques.

6La première partie de l’ouvrage les met explicitement en « mouvement » et incarne ce panorama des auteurs utilisés en ergonomie pour penser et intervenir sur les questions de développement.

7Liliana Cunha y traite de l’ergologie en reprenant les concepts de Schwartz et centralement sa taxinomie distinguant quatre niveaux d’épistémicité, en les illustrant tour à tour d’exemples concrets d’intervention sous le prisme de la notion de territoire, rendant ainsi plus accessible cette pensée complexe de la transformation et du développement.

8Puis Justine Arnoud propose une lecture pragmatiste ancrée chez Dewey de la théorie des capabilités de Sen dans une intervention de prévention des risques psychosociaux, considérant que « l’organisation doit permettre aux salariés d’enquêter c’est-à-dire de collectivement se questionner, chercher une réponse à la question posée et au problème à formuler ensemble » (p. 61). Cette approche du développement de capabilités, « invite l’ergonome à se concentrer sur l’exercice de cette capacité » et nous semble à mettre en parallèle avec la notion de capacité d’agir telle que l’a construite Rabardel dans une dialectique entre activité productive et activité constructive où « l’activité constructive, doit, par-delà les variabilités de la singularité, élaborer les invariances nécessaires au renouvellement et au développement des capacités d’agir du sujet en devenir » (Rabardel, 2005, p. 20). Ce type d’écho conceptuel entre les différentes approches du développement en ergonomie fait partie des lignes de force de l’ouvrage et est à lier au schéma de proposition de « laboratoires des usages du travail » pour « concevoir pour et dans l’usage » de Viviane Folcher, Anne Bationo-Tillon, Céline Poret et Sarah Couillaud (p. 174).

9Dans le chapitre suivant, Antoine Bonnemain et Yves Clot exposent une intervention en clinique de l’activité au service de propreté de la ville de Lille et la mise en place d’une activité dialogique pour le développement. Cette « genèse du dialogue sur l’activité de travail » (p. 63), la notion de genèse est ici utilisée en référence à Rabardel (p. 74), les auteurs affirment qu’elle « n’est possible que par l’entremise d’un développement de l’expérience sociale et collective autour du réel et de ses obstacles. La genèse “sort” de ce rapport triadique vivant – entre l’action sur le réel, le sujet et les autres, collègues ou hiérarchies – », constituant des ressources développementales à travers les conflits de l’activité (p. 64).

10Offrant un prisme différent et complémentaire avec une « intervention-recherche » déployée suite à la demande initiale de responsables académiques de l’Éducation Nationale française, Yannick Lémonie et Vincent Grosstephan, utilisent l’approche de l’apprentissage expansif d’Engeström pour « faciliter l’alternance dialogique entre un point de vue subjectif et un point de vue systémique pour que les opérateurs puissent, à partir de leurs problèmes concrets de travail analyser les contradictions systémiques au sein des systèmes d’activités » (p. 89). Reformulant la « demande de “formation de pilotes institutionnels”, [en] […] “développement de l’activité collective de pilotage” » (p. 78), ils exposent les différentes étapes de cette intervention développementale jusqu’à une catégorisation des dimensions d’expansion produites : socio-spatiale, temporelle, et enfin éthique et politique. Ce faisant, ils abordent également ouvertement les relations de pouvoir qui peuvent empêcher des processus de développement (p. 87).

11En effet, dans le dernier chapitre de cette première partie, établi sur le cadre théorique de la didactique, Paul Olry et Marianne Cerf évoquent la tentative dans l’intervention d’instaurer une symétrie relationnelle (p. 101), ce qui la rend profondément politique. Pour parvenir à engager ces processus de développement, l’ergonome est en posture où « intervenir c’est prendre une place d’intermédiation entre un professionnel et un problème, pour permettre au premier de s’approprier et de traiter le second » (p. 91). Cependant les limites peuvent être pointées par les acteurs de l’intervention, ici les conseillers agricoles confrontés à l’exigence de transition agro-écologique par les politiques publiques environnementales qui, dans ce processus de développement peuvent dire : « Oui je comprends ce que vous voulez faire, mais moi, je ne sais pas être autrement, donc je ne participerai plus » (p. 104).

12La deuxième partie de l’ouvrage, « Intervenir en outillant les protagonistes du développement », aborde plus avant les modèles et moyens de l’intervention avec des schématisations de modélisation d’intervention ergonomique « à visée de transformations et à visée de développement » par Christophe Réal et Gaëtan Bourmaud (p. 112-113). Alors que l’ouvrage marque un tournant dans la visée de l’intervention ergonomique, la conclusion de leur texte affirme que « la formation des ergonomes ne peut se borner à l’ingénierie de l’intervention, mais vise une posture de l’intervenant à la pratique de l’intervention à visée de transformation et / ou de développement animée par un engagement politique (De Gasparo, 2018) et stratégique dans et pour l’action » (p. 121).

13Le deuxième chapitre de cette partie, poursuit cette impulsion volontaire d’évolution de la posture de l’ergonome avec Maria-Sol Perez Toralla et Yasmina Quatrain dont l’objectif est « d’organiser le processus dialogique au sein du travail collectif de conception et d’y favoriser la construction d’un monde commun (Béguin, 2007 ; Béguin & Cerf, 2004) » avec l’ensemble des « acteurs de la conception (Daniellou, 2004) » (p. 127). Elles soulignent que lors de leur travail collectif avec les équipes des centres de conduite hydraulique d’Électricité de France (EDF) a été mis en exergue « le besoin de négocier de nouvelles règles de gestion des offres d’ajustement avec la maîtrise d’ouvrage nationale » (p. 132) ; cela a permis aux représentants des sous-groupes de travail, dits « ambassadeurs » de savoir « où se situaient les espaces de négociation » (p. 133). Cette étape leur a permis de poursuivre l’intervention en étant instruits lors de la mise en dialogue de l’activité des alternatives co-élaborées pouvant ou non se concrétiser.

14Lorène Prost et Xavier Coquil interviennent dans le secteur agricole et conçoivent un processus de mise en dialogue sur la notion de « communauté de pratiques » (p. 143) afin de faire émerger de « nouvelles représentations de l’activité » (p. 146). Leurs interrogations conclusives portent sur le rôle de l’ergonome dans le contexte de nécessaire transition en agriculture : faut-il mobiliser des ergonomes pour prendre « en charge les questions essentielles du travail » ou transmettre « des objets de l’ergonomie aux acteurs de ce milieu pour qu’ils soient autonomes dans leur prise en charge » ? (p. 147).

15Ce questionnement sur ce qu’il faut transmettre et construire dans l’intervention est au cœur du chapitre de Sylvie Barma et Rollande Deslandes dans une « communauté éducative » rassemblant les différentes parties prenantes avec la méthode du laboratoire du changement, centrée sur l’apprentissage expansif (p. 149). Elles donnent à voir étape par étape la complexité et le caractère toujours extrêmement situé du dispositif construit en réponse « à “un besoin réellement vécu par un milieu” (p. 165), celui de développer “une prise de décision éclairée d’adolescents dans le contexte de la légalisation du cannabis” au Canada en 2018 (p. 149). Comme dans les autres chapitres de cette deuxième partie, les détails et précisions fournis sur les objets construits dans l’intervention sont de nature à constituer des ressources pour la conception d’autres interventions développementales dans tous types de milieux.

16La troisième partie de l’ouvrage, “Repenser les cadres spatio-temporels pour répondre aux défis sociétaux”, commence par un chapitre de Viviane Folcher, Anne Bationo-Tillon, Céline Poret et Sarah Couillaud s’inscrivant dans l’approche instrumentale et reprenant nécessairement la notion de genèses déjà évoquées, en définissant que ce sont les processus de genèse qui rendent possibles le développement dans l’intervention, dans une dialectique entre individu et collectif. Le projet de l’intervention est ainsi pour ces autrices, celui “d’installer une instance épistémique à visée de cristallisation durable au sein des organisations”, qui soit “un espace pour une mise en culture des genèses” (p. 183). Le lien conceptuel est étroit avec le chapitre d’Antoine Bonnemain et Yves Clot traitant des “genèses instrumentales” (p. 74), ainsi que celui de Paul Olry et Marianne Cerf qui évoquaient le concept de “chronogenèse (Chevallard, 1985)” (p. 100).

17Le chapitre suivant de Chloé Le Bail, Leïla Boudra et Valérie Zara-Meylan s’inscrit dans le prolongement d’échanges entamés au sein de la commission “Concevoir pour le développement durable” de l’Association pour la recherche en psychologie ergonomique et ergonomie (Arpege) et à ce titre commence par reprendre la définition du développement (p. 185-188). Il faut souligner qu’en plus de celle-ci l’ouvrage propose de multiples définitions du développement qui se complètent (Barcellini, Cerf, Lacomblez, p. 19-20 ; Arnoud, p. 51 ; Bonnemain et Clot, p. 63 ; Lémonie et Grosstephan, p. 82-83). Leur grand intérêt est d’échapper à tout enfermement du développement dans un sens restreint. En effet, le développement n’est jamais envisagé de façon capacitaire, dans une conception qui pourrait tendre vers un économicisme c’est-à-dire à l’instar d’un capital humain. Au contraire tout au long de l’ouvrage, nous retiendrons la dimension capacitante qui permet aux autrices de poser la définition suivante étendant encore le champ du développement et l’inscrivant dans les enjeux sociétaux contemporains : « L’intervention ergonomique au prisme du développement durable offre alors un cadre propice à une analyse à la fois systémique et développementale, c’est-à-dire soutenant une approche du “système de travail” attentive aux valeurs qui sous-tendent les choix, les orientations et les objectifs poursuivis par chacun. L’un des enjeux est d’offrir la possibilité de débattre sur les besoins et les attentes, les points de vue, les normes et les règles, et les systèmes de valeurs ; non seulement les valeurs du travail, mais aussi les valeurs démocratiques et citoyennes relatives au développement durable » (p. 188).

18Le chapitre de Catherine Delgoulet, Willy Buchmann et Corinne Gaudart termine cette partie avec non plus une définition du développement mais en tirant des trois perspectives par lesquelles l’envisager : « développement des milieux professionnels, des acteurs de la transformation du travail, et […] de l’intervention » (p. 199). À travers un retour historique sur le Gis Creapt (Groupement d’intérêt scientifique pour Gis, Centre de recherche sur l’expérience l’âge et les populations au travail pour Creapt), fondé en 1991, ils exposent l’élaboration d’un cadre institutionnel favorisant « une approche constructive et systémique du vieillissement au travail » (p. 203) en partenariat avec des entreprises et en collaboration avec des acteurs publics, montrant le sens de ce réseau de grande ampleur pour défendre l’approche développementale.

19La postface de Johann Petit marque la volonté portée par les ergonomes dans cet ouvrage d’élargissement du champ des interventions et de leur dédimensionnement des organisations et des entreprises à « l’accompagnement des transitions sociétales » (p. 220).

20En conclusion, cet ouvrage représente un très riche corpus pour concevoir des dispositifs d’intervention ergonomique à visée développementale et ainsi favoriser les nouvelles voies qu’il appelle à voir renforcées.