Thèse de doctorat en Sciences cognitives et Ergonomie – Option Ergonomie.
Soutenue le 5 octobre 2022 au pôle juridique et judiciaire de l’Université de Bordeaux
Jury de thèse :
Isabelle Baldi, Professeure des Universités – PH, Université de Bordeaux, INSERM (Présidente et examinatrice)
Pascal Béguin, Professeur des Universités, Université Lumière Lyon 2, IETL (Rapporteur)
Marianne Cerf, Directrice de recherche, INRAE (Rapporteure)
Sophie Fantoni-Quinton, Professeur des Universités – PH, Université de Lille, CRDP (Examinatrice)
Pierre-Yves Verkindt, Professeur émérite, Université Paris 1, Panthéon Sorbonne, IRJS (Examinateur)
Hervé Lanouzière, Directeur de l’INTEFP, Lyon (Invité)
Alain Garrigou, Professeur des Universités, Université de Bordeaux, INSERM (Directeur de thèse)
Alexandre Charbonneau, Maître de conférences, Université de Bordeaux, COMPTRASEC (Co-directeur de thèse)
1Cette thèse a pour objectif de mieux comprendre les situations d’exposition aux pesticides rencontrées par les agriculteurs lors de l’utilisation des pulvérisateurs en identifiant les déterminants de ces situations. Inscrit dans une approche transdisciplinaire en ergonomie et droit, le travail de recherche a plus spécifiquement porté l’attention sur la conception de ce matériel et la réglementation qui s’y applique pour mettre en exergue une chaîne particulière de déterminants. Employée comme un cadre d’analyse à différents niveaux, cette chaîne de déterminants se présente également comme un plan de transformations à différentes échelles. De ce fait, si la conception et les sources du droit jouent un rôle dans l’apparition des situations d’exposition aux pesticides lors de l’utilisation des pulvérisateurs, elles constituent également des cibles de choix pour agir en prévention.
2Si les pesticides constituent un moyen important pour les agriculteurs de protéger les cultures des maladies et ravageurs, leur utilisation n’est pas sans effet sur la santé humaine (Baldi, Botton, Chevrier, Coumoul, Elbaz et al., 2021). Malgré la mise en place d’un cadre juridique, les situations d’exposition aux pesticides persistent dans le secteur agricole, et ce, par exemple, au cours de l’épandage de ces produits sur les cultures (Laurent, Baldi, Bernadac, Berthet, Colosio et al., 2016). Pour la réalisation de ces épandages – aussi appelés traitements –, le pulvérisateur se révèle être un outil indispensable. Néanmoins, en raison de sa conception et de ses usages, il s’avère également être un des déterminants à l’origine de situations d’exposition aux pesticides rencontrées par les agriculteurs (Albert, Judon, Folcher, Bourmaud, Pueyo et al., 2021 ; Goutille, 2022 ; Jolly, 2022 ; Lacroix, Richardson, & Grimbuhler, 2013). Aujourd’hui, la conception des pulvérisateurs est encadrée à l’échelle européenne par la directive 2006/42/CE, dite « directive machines ». Cette directive définit des exigences essentielles en matière de santé et de sécurité que les fabricants doivent respecter pour commercialiser leurs machines. Pour viser cette commercialisation, ils peuvent également avoir recours à des normes techniques harmonisées dont les spécifications constituent un moyen d’atteindre les objectifs fixés par la directive.
3En matière de prévention des situations d’exposition aux pesticides, l’expertise collective menée par Laurent et al. (2016) a pu souligner le caractère inopérant de certaines réglementations et la faible prise en compte, au cours des processus de conception de matériels, de l’activité des agriculteurs. Toutefois, les connaissances produites à l’égard des pulvérisateurs ont rarement été au-delà de la situation de travail. Dans ce contexte, nous nous sommes interrogés sur la capacité des processus de conception des pulvérisateurs et de la réglementation qui s’y applique à offrir une protection adéquate lors de la réalisation des traitements.
4Afin de mieux comprendre les situations d’exposition aux pesticides lors de l’utilisation des pulvérisateurs, l’ergotoxicologie constitue une approche fondamentale d’un point de vue théorique. Considérée comme une pratique particulière de l’ergonomie de l’activité, cette approche se focalise sur la compréhension et la prévention des situations de travail présentant des expositions à des substances chimiques (Galey, 2019 ; Garrigou, 2011 ; Mohammed-Brahim & Garrigou, 2009 ; Sznelwar, 1992). En raison de l’articulation et de la simultanéité d’une diversité de déterminants, ces expositions sont considérées comme des énigmes qu’il faut tenter de résoudre pour agir en prévention. Pour cela, l’approche ergotoxicologique promeut la mise en place d’approches transdisciplinaires articulant des analyses à différents niveaux pour viser le recueil de données objectives et subjectives en plaçant la compréhension du travail réel au cœur de sa démarche. En identifiant le système de déterminants en place dans la situation étudiée, il n’est pas rare de révéler l’influence d’un déterminant sur un ou d’autres déterminants. Plusieurs auteurs s’accordent alors à parler de « chaîne de déterminants » (Bellemare, Marier, Montreuil, Allard, & Prévost, 2002, p. 6 ; St-Vincent et al., 2011, p. 44). Par la suite, les déterminants identifiés comme étant à l’origine de situations d’exposition à des substances chimiques constituent des cibles de choix pour envisager des transformations. À ce niveau, l’ergotoxicologie soutient l’intérêt de cibler des niveaux de déterminants plus larges – appelés macrodéterminants – pour viser une prévention plus globale (Garrigou, 2011).
5En vue de révéler la contribution dans l’usage des agriculteurs à la conception des pulvérisateurs et souligner les potentiels écueils quant à la prise en compte de leur activité au cours des processus de conception et d’élaboration de la réglementation, nous mobilisons également l’approche instrumentale sur le plan théorique. Cette approche vise à rendre compte des rapports que les travailleurs entretiennent avec les technologies au cours de leur activité (Béguin, 2010 ; Béguin & Rabardel, 2000 ; Bourmaud, 2013 ; Folcher, 2003 ; Rabardel, 1995). Dans ce contexte, cette approche souligne les limites des approches technocentrée et normative en conception qui ne tiennent pas suffisamment compte des conditions réelles de travail. L’approche instrumentale vise alors à articuler ces approches – aujourd’hui dominantes en conception – avec une approche dite « anthropocentrée » afin d’envisager la conception des outils du point de vue de la technique, mais aussi du point de vue de l’activité. Le point de vue de l’activité est essentiel puisqu’il permet de rendre compte des appropriations opérées au cours de l’activité. Ces appropriations, aussi appelées « genèses instrumentales », représentent des indices de la contribution des utilisateurs à la conception permettant alors de souligner leur inventivité et leur créativité (Rabardel, 1995).
6En identifiant le pulvérisateur comme un déterminant des situations d’exposition aux pesticides et en soulignant le caractère inopérant de certaines réglementations, la conception de ce matériel et la réglementation qui s’y applique constituent des déterminants opportuns à investiguer pour résoudre – au moins partiellement – l’énigme de ces expositions. Nous proposons alors d’articuler différents niveaux d’analyse d’une chaîne de déterminants afin de préciser le rôle joué par ces déterminants dans l’apparition des situations d’exposition aux pesticides lors de l’utilisation des pulvérisateurs. Cette chaîne de déterminants et les différents niveaux d’analyse peuvent être explicités de la façon suivante : si le pulvérisateur détermine les activités de traitement (1er niveau) en raison de sa conception, il est lui-même déterminé par des activités de conception (2e niveau), elles-mêmes déterminées par la réglementation qui s’y applique (3e niveau), elle-même déterminée par des activités d’élaboration (4e niveau). Pour chacun de ces niveaux, une hypothèse a été formulée afin de définir des méthodes d’analyse et de produire des résultats propres aux quatre niveaux.
7Pour ce premier niveau, notre thèse défend l’hypothèse qu’au cours des activités de traitement, le pulvérisateur se révèlerait être à la fois un instrument au service de l’action des agriculteurs et un déterminant à l’origine de difficultés d’usage et de situations d’exposition aux pesticides. Pour répondre à cette hypothèse, nous avons réalisé des observations filmées des activités de traitement au sein de cinq exploitations viticoles de la région Nouvelle-Aquitaine. Ces observations filmées ont été complétées par la réalisation d’entretiens d’autoconfrontation et de prélèvements d’eaux de lavage de mains afin d’estimer la contamination cutanée des tractoristes. Nos résultats mettent en évidence que les agriculteurs rencontrent de nombreuses difficultés lors de l’utilisation de leur matériel en raison de la conception, de l’emplacement et du fonctionnement des différents organes du pulvérisateur (filtres, buses, cuve, cabine, etc.). Ces difficultés, aussi associées à des pannes et des incidents, entraînent dans une majeure partie des cas des situations d’exposition aux pesticides. Les prélèvements réalisés confirment les risques de contamination en raison de la présence de résidus de produits sur les mains des tractoristes. Pour faire face aux différentes difficultés rencontrées, les agriculteurs sont amenés à développer des stratégies les amenant, par exemple, à poursuivre la conception de leur matériel dans l’usage. Si ces formes d’appropriation (genèses instrumentales) permettent de révéler l’inventivité des agriculteurs et le caractère instrumental du pulvérisateur, elles peuvent aussi être à l’origine de situations d’exposition aux pesticides du fait d’arbitrages complexes entre différents critères (production, protection).
8Pour ce deuxième niveau, notre thèse défend l’hypothèse que les activités de conception seraient principalement orientées sur la technique, ce qui ne permettrait pas de prendre suffisamment en compte l’activité des viticulteurs lors de l’utilisation de leur matériel et les risques de contamination associés. Pour répondre à cette hypothèse, nous avons travaillé avec un fabricant de pulvérisateurs au sein duquel nous avons réalisé des observations des activités de conception et des entretiens avec six concepteurs. Nos résultats mettent en évidence que les délais, les coûts, la technique et l’innovation sont les principaux critères qui mènent la conception. Parmi ces critères, la technique occupe une place importante, ce qui ne permet pas de tenir compte des besoins réels des agriculteurs. En effet, ces besoins occupent une position résiduelle au cours du processus de conception. Les fabricants ne mettent pas en place de techniques spécifiques d’analyse des usages et des risques de contamination, ils ont une représentation lacunaire de l’activité des agriculteurs.
9Pour ce troisième niveau, notre thèse défend l’hypothèse que la conception des pulvérisateurs serait elle-même déterminée par une diversité d’exigences réglementaires qui auraient tendance à complexifier l’activité des concepteurs dans la prise en compte de l’activité réelle des viticulteurs. Pour répondre à cette hypothèse, les entretiens réalisés avec les concepteurs ont été complétés par une analyse du contenu de la réglementation applicable à la conception des pulvérisateurs et des entretiens avec des acteurs en charge de l’élaboration des normes techniques. Nos résultats mettent en évidence que les fabricants rencontrent des difficultés à identifier et à appliquer les exigences réglementaires en raison de leur diversité, de leur contenu et de leurs évolutions. Alors que ces exigences pourraient constituer une ressource pour intégrer des critères de santé et de sécurité dans la conception, l’analyse de leur contenu révèle de profondes lacunes. Ces lacunes concernent principalement la prise en compte du travail réel des agriculteurs et des risques de contamination associés puisque les spécifications techniques ne représentent pas une réponse suffisante aux difficultés et aux risques rencontrés par les agriculteurs. Les phénomènes dangereux identifiés se limitent à des conditions de travail nominales occultant la complexité des situations de travail, leurs variabilités et les incidents rencontrés quotidiennement par les agriculteurs.
10Pour ce quatrième et dernier niveau, notre thèse défend l’hypothèse que le contexte réglementaire relatif à la conception des pulvérisateurs relèverait d’une diversité d’enjeux parfois contradictoires. Dans ce contexte, les enjeux de santé et de sécurité au travail ne seraient pas priorisés, ce qui impacterait à terme les activités de traitement. Pour répondre à cette quatrième hypothèse, nous avons mis en place la même méthodologie que celle décrite précédemment (analyse du contenu de la réglementation et entretiens avec des acteurs en charge de l’élaboration des normes techniques). Nos résultats mettent en évidence l’existence d’une discussion normative déséquilibrée et la présence d’intérêts économiques dominants à l’échelle européenne. Malgré la volonté d’associer sur un pied d’égalité l’ensemble des parties prenantes pour assurer un consensus, les agriculteurs sont absents des commissions de normalisation. Ces commissions sont majoritairement occupées par des industriels. Même si la directive machines prescrit des exigences essentielles en matière de santé et de sécurité, elle s’inscrit avant tout dans une logique économique afin de favoriser la libre circulation des marchandises. Cette libre circulation est d’autant plus facilitée pour les pulvérisateurs puisque leur procédure de mise sur le marché relève du principe d’autocertification dans un contexte où la surveillance du marché s’avère aujourd’hui insuffisante.
11Au cours de ce travail de recherche transdisciplinaire en ergonomie et droit, l’articulation d’analyses microscopiques (activités de traitement) et macroscopiques (conception et réglementation) s’est avérée pertinente pour mieux comprendre les situations d’exposition aux pesticides lors de l’utilisation des pulvérisateurs. L’identification et la compréhension d’une chaîne de déterminants ont permis de révéler le rôle joué par la conception et la réglementation dans l’apparition de ces situations permettant alors de résoudre – au moins partiellement – l’énigme de l’exposition et d’envisager des transformations à différentes échelles.
12Si la chaîne de déterminants présente des limites en raison de son caractère linéaire et du fait qu’elle ne tient pas compte de la diversité des déterminants impliqués, elle permet néanmoins d’approfondir notre compréhension des situations d’exposition aux pesticides lors de l’utilisation des pulvérisateurs. Les écueils de conception identifiés au cours des activités de traitement et comme étant à l’origine de ces situations sont la résultante d’une faible prise en compte de l’activité des agriculteurs au cours des activités de conception et d’élaboration de la réglementation. La diversité des acteurs et des intérêts qu’ils défendent ne permet pas de prioriser des critères de santé et de sécurité pour prévenir les difficultés rencontrées par les agriculteurs et les risques de contamination associés.
13Employée comme un cadre d’analyse à différents niveaux, la chaîne de déterminants se présente également comme un plan de transformations à différentes échelles. La conception et la réglementation représentent alors des leviers de transformation pertinents pour agir en prévention. En conception, il apparaît essentiel de favoriser des apprentissages mutuels – au sens de Béguin (2007) – entre les concepteurs et les agriculteurs pour permettre une conception des pulvérisateurs qui tienne compte de leur inventivité respective. L’articulation des approches ergotoxicologique et instrumentale doit permettre de produire des repères de conception qui tiennent compte de cette inventivité tout en prévenant les situations d’exposition aux pesticides. En identifiant le droit comme un macrodéterminant de ces situations du fait de l’angle mort de la réglementation à l’égard du travail réel, il convient de réfléchir aux conditions à réunir pour soutenir un enrichissement mutuel entre l’ergonomie et le droit. Si l’ergonomie peut enrichir les dispositifs juridiques existants en portant le point de vue du travail réel, ces dispositifs peuvent par la suite permettre – en raison de leur dimension prescriptive – d’influencer positivement la conception des situations de travail. En identifiant la conception et la réglementation comme des leviers de transformation, cela nous amène à souligner l’enjeu d’une collaboration entre la diversité des acteurs concernés de près ou de loin par ces problématiques pour viser une meilleure prévention des situations d’exposition aux pesticides lors de l’utilisation des pulvérisateurs.
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