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L’activité de l’encadrant : savoir adopter la perspective de l’activité d’autrui

The manager’s activity: knowing how to adopt the perspective of the activity of others
Hervé de Bisschop et Jean-François Métral

Résumés

Comme activité « d’intervention sur l’activité d’autrui » (Barbier, 2011, p. 62), celle de l’encadrant, lorsqu’elle est conçue comme l’expérience qui émerge du couplage dynamique entre un acteur et son environnement en situation d’animation d’un collectif de travail, reste largement cachée pour un observateur extérieur. En conséquence, sa compréhension exige des méthodes de dévoilement de la manière avec laquelle l’encadrant se construit un point de vue sur l’activité de celles et ceux qu’il dirige. Dans une visée compréhensive, la présente recherche se propose de documenter les variables de la situation relatives à l’activité des encadrés, à leurs états et à leurs évolutions au gré des transformations de la situation, qui sont prises en compte par l’encadrant pour savoir, faire et contrôler ce qui est à faire (Tourmen, 2014). À cette fin, elle s’intéresse à l’expérience vécue par les élèves-officiers de l’armée de terre au cours d’un stage d’aguerrissement. Les résultats montrent comment, pour déployer son activité, l’encadrant combine deux perspectives simultanées sur la situation : la sienne ; celle qu’il attribue à autrui et qu’il infère des combinaisons de prises d’informations sur le groupe et ses membres, l’environnement, la réalisation de la tâche et sa propre activité (ce qu’il pense, fait et ressent). Cette recherche propose un éclairage complémentaire à ce que l’approche par l’activité peut apporter à l’intelligibilité d’une activité complexe comme celle de l’encadrant, en particulier en la documentant non plus seulement à partir de la description de ce qu’il fait (Mintzberg, 1984), mais de ce qu’il vit et expérimente en lui et avec autrui. Elle débouche sur quelques propositions de perspectives pour la formation des futurs encadrants.

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Texte intégral

1. Dévoiler l’activité de l’encadrant pour saisir comment il se construit une théorie de l’activité des encadrés

1Dans les nombreux travaux s’intéressant à ce que fait l’encadrant, tant en sciences de gestion, qu’en sciences humaines et sociales, les termes de management ou d’encadrement recouvrent une variété de réalités.

  • 1 Les dimensions personnelles de l’activité (connaissance de soi, organisation personnelle,…), interp (...)

2Ce que fait le manager peut ainsi être considéré sous l’angle du management des organisations (Hellriegel, Slocum, Simon & Baron-Renault,, 2015) ou de la pratique des managers (Tengblad, 2012) ou encore du comportement organisationnel (Dolan, Gosselin & Carrière, 2013). Les recherches montrent alors l’extrême variété de ce que font les encadrants : se gérer, animer un collectif de travail, communiquer, gérer les conflits, organiser le travail et coordonner des projets, conduire l’innovation, développer la culture organisationnelle, accompagner les changements, motiver et impliquer les individus, développer les compétences des collaborateurs, prendre des décisions, construire une vision stratégique, contrôler les processus et gérer des ressources financières ou humaines, matérielles ou symboliques… Bien que des auteurs, à l’instar de Mintzberg (1984), aient élaboré des taxinomies1 pour tenter d’ordonnancer et rendre plus lisible les différentes tâches réalisées par les encadrants, l’ensemble de ces travaux convergent sur un constat commun : celui de la complexité du métier d’encadrement au point où il a même pu être décrit comme un « métier impossible » (Mispelblom Beyer, 2015). Car comme le souligne Deslandes (2016), il est à concevoir à la fois comme une technique, une pratique, une science, une éthique ou une politique, située sur un continuum de phénomènes qui relèvent tout autant des individus, des interactions interpersonnelles, des dynamiques de groupes et des logiques organisationnelles et institutionnelles.

3Ce que fait le manager peut aussi être considéré sous l’angle du travail et de l’activité entendue comme « résumé et réduction acceptable de l’être au monde des hommes et plus spécifiquement de leur engagement dans des pratiques sociales » (Durand, 2013a, p. 189). Dans ce paradigme de l’activité (Champy-Remoussenard, 2005), des premiers travaux se sont intéressés à l’activité de l’encadrant par le biais de problématiques aussi variées que (i) l’évaluation du niveau de compétence du manager (p.ex., Serreau, 2012), (ii) l’organisation du travail de manager (Dieumegard Saury & Durand, 2004 ; Durand, 2015), (iii) les rapports entre théories de l’activité et management (p.ex., Engeström, 2011), (iv) les dispositions dans l’activité du manager novice (p.ex., (de Bisschop, Flandin & Guérin, 2022 ; Durand, 2013b), (v) le travail d’équipe (p.ex., Mayen, 2014), (vi) l’activité des managers et/ou des dirigeants (p.ex.,(Barbier, 2011 ; Barbier, Chauvigné & Vitali, 2011 ; Rogalski & Langa, 1997 ; Tourmen & Mayen, 2007 ; Tourmen, Mayen & Samrany, 2011), (vi) l’apprentissage du management (p.ex., (Cardona Gil & Lemaître, 2016 ; Vannereau, 2011 ; Vannereau & Lemaître, 2020). Ces recherches décrivent l’activité de l’encadrant comme complexe (Bonnet, 2019) à plus d’un titre dont nous aimerions ici en mettre deux en exergue. Tout d’abord, comme toute autre activité humaine, l’activité de l’encadrant doit être saisie comme une totalité dynamique auto-organisée qui exprime un couplage entre un acteur et son environnement physique et social, donnant lieu à une expérience pour l’acteur (Poizat & Durand, 2015, p. 52). Cela signifie, d’une part, qu’elle est dynamique au sens où elle émerge de ce couplage individu/environnement et qu’elle opère une co-transformation de l’un et l’autre ; d’autre part, qu’elle est située et incarnée parce qu’elle mobilise, à tout moment et de manière conjointe, les dimensions somatiques, affectives et cognitives de l’individu, inscrites à la fois dans une histoire singulière et un contexte social et culturel déterminé. Ensuite, une part de l’activité de l’encadrant consiste à travailler avec et pour autrui (Mayen, 2002, 2007 ; Pastré, 2011 ; Perez-Roux, Leblanc, Mukamurera & Vidal-Gomel, 2019). Elle relève « d’actions d’intervention sur l’activité d’autrui » (Barbier, 2011, p. 62) dans ce que Durand (2015) désigne par le management du travail (nous ajouterions d’autrui). Cela exige de la part de l’encadrant de construire une théorie de l’autre en tant « qu’agent mental » et intentionnel, et donc de savoir adopter des perspectives autres que les siennes sur la situation en cours (Tomasello, 2004, p. 172). Autrement dit, cela implique de sa part de construire une théorie de l’activité d’autrui ayant des états somatiques, affectifs et cognitifs différents de lui-même, ainsi que des indicateurs le renseignant sur ces différentes dimensions de l’activité d’autrui.

4C’est dans ce paradigme de l’activité que nous inscrivons notre propos en focalisant sur cette dimension de son travail qui consiste à agir avec et pour autrui. Dans une visée compréhensive tournée vers une perspective de formation des futurs encadrant, nous cherchons à décrire la manière avec laquelle l’encadrant se construit un point de vue sur l’activité d’autrui, c’est-à-dire ce qu’il prend en compte pour diagnostiquer l’état et l’évolution de l’activité des personnes qu’il dirige dans les situations.

5À ce titre, les deux dimensions de complexité de l’activité de l’encadrant que nous avons présentées rendent celle-ci particulièrement « peu compréhensible pour un observateur extérieur » et largement « cachée » (Tourmen, et al., 2011, p. 119). En conséquence, chercher à saisir cette part de l’activité de l’encadrant appelle des concepts et méthodes de dévoilement (Champy-Remoussenard, 2017) permettant de comprendre la manière dont il saisit l’activité d’autrui au fil des situations qu’ils rencontrent. Pour argumenter notre propos, nous présentons donc tout d’abord les principaux éléments du cadre de la didactique professionnelle que nous mobilisons pour dé-voiler l’organisation de l’activité par laquelle un encadrant se forge un point de vue sur l’activité de ceux qu’il encadre. Nous expliquons ensuite l’origine des données sur lesquelles porte notre proposition, en insistant sur les intérêts et les limites du choix de l’observation de situations du stage d’aguerrissement des élèves-officiers de l’armée de terre au regard de notre problématique. Nous précisons aussi la méthodologie de recueil et d’analyse des données que nous employons. Nous exposons alors ce que ces analyses nous permettent de dire concernant la part de l’activité de l’encadrant qui cherche à interpréter l’activité de ceux avec et pour qui il agit dans les situations observées. Pour terminer, nous dressons quelques perspectives issues de ces résultats pour la formation des encadrants aux situations de travail avec et pour autrui et en particulier dans des environnements sur‑sollicitants.

2. Comprendre les organisateurs de l’activité par lesquels l’encadrant se forge un point de vue sur l’activité de ceux qu’il encadre

6Les situations de travail avec et pour autrui sont très éloignées sur un plan structurel des situations homme-machine car « dans l’interaction entre humains, l’autre agit et réagit selon ses propres motifs et buts, sa compréhension de la situation, son investissement, sa relation à son interlocuteur, au cadre et à l’objet de l’interaction » (Pastré, Mayen & Vergnaud, 2006, p. 175). Pour autant, le postulat des auteurs du champ de la didactique professionnelle est que l’activité des professionnels pour ces classes de situations repose sur une organisation invariante – le schème (Vergnaud, 1996) – dont les composantes permettent le déploiement de l’activité et son adaptation aux variations des situations :

  • des buts et anticipations ;

  • des règles d’action, de prises d’information et de contrôle ;

  • des invariants opératoires (concepts-en-actes et théorèmes-en-acte) qui portent sur les objets en présence, leurs propriétés et relations. Ceux-ci permettent de sélectionner les prises d’informations pertinentes dans la situation et de les traiter, ce qui est essentiel dans la réussite de l’action (Vergnaud, 2010) ;

  • des inférences en situation.

7Cette organisation repose donc sur la prise en compte d’un certain nombre de traits génériques des situations qui assimilent celle-ci aux autres situations de la même classe, permettant la reconnaissance de la classe de situations et donc l’orientation et l’organisation de l’action dans la situation. Elle intègre non seulement les variables à prendre en compte, mais aussi les objets sur lesquels il est possible d’agir (Mayen, 2007, 2020). Cela revient à dire que pour faire face aux variations des situations d’une classe donnée, le professionnel doit être « capable d’identifier l’état des variables les plus essentielles d’une situation (état de l’objet du travail, état des conditions de réalisation de l’action) et [de disposer] d’un ensemble de connaissances sur ces états qui permettent de les combiner et de construire une configuration significative à partir de laquelle il sera possible de décider d’une action à entreprendre » (Ferron, Humblot & Mayen, 2006, p. 20). Dès lors, l’une des spécificités des situations de travail avec et pour autrui est qu’elles requièrent de prendre en considération l’activité de ceux avec et pour qui le professionnel agit, puisqu’ils font partie de la situation (Mayen, 2020). En élargissant le propos de Mayen concernant les affects à l’ensemble des dimensions de l’activité, nous pourrions dire qu’il est nécessaire pour le professionnel qui agit « de l’identifier, de l’interpréter, de [la] prendre en compte et d’agir avec, soit en en tenant compte dans les actions réalisées, soit de chercher à agir dessus directement ou indirectement » (2020, p. 18). Or l’accès à des informations sur l’activité d’autrui n’est souvent pas direct et peu même s’avérer compliqué dans le feu de l’action : à partir de quels indicateurs identifier le niveau de douleur, de fatigue, de motivation, de stress… d’autrui ? Son interprétation, en relation avec les autres caractéristiques (ressources et contraintes) de la situation de co-activité, est complexe pour déterminer quelle est la capacité d’agir d’autrui : il n’est pas toujours facile de mettre en relation les indicateurs perçus entre eux et avec d’autres composantes de la situation, dont celles qui relèvent de l’action de l’encadrant, pour en inférer une interprétation relative aux intentions, aux besoins et attentes, à l’état affectif, cognitif, physique… de l’autre, à ses possibilités et impossibilités d’agir et aux actions à déployer en conséquence (Mayen, 2007). D’autant que cette interprétation s’appuie sur une mise en lien avec des invariants opératoires (concepts et théorèmes en actes) relatifs aux autres qui ne relèvent pas toujours de connaissances d’origine scientifique, mais sont bien souvent issues de l’expérience de chacun, voire de catégories, de croyances, de valeurs partagées par un ensemble de professionnels (Mayen, 1997, 2007, 2020) et constitutive d’une partie de leur culture professionnelle commune. Or, pour ce type de classes de situations, la complexité est telle que l’apprentissage par la simple expérience de repères par lesquels l’action est possible n’est pas facile (Pastré et al., 2006). Enfin, cette complexité est encore renforcée lorsqu’il s’agit d’agir avec et pour un groupe d’individus co-agissant dans la situation. L’encadrant doit alors être en mesure de prendre des informations sur l’activité de chacun, mais aussi sur l’avancée globale de l’action vers la réalisation du (des) but(s) visé(s) et en déduire ce sur quoi il doit agir, en ayant à l’esprit que les actions des uns interviennent dans ce que font ou peuvent faire les autres.

« Cela conduit à considérer l’importance des opérations de diagnostic et de contrôle avant et en cours d’action. Cela suppose que chaque professionnel ait eu l’occasion de construire une batterie d’indicateurs permettant, au quotidien et en cours d’action, d’estimer ces états. (…) C’est en fonction des résultats de ces opérations de diagnostic et de contrôle que les décisions d’action sont prises : intervenir un peu plus ou un peu moins » (Mayen, 2007, p. 58).

8Or, si les situations d’encadrement ont déjà fait l’objet de travaux dans le champ de la didactique professionnelle, c’est essentiellement pour souligner que le dirigeant vise à créer les conditions d’engagement d’autrui dans son activité et qu’il le fait essentiellement par la parole (Tourmen & Mayen, 2007 ; Tourmen et al., 2011) ou encore pour mettre en exergue la fonction de coordination et d’orientation de l’activité collective tenue par le chef d’équipe (Mayen, 2014). La suite de notre texte s’inscrit donc dans ce mouvement des travaux de la didactique professionnelle qui visent à élargir les dimensions de l’activité prises en considération dans analyse du travail pour la formation (voir par exemple Gillet & Asloum, 2020 ; Mayen, 2020 ; Métral, 2017), en nous intéressant à la manière dont un encadrant prend en considération un ensemble de dimensions de l’activité de ceux avec et pour qui il agit.

9En somme, l’objectif de cette recherche est de documenter les variables de la situation relatives à l’activité des encadrés, à leurs états et à leurs évolutions au gré des transformations de la situation, qui sont prises en compte par l’encadrant pour savoir, faire et contrôler ce qui est à faire (Tourmen, 2014). Cela implique des choix méthodologiques qui permettront un recueil empirique pertinent au regard de l’objet que nous étudions.

3. Documenter l’activité d’encadrants agissant avec et pour autrui : choix méthodologiques

10Comme nous l’avons expliqué plus haut, les situations d’encadrement ne se limitent pas à des situations dans lesquelles l’encadrant agit avec et pour autrui. S’y ajoute que, dans de telles situations, l’activité de l’encadrant peut s’avérer difficilement observable de l’extérieur. Ces deux caractéristiques rendent le choix des situations observées et des méthodes de recueil particulièrement important pour produire des données susceptibles de permettre l’étude de l’activité de l’encadrant tournée vers l’activité de ceux qu’il encadre. De plus, les méthodes d’analyses doivent être en mesure de rendre compte de cette activité et des situations dans lesquelles elle se déploie.

3.1. Le stage d’aguerrissement des élèves‑officiers de l’armée de terre : des situations paroxystiques des phénomènes à observer

11Au regard des considérations précédentes, nous avons retenu comme terrain pour notre étude un segment du curriculum de la formation des élèves-officiers (EO) de l’armée de terre : le stage d’aguerrissement.

12Le curriculum de formation professionnelle des élèves-officiers de l’armée de terre française se déroule aux Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan, ainsi que sur différents terrains de stages de préparation (Lorient ; fort de Penthièvre ; Guyane). Parmi ceux-ci, le stage d’aguerrissement au Centre d’Entraînement en Forêt Équatoriale (CEFE) situé en Guyane Française sollicite de manière intensive les apprenants par un enchainement continu d’ateliers d’enseignement, d’entrainements, de simulations et de tests. Cette formation professionnelle d’entraînement à la direction de collectifs vise à développer chez les stagiaires, ce que l’institution militaire nomme l’aguerrissement : c’est à dire la capacité « d’affronter l’environnement du moment, de résister dans la durée, de surmonter l’adversité, de savoir parfois supporter l’insupportable, et d’avoir la certitude de “sortir de la tranchée” quel que soit le risque encouru » (Armée de Terre, 2017, p. 4). Il est animé pour le 3e Régiment Étranger d’Infanterie de la Légion Étrangère par des instructeurs certifiés par les écoles « jungle » les plus exigeantes au monde : Brésil (CIGS de Manaus), Colombie (Lanceros) et Équateur (Tigre).

13Ce stage procède par immersion en milieu naturel hostile – la forêt équatoriale, qui « peut rapidement devenir le premier et le pire ennemi pour une troupe non aguerrie ou mal préparée » (Walter, 2015, p. 214). Il procède aussi par confrontation des stagiaires à des perturbations spontanées (par ex. les variations soudaines des conditions climatiques ou la perte d’un membre du groupe pour raison de blessures, ou encore l’affaiblissement des organismes sous les effets cumulés du manque de nourriture et de sommeil…) et provoquées (par ex. le changement inopiné du chef en cours d’action, des coups de sifflets puissants à quelques centimètres des stagiaires, l’ajout d’activités non prévues en fin de journée prolongeant la mise en activité la nuit…) (De Bisschop & Olry, 2020). Il constitue donc un environnement qui sur-sollicite fortement l’ensemble des dimensions constitutives des organismes des stagiaires.

Figure 1 : Exemple d’activités proposées lors du stage d’aguerrissement. 
Figure 1. Example of activities proposed during the training courses

Figure 1 : Exemple d’activités proposées lors du stage d’aguerrissement.  Figure 1. Example of activities proposed during the training courses

14La présente étude se focalise sur une séquence précise du stage : les pistes d’audace « jaguar » et « brancard ». Ces deux pistes ont comme caractéristiques communes (i) d’être des exercices collectifs effectués par groupe d’une douzaine de stagiaires sous un commandement qui tourne entre eux, (ii) d’être exécutées dans un temps imparti au risque de subir des pénalités de retard, (iii) de se dérouler en jungle dans des conditions épuisant rapidement les organismes, (iv) de devoir terminer l’exercice avec l’ensemble des membres du groupe et enfin (v) de ne perdre aucun matériel. Elles se distinguent par les objectifs qui sont assignés au groupe. Pour la piste « jaguar », le but assigné aux participants est de franchir une série d’obstacles dans un temps maximum par obstacle et avec comme seuls équipements trois sangles et trois mousquetons. Pour la piste « brancard », la finalité de la mission est d’évacuer, dans un brancard de fortune, un des membres du groupe simulant un blessé, et ce en préservant l’intégrité physique de ce dernier.

15Malgré ses similitudes avec certaines caractéristiques du métier de militaire, cette formation s’en distingue, car elle entraîne les stagiaires à diriger des collectifs de travail en situations intensives sans conflit, sans mission de défense ou d’attaque, sans adversaire et sans utilisation d’armes. La visée pédagogique centrale se situe ailleurs : dans le développement des aptitudes à diriger en environnements sur-sollicitants, c’est-à-dire de celles permettant de maintenir opérationnel les capacités d’action des encadrés face à l’incertain, l’imprévu, voire l’insoutenable (De Bisschop & Leblanc, 2022). Il s’agit pour eux d’apprendre à discerner les signes les renseignant sur le vécu et l’état des corps en vue d’en préserver, sur la durée, les capacités tant mentales, que physiques ou relationnelles.

16L’ensemble de ces caractéristiques fonde quatre motifs qui justifient la pertinence de l’observation de ces situations pour analyser la manière dont celui qui est positionné en tant qu’encadrant d’un groupe de stagiaires prend en considération l’activité de ceux qu’il encadre.

17Le premier est que ces situations « écologiques » de formation, par leur réalisme, s’apparentent à des simulations (Samurçay, 2005 et Samurçay & Rogalski, 1998 cités par Vidal-Gomel, Fauquet-Alekhine & Guibert, 2011, p. 118) qui se rapprochent des situations professionnelles de référence visées pour ces élèves-officiers. Elles placent les stagiaires en position d’encadrant ayant à réaliser des tâches collectives avec et pour d’autres stagiaires, dans un environnement qui partage des caractéristiques essentielles au regard de l’activité à déployer avec des situations professionnelles réelles.

18Le second relève des caractéristiques des situations de ce stage, dont nous pourrions dire qu’elles accroissent la densité du vécu expérimenté par les acteurs, qu’il s’agit de l’encadrant et des encadrés, ce qui rend déterminante la prise en considération par le premier de différentes dimensions de l’activité des seconds s’il souhaite mener à bien la tâche collective qui leur a été attribuée : leurs intentions, leur état de fatigue, de stress, d’engagement… Dites autrement, ces caractéristiques et les sur-sollicitations vécues par les EO conduisent à une expression paroxystique des phénomènes que nous cherchons à observer, ce qui rend plus aisée leur observation pour les chercheurs. En somme, parce qu’il expose les apprenants à de multiples et constantes sollicitations, génératives de phénomènes de surcharges mentales, d’explosions émotionnelles et de commotions physiologiques intenses, voire douloureuses, ce stage impose à l’encadrant la prise en compte d’un vécu exacerbé.

19Aussi paradoxal que cela puisse paraître à première vue, le troisième motif est qu’il s’agit de situation de formation. En effet, l’observation de professionnels en situation de formation donne accès à des traces de l’activité qu’ils réalisent pour faire face à des difficultés qu’ils rencontrent dans ces situations nouvelles pour eux, difficultés que des professionnels aguerris à ce type de situations auront dépassées (Carion, Dubois & Pastré, 2008). L’intérêt est donc double : d’une part, nous postulons que cela donnera accès à des dimensions essentielles de l’activité de l’encadrant qui resteraient masquées avec un encadrant plus expérimenté ; d’autre part, cela permet de repérer des difficultés de réalisation voire d’apprentissage de l’action (voire des obstacles à l’apprentissage) qu’il sera intéressant de considérer dans une perspective d’ingénierie de formation. Nous souscrivons donc à l’idée Wittgensteinnienne de généalogie didactique des pratiques par laquelle Sensevy (2011, p. 18) rappelle que « comprendre une pratique c’est comprendre comment on l’a apprise ». En conséquence, ce n’est pas tant le dispositif de formation en-soi qui fait l’objet de notre étude que l’activité en train de s’apprendre.

20Enfin, le dernier motif est plus prosaïque : ces situations sont accessibles à la collecte de données par le chercheur du fait de la réduction des risques au regard des situations de travail réelles de ces militaires (situations de combats).

3.2. Collecte des données : immersion ethnographique, observations directes et auto‑confrontations

21Le protocole de collecte des données s’est déroulé en trois grandes phases.

22Une première phase exploratoire d’immersion et d’acculturation a eu pour but de se familiariser avec l’environnement professionnel et de bâtir des conditions de coopération avec les acteurs du terrain. Elle s’est déroulée sur douze mois et a donné lieu à plus de huit semaines de séjour tant aux Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan que sur le terrain lors des stages de préparation à Lorient et au fort de Penthièvre.

23Une seconde phase s’est centrée sur la période du stage au CEFE (trois semaines). Le recueil des données a pris la forme d’observations directes, de traces vidéos et d’entretiens avec les élèves-officiers (EO) et les instructeurs du stage.

  • 2 Envois en opérations extérieures sur les conflits armés dans lesquelles la France a été ou est enga (...)

24Ce matériel a fait l’objet, en troisième phase, d’un traitement par verbalisation rétrospective au cours d’entretiens d’autoconfrontation avec six élèves-officiers de l’École Militaire InterArmes (EMIA) qui composent l’échantillon de cette étude (voir tableau n° 1 ci-dessous). Tous ces EO disposent d’une première expérience de direction de collectifs en environnements sur-sollicitants2 (étant issus de corps d’élite) et chacun souhaite servir, à la sortie de l’EMIA, en régiments qui opèrent en milieux naturels potentiellement hostiles.

Tableau 1 : Récapitulatif du parcours professionnel des 6 EO. 
Table 1. Summary of the professional background of the 6 EOs

Tableau 1 : Récapitulatif du parcours professionnel des 6 EO.  Table 1. Summary of the professional background of the 6 EOs

25La confrontation des six EO à des séquences vidéos restituant leur activité de commandement, vise à les dé-situer du contexte de l’entretien, pour les resituer dans le flux de leur expérience vécue lors de leurs exercices au CEFE. Nous avons veillé à ce que les entretiens d’autoconfrontation des six elèves-officiers composant notre étude soient en conformité avec les critères recommandés par Vermersch (1994) pour repérer la position de parole incarnée (décrochage du regard, ralentissement du rythme de parole, congruence du verbal et du non verbal), caractéristique d’une reprise de contact avec l’expérience intime, vécue en situation.

3.3. Traitement des données : recherche des variables et indicateurs de prises en compte de l’activité des encadrés

26Le traitement des données ainsi recueillies, retranscrites et formalisées, s’est appuyé sur des catégories construites à partir du cadre conceptuel présenté : une recherche des variables et indicateurs et des invariants opératoires relatifs à l’activité des encadrés pris considération par l’encadrant dans les situations considérées.

27Nous avons débuté le travail par la réalisation d’un tableau à deux volets dont la fonction est de, instant par instant, (i) qualifier les séquences des vidéos d’observation des stagiaires en action, par l’identification des lieux, des acteurs, du time code, (ii) renseigner un premier volet décrivant les données d’observation (contexte, environnement), les comportements des principaux individus, ainsi que les verbalisations de ces derniers en action, (iii) retranscrire dans un second volet les échanges tenus lors de l’entretien d’autoconfrontation entre le chercheur et le stagiaire.

28Dans le cadre contraint de ce texte et compte tenu de nos objectifs, nous avons circonscrit notre analyse à un corpus de 24 séquences dans lesquelles les EO encadrants cherchent à « capter et orienter l’attention des membres du collectif » dont ils ont la charge. En effet, dans ces moments où l’EO cherche à capter et orienter l’attention de ses pairs, il focalise ses préoccupations sur l’observation des signes le renseignant sur les objets qui retiennent et orientent l’attention de ceux-ci. Il doit alors, en particulier, se construire un point de vue sur l’activité de ses pairs, ce qui exige de sa part d’adopter des perspectives différentes des siennes, c’est-à-dire celles qui occupent alors l’esprit des encadrés.

29Nous avons alors mené une analyse de contenu visant à identifier les variables prises en compte par les EO dans les situations observées. Celle-ci a été conduite à partir du questionnement suivant : que cherche-t-il ? À quoi fait-il attention ? Qu’est-ce qu’il surveille ? Qu’est-ce qu’il contrôle ? (Ferron et al., 2006). Dans la dénomination des variables et indicateurs, nous sommes restés au plus près de la manière dont elles ont été exprimées par les encadrants. Le tableau 2 ci-dessous présente à titre d’exemple les variables, indicateurs et verbatims associés à 3 séquences.

Tableau 2 : 3 exemples de variables et d’indicateurs associés. 
Table 2. 3 examples of variables and associated indicators

Tableau 2 : 3 exemples de variables et d’indicateurs associés.  Table 2. 3 examples of variables and associated indicators

4. La part de l’activité de l’encadrant visant à interpréter l’activité de ceux avec et pour qui il agit dans la réalisation de la tâche

30Les analyses de ce corpus de données donnent à voir un ensemble de variables et d’indicateurs que prélèvent les élèves-officiers pour apprécier la réalisation des tâches et les conditions de son avancée vers le but à atteindre. Elles montrent que leur activité prend en considération ce qu’ils infèrent de l’activité des encadrés à partir de variables et d’indicateurs directs et indirects, qui portent sur les encadrés eux-mêmes au travers de leurs comportements (ce qu’ils font) et de leur état (mental, émotionnel et physique), mais aussi sur l’environnement dans lequel ils agissent (et donc les ressources et contraintes à leur activité). Mais elles donnent à voir aussi comment une part des variables et indicateurs qu’ils prennent en considération portent sur leur propre activité d’encadrant (comportements ou états internes). C’est sur la base de ces prises d’informations relatives à différentes dimensions de l’activité des encadrés et d’eux-mêmes dans la situation, mise en relation avec des propositions tenues pour vraies ou pour efficientes dans la culture professionnelle du groupe, qu’ils diagnostiquent l’état global d’avancée dans la réalisation de la tâche et qu’ils décident de leurs interventions dirigées vers le groupe ou vers certains de ses membres.

4.1. Une prise en compte de ce que font et vivent les encadrés

31Un premier ensemble de variables prises en considération par l’encadrant pour estimer la manière dont la tâche est réalisée et son avancement au regard du but à atteindre porte sur le comportement observable des encadrés. Un deuxième ensemble relève du vécu mental, émotionnel et physique des encadrés, qui traduisent leur engagement dans l’action et constituent des conditions essentielles pour la réussite de la tâche.

4.1.1. Comportements des encadrés et progression de l’action

32Pour ce qui est des comportements observables dans l’activité des encadrés, l’encadrant mobilise un ensemble de variables relatives à l’exécution des ordres, la progression de l’action et le contact avec les encadrés (voir Figure 2 page suivante). Mais il faut y ajouter qu’il met en regard de ce comportement ce qu’il observe des ressources et contraintes de l’environnement où ils agissent.

33La manière avec laquelle les membres du collectif exécutent leurs tâches conduit l’encadrant à sélectionner deux variables différentes.

34La première porte sur l’exécution des ordres et plus précisément sur la façon qu’ont les encadrés de le faire. Pour cette variable deux indicateurs viennent le renseigner quant au fait que les ordres sont correctement exécutés ou pas : (i) la mise en œuvre est-elle immédiate, ou bien les ordres ne sont-ils pas suivis d’effets instantanés – « en fait, ce n’est pas des ordres suivis des faits » (Autoconf Taie-piste Jaguar) ; (ii) les gestes exécutés sont-ils conformes à ceux commandés – « Vous voyez, là, elle ne m’écoute pas. Je lui dis : “allonge-toi là-dessus”. Elle avançait comme ça, et ça prend des heures alors que si on s’allonge de tout son long, on accroche au bout, on pousse un coup avec les jambes, en 5 secondes on est de l’autre côté. » (Autoconf Taie-piste Jaguar).

35La seconde variable s’intéresse à la qualité du geste exécuté. À ce niveau, deux indicateurs permettent à l’encadrant de l’apprécier : (i) la précision du geste – « là, elle manque une sangle, elle met le pied à côté, ça va trop vite, elle retombe par terre. On a encore plus perdu de temps » (Autoconf Regcha-piste Jaguar) ; (ii) l’imitation de ceux qui ont réussi dans l’exécution d’une action ou d’une opération – « vous voyez la difficulté à J à franchir alors que moi, je n’ai pas eu autant de difficulté. J’aurai aimé qu’il prenne ça en exemple » (Autoconf Taie-piste Jaguar).

36La progression de l’action, elle, est appréciée par l’encadrant par le truchement de quatre variables différentes et complémentaires, mises en regard avec la prise en compte des dimensions de l’environnement qui pourraient faire ressource ou contrainte pour l’action en cours.

37L’une relève du niveau d’engagement des subordonnés dans l’action en cours. Celle-ci est évaluée par l’encadrant au travers de deux indicateurs : (i) la densité de l’effort fourni par les membres du groupe – « si vous me demandez où elle est focalisée [mon attention] – elle est focalisée sur le détail du fait que tout le monde se donne à fond » (Autoconf Quemat-piste Brancard) ; (ii) la présence de prise d’initiative – « oui, globalement. Si ce n’est le manque d’initiative individuelle sur ces petites choses. » (Autoconf Regcha-piste Jaguar). Au sujet de cette question relative à l’importance de l’effort fourni, nous avons pu noter dans le discours des élèves-officiers deux propositions tenues pour vraies qui soulignent combien le fait de se donner au maximum de ses capacités fait partie des attendus dans la culture des stagiaires. La première postule que, sur un passage difficile, « en fait un individu qui ne se donne pas à fond, retarde l’ensemble du groupe » (Autoconf Guijul-piste Jaguar). La seconde part du principe que lorsqu’un individu ralentit en début de mission c’est qu’il a déjà abandonné dans sa tête : « quand on vient de débuter une épreuve, et que ça ne fait même pas 5 minutes, on ne peut pas rester bloqué comme ça, ce n’est pas possible. Ce sont des gens qui, déjà, qui, pour moi, commencent à abandonner. » (Autoconf Vilmat-piste Brancard).

38Le rythme de la progression du groupe constitue une seconde variable prise en compte par l’encadrant. Ici l’indicateur qu’il mobilise est la présence de discussion dans le groupe. Cet indicateur fait bien écho à l’invariant opératoire affirmant que lorsque la pression est forte, il ne faut pas ouvrir des espaces de discussion : « il n’y a pas de place à la discussion là-dedans parce que justement on est sous pression » (Autoconf Guijul-piste Jaguar).

Figure 2 : Les variables relatives aux comportements observés chez les encadrés au regard de l’environnement. 
Figure 2. Acting variables relating to the behaviours observed among the supervisees with regard to the environment

Figure 2 : Les variables relatives aux comportements observés chez les encadrés au regard de l’environnement.  Figure 2. Acting variables relating to the behaviours observed among the supervisees with regard to the environment

39Le degré de fluidité de la progression du groupe est la troisième variable renseignant l’encadrant sur la progression de l’action. C’est sa régularité qui lui permet d’en mesurer la valeur : « dans cette situation-là où ça avance très peu. Donc en fait, il n’y a pas de fluidité dans la progression et du coup on ne peut pas avancer. » (Autoconf Quemat-piste Brancard).

40Enfin le degré de cohésion du collectif dans sa manière de progresser est la quatrième variable mobilisée par l’encadrant pour apprécier la progression de l’action en cours. L’indicateur le renseignant sur celle-ci réside dans le fait qu’aucun membre du collectif n’est laissé de côté ou à l’écart de l’action. L’importance de la cohésion du groupe est déjà bien inscrite dans la culture des élèves-officiers de ce stage, à l’instar de Regcha qui énonce cette proposition tenue pour vraie que sur les pistes « groupe » il faut réussir tous ensemble : « Le souci de l’équipe. On ne peut pas vraiment penser à soi dans ce genre d’épreuve là. Le but que l’équipe avance en entier. » (Autoconf Regcha-piste Jaguar).

41Cependant, l’encadrant met le comportement des encadrés et la progression de l’action en regard des ressources et contraintes pour l’action qu’il identifie dans l’environnement, et ce au travers de deux indicateurs :

  1. ce qui peut faciliter l’action et la progression du groupe :
     — « et bien je focalise mon esprit sur les obstacles à venir et sur le fait d’être le plus utile au groupe en leur annonçant justement tout ce qui pourrait être judicieux pour eux, quel endroit serait plus à même de facilité la progression du groupe donc, c’est vraiment un souci d’efficacité pour le groupe (…). Mais première idée, c’est facilité la progression du groupe. » (Autoconf Vilmat piste Brancard) ;
     — « juste concentré un pied devant l’autre et en regardant et en étant vraiment alerte, le plus possible, dès le début. Sur la moindre branche, le moindre tronc, la moindre racine qui pourrait retarder la progression du groupe. » (Autoconf Vilmat piste Brancard) ;
     — « Parce qu’on s’est rendu compte en fait, ce passage-là où il n’y a rien pour qu’on puisse s’agripper ; il n’y a pas de rocher dans la boue qui puisse nous aider à prendre appui, de ne pas s’enfoncer. Là je me disais qu’il fallait peut-être mieux qu’on se rabatte sur la droite pour pouvoir s’aider de la berge.
     » (Auoconf Doucle-piste Brancard).

  2. ce qui permet de repérer en amont les ressources ou entraves à l’action par exemple en montant sur une racine, ou en passant devant le groupe pour repérer les obstacles – « c’est soit moi qui le fais soit moi qui vais devant pour tracer le chemin et trouver un meilleur endroit », ou encore en déléguant à ceux qui sont en tête le repérage de ces obstacles et ressources : « Donc, c’est mon objectif…, ceux qui portent le sac et l’arme, je les veux encore plus devant puisque je sais qu’ils vont pouvoir faire du repérage, notamment, je savais qu’il y avait des branches cachées dans la boue pour aider justement à se tirer. Et c’était ce que je leur avais demandé. Ils ne l’ont pas bien fait parce qu’ils n’avaient pas l’expérience de cette piste et je pense qu’ils ont été pris par la difficulté, ils n’y ont plus pensé, mais c’était mon objectif. C’était qu’ils fassent du repérage. » (Autoconf Queimat – piste Brancard)

42La dernière variable relative aux prises d’information de l’encadrant sur le comportement de ses pairs renvoie à la manière avec laquelle ces derniers maintiennent, par le regard, le contact avec lui. L’indicateur tient alors dans la direction des regards : sont-ils tournés vers l’encadrant ou ailleurs ? Nous sommes ici devant une proposition tenue pour vraie bien connue dans le métier à savoir que quand un homme regarde son responsable, alors celui-ci sait qu’il est écouté par son subordonné :

« alors là, si je dis : “D, regarde-moi”. C’est parce que je sais qu’en me regardant, il va m’écouter et donc, il va bien entendre ce que j’ai envie qu’il fasse » (Autoconf Vilmat-piste Brancard).

4.1.2. Vécu des encadrés et orientation des encadrés vers la réalisation de la tâche

43Pour ce qui est du vécu des subordonnés, récapitulé en figure n° 3 ci-dessous, les variables prises en compte par l’encadrant sont afférentes soit au vécu mental, soit à celui émotionnel, soit enfin à celui physique.

44Trois variables différentes renseignent l’encadrant sur l’état mental des membres du collectif dont il a la charge.

45La première variable signifiante aux yeux des élèves-officiers dans ce registre mental est le degré de lucidité des individus. L’indicateur qui lui permet de l’évaluer réside dans le fait que les individus aient ou pas une appréciation juste de la situation :

« les mecs étaient KO après l’obstacle, on a mis du temps à revenir à ce que chacun soit lucide sur celui-ci » (Autoconf Taie-piste Jaguar).

46La seconde variable porte sur l’orientation des préoccupations des individus. Pour savoir vers quoi ou sur quoi celles-ci se focalisent, l’encadrant mobilise quatre indicateurs :

  1. les préoccupations sont-elles tournées vers la volonté de l’encadrant ? – « tout est dans ma main et c’est pour ça que je guette le moindre moment où c’est son esprit, sa volonté qui reprend la main. Eh bien non, c’est la mienne en fait qui s’impose. Parce que ma volonté, c’est celle du groupe. » (Autoconf Taie-piste Jaguar) ;

  2. ou le sont-elles vers le groupe ? – « Le souci de l’équipe avant tout c’est un principe de base » (Autoconf Vilmat-piste Brancard) ;

  3. ou encore sont-elles orientées vers les objectifs de la mission ? – « donc, le point où il doit se concentrer en priorité, ce n’est pas ses pieds où il est bloqué, mais, bien le blessé. » (Autoconf Doucle-piste Brancard) ;

  4. ou enfin le sont-elles tournées vers les difficultés ressenties par les membres du groupe ? « c’est – je ne sais pas comment dire exactement – je ne veux pas qu’il se concentre sur ce qui le met en difficulté. Je veux qu’il se concentre sur notre objectif » (Autoconf Doucle-piste Brancard).

47Le choix de tels indicateurs se fonde sur la croyance selon laquelle un individu occupé à exécuter un ordre ne pense plus à son ressenti comme l’exprime ici Vilmat : « en fait à donner les ordres, la personne ne réfléchit pas. Donc ne panique pas » (Autoconf Vilmat-piste Brancard) ; alors que lorsqu’il pense à lui, il devient alors incapable d’aider le groupe, « et du coup, il ne pense qu’à lui et peut-être qu’il se dit : “vivement ma fin. Vivement que ça se termine”. Ou alors : “pourvu que je reste bloqué et qu’ils me sortent”. Et je pense qu’il était plus dans cette situation-là. Donc, il était incapable de nous aider. » (Autoconf Doucle-piste Brancard).

48La troisième variable concerne la présence des doutes dans l’esprit des individus. L’indicateur qui permet à l’encadrant d’inférer cette présence est la corrélation qu’il établit entre le fait qu’une personne se confronte à des échecs successifs et celui que le doute naisse alors dans son esprit : « donc là, il y a vraiment le doute parce que… il (LAV) essaie de nous donner comme il peut des conseils. Parce qu’il sait très bien qu’on est dans une situation d’échec où on n’a pas réussi à plusieurs reprises ; on a le doute qui est en nous. » (Autoconf Regcha-piste Jaguar). Les élèves-officiers mobilisent dans ce type de situation un concept-en-acte pour réussir à se ré-engager dans l’action en cours : « verrouiller le cerveau ». « Verrouiller cerveau » signifie ne plus élaborer des raisonnements distanciés sur l’action, ne plus écouter les dialogues internes, mais agir en focalisant ses capacités mentales sur l’exécution de l’action :

« là, il me dit : “vite”. Et ce qui est complètement normal parce que : “dépêche-toi”. Donc là, je monte. Donc là, je verrouille encore le cerveau. » (Autoconf Regcha-piste Jaguar).

Figure 3 : Les variables relatives à l’état mental, émotionnel et physique des subordonnés. 
Figure 3. Variables relating to the mental, emotional and physical state of subordinates

Figure 3 : Les variables relatives à l’état mental, émotionnel et physique des subordonnés.  Figure 3. Variables relating to the mental, emotional and physical state of subordinates

49Pour ce qui est du vécu émotionnel, les types d’émotions constituent une variable pour laquelle les indicateurs prélevés classifient ces dernières entre des émotions positives (allant, joie, impulsions…) ou négatives (grogne, impatience, énervement…). Pour les premières, les encadrants interrogés considèrent qu’elles vont soutenir l’engagement des membres jusqu’au terme de la mission, alors que les secondes indiquent et participent à des formes de démobilisations individuelles ou collectives.

50Enfin sur le volet physique du vécu des encadrés, l’encadrant porte attention à quatre variables différentes.

51Le niveau de douleur ressentie est l’une d’entre elles. Ici ce sont les cris des subordonnés qui renseignent l’encadrant sur la présence de la douleur : « je les entends, je les entends serrer les dents, avoir mal et voilà » (Autoconf Quemat-piste Brancard).

52Le niveau de fatigue en est une autre. Pour cette variable deux indicateurs informent l’encadrant : (i) le rythme de progression du groupe, la lenteur marquant la présence de la fatigue ; (ii) la manière d’exécuter un geste habituel. Ici ce qui fait sens pour l’encadrant c’est la différence qu’il constate entre ce qu’il observe de la manière avec laquelle un individu va effectuer un geste commun (comme soulever un sac) dans l’action en cours et la manière avec laquelle cette même personne le fait habituellement. La présence d’un éventuel différentiel entre ces deux manières indique la présence ou l’arrivée de la fatigue :

« rien que la manière dont on balance un sac en fait. Parce qu’on a pesé les sacs avant. Rien que la manière dont on balance le sac, on sait si le mec ; il le balance à fond pour partir courir ou s’il le balance : c’est dur ! » (Autoconf Taie-piste Jaguar).

53Une autre variable réside dans la tonicité des postures et des gestes. Les indicateurs alors pris en considération par l’encadrant sont les mimiques du visage, le regard ou encore la posture générale de l’individu :

« Sans se rendre compte, on analyse le visage des gens. Parce qu’on voit en gros, on voit dans leur regard, on voit dans leurs yeux leur attitude. Comment ils sont courbés. » (Autoconf Taie-piste Jaguar).

54Enfin, la tonalité des voix informe l’encadrant sur l’état physique des autres élèves-officiers. Ici l’indicateur mobilisé est la teneur positive et décidée de la voix lorsque les élèves-officiers répondent aux demandes de l’encadrant, comme l’exprime Vilmat ci‑après :

« le pote est là, si je dis ça, c’est pour avoir cet effet-là. Je ne sais pas si ça a eu, mais en tout cas, si je dis : “les gars ça va”, c’est pour… oui, c’est Gibs. Même si après, je sais que tout le monde à mal partout, mais c’est juste le petit moment d’écoute de comment il répond par un : “ok, ça va.” » (Autoconf Vilmat-piste Brancard).

4.2. Des inférences à partir de ce que fait et vit l’encadrant lui même

55Mais dans ces situations, les prises d’informations de l’encadrant ne se cantonnent pas à des variables relatives aux comportements et au vécu des autres. Elles intègrent également des variables et indicateurs relatifs à certaines dimensions de son propre comportement et de son vécu, que nous récapitulons dans la figure 4 ci‑dessous.

Figure 4 : Les variables relatives au comportement et au vécu de l’encadrant. 
Figure 4. The variables relating to the manager’s behavior

Figure 4 : Les variables relatives au comportement et au vécu de l’encadrant.  Figure 4. The variables relating to the manager’s behavior

4.2.1. Soutenir l’engagement des autres par ses propres comportements

56Une première variable présente à l’esprit de l’encadrant concernant son propre comportement est relative à la manière avec laquelle il maintient continu le flux des ordres qu’il donne aux membres du groupe. L’indicateur faisant sens pour lui de cette continuité est l’absence de silence, car il s’agit de « ne pas laisser un moment de silence » (Autoconf Taie-piste Jaguar) : « parce qu’en fait dès que pour moi, un soldat ou un camarade ne reçoit pas d’ordre : il va commencer à réfléchir sur sa situation. Donc à se dire : “ok, je suis le suivant”. “Ok, il fait froid.” » (Autoconf Taie-piste Jaguar). En effet, dans la culture professionnelle, le fait de donner en permanence des ordres permet d’occuper les esprits, de les détourner des pensées négatives, mais aussi de soutenir les personnels. C’est ce que Taie, Quetma et Vilmat expriment en leurs termes :

« Après je sais, avec mes anciennes expériences qui quand on est un chef dans ce genre de situation difficile, il faut toujours, toujours, toujours donner des ordres en permanence » (Autoconf Taie-piste Jaguar) ;

« S’il n’y a pas l’impulsion d’un chef pour moi, il n’y aura pas de remobilisation » (Autoconf Quemat-piste Brancard) ;

« quand tout le monde est dans la souffrance et dans la douleur, on a peut-être un peu le cerveau un peu embrumé et le fait d’avoir des ordres, des cris… je ne sais pas si c’est réellement salvateur, mais, à mon sens moi ça remet un peu de plomb dans la cervelle et ça refait avancer » (Autoconf Vilmat-piste Brancard).

57Une seconde variable prise en compte par l’encadrant sur son propre comportement est le degré de sincérité de ses propos. Il sait en effet que de ce degré dépend pour partie l’effet régénérateur du soutien témoigné à ses subordonnés : c’est ce dont témoigne Regcha : « ça part. c’est comme s’il tournait une page. Cet échec, il part. cet échec, il est parti et j’essaie de penser à autre chose. Il me rebooste. Et je sais que c’est sincère. Je sais que ça vient du plus profond de lui quand il me dit ça. » (Autoconf Regcha-piste Jaguar). L’indicateur qui renseigne sur la valence de cette variable est la lecture qu’il fait de sa propre sincérité : est-elle importante ou pas ?

58Enfin, au niveau physique, le volume de la voix mobilisée pour énoncer les directives permet à l’encadrant d’apprécier si sa voix est posée au « bon niveau » c’est sa hauteur et la force avec laquelle elle s’exprime : « donc, c’est pour ça : débit de paroles constant, ordres constants, volume de voix fort. » (Autoconf Taie-piste Jaguar). La question de la voix de l’encadrant est centrale dans l’exercice du commandement et de son apprentissage. Au point où ces professionnels adhèrent à l’idée que le fait d’entendre la voix du responsable, dissipe les douleurs du subordonné comme le relate Quemat ici :

« c’est 5 secondes où juste d’entendre une autre voix, ça nous fait sortir du moment où on galère. On est là, j’ai mal et juste d’entendre : “allez ! Tenez !” Ou juste : “les gars, ça va”. Tout simple entre nous, dans le cocon. Ça fait sortir la douleur. » (Autoconf Quemat-piste Brancard).

4.2.2. Ressentir les conditions de réalisation de la tâche

59Comme le montre la figure 4 ci-dessus, l’activité de prise d’informations par l’encadrant intègre également une variable relative à ses propres émotions et ressentis perçus de manière proprioceptive, qui le renseigne sur des conditions favorables ou non à la réalisation de la tâche collective.

60Sous une première forme, nous pourrions dire que ses propres émotions le renseignent sur le rapport entre, d’un côté, ce qu’il observe de l’activité de ses encadrés, et de l’autre, ce qui lui semblerait possible au regard de l’environnement ou nécessaire en termes d’activité pour espérer atteindre les résultats attendus (le but et les exigences associés - telles que la durée maximale autorisée pour réaliser la tâche). Ainsi, son énervement ou son exaspération versus sa satisfaction ou la fierté à l’égard des comportements observés chez les membres du collectif sont pour lui des indicateurs clés de l’avancement dans la réalisation de la tâche et de ce lui-même doit faire :

« Vous voyez, là, elle ne m’écoute pas. Je lui dis : “allonge-toi là-dessus”. Elle avançait comme ça, et ça prend des heures alors que si on s’allonge de tout son long, on accroche au bout, on pousse un coup avec les jambes, en 5 secondes on est de l’autre côté. Elle finit par le faire. Mais pas de prise d’initiative individuelle, parce qu’en fait ils sont dans le – et ça, ça m’exaspère on va dire – ils sont là en train de regarder et ils n’aideront pas leur camarade. Ils sont en train de… enfin, de subir… pour moi, il n’y a pas d’autres mots et donc du coup, c’est un moment en tant que chef de faire en sorte que leur énergie se focalise partout, là, où il faut. Donc, c’est pour ça : débit de paroles constant, ordres constants, volume de voix fort » (Autoconf Taie-piste Jaguar) ;

« oui. Intérieurement, on se dit : “c’est bien”. Ça avance comme on veut et moi personnellement, j’étais fier d’eux. Quand vous avez quelque chose en tête et que c’est réalisé vraiment à la seconde près, il n’y a pas de… c’est vraiment tout ce que le chef désire. Je ne suis pas sur une obéissance aveugle, mais… » (Autoconf Vilmat. – piste Brancard).

61Sous une autre forme, l’écho ressenti en son for intérieur concernant l’ambiance régnant dans le groupe le renseigne sur l’état de tension ou de concentration de ses encadrés : « c’est l’ambiance en fait. On le ressent dans l’ambiance. Oui, on le ressent. » (Autoconf Vilmat-piste Brancar). Ainsi en vibrant à l’unisson avec le corps social composé par la section dont il a le commandement, l’encadrant perçoit de manière proprioceptive ce qui se vit par les encadrés engagés dans l’action.

62Autrement dit, nous retrouvons ici l’idée que les affectes de l’encadrant participent des organisateurs de son activité (Gillet & Asloum, 2020 ; Mayen, 2020). Nous pouvons ajouter que les affects des encadrés étant sources d’affects pour l’encadrant, et pas seulement des objets de ses actions, ils contribuent aussi à l’action de l’encadrant (Ibid.)

4.3. Proposition d’un modèle des composantes et dynamiques par lesquelles l’encadrant se construit un point de vue sur l’activité en cours

63Ainsi, l’encadrant produit en cours d’action un point de vue sur l’activité en cours des encadrés sur la base d’une évaluation constante de la manière dont les individus du groupe réalisent ce qu’ils ont à faire, en prenant en compte (Figure 5 ci‑dessous) :

  • la manière dont les membres du groupe exécutent l’action et ses ordres ;

  • leur état physique, affectif et cognitif, minute après minute, au regard de ce qu’il tient pour vrai concernant les capacités et les qualités de chacun d’entre eux, sur la base des précédentes mises en situations ;

  • la progression de l’action et du niveau d’engagement des membres du groupe ;

  • la cohésion du groupe ;

  • ce qu’il observe de l’environnement physique (ressources et contraintes), qui lui permet d’estimer ce qu’ils pourraient ou non faire au regard de ce qu’ils font effectivement.

64Mais il tient aussi compte pour son diagnostic, de ce que lui-même ressent, fait ou serait en mesure ou non de faire pour les aider à agir – autrement dit, il s’intègre en tant qu’instrument du diagnostic sur la situation et ressource pour l’activité du groupe et de chacun de ses membres : sa construction d’un point de vue sur l’activité d’autrui passe par la construction d’un point de vue sur sa propre activité.

Figure 5 : Modèle des 7 composantes constitutives du point de vue de l’encadrant sur l’activité des encadrés. 
Figure 5. Model of the 7 components of the manager’s point of view on the activity of the managed

Figure 5 : Modèle des 7 composantes constitutives du point de vue de l’encadrant sur l’activité des encadrés.  Figure 5. Model of the 7 components of the manager’s point of view on the activity of the managed
  • 3 « La valuation – l’attribution de valeurs telles que “bon”, “juste”, “correct”, “efficace” ou “fiab (...)

65Ces combinaisons d’informations relatives à différentes dimensions de l’activité des encadrés et de lui-même dans la situation sont mises en regard de sa représentation, d’une part, de la tâche à réaliser, c’est-à-dire de la conception qu’il s’est faite de la mission à conduire, en particulier de ce qui reste à faire pour atteindre le but ; et, d’autre part, de la manière de la réaliser dans le cadre de la culture professionnelle dans laquelle il s’inscrit, qui oriente la valuation3 qu’il attribue à telle(s) ou telle(s) variable(s) à tel moment de la réalisation de la tâche (de Bisschop, Olry & Dijon, 2021) : ici la culture professionnelle militaire qui valorise par exemple la structuration hiérarchique, l’exemplarité ou encore l’intégrité du groupe. Autrement dit, il n’est pas possible de penser cette part de l’activité de l’encadrant qui consiste à se constituer un point de vue sur l’activité d’autrui pour agir avec et pour lui (ou eux) en dehors des caractéristiques spécifiques du travail collectif à réaliser et de l’institution et du monde professionnel dans lequel il évolue.

  • 4 De Saint Cyr Coëtquidan

66Mais cette combinaison d’informations pour élaborer un diagnostic dans l’action s’avère complexe et difficile, en particulier lorsque l’intensité de la situation conduit à sur-solliciter les capacités des acteurs et qu’il y a une hypertrophie des signes à prendre en considération. Dans ces moments-là, si nous prenons un peu de recul sur la description de ces résultats, un autre processus semble apparaître. L’encadrant dit qu’il lui faut « verrouiller le raisonnement », « arrêter de penser » et « réorienter ». Il choisit de passer d’une posture mentale habituelle (celle apprise aux Écoles4), distanciée, surplombante et analytique des évènements, à celle d’une disponibilité, d’une ouverture à ce qui advient en lui et autour de lui. L’objet de son attention subit une transformation : il ne réside plus tant dans les évènements que dans la relation qu’il entretient avec ces derniers. En devenant vigilant et attentif à ce que génère en lui les phénomènes observés chez ses pairs et en lui, s’opère pour l’encadrant un processus de conversion attentionnelle qualifié par Depraz, Varela et Vermersch (2011) sous la terminologie d’épochè. En reprenant le modèle proposé par Houdé (2014), nous pourrions dire que, dans cette situation dégradée, le système 3 (de régulation des raisonnements) bloque le système 2 de raisonnement conceptuel canonique (le raisonnement logique) et régule son passage vers le système 1 de raisonnement intuitif, automatique, rapide « avec peu ou pas d’effort et sans contrôle délibéré ; [qui] produit des impressions, des sentiments, des inclinations (…) ; [qui] peut fournir des réactions et des intuitions compétentes après un entraînement spécifique (expertise) » (Kahneman, 2012, p. 131 dans Houdé, 2014, p. 55‑56).

5. Conclusions et perspectives : la compréhension des dynamiques à l’œuvre dans l’activité de l’encadrant en milieux sur‑sollicitants

67Dans une visée compréhensive, les résultats de notre étude rendent davantage intelligible l’activité de l’encadrant quand il doit conduire la réalisation d’une tâche collective dans environnements sur-sollicitant avec un double objectif : parvenir à mener à son terme l’action en cours, mais aussi à maintenir opérationnelles les capacités des acteurs en environnements sur-sollicitants (De Bisschop, 2020). L’identification puis l’analyse des variables et des indicateurs sélectionnés par l’encadrant donnent à voir comment cette activité s’appuie sur différents processus par lesquels l’encadrant se construit « une théorie de son activité et de celle d’autrui ». Elle montre comment, pour déployer son activité, il va combiner deux perspectives simultanées sur la situation : la sienne ; celle qu’il attribue à autrui et qu’il infère des combinaisons de prises d’informations sur le groupe et ses membres, l’environnement, la réalisation de la tâche et sa propre activité (ce qu’il fait et ressent).

68Les résultats de cette recherche donnent un éclairage complémentaire à ce que l’approche par l’activité peut apporter à l’intelligibilité d’une activité complexe comme celle du management. L’avancée qui est ici opérée permet principalement de documenter l’activité du manager non plus seulement à partir de la description de ce qu’il fait, (Mintzberg, 1984) mais de ce qu’il vit et expérimente en lui et avec autrui, et ce dans une quadruple exigence :

  1. saisissant l’activité dans son déploiement même,

  2. intégrant les dynamiques et interactions entre les différentes dimensions cognitives, affectives, sensorielles et somatiques constitutives du vécu des acteurs,

  3. appréhendant cette activité dans son unité comme un tout organique et social : cultivé, situé et incarné (Varela, Thompson & Rosch, 1993),

  4. et préservant le caractère contingent de l’action qui, parce qu’elle est « grosse » d’indéterminations et d’imprévisibilités, ouvre la place à l’actualisation de possibles (Durand, Saury & Sève, 2006).

69Au-delà de cette première perspective compréhensive de l’activité de l’encadrant, ces résultats nous permettent de proposer quelques perspectives pour la formation des futurs encadrants.

70Tout d’abord, ils permettent de définir plus précisément ce qui pourrait constituer des objectifs d’apprentissage. L’un d’entre eux réside dans le développement de cette « théorie de l’activité d’autrui ». Il s’agirait de travailler la manière de diagnostiquer, interpréter et tenir compte de ce qui conduit autrui à faire ce qu’il fait, non pas seulement en catégorisant l’autre ou en référant ce qu’il fait à ce que l’encadrant pense qu’il conviendrait de faire, mais en le mettant en regard de ce que la situation ouvre ou ferme comme possibles, compte tenu de la culture professionnelle des acteurs dans l’action et de l’évolution de l’état des différentes dimensions de leurs organismes.

71Ensuite, l’analyse réalisée permet d’alimenter des variables didactiques ainsi que des critères et indicateurs d’évaluations (Mayen, Métral & Tourmen, 2010) relatifs à l’apprentissage de cette dimension de l’activité de l’encadrant, mobilisables par les formateurs pour construire des situations de formation et d’évaluation de l’apprentissage. Elle fournit au formateur différentes dimensions de la situation de réalisation d’une tâche collective sur lesquelles : (i) il pourra agir à travers la construction de ses situations de formation et les médiations qu’il y déploiera, par exemple pour faire porter l’attention des apprenants en formation sur telle ou telle de ces dimensions ; (ii) il devra constituer des critères et indicateurs susceptibles de le renseigner sur leur activité dans une perspective d’évaluation. Pour cela, les variables et indicateurs identifiés dans nos analyses constituent une base de réflexion, qui cependant devra être adaptée aux caractéristiques spécifiques des situations professionnelles visées par la formation.

72Enfin, l’hypothèse du processus de conversion attentionnelle en situation de haute intensité, par blocage du système 2 de raisonnement et passage vers le système 1, mériterait d’être validée par d’autres recherches empiriques. Il s’agirait aussi de mieux comprendre comment une telle conversion attentionnelle est ou non liée aux caractéristiques sur-sollicitantes des situations que nous avons observées et, pour ce qui concerne notre objet, dans quelle mesure elle est susceptible de se produire dans d’autres types de situation d’encadrement (par exemple dans l’encadrement d’une équipe en situation de crise). De plus, au regard des caractéristiques du système 1 de raisonnement, notamment des biais cognitifs qu’il peut produire, il faudrait déterminer dans quelle mesure cette conversion attentionnelle participe de l’efficience de l’activité de l’encadrant. Cela permettrait alors d’envisager ce processus comme un objectif d’apprentissage à intégrer dans les dispositifs de formation dédiés à l’activité de l’encadrant, mais aussi d’alimenter l’ingénierie des situations de formation propre à son apprentissage. À l’inverse de ce que Houdé (2014) propose, c’est-à-dire de développer un contrôle du passage du système 1 au système 2 pour limiter les biais du raisonnement intuitif lorsque les caractéristiques de la situation l’exigent, il s’agirait ici de construire les conditions d’un apprentissage du contrôle du passage du système 2 logique au système 1 intuitif dans certaines situations, tout en permettant par l’entraînement à ce type de situation que le système 1 fournit des réactions et des intuitions compétentes en limitant les biais de raisonnement. De fait, notre travail tend à montrer que cela constitue déjà un effet d’apprentissage des stages d’aguerrissement des élèves-officiers (EO) de l’armée de terre, à défaut d’en être un objectif d’apprentissage formel.

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Notes

1 Les dimensions personnelles de l’activité (connaissance de soi, organisation personnelle,…), interpersonnelles (leadership, organisation de l’unité,…) informationnelles (communication, argumentation,…) et celles liées à l’action (exercice du pouvoir, négociation,…).

2 Envois en opérations extérieures sur les conflits armés dans lesquelles la France a été ou est engagée.

3 « La valuation – l’attribution de valeurs telles que “bon”, “juste”, “correct”, “efficace” ou “fiable” – est une composante omniprésente de la vie sociale et des processus d’enquête et d’organisation. » (Lorino, 2020, p. 249)

4 De Saint Cyr Coëtquidan

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Table des illustrations

Titre Figure 1 : Exemple d’activités proposées lors du stage d’aguerrissement.  Figure 1. Example of activities proposed during the training courses
URL http://journals.openedition.org/activites/docannexe/image/8648/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 187k
Titre Tableau 1 : Récapitulatif du parcours professionnel des 6 EO.  Table 1. Summary of the professional background of the 6 EOs
URL http://journals.openedition.org/activites/docannexe/image/8648/img-2.jpg
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Titre Tableau 2 : 3 exemples de variables et d’indicateurs associés.  Table 2. 3 examples of variables and associated indicators
URL http://journals.openedition.org/activites/docannexe/image/8648/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 98k
Titre Figure 2 : Les variables relatives aux comportements observés chez les encadrés au regard de l’environnement.  Figure 2. Acting variables relating to the behaviours observed among the supervisees with regard to the environment
URL http://journals.openedition.org/activites/docannexe/image/8648/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 107k
Titre Figure 3 : Les variables relatives à l’état mental, émotionnel et physique des subordonnés.  Figure 3. Variables relating to the mental, emotional and physical state of subordinates
URL http://journals.openedition.org/activites/docannexe/image/8648/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 119k
Titre Figure 4 : Les variables relatives au comportement et au vécu de l’encadrant.  Figure 4. The variables relating to the manager’s behavior
URL http://journals.openedition.org/activites/docannexe/image/8648/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 62k
Titre Figure 5 : Modèle des 7 composantes constitutives du point de vue de l’encadrant sur l’activité des encadrés.  Figure 5. Model of the 7 components of the manager’s point of view on the activity of the managed
URL http://journals.openedition.org/activites/docannexe/image/8648/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 115k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Hervé de Bisschop et Jean-François Métral, « L’activité de l’encadrant : savoir adopter la perspective de l’activité d’autrui  »Activités [En ligne], 20-2 | 2023, mis en ligne le 15 octobre 2023, consulté le 10 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/activites/8648

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Auteurs

Hervé de Bisschop

EA 7529 – FoAP « Formation et Apprentissages Professionnels » – 26 Bd docteur Petitjean – BP87999 – 21 079 Dijon Cedex
herve.de-bisschop@institut-agro.fr

Jean-François Métral

EA 7529 – FoAP « Formation et Apprentissages Professionnels » – 26 Bd docteur Petitjean – BP87999 – 21 079 Dijon Cedex
jean-francois.metral@institut-agro.fr

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