La question des RPS (Risques Psychosociaux)

1Depuis la signature de l’Accord Santé et Sécurité au travail dans la fonction publique (2009), les RPS (risques psycho-sociaux) se sont imposés comme une préoccupation majeure dans le domaine de la santé au travail dans le secteur public. D’après la définition du Ministère du Travail, les RPS sont définis comme étant « un risque pour la santé physique et mentale des travailleurs » (2010). Le Ministère indique que les RPS “se trouvent à la jonction de l’individu et de sa situation au travail” (ibid.).

2Aussi, les risques apparaissent et sont reconnus sous 4 formes :

• « le stress » ;

• « les violences internes commises par des travailleurs » ;

• « les violences externes » ;

• « le syndrome d’épuisement professionnel » (ibid.).

3Ainsi, l’employeur doit prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs (L 4121‑1), c’est-à-dire des actions d’évaluation des risques professionnels et de la pénibilité du travail, des actions d’information et de formation ainsi que la mise en place d’une organisation et de moyens adaptés. Il doit également veiller à l’adaptation de ces mesures pour tenir compte des transformations du contexte et tendre à l’amélioration des situations existantes repérées. S’agissant des RPS, il est demandé aux responsables de rechercher en quoi le cadre de travail de leurs collaborateurs est susceptible de générer des RPS. Les facteurs à l’origine de la plupart des risques identifiés sont classiquement regroupés en quatre grandes familles :

• les exigences du travail et son organisation ;

• le management et les relations de travail ;

• la prise en compte des valeurs et attentes des personnels ;

• les changements du travail.

4Nous retiendrons ici la définition issue de la synthèse de Gollac et Bodier (2011, p. 31) pour qui les RPS sont : « les risques pour la santé mentale, physique et sociale, engendrés par les conditions d’emploi et les facteurs organisationnels et relationnels susceptibles d’interagir avec le fonctionnement mental ». Selon Volkoff (2013), les évolutions générales de l’organisation du travail réduisent la stabilité et l’homogénéité des collectifs de travail. Elles impliquent aussi un réaménagement des stratégies de travail de chacun, ce contexte étant potentiellement porteur de problèmes graves. On peut donc considérer que la question des RPS ne relève pas seulement du domaine psychosocial, réduit à des problématiques individuelles, mais soulève de façon centrale des questions d’organisation et des questions managériales. D’autre part, selon Detchessahar (2011), le manager de proximité joue un rôle central de régulateur, c’est lui qui gère « les processus de mise en discussion du travail » nécessaires à la régulation du changement organisationnel. Or la majorité des travaux portant sur les processus psychosociaux de santé au travail mobilisent des analyses quantitatives ou descriptives, mais n’est pas orientée vers l’activité réelle (Sardas, Dalmasso, & Lefebvre, 2011). Si la question des RPS suscite l’intérêt, les ressources théoriques semblent manquer pour construire des propositions managériales concrètes, comme le mentionnent Abord de Chatillon et Desmarais (2012).

1. RPS et management

5Dans les entreprises, la thématique des RPS est surtout développée en lien avec la mise en cause de nouveaux types de management par la performance, mais également pour les établissements publics, au regard des changements qui ont été très profonds ces dernières années, bien que peu questionnés (Abord de Chatillon & Desmarais, 2012). Le type de management est souvent associé à la survenue des risques et le manager est également tenu de les prévenir, les détecter, les traiter par l’accompagnement des salariés. Si de nombreux travaux ont porté sur les facteurs de risques, leur fréquence, leurs conséquences, peu de recherches portent sur le rôle des managers et l’activité réellement mise en œuvre par ces derniers lorsque les risques surviennent.

6Selon Durat et Bartoli (2014), les difficultés rencontrées par les travailleurs sont analysables sous l’angle des relations de travail et du management, ce qui permet d’envisager des réponses institutionnelles au risque psycho-social. Nous avons voulu savoir si la conception du management des chefs de service dans la protection de l’enfance pouvait éclairer leur prise en charge des situations réelles de RPS et à quel point ils étaient préparés et soutenus institutionnellement pour prévenir et traiter ces situations. C’est le parti-pris de cet article qui se centre sur des situations réelles de risques psycho-sociaux pris en charge par des chefs de service dans le secteur de la protection de l’enfance.

7Le champ de la protection de l’enfance est un secteur d’intervention sociale dont la mission est de tenter de préserver chaque mineur des dangers pouvant les impacter au plan de « la santé et le développement physique, la sécurité, la moralité, l’éducation ou le développement intellectuel, développement affectif ou social ». La complexité de ce champ d’intervention, dans un contexte de mutation et de tensions budgétaires, associée à la complexité des situations des personnes accompagnées, en fait un secteur où l’exposition aux RPS est potentiellement vive. Il apparaît en effet que les métiers induisant le plus de stress professionnel (avec ses effets psychosociaux, somatiques et organisationnels) impliquent généralement une responsabilité morale vis-à-vis d’autrui (Laugaa & Bruchon-Schweitzer, 2005).

8Dans ce contexte, l’encadrement intermédiaire est fortement sollicité pour accompagner des transitions profondes qu’il est chargé de mettre en œuvre avec ses équipes. Concernés au premier chef, parfois stigmatisés comme facteurs de stress, les chefs de service parviennent difficilement à comprendre et à faire face à ces risques. Ce qui positionne ces chefs de service en bonne place des professionnels à risque, alors même qu’il est attendu de leur part une vigilance à la santé de leurs collaborateurs, qui eux-mêmes doivent veiller à la santé des enfants dont ils sont chargés. Cet enchâssement des préoccupations nous a amenés à chercher à y voir plus clair dans le rôle des cadres intermédiaires de la protection de l’enfance, en nous interrogeant à la fois sur leurs conceptions de leur fonction, de leur connaissance des RPS, et leur prise en compte de ces risques lorsque ceux-ci se manifestent.

9Au démarrage, notre questionnement s’est nourri des constats que nous avions faits dans le cadre de nos pratiques professionnelles en tant qu’Éducateurs Spécialisés et chefs de service en protection de l’enfance dans le Haut-Rhin. Questionnement corroboré par la couverture médiatique (journaux et reportages télévisés) qui faisait également état de cette dégradation du travail social en général, avec pour conséquence une surexposition des travailleurs sociaux de terrain et par ricochet de leurs chefs de service qui doivent à la fois faire face à la situation préoccupante des membres de leurs équipes, tout en tentant de se préserver eux même des RPS. Parmi ces éléments médiatiques, on trouvera par exemple le documentaire intitulé « Mineurs en danger : enquête sur les scandaleuses défaillances de l’aide sociale à l’enfance » diffusé sur une chaîne grand public ou encore des articles de journaux concernant le suicide d’un éducateur à l’image de l’article relayé par Médiapart sur le suicide d’un travailleur social (Faucoup, 2021). Pourtant, si la littérature scientifique concernant les facteurs de RPS (notamment les travaux de Karasek (1979), de Karasek & Theorell (1990) ; Maslach & Jackson (1981) ; le collège d’expertise réuni par Gollac (déjà cité), le modèle de Siegrist (1996) envisageant le déséquilibre efforts/récompenses) et les moyens de les prévenir est abondant, il y est rarement fait allusion aux managers sauf pour pointer leur responsabilité dans la prise en compte des RPS (Roland-Lévy, 2016) et encore moins aux managers de proximité.

2. Cadre conceptuel, problématique et hypothèses

10Notre travail s’inscrit ainsi dans le champ de l’analyse de l’activité en vue de la formation, comme le propose notamment la didactique professionnelle (Pastré, Mayen, & Vergnaud, 2006). Ainsi, cette recherche vise, de façon exploratoire, à déterminer les compétences critiques des encadrants en matière de gestion des RPS dans le domaine de la protection de l’enfance. Nous nous sommes intéressés à la nature et au retentissement que constitue la prise en compte des RPS, considérée comme une épreuve dans le management du chef de service. Nous employons le terme management au sens d’organisation du travail et de l’activité des collaborateurs situés sous leur responsabilité dans leur organisation. Quelle est la réalité de ces risques ? La capacité de détection et de prise en compte des RPS diffère-t-elle selon la conception managériale des chefs de service ? Ces évènements sont-ils de nature à transformer leur manière de manager ? Notre problématique vise à évaluer dans quelle mesure la dimension critique des situations de RPS comme épreuves peut-elle constituer une opportunité d’apprentissage et sous quelles conditions ? Nous nous sommes appuyés sur la définition de Martuccelli (2004, 2006, cité par Progin, 2010, p. 3) qui conçoit « les épreuves comme des défis auxquels les individus se mesurent (p. 12), des possibilités et des obstacles auxquels ils se confrontent (p. 305), à partir du postulat selon lequel les épreuves sont socialement construites, mais inégalement réparties et surmontées par les individus. ».

11Transformer ces épreuves en opportunité de développement professionnel, c’est acter que la finalité de cette recherche tient à la professionnalisation et l’accompagnement des chefs de service ; ceci est rendu possible tout d’abord par l’identification des régularités entre les différentes situations exposées, notamment en termes de gestion des tensions à l’œuvre. Nous avons cherché à comprendre si la formation telle qu’elle est proposée actuellement sur les RPS permettait de développer des compétences réelles dans l’action face aux RPS et quels étaient les besoins réels des chefs de service sur la question des RPS. Nous retenons la définition de la compétence professionnelle comme liée à l’action, à la résolution de problèmes dans un contexte professionnel donné, qui s’exprime par la mobilisation de ressources organisationnelles et personnelles (Carré & Caspar, 2017).

12Nous faisons l’hypothèse qu’un déficit de ressources pour le travail collectif fragilise les chefs de service dans la prise en compte des situations de RPS. Pour cela, nous avons cherché à savoir :

• Sur quelles compétences, sur quelles ressources et les chefs de service pouvaient s’appuyer et à quels freins sont-ils exposés pour intervenir dans la gestion des situations de RPS.

• Au regard des retours des chefs de service, quelles semblent être les différentes conceptions des RPS entre chefs de service, avec les directions, les représentants du personnel et les professionnels de terrain, et ces différentes conceptions entraînent-elles des conséquences dans le management des chefs de service ?

3. Le dispositif méthodologique

13Notre recherche s’est déroulée durant plusieurs mois au cours de l’année 2020-2021. Nous avons interrogé 16 chefs de service du secteur de la protection de l’enfance ayant exercé ou exerçant encore dans le Haut-Rhin. Comme on peut le voir dans le tableau 1, ces derniers avaient un profil varié tant en termes d’âge, d’ancienneté ou de formation.

14Nous avons fait le choix de prévoir deux parties distinctes dans l’entretien. Tout d’abord, nous avons démarré par un entretien semi-directif visant à recueillir les éléments de contexte de leur activité, à déterminer le profil des participants, leurs compréhensions/connaissances des RPS, les moyens qu’ils avaient à leur disposition pour y faire face et la perception qu’ils avaient de ces derniers. Dans la seconde partie, nous avons utilisé une méthode d’entretien inspirée de l’entretien d’explicitation élaboré par Vermersch (2015) appliqué à des situations critiques réellement vécues dans leur activité.

15Ainsi, nous avons proposé aux personnes interrogées de prendre le temps de revenir sur une expérience passée de management d’une personne exposée à une situation de RPS. En les accompagnant dans la réappropriation de leur expérience vécue, nous avions eu pour objectif de leur permettre de sortir de la partie descriptive de l’action pour mettre en lumière l’explicitation de leur cheminement managérial. De cette manière nous avons également pu confronter les réponses de l’entretien semi-directif à la réalité des actions menées : nous sommes partis de « ce qu’ils aimeraient faire » ou de « ce qu’il convient de faire » pour accéder à « ce qu’ils ont réellement fait », selon la distinction opérante entre travail prescrit et travail réel en ergonomie. Il est alors possible d’analyser les raisonnements à travers les actions entreprises en situation et les verbalisations des acteurs interrogés. Cela nous a permis de mesurer les effets d’une situation vécue de management des RPS sur les conceptions et la manière de manager du chef de service, notamment par le prisme des compétences acquises par ce dernier.

16L’ensemble des chefs de service a répondu à l’entretien d’explicitation, et une seule personne (entretien 7) n’a pas présenté de situation dans la seconde partie de l’entretien. Nous pouvons également noter que deux des entretiens d’explicitation n’ont pas pu être exploités en intégralité, car la commande de départ n’a pas été complètement respectée : l’entretien 4 dans lequel la personne présente une situation de prévention des RPS et non une situation de RPS, les moyens mis en œuvre ayant sans doute empêché l’apparition de RPS et l’entretien 6 qui présente une situation partielle dans la mesure où la personne ne l’a pas gérée jusqu’au bout du fait de son départ du service. Selon les éléments recherchés, nous avons donc parfois dû les écarter de certaines parties de notre analyse, ce que nous préciserons au moment venu.

17Modalités d’exploitation des données : pour la première partie des entretiens, nous avons appliqué un travail classique de codage et d’analyse de contenu permettant un regroupement en thématiques (Quivy & Van Campenhoudt, 1995). Pour la partie des entretiens centrés sur les situations critiques, en suivant les propositions méthodologiques de Journé, nous avons pris en compte les entretiens comme des récits : « capables de rendre compte de l’intrigue de la situation et des différentes logiques d’action en présence » (Journé, 2005, p. 79). La mise en intrigue présente trois caractéristiques selon Baudoin et Friedrich (2001, p. 285) :

« une série d’actions successives et d’évènements divers devient une totalité organisée et clôturée ; des éléments aussi disparates que des agents, des circonstances ou des moyens sont organisés de manière significative (synthèse de l’hétérogène), chaque constituant du récit est repérable au plan de la contribution qu’il fournit à l’opération de mise en intrigue ».

4. Les principaux résultats

18Cette enquête a mis en lumière le faible nombre de managers de proximité ayant bénéficié d’une formation à la prise en compte des RPS. En effet, seulement 6 personnes sur 16 ont indiqué avoir déjà bénéficié, à minima, d’une sensibilisation à la question des RPS (entretiens 1, 4, 7, 10, 11, 12). Et sur ces 6 personnes, 3 ont bénéficié d’une formation du fait de leurs fonctions antérieures (psychologue du travail ou mandat de représentant du personnel) ou dans le cadre de la préparation d’une démarche diagnostique. Et 2 ont bénéficié d’une formation sur la QVT (Qualité de Vie au Travail) dans le cadre de laquelle la question des RPS a été en partie abordée. Alors même que les RPS sont considérés comme un axe majeur dans le plan santé au travail depuis plusieurs années, seulement une seule personne de notre panel a bénéficié d’une formation ciblée sur les RPS dans le cadre de sa fonction de chef de service. Pourtant, l’intégralité des personnes interrogées s’accorde à dire que la mise en œuvre de cette mission leur est déléguée, le plus souvent en intégralité. Parfois sans soutien, ni méthodologie particulière comme en témoigne la personne de l’entretien 12 : « toute la gestion des RPS appartient au chef de service, sans conseils, ni aucune méthodologie […] ».

19Ce faible nombre de personnes formées explique sans doute la confusion à l’œuvre entre les facteurs, ceux ayant induit des RPS, et les indicateurs de RPS, mettant en lumière l’existence d’un RPS, les RPS en eux-mêmes et les conséquences de l’exposition à des RPS. Sur le panel des 16 entretiens, seulement 3 sont parvenus à nous présenter une définition complète des RPS (entretiens 6, 9 et 15) et une seule personne est parvenue à citer les 6 facteurs reconnus des RPS (entretien 5). Notons par ailleurs qu’aucune des personnes ayant bénéficié d’une formation ne figure dans ce panel. Cette confusion s’est également retrouvée dans la fréquence à laquelle les chefs de service estiment devoir faire face à des situations de RPS : 11 personnes sur 16 estimant y faire face quotidiennement ou toutes les semaines. Pourtant, d’après l’analyse des entretiens, ils font quotidiennement le constat de facteurs de risque d’exposition aux RPS, mais pas de situations quotidiennes réelles de RPS. En effet, être exposé aux RPS ne signifie pas en être victime. Précisons également que les personnes ayant bénéficié d’une formation ou d’une sensibilisation aux RPS présentaient les mêmes hésitations / erreurs d’attribution que les autres, témoignant, là encore, de la fragilité des acquis issus des formations auxquelles les chefs de service ont participé.

20Première surprise de cette enquête, le nombre et la gravité des situations de RPS relatées. Comme on peut le voir dans le tableau 2, à l’exception d’une personne (entretien 7), chaque chef de service interrogé, même les plus jeunes dans la fonction, est parvenu à nous proposer une situation, certains hésitant même entre plusieurs. Nous remarquons également la variété des situations évoquées, qui allaient de l’épuisement professionnel au harcèlement et à la violence, confirmant la prégnance de l’exposition de l’encadrement intermédiaire de la protection de l’enfance aux RPS. À noter que la seule personne qui n’a pas développé de situation évoquait néanmoins une exposition quotidienne à la question des RPS qu’elle imputait aux agissements d’un délégué syndical de son service.

21Des impacts multiples et variables ont été mis au jour en fonction des chefs de service, de leur représentation de ce que sont les RPS et de leur contexte d’intervention. Nous avons ainsi mis en lumière l’importance du transfert de compétences et les conséquences de l’isolement du chef de service notamment sur la capacité à mettre en place une analyse réflexive.

4.1. Transfert de compétences

4.1.1. Du travailleur social au chef de service

22Nous avons pu constater dans l’échantillon que la quasi-totalité des chefs de service que nous avons interrogés (15 sur 16) avait, préalablement à leurs fonctions actuelles, exercé des missions de travailleurs sociaux. Il est apparu que ces derniers s’appuyaient beaucoup sur leurs anciennes compétences dans leur manière d’appréhender des situations de RPS. D’après les entretiens, les chefs de service ont pu expliquer qu’ils recherchent des ressources dans leurs expériences antérieures pour agir dans les situations de RPS. Ainsi, à partir des entretiens, nous avons repéré 5 articulations possibles entre la fonction de chef de service et la fonction de travailleurs sociaux. Il s’agit de la construction d’une relation d’aide, de l’analyse systémique d’une situation, de l’établissement d’un projet d’action cohérent puis d’en rendre compte, de l’exposition à des situations de crise et pour finir, du partage des constats et des actions à mener avec la personne concernée.

23La construction d’une relation d’aide : dans de nombreux entretiens (14 sur 16), les chefs de service évoquent l’importance de la relation de confiance, du lien avec les membres de leur équipe et de la proximité avec les équipes. Dans les deux autres entretiens, les personnes n’évoquent pas directement ces questions, mais insistent sur la notion d’écoute. Or, ces questions sont largement abordées dans les formations de travailleurs sociaux sur les fondements de la relation éducative, mais également sur ses limites et ses freins. Il est vrai que la définition même de relation d’aide présente des points communs entre l’activité des chefs de service et celle des travailleurs sociaux. En effet la relation d’aide se définit comme « une situation dans laquelle l’un des participants cherche à promouvoir, pour l’un ou pour l’autre, ou encore pour les deux, une plus grande appréciation, une plus grande expression et un usage plus fonctionnel des ressources internes latentes de l’individu » (Rogers, 1987, cité par Tassinari, 2008, p. 230). C’est par exemple ce qu’exprime la personne de l’entretien 8 lorsqu’elle dit : « J’estimais que le travail éducatif et humain qu’on fait avec les gens, doit aussi être vis-à-vis de nos collègues ». Or en matière de RPS, la question de la détection précoce des situations de RPS suppose une attention des managers à leurs collaborateurs souvent identifiée comme une tâche prescrite, mais dont on ne sait pas comment elle s’élabore.

24Ces savoirs théoriques des travailleurs sociaux, associés à l’expérience de terrain, et plus encore en protection de l’enfance où la relation éducative est au fondement de l’accompagnement, les amènent donc à transformer des compétences acquises dans le travail social dédié aux bénéficiaires qui pourraient être réutilisées dans la fonction de gestion d’une situation de collaborateurs exposés aux RPS.

25L’analyse systémique d’une situation : avant de pouvoir agir sur les facteurs de RPS, il est impératif de savoir les contextualiser, analyser les facteurs et identifier les freins. Il s’agira entre autres de repérer les indicateurs et les facteurs afin de les analyser au regard de la singularité de la personne exposée, mais également en tenant compte de la dynamique d’équipe, de l’évolution de la mission ou encore de l’organisation. Il est également essentiel d’identifier les causes et les conséquences sur le système afin de pouvoir proposer, dans un deuxième temps, un plan d’action adapté et prenant en compte le maximum de variables possibles. Il s’agira également de définir la criticité de la situation et l’urgence de l’intervention. Or cette description et les compétences qui la sous-tendent sont nécessaires dans le cadre d’un travailleur social qui accompagne un enfant ; là encore une transposition de la situation à un autre public visé semble facilitée, à savoir un adulte exposé à un risque dans le cadre d’un chef de service qui accompagne un salarié exposé aux RPS. On en voit une parfaite illustration dans un des entretiens (entretien 6), où la personne fait un parallèle tout le long de sa description entre l’analyse de la situation vécue par la salariée et l’analyse de la situation accompagnée par la salariée elle-même en tant que travailleuse sociale. Ainsi, on peut voir que la personne interrogée s’appuie sur des compétences similaires pour comprendre et analyser les deux situations. On retrouve également cette comparaison dans l’entretien 11 dans lequel la cheffe de service fait un parallèle entre le repérage des risques en protection de l’enfance, en milieu ouvert dans son cas, avec le repérage des facteurs de RPS. C’est également le cas dans l’entretien 11, où la personne explique que l’ensemble de l’équipe est formé à la systémie. Dans l’entretien 14, la personne va encore plus loin lorsqu’elle évoque les différents outils acquis, entre autres, dans le cadre de sa formation d’éducateur spécialisé et utilisés dans la prise en compte des RPS en tant que cadre : écoute active, médiation, circulation de la parole, accompagner l’émergence de la parole, perception des signaux faibles, techniques d’entretiens en gestion de crises. Il précise d’ailleurs « ces outils, on les développe quand on fait des entretiens et même quand on gère des situations de crise, en tant qu’éducateurs ou assistant social ».

26Établir un projet d’action cohérent et rendre compte : après avoir repéré et analysé une situation de risque (de danger d’un enfant), la procédure en protection de l’enfance impose la mise en place d’un plan d’action visant à réduire ce(s) risque(s) et tenter d’éviter qu’il ne se propage et/ou qu’il ne se reproduise. Si les solutions et les leviers, présents dans le plan d’action, ne sont pas transposables, entre une situation de RPS et une situation d’enfant en danger, il s’avère que l’élaboration, la rédaction et la mise en forme du plan d’action présentent d’importantes similitudes.

27Dans le cas du travail social, la loi du 2 janvier 2002 impose la mise en place du projet personnalisé, dans lequel sont identifiés les préconisations, les axes d’intervention, la mise en œuvre voire le délai ainsi que le(s) objectif(s) visé(s) (Légifrance, 2002). D’après notre enquête, au niveau des chefs de service interrogés, le plan d’action n’est jamais formalisé sur un document spécifique aux RPS. Toutefois, il est probablement élaboré « dans la tête » du chef de service sans pour autant être rédigé, ce qui présente l’inconvénient de ne pouvoir être partagé, rediscuté, amendé et donc servir de référence commune à plusieurs professionnels. Dans d’autres cas, des documents existants, sans être spécifiques aux RPS, sont utilisés afin d’évoquer la situation et le plan d’action, on remarque donc le besoin ressenti d’un support à l’élaboration. Ceci est le cas dans l’entretien 15, où le chef de service explique avoir utilisé le document interne mis à disposition par l’association qui s’intitule « fiche d’évènement indésirable » pour rendre compte d’une situation de RPS et des actions menées. Cette fiche n’étant pas dédiée spécifiquement aux situations de RPS.

28Dans les deux cas, les travailleurs sociaux et les chefs de service développent des capacités à rendre compte de leurs observations, de leur analyse et de leur plan d’action. Les raisonnements professionnels, développés durant leur expérience, apparaissent ainsi comme des ressources mobilisées dans les situations de RPS.

29Le partage des constats et les actions à mener avec la personne concernée : dans le cadre du management d’une personne exposée aux RPS, il est nécessaire d’accompagner cette dernière dans la prise de conscience de sa situation et dans l’explication ou, la co-construction d’actions à mettre en place. En effet le constat d’une exposition aux risques peut être fait par des collègues ou le responsable, mais n’être pas partagé par la personne elle-même ; c’est le cas notamment pour l’épuisement professionnel, comme le montrent les recommandations de l’ANACT (2015). La personne de l’entretien 9 fait elle-même le lien entre l’accompagnement de l’équipe et celui des personnes accompagnées précisant que, dans sa manière de manager, « il y a peut-être l’arrière-plan de travailleurs sociaux ». Dans ce type de situation, la dimension émotionnelle fournit des indices pour orienter la prise en charge ; les émotions de la personne seront prises en compte et vont conditionner l’intervention du chef de service. Les diverses émotions (de la tristesse à la colère) peuvent prendre plusieurs formes allant de l’expression claire au mutisme, qu’il s’agit d’interpréter au regard des comportements habituels du professionnel. Dans tous les cas, le chef de service va lui aussi devoir adapter sa posture cette fois au salarié, lui permettant d’exprimer ses sentiments tout en les canalisant afin que ce dernier puisse être disponible à la recherche de solution. Cette adaptabilité se retrouve dans l’entretien 15 où le chef de service explique avoir adapté sa posture physique en se mettant à genoux devant la personne et en lui témoignant son soutien, y compris dans les gestes physiques (main sur la cuisse, etc.). Cette adaptabilité se retrouve également dans l’entretien 11, où la cheffe de service a dû faire face à l’expression de la colère du salarié et où elle explique avoir dû ajuster sa posture. Cette capacité à adapter sa propre posture pour accueillir les émotions de la personne sans que ces émotions n’entravent la relation d’aide est, encore une fois, présente en termes de compétences d’accompagnement développées dans le cadre du travail social. De plus, la capacité à nommer les situations et à « garder le cap » de l’entretien malgré les éventuels débordements émotionnels et y compris lorsque la personne est en vif désaccord, est également une compétence transposable entre le chef de service et le travailleur social. Ceci est notamment le cas dans l’entretien 14, lorsque la personne interrogée indique : « ces outils on les développe quand on fait des entretiens et même lorsqu’on gère des situations de crises en tant qu’éducateur ou assistant social ». La question du partage est par ailleurs particulièrement visible dans l’entretien 10, lorsque la personne évoque une réunion dans laquelle elle a dû présenter ses constats, son évaluation de la situation et son plan d’action afin de le faire valider par les membres du CHSCT.

30L’exposition à des situations de crise : les travailleurs sociaux en protection de l’enfance sont très régulièrement amenés à composer avec des situations de crise nécessitant parfois des interventions en urgence. Ils développent des compétences d’adaptation et de réactivité dans l’élaboration et la mise en place d’action y compris dans des contextes de tension, contraints par le temps et à forte charge émotionnelle. On retrouve trace de transposition de ces mêmes compétences à la gestion de certains RPS comme dans l’entretien 15 où le chef de service évoque s’être appuyé sur ces compétences de travailleur social : « J’ai devant moi un professionnel qui s’effondre et là, ça s’est transformé en entretien de la relation d’aide, comme tu peux l’avoir avec des familles que tu accompagnes parfois et j’étais dans cette situation-là » ; « je l’ai pris et je l’ai accompagné comme un enfant, comme une famille, quand j’étais dans mes missions d’éduc ».

4.1.2. Freins identifiés dans le développement de compétences et dans le règlement des situations de RPS

31Si nous avons identifié de nombreuses compétences issues de l’expérience du travail social et dont les chefs de service montrent qu’ils les ont transposées aux situations de prise en charge de collaborateurs en cas de RPS, cependant cet effort de compréhension et de règlement adossé à leur expérience et culture de métier ne garantit en rien une prise en charge efficace. En effet, les données discursives montrent les difficultés pour les chefs de service dans la proposition de solution aux situations critiques. Nous évoquerons 5 freins : le manque d’instance d’échanges formalisés pour évoquer les situations, le manque de pluridisciplinarité dans l’analyse des situations, le manque de relais, notamment psychologique, le manque d’outils de communication spécifiques et la difficulté de savoir à qui rendre compte.

32Le manque d’instance d’échanges formalisés pour évoquer les situations : si nous avons pu démontrer une transposition à de nouveaux contextes des compétences en termes d’analyse des situations, nous pouvons également relever une discontinuité dans les conditions d’analyse des situations. En effet, les travailleurs sociaux sont entourés d’une équipe pluridisciplinaire et bénéficient de temps formalisés pour élaborer collectivement et partager/confronter les points de vue et les solutions sur les cas qu’ils ont à traiter. Cet appui pluridisciplinaire, et la validation du chef de service qui en découle contribue à éviter l’isolement des travailleurs sociaux et le fait de faire reposer l’entière responsabilité uniquement sur leur seule analyse de la situation. Les réunions d’équipe, de synthèse ou d’analyse des situations ont par exemple cette vocation pour les travailleurs sociaux. Comme les travailleurs sociaux, les chefs de service bénéficient pourtant de temps de réunions (réunion de direction). À l’exception de l’entretien 13, la question des réunions de direction n’a pas été citée par les chefs de service interrogés comme un espace d’élaboration des RPS. On peut néanmoins noter que plusieurs chefs de service ont dit avoir pu évoquer la situation et élaborer le plan d’action avec leur direction. Pour autant, ils sont nombreux à avoir exprimé leur souhait de « libérer » les échanges concernant les RPS. À l’image de l’entretien 10, où la personne exprime son besoin de « casser les plafonds de verre : parler des RPS de façon authentique avec le DG, le directeur, le chef de service, les salariés. ». On peut noter que cette personne fait référence à une réunion provoquée par le CHSCT (Comité d’Hygiène, de sécurité et des conditions de travail (dont les missions sont désormais exercées par le CSE – Comité Social et Économique) qui lui a permis d’évoquer la situation et ses actions immédiatement, puis 6 mois après. Le chef de service a précisé que cette instance avait pour objectif de valider son plan d’action et de réfléchir collectivement à la situation. Il a également précisé que la présence d’un médecin dans cette instance avait permis de faire le lien avec l’intervention d’une psychosociologue. En évoquant cette instance, le chef de service a précisé : « C’était plus que mon problème de mon équipe, c’était le problème de tout le monde ». Confirmant ainsi, l’importance de ce type d’instance de réflexion et de validation pour partager plus largement l’interprétation du problème, orienter voire soutenir l’intervention du chef de service.

333 des personnes interrogées ont indiqué participer à des GAP (Groupe d’Analyse de la Pratique) spécifiques pour les cadres (entretiens 6, 10 et 15). Néanmoins, les GAP n’ont pas vocation à la validation des pistes de travail du fait de l’absence de la direction dans cette instance. D’autre part, comme soulevé dans un des entretiens (numéro 15) « les GAP, oui bien sûr. J’en ai parlé en GAP mais c’est pas suffisant en fait. C’est pas suffisant parce qu’à ce moment-là les collègues sont beaucoup dans l’empathie envers moi, mais ce n’est pas ce que j’avais envie d’entendre en fait. Tu vois c’est plus, parce que justement pour essayer de te détacher de l’éprouvé et de ce qui t’anime, j’ai besoin de passer par la technique. Tu vois j’ai besoin de mentaliser, j’ai besoin de théoriser, j’ai besoin de comprendre ce qui se passe ». Comme on l’entend, le besoin exprimé par le chef de service n’est pas seulement un besoin de soutien social, mais également un besoin d’élaboration cognitive collective de la situation (Durat, 2014). Dans l’entretien 6, la personne souligne que les GAP existent, mais sont « trop peu nombreux » et dans l’entretien 10, la personne explique qu’il n’existait pas de GAP pour les cadres au moment de la situation évoquée, mais qu’ils ont été mis en place depuis. Dans les entretiens 9, 11 et 14, il est fait mention de l’existence de GAP ou de supervision, mais il n’est pas précisé si ces instances concernent les cadres ou les travailleurs sociaux. Certains, à l’instar de l’entretien 4, regrettent le fait que des GAP ne leur soient pas proposés alors que « les cadres en auraient besoin ». Et d’autres soulignent que « ce qui me manque, ce sont des lieux de discussions, de parole et d’écoute pour les chefs de service » (entretien 7).

34Le manque de pluridisciplinarité dans l’analyse des situations : Dans l’entretien 4, la personne évoque le fait que les réunions de direction sont « beaucoup sur la forme et peu sur le fond ». Les chefs de service peuvent souvent s’appuyer sur des compétences acquises en tant que travailleur social, nous l’avons souligné précédemment, mais ils doivent régulièrement composer avec une plus grande solitude dans l’exercice de leur fonction, sans le regard croisé d’autres corps de métier tels que les psychologues, échanges qui seraient fort utiles dans les situations de RPS. Or il ressort des entretiens que la fonction des psychologues dans les établissements et services n’a pas vocation à intervenir au côté du chef de service dans l’analyse des situations et encore moins dans la mise en place de solutions (par exemple dans la conduite de réunions sur la thématique des RPS). Cet état de fait se retrouve dans le discours d’un chef de service (entretiens 16) qui parle avec une certaine ironie de la position de la direction générale : « il ne faudrait quand même pas tout mélanger… on paie bien un psychologue pour qu’il s’occupe des enfants de l’institution, pas des salariés ». Ce besoin d’analyse collective et pluridisciplinaire, en comparaison avec le travail éducatif, est d’ailleurs clairement énoncé dans l’entretien 11 : « pareil au niveau de notre travail de terrain, c’est un travail pluridisciplinaire, donc pour les cadres, cela devrait être pareil. ». D’ailleurs dans le cas de l’entretien 11 et à l’instar de l’entretien 10, c’est dans les échanges avec la médecine du travail que des solutions ont pu être pensées puis expérimentées. Concernant la pluridisciplinarité, on entend dans les discours des chefs de service l’intérêt trouvé à une modalité fortement ancrée dans la culture professionnelle du champ social et le manque de cette ressource collective, cette possibilité d’adossement à d’autres acteurs pertinents dans le cas des situations pourtant très exigeantes des RPS.

35Le manque de relais, notamment psychologique : la question des ressources pour agir est renforcée en ce qui concerne l’organisation de soutien psychologique des salariés exposés aux RPS. On retrouve la question du relais auprès de psychologue dans plusieurs entretiens. Dans 3 cas, les chefs de service ont pris l’initiative d’organiser cet accompagnement par un psychologue, mais sans prendre appui sur une démarche préétablie dans l’organisation.

36Dans l’entretien 5, la personne évoque le relais proposé aux salariés victimes d’agression physique auprès d’un psychologue extérieur à l’établissement. De la même manière dans l’entretien 9, la direction s’est positionnée, sans limite de temps, sur la prise en charge financière des séances psychologiques si les salariés le souhaitaient. C’est également le cas dans l’entretien 16, où la cheffe de service et son directeur, en opposition avec la direction générale sur cette question, ont organisé la mise à disposition de rendez-vous avec une psychologue en interne à l’association, mais extérieure au service, sans limite de temps et sur sollicitation des salariés exposés. La cheffe de service soulignant toutefois que si la direction générale l’avait appris, « ça aurait chauffé pour nous », « c’est sûr qu’on aurait eu le droit à un entretien de recadrage. Minimum. » On peut noter l’importance du fait que ces psychologues soient extérieurs au service, mais nous constatons le manque de formalisation de cette possibilité. En effet, dans toutes ces situations, le chef de service n’a pas pu s’appuyer sur une procédure claire qui évoquerait :

• soit un relais possible avec un service d’accompagnement psychologique ;

• soit une possibilité de solliciter un psychologue interne à l’association, mais extérieur au service ;

• soit une prise en charge financière par l’institution, des séances auprès d’un psychologue dans le cadre libéral.

37Ces solutions ont donc reposé soit sur un réseau personnel du chef de service (entretien 5), soit sur une décision ponctuelle de la direction (entretien 9), soit sur une décision de la cheffe de service et du directeur d’aller à l’encontre de la décision de la direction générale, au risque de s’exposer eux-mêmes à une éventuelle sanction (entretien 16) « chez nous les psychos sont vraiment dans leurs missions. Ils sont peu positionnés sur l’accompagnement des équipes. » (entretien 11). Les ressources existent partout, mais sont dédiées au public cible et l’extension d’un accompagnement psychologique aux collaborateurs touchés par les RPS n’est pas prévue, ce qui tend à démontrer que les organisations ne sont pas réellement en ordre de marche pour faire face à ces situations, laissant les managers intermédiaires faire face individuellement aux cas qui se présentent.

38Le manque d’outils de communication spécifiques : l’absence d’élaboration collective se manifeste également dans le manque d’outils retraçant la prise en compte et les décisions relatives aux situations de RPS. À la différence des travailleurs sociaux qui disposent de l’outil « projet personnalisé » pour rendre compte de l’analyse et du plan d’action qui en découle, le chef de service ne dispose pas d’un outil de traçabilité de la situation, de l’analyse qui en a découlé, du plan d’action élaboré et des conséquences/actions à mettre en place en cas de non-évolution de la situation. Si le Document Unique d’évaluation des Risques Professionnels pourrait être utilisé à cette fin, nous pouvons relever qu’il n’a été cité que deux fois lors des entretiens par une personne soulignant justement le manque d’un » document unique des risques où la question des RPS devrait apparaitre de manière plus directe » (entretien 10) et dans l’entretien 14 où il est cité en tant que procédure existante au sein de l’institution sans qu’il soit fait état d’une utilisation spécifique dans la prise en compte des RPS. Ce constat pouvant peut-être s’expliquer par la difficulté à transposer les données relatives aux RPS dans ce document.

« La définition du danger, du risque, de sa gravité, de sa fréquence ou de sa probabilité n’est pas évidente lorsqu’on se place dans la problématique des RPS. De plus dans le DU, les risques sont généralement attribués à un processus de travail ou à un poste donné. Or la problématique des RPS est le plus souvent dispersée dans l’organisation »
(Van Wassenhove, 2014, p. 36).

39À qui rendre compte ? Pour intervenir dans les meilleures conditions possible pour les collaborateurs exposés aux RPS comme pour les chefs de service, encore faudrait-il une claire implication de la ligne hiérarchique pour habiliter les chefs de service à agir. Dans le cas des travailleurs sociaux, au regard de l’organigramme, la personne à laquelle ils doivent rendre compte de leur action est clairement identifiée comme étant le chef de service. C’est également le cas pour les chefs de service qui doivent également rendre compte à leur direction. Toutefois, dans certains cas, nous avons pu observer que la direction ne mettait pas en place les conditions sécurisantes pour que les chefs de service puissent s’autoriser à la solliciter. Lors de l’entretien 6, la personne indique qu’il « ne fallait pas remonter s’il y avait une souffrance des équipes ou alors c’était la faute du cadre intermédiaire ». Ou encore dans l’entretien 8 où la personne explique « si des éléments étaient remontés, ils passaient « à la poubelle ». On retrouve également cette question dans l’entretien 12 : « Leur soucis (à la direction) n’est pas du tout les RPS […] ».

4.2. Isolement des chefs de service : une entrave à l’analyse réflexive

40La phase réflexive est considérée comme une étape nécessaire dans la construction des compétences. Pour identifier et prendre en charge une situation critique comme le sont les RPS, cette phase est non seulement intéressante pour renforcer les compétences individuelles des managers, mais également pour l’organisation. Mais sans la médiation d’autrui, la réflexivité est diminuée. Nous avons mis en lumière les conséquences de l’isolement et l’importance des relais notamment sur la capacité à mettre en place une analyse réflexive. Analyse réflexive dont l’importance est pourtant reconnue et même plébiscitée par les chefs de services, comme c’est évoqué dans l’entretien 3 : « chaque expérience est bonne à prendre pour en faire quelque chose et pour évoluer dans notre travail » ou encore lorsque cette même personne affirme que « c’est une des plus belles choses que l’on peut faire dans notre métier : le retour d’expérience ».

41Cet isolement se concrétise à la fois par l’expression des chefs de service interrogés d’une absence de soutien de la direction, mais aussi par des conceptions différentes des RPS par rapport aux différents acteurs qui gravitent autour des chefs de service et la difficulté à faire émerger une représentation partagée.

4.2.1. Isolement lié à l’absence de soutien de la direction

42Il apparaît que sur l’ensemble des chefs de service interrogés, 5 personnes estiment ne pas être soutenues par leur direction alors que 8 personnes estiment être soutenues. Deux personnes ont répondu qu’elles estimaient être soutenues, mais ont précisé que ce soutien prenait soit une forme indirecte (présidence du CSE) soit une forme ambivalente dans laquelle le soutien est décrit comme une absence de la direction générant une latitude laissée au chef de service dans le traitement des situations. Dans les deux cas, il ne s’agit pas d’un soutien direct de l’intervention du chef de service. Une personne n’a pas pu répondre à cette question du fait de son manque d’ancienneté sur le poste.

43Il nous est apparu intéressant de confronter les réponses aux modalités de soutiens réellement décrits dans l’entretien d’explicitation afin de préciser s’il s’agissait de réponses « convenues » (le chef de service répond ce qu’il estime être la meilleure réponse) ou non et si la perception des chefs de service quant au soutien de la direction était en adéquation avec la situation décrite.

44Ainsi, il apparaît que sur les entretiens exploitables pour cette analyse (13 entretiens) :

• 6 personnes estiment être soutenues par leurs directions et ce soutien se confirme dans les actes décrits par les chefs de service. Même si pour une d’entre elles, on peut noter que le soutien a été réel de la part de la direction (N+1), mais absent de la part de la direction générale (N+2), c’est le cas dans les (entretiens 2, 5, 9, 10, 14 et 16) ;

• 2 personnes estiment ne pas être soutenues par leur direction et ce sentiment se confirme dans la situation décrite. (entretiens 3 et 12) ;

• 1 personne estime ne pas être soutenue dans la prise en compte des RPS par la direction, mais on constate un soutien réel dans le cadre de la situation décrite (entretien 1) ;

• 3 personnes estiment être soutenues par leur direction, mais ce soutien ne ressort pas dans le cadre de la situation décrite (entretiens 8, 11 et 15) ;

• 1 personne n’avait pas pu se déterminer sur le soutien de la direction, estimant manquer de recul, mais l’entretien d’explicitation démontre un soutien de la part de la direction (entretien 13).

45Ce travail de confrontation soulève deux informations importantes :

46Tout d’abord, sur 13 entretiens, 5 personnes n’ont pas bénéficié de soutien de la part de la direction dans le cadre de la gestion de la situation de RPS.

47Ensuite, il peut y avoir une différence entre le soutien réel et le soutien ressenti. C’est par exemple le cas de l’entretien 15, où le chef de service estime être soutenu par la direction, mais où la direction n’intervient à aucun moment dans le récit du traitement de la situation, en dehors de la réception d’écrits. Toutefois, il est possible que le simple fait de pouvoir envoyer ces écrits soit considéré comme un soutien suffisant de la part du chef de service. Dans les entretiens 9 et 10, les chefs de service ont estimé être soutenus, mais ce soutien n’a pas laissé de traces dans l’entretien d’explicitation. Cela pourrait confirmer l’hypothèse d’une réponse convenue dans l’entretien semi-directif. Et dans le cas de l’entretien 1, la personne estime ne pas être soutenue par la direction, néanmoins la direction semble avoir été présente et actrice dans la situation décrite, ce qui soulève cette fois la question de l’écart entre l’attente de la personne et la réalité.

48Ainsi l’analyse des entretiens met en lumière que, à leurs yeux, les directions ne se positionnent pas toujours en soutien des chefs de service et/ou que ce soutien n’est pas toujours pleinement perçu par les chefs de service.

4.2.2. Isolement lié aux regards différents portés sur les RPS – Avec la direction

49Au-delà de l’absence de soutien perçu de la part de la direction, ressentie et exprimée par le manager de proximité ou réellement vécue, c’est-à-dire illustrée par des faits, nous constatons une différence dans la conception des RPS et les attentes de la direction, interprétée par les chefs de service, par rapport aux RPS, qui peut se matérialiser par un sentiment de manque d’intérêt voire un désintérêt pour ce sujet de la part des directions. Dans la mesure où nous avons pu étudier ici uniquement l’expression du ressenti des chefs de service, sans chercher à le confronter aux actions réelles des directions, nous ne pouvons que nous baser sur l’analyse de l’ensemble des entretiens.

50En effet, dans certains cas, la question des RPS est complètement niée ou cachée. C’est le cas dans l’entretien 12 où le chef de service explique, en parlant de la direction que « lorsque nous avons été confrontés à des salariés en souffrance, cela a toujours été considéré comme une fable ». On peut supposer que la qualification même de souffrance est rejetée en raison de la difficulté à partager un diagnostic approprié des RPS. C’est également le cas dans l’entretien 2 où le chef de service explique que la direction est en « recherche de paix sociale recherchée constamment, c’est la théorie du “pas de vague” ». On le retrouve également dans l’entretien 3 : « J’ai envoyé votre mail à ma directrice et elle m’a dit que ce n’est pas important. Si certains n’ont que ça à faire de se poser des questions… ». Dans l’entretien 4, la personne va jusqu’à exprimer en parlant de la posture de sa direction : « si un salarié craque, c’est qu’il est faible et c’est de sa faute ». Cette tentation au réductionnisme psychologique est courante, surtout lorsque la question du mal-être au travail a émergé, et manifeste de la sous-estimation des facteurs organisationnels dans la survenue des RPS.

51Dans d’autres cas, le manager est, de son point de vue, laissé seul face à la question des RPS et la direction intervient uniquement lorsqu’elle y est contrainte (intervention du CHSCT, insistance du chef de service, ampleur de la situation). C’est le cas de l’entretien 2 où le chef de service a bénéficié d’un soutien, mais où il précise que ce soutien à nécessité une forte insistance de sa part. C’est le cas également dans l’entretien 12 où la personne explique que toute la gestion des RPS appartient au chef de service : « sans conseil ni aucune méthodologie » ;

52Parfois, cela se caractérise par un refus d’investissement de la part de la direction : induisant que s’il y a des RPS, c’est la faute du salarié ou du chef de service. On retrouve cette question dans l’entretien 6 où la personne explique qu’« il ne fallait pas remonter s’il y avait une souffrance des équipes, ou alors c’était de la faute du cadre intermédiaire » ou que « ce n’était pas un sujet qu’on pouvait aborder, il y avait une omerta sur ce sujet ». On retrouve ce même positionnement dans l’entretien 4 : « dans les propos tenus par la direction, si un salarié craque, c’est qu’il est faible et c’est de sa faute ». Ou encore dans l’entretien 1 : « Les directions se défaussent trop souvent sur les cadres intermédiaires et du coup ils n’assument pas leurs responsabilités ».

53Ce sentiment d’isolement peut aussi se caractériser par un intérêt de la part de la direction, mais une méconnaissance des RPS qui ne lui permet pas d’intervenir de façon « soutenante » : c’est par exemple le cas de l’entretien 8 où le chef de service n’a pas trouvé de soutien auprès de sa direction, car celle-ci était elle-même démunie face à la situation de RPS.

54Pour finir, l’isolement peut provenir d’un écart entre la direction et la direction générale dans la perception des RPS : c’est le cas de l’entretien 16, où cette fois, selon le chef de service, le directeur a été soutenant dans la démarche, mais la direction générale a bloqué toute possibilité d’action, refusant de se saisir des éléments ayant été remontés.

55Ces différentes postures de la direction peuvent entraîner un sentiment d’isolement pour le chef de service, dans la mesure où cela peut, ou risque, d’entraver sa capacité à solliciter sa direction et à demander de l’aide. Cette difficulté peut s’inscrire dans un affaiblissement du lien hiérarchique, alimenté par l’une absence de prise en considération des éléments remontés ou même par crainte d’une remise en cause des compétences du manager.

4.2.3. Isolement lié aux regards différents portés sur les RPS – Avec les pairs/collègues-chefs de service

56Sur l’ensemble des chefs de service interrogés dans le cadre des entretiens semis directifs, seulement 5 sur 16 expriment avoir la même vision des RPS que leurs pairs/collègues, alors que deux personnes expliquent avoir une vision différente. Les autres sont plus mitigés, 3 expliquant partager en partie la même vision, mais pas avec tous. Une personne a expliqué avoir une vision similaire, mais pas tout le temps. Enfin, une dernière personne explique avoir la même vision, mais pas la même manière d’y répondre. À noter que 4 personnes n’ont pas répondu, soit parce qu’elles n’ont pas de collègue, soit parce qu’ils ne connaissent pas la vision de leur collègue sur les RPS.

4.2.4. Isolement lié aux regards différents portés sur les RPS – Avec le personnel

577 chefs de service ont estimé avoir la même vision des RPS que les membres de leurs équipes, alors que 4 pensent avoir une vision différente. 4 chefs de service n’ont pas répondu ou ont estimé ne pas savoir répondre. Enfin, 1 chef de service indique avoir une vision partiellement partagée avec les membres de son équipe.

58On peut noter que les décalages entre la vision du chef de service et les membres des équipes peuvent être justifiés par :

• une attente du « risque zéro » de la part des équipes (entretien 5) ;

• une méconnaissance des RPS de la part des équipes (entretien 7) ;

• le fait que les plus jeunes membres des équipes n’ont pas encore été confrontés aux RPS (entretien 16) ;

• le fait que le manager bénéficie d’une place particulière, lui permettant d’avoir une vision décalée sur les situations par rapport aux membres de l’équipe (entretien 6).

59Dans ces cas, il s’agit de construire une représentation pour agir avant même d’accéder ou de créer des ressources pour l’action. Mais les conditions pour le faire ne semblent pas être réunies.

4.2.5. Isolement lié aux regards différents portés sur les RPS – Avec les représentants du personnel

60Dans les situations de RPS, les représentants du personnel ont un rôle important en termes de prévention et de règlement des situations détectées. Dans notre échantillon, nous constatons que la moitié des chefs de service n’ont pas répondu à cette question. Soit parce qu’ils n’ont pas de contact avec les représentants du personnel, soit parce qu’ils n’ont pas abordé cette question avec eux. Un chef de service explique même qu’il perçoit un manque d’implication des IRP, malgré des situations de RPS existantes (entretien 11). Un quart des chefs de service estiment avoir la même vision que les représentants du personnel, dont une personne qui précise qu’elle ne partage en revanche pas la manière d’y répondre (entretien 9). Les 4 derniers chefs de service estiment avoir une vision différente :

• en termes de préoccupation (entretien 2) ;

• sur le fait que parfois, les représentants du personnel peuvent être perspicaces, mais parfois que leur posture engendre des RPS (entretien 6) ;

• sur le fait que les représentants du personnel peuvent faire des confusions entre vie privée et vie professionnelle (entretien 7).

61Bien sûr, il s’agit là uniquement de la perception propre aux chefs de service interrogés sur une projection qu’ils font sur d’autres acteurs internes. Que ce soit sur le point de vue de leur direction, de leurs collègues/pairs, du personnel avec lesquels ils travaillent et des représentants du personnel, les réponses apportées par les personnes interrogées sont donc subjectives. Elles appartiennent à celles qui l’expriment, traduisent un ressenti et/ou vécu, mais ne peuvent pas constituer une vérité absolue. Toutefois, cette sensation de différence, qu’elle soit justifiée ou non, peut engendrer un isolement des chefs de service par le fait qu’ils ne se sentiront peut-être pas suffisamment écoutés et/ou compris pour évoquer cette question avec les autres.

4.2.6. Soutiens internes (en dehors de la direction) et externes et pratique réflexive

62Après avoir identifié les différentes formes d’isolement que pouvaient percevoir les chefs de service que nous avons rencontrés, nous avons, à l’aide de l’analyse des entretiens d’explicitation, pu mettre en lumière les relais et/ou le réseau auprès desquels les chefs de service se sont appuyés dans la résolution de la situation qu’ils nous ont décrite. Ainsi, il ressort de cette analyse que les chefs de service ont trouvé des relais variés et différents, en interne ou en externe. Ainsi, sur les 13 entretiens exploitables au niveau de l’analyse :

• 2 personnes n’ont bénéficié d’aucun relais ou soutien, dont une qui a exprimé ne pas en avoir ressenti le besoin ;

• 3 personnes ont bénéficié d’un seul relais ;

• 5 personnes ont bénéficié de 2 relais ;

• 3 personnes ont bénéficié de 3 relais différents.

63Nous nous sommes donc questionnés sur la capacité des personnes à accéder à une pratique réflexive lorsque les chefs de service n’ont pas, ou peu, de soutien/relais. À noter que nous ne parlons pas ici de la capacité à réfléchir dans l’action, mais bien la capacité à réfléchir sur l’action, bien que ces deux parties de la réflexion soient complémentaires. En effet, « la réflexion dans l’action amorce souvent une réflexion sur l’action, parce qu’elle met en “réserve” des questions impossibles à traiter sur le vif » (Perrenoud, 1998, p. 3).

64Nous avons comparé ces résultats concernant le nombre de relais pour chaque entretien avec l’expression du ressenti de la personne (doute, culpabilité, satisfaction, etc.) et avec sa capacité d’analyse réflexive. Dans notre cas, nous nous sommes concentrés sur la réflexion à dominante rétrospective qui consiste en la capacité à dresser un bilan, de comprendre ce qui a marché ou non et de préparer à une « prochaine fois » (Perrenoud, 1998, p. 7). En voici les éléments que nous avons pu observer.

65Tout d’abord, nous constatons un non-apprentissage pour les personnes n’ayant bénéficié d’aucun relais. Nous rejoignons ici le constat développé par Durat et Kern (2019, p. 21) qui expliquent que l’impossibilité d’identifier les situations critiques, de les partager au sein d’un espace de parole sécurisant et de les analyser dans leur globalité « risque davantage de prolonger un état de confusion et d’incomplétude ». Cela se confirme pour les chefs de service des entretiens 8 et 12, qui n’ont bénéficié d’aucun relais dans le traitement de la situation décrite. Ces derniers n’ont pas non plus tiré d’enseignement de cette situation. Si cela n’a pas eu d’impact sur le chef de service de l’entretien 12, qui s’est visiblement appuyé sur des compétences déjà acquises précédemment, cela semble davantage avoir impacté le chef de service de l’entretien 8. Dans sa description, ce dernier évoque beaucoup de doutes et d’incertitudes, voir une crainte de ne pas avoir agi comme il aurait dû. Ceci, malgré les nombreuses années qui se sont écoulées depuis cette situation. La personne indique par exemple, « je pense que j’aurais dû jouer mon rôle de chef de service en faisant appel à la règlementation » (entretien 8). De plus, la personne continue de s’appuyer sur sa propre échelle de valeurs pour analyser, voire justifier, ses réactions, sans parvenir à discerner si sa posture était réellement la bonne ou si elle aurait pu ou dû faire les choses autrement. Ainsi, nous constatons que cette personne n’a pas eu accès à une analyse réflexive approfondie, et donc à la possibilité de développer des compétences ou enseignements tirés de cette expérience. Cela a laissé cette personne dans une situation d’incertitude sur ses compétences et sur sa capacité à gérer une situation similaire si cela avait dû se reproduire. Pour les deux situations, l’absence de relais engendre un non‑apprentissage.

66De plus, nous constatons un apprentissage limité pour les personnes ayant bénéficié de très peu de relais différents : les trois chefs de service qui n’ont bénéficié que d’un seul relais sont parvenus à minima à porter un regard relativement positif sur la situation vécue. Ils ont malgré tout eu accès à une analyse réflexive partielle. Dans le cas de l’entretien 2, on constate que la question rétrospective n’apparaît pas directement dans l’entretien, toutefois la personne parvient à porter un regard sur son cheminement et sur son organisation qui démontre une prise de hauteur personnelle. Pour l’entretien 11, la personne évoque une analyse réflexive partielle et réalisée seule, qui a entraîné toutefois des changements dans sa manière de manager. Dans le cas de l’entretien 14, la personne évoque ne pas se sentir à l’aise à ce jour avec ce type de situation, mais parvient à exprimer un besoin de formation pour acquérir cette aisance qui lui fait défaut. Ainsi, un relais unique ne semble ni entraver ni favoriser l’apprentissage qui reste partiel.

67D’autre part, nous avons pu mettre en lumière que plus les personnes ont bénéficié de relais, plus elles ont pu accéder à une analyse réflexive et à construire des compétences nouvelles. Ainsi, les chefs de service qui ont bénéficié de plus de 2 relais différents (entretiens 1 ; 3 ; 5 ; 9 ; 10 ; 13 ; 15 et 16), parviennent à porter un regard bien plus positif, voire même à exprimer une satisfaction dans la manière dont ils ont managé la situation. Ils parviennent à décrire avec facilité les enseignements qu’ils ont tirés de cette expérience, même lorsque la situation les a impactés émotionnellement et qu’ils ont dû se remettre en question. Dans ces situations, où les relais sont nombreux, il semble y avoir davantage d’opportunités de réaliser des apprentissages. Cette situation est d’ailleurs explicitement évoquée dans l’entretien 9 où la personne souligne l’intervention très rapide de sa hiérarchie qui a permis « le temps du retour d’expérience et qu’est-ce qu’on va apprendre de cette situation et comment on fait pour que ça n’arrive plus, ou en tout cas, plus de cette façon-là ». On peut supposer que le croisement de perspectives différentes permet d’aborder la situation sous des angles variés et d’en concevoir une représentation plus riche, plus nuancée.

68Enfin, notons la situation particulière de la personne interrogée lors de l’entretien 16. Celle-ci indique avoir dû remettre en question ses convictions et sa manière de manager, grâce aux relais qu’elle a obtenus. Ainsi, cette prise de hauteur sur la situation vécue lui a permis de désapprendre ses manières de faire antérieures pour aboutir à des compétences nouvelles. Dans cette situation singulière, il y a désapprentissage au sens de Durat (Durat, 2013, 2014) puis apprentissage nouveau. Il n’est pas étonnant que cette situation soit isolée puisque « divers travaux […] montrent que le changement de pratiques professionnelles n’excède pas 15 % des praticiens qui ont “décidé” de changer, après qu’ils aient été convaincus que leur comportement professionnel n’était pas le bon » (Bernadou, 1996, p. 37).

5. Discussion

69Parmi les pistes auxquelles cette recherche conduit, il apparait que la formation sur les RPS, quelle que soit la manière de l’aborder, n’avait pas pour conséquence une modification directe du management des chefs de service, selon leur point de vue. Toutefois, selon nos analyses, il apparait clairement que la possibilité de partager l’interprétation d’une situation de RPS avec plusieurs professionnels permet une transformation de la représentation pour agir, et probablement l’enrichissement voire le développement à plusieurs niveaux de cette représentation pour les chefs de service : une connaissance des résultats de l’action ou de l’inaction (feedbacks), une rétroaction sur l’identification plus fine et probablement plus précoce des situations ultérieures, une attention à des indicateurs nouveaux, le recours à un éventail de solutions possibles ; on peut donc penser que la phase d’élaboration cognitive à plusieurs professionnels n’est pas seulement facilitante, mais probablement centrale dans le dénouement de la situation pour les personnes impliquées et pour le développement des compétences managériales. Il s’agirait donc d’une condition « capacitante » pour ces chefs de services.

70Dans cette perspective d’intervenir sur les représentations des RPS, une formation ou, a minima, une sensibilisation à la question des RPS commune aux directions, aux chefs de service, aux représentants du personnel et aux professionnels de terrain manque et complique l’émergence d’une représentation partagée, dès l’identification d’un RPS jusqu’à sa prise en compte. Une formation plus largement diffusée constituerait une base de départ pour éviter le sentiment d’isolement des chefs de service dans les échanges à la fois avec leurs collaborateurs, leurs pairs-chefs de service et leur direction. Cette sensibilisation pourrait d’ailleurs être intégrée aux diplômes initiaux ce qui permettrait de diffuser largement et uniformément cette connaissance et éviterait des écueils liés aux priorités de formation de chaque institution, favorisant ainsi le dialogue et en évitant l’isolement. Cette mise à plat dans la conception même des RPS serait une base de départ à une prise en compte collective des RPS. Nous rejoignons ainsi ce que Clot décrivait lorsqu’il insistait « sur la dimension centrale de s’adresser à autrui, sans cela, “l’action sur soi devient un monologue avec son propre vécu” (p. 274), et “le sujet reste seul avec lui dans le leurre d’un rapport direct possible » (p. 275) ; il n’accède à l’activité que par l’entremise de ses rapports aux autres » (Clot, cité par Durat & Kern, 2019, p. 4). Les situations de RPS sont réellement des mises à l’épreuve des équipes, qui questionnent le collectif sur sa capacité à soutenir le tissu relationnel, à poser les limites acceptables de l’engagement des professionnels et qui interrogent l’environnement professionnel et les conditions du travail. La transformation de ces épreuves en opportunités de développement est une possibilité, mais requiert un certain nombre de conditions : la possibilité de la réflexivité, une médiation à travers un partage collectif qui permet l’élaboration cognitive et socio-affective de la situation, et une attention aux résultats de l’action afin de modifier durablement les représentations et les actions en transformant la structure perceptuelle de l’expérience (Durat, 2014, 2020 ; Durat & Kern, 2019).

71Clot rejoint ainsi les constats de Gosling et Mintzberg qui « soulignent la limite d’avancer dans les entreprises sans prendre le temps ni faire l’effort d’être réflexif dans sa pratique : « Les managers ont absolument besoin de s’arrêter et de penser, de faire un pas de côté et de réfléchir en profondeur à leurs expériences. […] Les évènements ou happenings deviennent expérience seulement après avoir été mis en profonde réflexion ». (2009, p. 56‑57 ; cités par Fronty, 2017, p. 77). Or l’analyse réflexive constitue la base de la montée en compétence des chefs de service sur la prise en compte des RPS dans leur management de proximité. « C’est des situations quand on les vit qui vous apportent une paire de lunettes supplémentaire. […] C’est ce qui fait l’expérience professionnelle » (Entretien 9).

72Nous avons par ailleurs montré l’importance du transfert de compétences utilisées dans le contexte de situations de RPS, sur lesquelles s’appuient les chefs de service ayant préalablement exercé des missions de travailleurs sociaux en protection de l’enfance. Cette transposition facilite la détection, donne des bases à l’accompagnement des professionnels impliqués et permet les premiers diagnostics. Des freins liés à ce transfert de compétences ont aussi été identifiés, notamment en termes d’outil de partage de décision et de formalisation. Nous avons émis des propositions de solutions diverses, pouvant aller de la mise en place de procédures, à une redéfinition des rôles en intégrant la fonction et la responsabilité de chacun sur la question des RPS. Une autre solution consisterait en l’intégration systématique de la question des RPS à l’ordre du jour des réunions de direction, ou la mise en place d’une instance spécifique pour analyser collectivement les situations et élaborer des plans d’actions face aux situations de RPS.

73Bien sûr, ces solutions n’auraient pas pour conséquence la prévention des RPS sur le terrain, car il s’agit d’un travail de réflexion approfondi à mener sur un diagnostic organisationnel global et un plan d’action sur les causes. Toutefois elles permettraient de promouvoir la mise en place d’une politique de prise en charge commune, claire et où les rôles et les responsabilités seraient bien déterminés, permettant, on peut l’espérer à les contenir. Elles contribueraient également à la montée en compétence des chefs de service sur la question des RPS en augmentant leur pouvoir d’agir.

6. Conclusion

74Notre problématique visait à comprendre dans quelle mesure la dimension critique des situations de RPS comme épreuves peut-elle constituer une opportunité d’apprentissage et à quelles conditions ?

75Nous avons fait l’hypothèse qu’un déficit de ressources pour le travail collectif fragilisait les chefs de service dans la prise en compte des situations de RPS. Nous avons découvert lors de cette recherche qu’effectivement, l’expression d’un sentiment d’isolement était fréquente auprès de notre échantillon de chefs de service et que le travail collectif pour une prise en compte efficace des RPS était peu soutenu par les ressources collectives. Mais nous avons également vu que parfois des ressources existent (présence de psychologues, existence de dispositifs de réflexivité, procédures applicables à d’autres domaines), mais que la possibilité d’y avoir recours n’était pas prévue. De plus, l’absence de représentation partagée de ce que sont les RPS rendent délicate toute réflexivité au sein de l’organisation, retardant voire empêchant une élaboration collective de la prise en charge.

76Nous avons donc entendu des chefs de service disant devoir se débrouiller et « bricoler » des solutions aux interstices des organisations de travail, sans toujours avoir le soutien de leur hiérarchie. Sans doute des transferts de compétences sont opérés de la fonction de travailleur social à la fonction de chef de service, ils font apparaître des savoirs d’action propres au champ de l’intervention sociale, ce qui montre la créativité à l’œuvre pour faire face à l’épreuve des RPS. Nous avons également pu souligner l’importance de certaines configurations organisationnelles afin de traiter ces « épreuves professionnelles » en opportunités de développement pour les chefs de service et des conditions favorables à cette transformation. Mais il n’en demeure pas moins l’impression générale d’organisations peu prêtes à penser les RPS dans leur dimension organisationnelle et qui ne sont pas en capacité de proposer une réponse articulée quand surviennent ces situations. Une des conséquences de cette insuffisante prise de conscience est que les chefs de service « prennent sur eux » la gestion des RPS, avec le risque de leur propre fragilisation. Sans soutien cognitif et social, ou avec un soutien insuffisant ou inapproprié, ils sont conduits à porter la charge psychosociale forte liée à ces situations critiques.

77Notre parcours professionnel, notre réseau professionnel et le lien avec les personnes ont contribué à obtenir des réponses que nous n’aurions peut-être pas obtenues sans cela. Que ce soit en termes de nombre d’entretiens, de situations de RPS évoquées ou en termes de richesse des réponses, nous avons eu le sentiment parfois de proposer un premier échange réflexif sur ces situations à forte charge émotionnelle bienvenu et apprécié par les professionnels rencontrés. Toutefois, ce même passé professionnel a probablement fermé la porte à d’autres entretiens et a peut-être empêché voire biaisé certaines réponses dans le cadre des entretiens. En tout état de cause, le fait d’avoir obtenu 16 réponses favorables de personnes prêtes à accepter les entretiens confirme également l’intérêt d’investiguer la question des RPS du point de vue des chefs de service dans une approche qualitative.

78Parmi les limites de cette enquête et malgré le fait d’avoir mis en place différentes actions pour tendre vers l’objectivité dans le traitement des données, une part de subjectivité est bien sûr inhérente à notre position de recherche sur notre propre champ professionnel comme l’indique Weisser « Tout texte scientifique s’insère également dans un dialogue, en ce qu’il reprend des questions vives déjà débattues, en ce qu’il appelle des réactions parce qu’il a vocation à être lu et discuté. La responsabilité de son contenu est donc partagée entre le chercheur (lors du processus de recherche) et l’auteur (lors du processus de rédaction). » (2014, p. 136). Dans le cadre de l’exploitation des résultats, nous avons été amenés à faire des choix quant à l’angle d’analyse des données. Ces choix nous semblent avoir permis d’analyser tous les entretiens de manière cohérente. Comme le dit Martinet dans sa théorie de la pertinence de 1960 (cité par Weisser, 2014, p. 253) :

« toute description est acceptable à condition qu’elle soit cohérente ; cette cohérence s’obtient en conservant un seul et même point de vue ; ce qui a pour effet de ne retenir que les traits pertinents du phénomène étudié, à l’exclusion de tous les autres ».

79Ce travail a également ouvert de nouveaux questionnements. Si nous avons évoqué l’importance du transfert de compétences de la fonction de travailleurs sociaux en protection de l’enfance vers la fonction de chef de service, sur quelles compétences les managers de proximité des autres secteurs s’appuient-ils dans la prise en compte des RPS ? Enfin, nous avons montré que la formation, telle qu’elle est – insuffisamment – délivrée aujourd’hui, ne permet pas d’assurer un développement de compétence systématique des chefs de service, et quand elle le permet, c’est au prix de nombreux ajustements opportunistes non prévus par l’organisation. Ce travail soulève donc la question des dispositifs d’accompagnement les plus adéquats qui permettraient, au-delà de la transmission de connaissances théoriques, de développer des compétences pratiques pour les chefs de service.