Cet article a été soutenu par l’Agence nationale de la recherche par l’intermédiaire du projet AnR Innovation et Transformation pour l’Activité de Prévention de Risques Professionnels (ITAPAR) (ANR-19-CE26‑0021) qui a financé la recherche produisant ces résultats.
Les auteurs remercient également le Dr Canal-Raffin pour son aide méthodologique et l’analyse des résultats au sein du laboratoire de pharmacovigilance du CHU de Bordeaux. Mais également le service de santé au travail du CHU de Bordeaux et les professionnels du service étudiés qui ont accepté et contribué à la réalisation de cette étude.

1. Introduction

2À l’étranger comme en France, encore aujourd’hui et malgré les tentatives de prévention des risques au niveau des services de soin, des études récentes montrent la persistance de la contamination sur les surfaces de travail (Atgé, Léger, Tremolet, Mouilleron, Martinez, Molimard et al, 2020 ; Canal-Raffin, Léger, Atgé, Tremolet, Mouilleron Martinez et al., 2020 ; Chabut, Tanguay, Gagné, Carin & Bussières, 2022 ; Connor, DeBond, Pretty, Oliver, Roth, Lees et al., 2010 ; Ndaw, Denis, Marsan, Rémy & Robert, 2018) et une contamination interne des professionnels toujours d’actualité (Poupeau, Roland & Bussières, 2016 ; Ndaw et al., 2018 ; Villa, Molimard, Sakr, Lassalle, Bignon, Martinez et al., 2021).

3Face à ces constats, en 2017, une demande sociale émerge par le biais de la Direction générale du travail à l’occasion de la révision de la directive 2004/37/CE, pour la protection des travailleurs contre les risques liés aux cancérogènes ou mutagènes au travail. Cette dernière saisit l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) pour une expertise sur ces substances. Dans son rapport, l’ANSES (2021) pose l’exposition comme une énigme à résoudre, qu’il convient de caractériser pour mieux l’appréhender, sur l’ensemble du circuit du médicament, de sa fabrication jusqu’à la gestion des déchets en passant par l’évacuation par le patient via ses excréta (sueur, urine, vomissure…). Elle pointe également, au sujet des MAC, « un manque général de sensibilisation des professionnels » (p. 34), de « formation spécifique à ce risque » (p. 34) et de son évaluation. Sur ce sujet, il transparait le besoin de rendre visible l’exposition invisible aux MAC, mais aussi des enjeux forts de formation.

4Dans notre recherche, la caractérisation de l’exposition aux médicaments anticancéreux sera alimentée par l’ergotoxicologie (Garrigou, 2011 ; Mohammed-Brahim, 1996 ; Mohammed-Brahim & Garrigou, 2009 ; Sznelwar, 1992), entendue comme pratique particulière de l’ergonomie (Garrigou, 2011). Dans cette pratique, l’énigme que représente l’exposition aux risques chimiques « peut être résolue par l’analyse de l’activité » (Mohammed-Brahim & Garrigou, 2009). Ainsi, chaque acteur du système d’activité doit être inclus dans l’analyse, chacun disposant d’un fragment permettant de comprendre l’exposition (Garrigou, 2011), notamment en ce qui concerne la caractérisation de l’exposition, sa mise en visibilité et sa mise en discussion (Galey, Judon, Jolly, Goutille, Morelot, Albert et al., 2019), pour penser les transformations futures. Dans cette optique, une position d’expert de la part de l’ergonome limiterait les efforts réalisés en ce sens (Vilela, Querol, Sepplinen, Lima, Mendes, Lopes et al., 2014) et serait contraire aux ambitions développementales affichées depuis plusieurs années en ergonomie (Falzon, 2013 ; Mollo & Nascimento, 2013).

5Nous nous inscrivons dans la lignée du travail de Boudra, Lémonie, Grosstephan et Nascimento. (2021), qui proposent de penser l’intervention en prévention des risques comme une possibilité d’émancipation pour le travailleur, où le défi est de les rendre acteurs de la prévention et de leurs situations de travail, dans une approche résolument développementale. Pour ces auteurs, comme pour nous, la théorie historico-culturelle de l’activité (THCA) offre, grâce notamment à son approche issue d’héritages et d’objets communs avec l’ergonomie (Daniellou & Rabardel, 2005), une opportunité pour l’ergotoxicologie de revêtir son ambition développementale.

6L’objectif de l’article, à partir de la première étape d’une recherche-intervention en cours, est de présenter une démarche hybride alliant ergotoxicologie et THCA pour co-construire le choix des surfaces de prélèvements pour les MAC et favoriser la production de connaissances sur l’exposition à ces produits. En considérant l’activité et les compétences des professionnels – souvent perçus comme des cibles de la prévention –, cette hybridation vise à accompagner les soignants dans la construction de nouveaux apprentissages sur l’exposition dans et par le travail. Ces apprentissages permettront de leur redonner une place en tant qu’acteur de l’action de prévention, en accompagnant les intervenants-chercheurs à déterminer des surfaces de prélèvements à réaliser et en produisant leurs propres objets intermédiaires (Vinck, 2009) pour poursuivre la recherche-intervention.

2. La chimiothérapie par médicaments anticancéreux : une avancée à deux vitesses entre bénéfice pour les patients et retard de prévention pour les professionnels

10En France, dans les faits, les services de santé au travail ne disposent pas encore d’outils de prévention efficaces pour prévenir l’exposition invisible aux MAC et mettent en évidence « une mauvaise prise en compte de l’exposition directe et/ou indirecte [des MAC dans l’ensemble des services de soin] » (Nolin, Decourt, Bourlaud & Druet, 2016, p. 766). De plus, les équipements de protection individuelle (EPI) et les équipements assurant la protection collective (EPC) peuvent être inadaptés (Verdun-Esquer et al., 2017). Par ailleurs, il n’y a aucun moyen de formation initiale ou continue concernant les risques liés aux MAC pour les professionnels dans les Instituts de Formation en Soins Infirmiers (IFSI).

• la mise en place de procédures en cas d’accident (Sawicki, Brière, Diakité, Eniafe, Le Bihan & Dewitte, 2013),

• la mise en place d’EPI ou d’EPC lors de la manipulation (Atgé et al., 2020 ; Gilles, Favier, Lombard, Ardiet, Boufercha, Catros et al., 2004 ; Le Garlantezec, Rizzo-Padoin, Lamand, Aupée, Broto & Alméras, 2011 ; Nolin et al., 2016 ; Sawicki et al., 2013 ; Verdun-Esquer et al., 2017),

• la nécessité de mettre en place des consignes de sécurité au travail en formant les professionnels : aux « gestes efficaces » (Le Garlantezec et al., 2011) et aux « pratiques professionnelles » (Nolin et al., 2016).

13Ces premiers éléments issus de l’analyse de la littérature nous rapprochent d’un modèle classique de prévention des risques chimiques, critiqué, pour ses limites, par Mohammed-Brahim et Garrigou (2009), qui au-delà des consignes, normes et formations, imposées aux travailleurs, peine à intégrer l’activité réelle de travail (Garrigou et al., 2004). En effet, au-delà du flou persistant sur les risques d’exposition aux MAC et du manque de connaissances des soignants sur leurs dangers, de nombreuses études ont montré la complexité du travail des soignants notamment des IDE. Face à cela, les travailleurs réalisent des compromis, y compris sur l’exposition à différentes sources de dangers (Mohammed-Brahim & Garrigou, 2009). Aujourd’hui, ces compromis restent peu pris en compte en prévention des risques, centrant ses actions sur l’individu et ses actions individuelles. Cependant, les efforts opérés aujourd’hui pour supprimer et/ou réduire la contamination montrent un pourcentage de sujets contaminés toujours élevé (Villa et al., 2021), témoignant des difficultés pour les organisations à outiller cette prévention.

3. Vers une ergotoxicologie développementale

3.1. S’inspirer de la théorie de l’apprentissage expansif pour concevoir une ergotoxicologie développementale

14Compte tenu de l’exposition des professionnels aux MAC, cette dernière peut revêtir le statut d’énigme. Dans ce cadre, leurs « circonstances d’exposition » doivent être déterminées. Pour cela, l’ergotoxicologie vue comme « une pratique particulière de l’ergonomie […] [visant] à développer des modèles opérants (au sens de Wisner, 1972), des outils et des moyens de prévention efficaces, pour gérer et prévenir les risques pour la santé des travailleurs exposés à des produits chimiques » (Garrigou, 2011, p. 25) semble offrir des perspectives intéressantes de production de données sur l’exposition. En effet, l’ergotoxicologie permet de faire le lien entre activité de travail et mise en visibilité des expositions professionnelles (Galey, 2019), en mobilisant dans le même temps, des connaissances et des modèles issus de la métrologie, la toxicologie, de la médecine du travail et de la prévention. Pour ce faire, elle place le travailleur comme un acteur de son propre travail (Teiger, 1993) et de sa propre exposition (Galey, 2019) pour mettre en lumière les choix et compromis que les travailleurs font quotidiennement pour répondre aux exigences de leur métier (Mohammed-Brahim & Garrigou, 2009).

15Dans ce cadre, l’ergotoxicologie utilise l’articulation d’approches situées, regroupant un ensemble de données objectives et subjectives (Albert, 2022 ; Galey et al., 2019 ; Garrigou, 2011 ; Garrigou et al., 2004 ; Goutille, 2022 ; Jolly, 2022 ; Judon, Hella, Pasquereau & Garrigou, 2015), permettant de mettre en lumière des déterminants qui structurent l’activité (Daniellou, 1992), y compris ceux de l’exposition à des dangers d’origines chimiques (Albert, 2022 ; Galey, 2019 ; Garrigou, 2011 ; Goutille, 2022 ; Jolly, 2022 ; Judon, 2017). La mise en avant de ces déterminants est un préalable essentiel pour identifier « les conditions d’exposition des travailleurs » (Mohammed-Brahim & Garrigou, 2009, p. 60) et tendre vers des modèles de prévention qui intègrent mieux la complexité du travail (ibid.), que l’organisation peut soutenir (Cloutier, Bourdouxhe, Ledoux, David, Gagnon, Ouellet et al., 2005). Alors, cette démarche se construit autour d’une « communauté scientifique élargie » (Oddone, 1984), capable de produire de nouvelles connaissances sur l’exposition réelle aux produits chimiques (Goutille, 2022) et construire les conditions favorisant le développement de leur santé (Garrigou et al., 2004).

16Récemment, en ergotoxicologie, des travaux pointent les besoins de soutenir « les dimensions émancipatrice et développementale du projet ergonomique » (Goutille, 2022, p. 187), où l’intervention permet de mettre à disposition des connaissances et des outils « pour initier, servir ou renforcer des luttes, pour améliorer le milieu de travail ou pour envisager des alternatives aux conflits » (ibid., p.187). Dans cette optique, plusieurs travaux se sont avérés utiles dans la production « d’objet intermédiaire » (OI) (au sens de Vinck, 2009) permettant de soutenir et favoriser le dialogue transprofessionnel et concevoir de nouvelles situations de travail (Galey, 2019 ; Judon, 2017). Leur construction s’ancre dans un processus de co-construction, où les intervenants, à partir du point de vue des acteurs, font remonter les traces de l’activité réelle (à partir de photos, vidéos, données de mesure, etc.) à différents niveaux de l’intervention pour les mettre en débat.

17De notre point de vue, poursuivre cette ambition développementale de l’ergotoxicologie doit s’appuyer sur des interventions formatives, où le cadre de la théorie historico-culturelle de l’activité (THCA) pourrait permettre d’intégrer des perspectives d’apprentissage et de construction de nouvelles connaissances par les participants (Lémonie & Grosstephan, 2021), y compris des connaissances sur l’exposition. D’une part, la double stimulation présentée par la suite (voir 3.2) semble être un outil d’apprentissage intéressant, où une meilleure compréhension de l’exposition invisible pourrait permettre au soignant de reprendre la main sur l’intervention en prévention dès la réalisation de la mesure. D’autre part, les possibilités d’exposition directe et indirecte (Verdun-Esquer et al., 2017) à ces substances invisibles questionnent, au-delà de l’exposition dans l’action, une « dimension spatiale de l’activité [et de l’exposition] » (Heddad, 2017). Ainsi, nous soutiendrons méthodologiquement les soignants afin de caractériser l’exposition aux MAC à partir de deux niveaux interreliés, les « actions d’exposition potentielle » (AEP) et les « espaces d’exposition potentielle » (EEP), où la notion d’espace est pensée comme imbriquée à l’activité de travail (Heddad, 2021) et influence l’exposition.

3.2. La double stimulation et l’apprentissage expansif pour construire de nouveaux savoirs et de nouvelles pratiques

18La théorie de l’apprentissage expansif (Engeström, 1987, 2016), en appui des travaux fondateurs de Leontiev (1974) et de Vygotsky (1978), conceptualise le développement comme une réorganisation par les acteurs de leur propre système d’activité. Ce système d’activité se modélise communément sous la forme d’un triangle et représente l’activité, réalisée collectivement, qui se tourne vers un objet, lui-même dirigé vers un résultat à atteindre. Dans ce cadre, l’activité s’organise à partir d’un ensemble d’actions individuelles ou collectives tourné vers des buts et se réalise à partir d’opérations individuelles, dépendantes du contexte.

19La théorie de l’apprentissage expansif considère l’intervention de manière formative, c’est-à-dire, capable d’accompagner les participants à formuler des hypothèses de contradiction (Querol & Seppänen, 2020). Ces dernières, se différencient des tensions, problèmes, ou encore dilemmes, présents au sein du système d’activité, car elles ne sont que des manifestations visibles, de contradictions, qui elles, s’enracinent de manière historique et à un niveau systémique (Engeström & Sannino, 2011).

20Pour dépasser ces contradictions, la théorie de l’apprentissage expansif prend appui sur le concept d’agentivité, qui « englobe presque toutes les formes d’action intentionnelle dont l’être humain est capable » (Engeström & Sannino, 2013, p. 5). Par ce biais, elle considère la capacité d’un individu à agir sur son environnement, se fixer des objectifs et prendre des décisions pour les atteindre. Le principe de double stimulation ou stimulation duale, proposé initialement par Vygotsky, s’appuie sur cette agentivité, pour permettre aux sujets de « sortir d’une situation conflictuelle », par la présentation de deux stimulus (Sannino, 2015). Le premier, place la personne devant un problème devant être dépassé, et le deuxième correspondant à l’utilisation d’un artefact culturel externe, lui « faisant signe », pour résoudre le problème et terminer par une action volontaire (Thorne, 2015). Dans ce sens, l’artefact utilisé permet à l’individu d’être dans une position favorable pour mener de nouvelles actions, lui permettant de surmonter des situations problématiques (Querol & Seppanën, 2020). Pour ce faire, la double stimulation s’appuie sur des données miroirs, généralement issues de situations professionnelles, recueillies à la suite d’une étude ethnographique. La ou les situations choisies par le chercheur permettent d’engager le ou les processus dans lesquels les acteurs rentrent en phase d’apprentissage à l’intérieur d’une « zone potentielle de développement » (ZPD) (Engeström, Rantavuori & Kerosuo, 2013). Cette dernière crée des liens entre « un point de vue expérientiel, individuel et situé sur l’action et un point de vue systémique sur les systèmes d’activité » (Lémonie & Grosstephan, 2021, p. 15), en déplaçant le sujet d’une position d’individu isolé vers des collectifs et des réseaux. Ce processus se modélise par un cycle d’apprentissage expansif réparti en 7 actions d’apprentissage, qui vont du questionnement à de nouvelles formes de pratiques (Engeström, 1987).

21Dans ce cadre, la double stimulation apparaît comme un outil clé, favorisant la construction de savoirs, à partir des connaissances expérientielles, en engageant un questionnement sur les risques issus des pratiques existantes. Dans cette optique, l’utilisation d’artefacts culturels externes permettrait de dépasser les problèmes posés par ce questionnement chez le soignant, en produisant de nouvelles connaissances sur la potentialité d’exposition dans l’espace et dans l’action. Mais, il pourra aussi les aider à déterminer des surfaces de prélèvements, les rendant co-acteurs de la réalisation de la mesure et producteurs de leurs propres OI.

4. Terrain et méthodes

23Les données présentées dans cet article ont été collectées dans un service d’hospitalisation de jour qui s’occupe des spécialités d’oncogériatrie et d’oncodermatologie.

4.1. Méthodes de recueil des données

25Après une phase d’observation ouverte sur le terrain se sont suivies deux étapes de recueil de données via :

• Des entretiens individuels fondés sur la méthode de la double stimulation visant à identifier des espaces d’exposition potentielle (EEP) et des actions d’exposition potentielle (AEP), où la mise en lien avec l’activité a permis aux soignants de déterminer des surfaces à prélever.

• Des prélèvements de surface à partir des surfaces déterminées par les soignants

4.1.1. Observations ouvertes

26Les données d’observation ont été recueillies à l’aide de la technique papier-crayon et ont permis de comprendre le fonctionnement général du service, les interactions entre les métiers, le circuit de prise en charge du patient et le circuit du médicament. Les phases d’observation se sont étalées sur la semaine du 5 juillet 2021 au 09 juillet 2021, le matin de 7 h 30 à 13 h 00 (sur l’unité 1[3 jours] et sur l’unité 2 [2 jours]) et la semaine du 19 juillet 2021 au 23 juillet 2021 l’après-midi de 13 h 00 à 18 h 00 (sur l’unité 1 [3 jours] et sur l’unité 2 [2 jours]). Nous avons passé deux jours consécutifs avec les ASH le 10/02/2022 de 17 h 30 à 20 h 00 et le 11/02/2022 de 6 h 30 à 8 h 00. Cette étape a été utile pour la construction du protocole d’entretien.

4.1.2. Entretiens outillés par la double stimulation

27Les entretiens se sont déroulés durant une période de quatre mois répartis de la manière suivante : 14/10/2021 (1 entretien) ; 22/10/2021 (1 entretien) ; 28/10/2021 (deux entretiens) ; 15/11/2021 (1 entretien) ; 20/01/2022 (deux entretiens). Sur les 7 entretiens réalisés, nous avons recueilli 7 h 30 d’entretien au total, d’une durée moyenne de 55 minutes (minimum : 34 min et maximum : 1 h 20). L’entretien a été réalisé en deux parties :

1. La première partie de l’entretien était semi-directive. D’abord, à partir d’une approche historico-culturelle, les questions permettaient de recueillir le point de vue des soignants sur : (a) leur métier (b) leur carrière (c) l’évolution historique du service et (d) l’impact de la COVID sur leur travail avant / pendant / après cette période. Ensuite, de comprendre le sens qu’ils donnent à l’exposition aux MAC et aux moyens de protection mis en place par l’hôpital pour s’en protéger, en abordant des questions sur : (e) la description d’une pose et d’une dépose de chimiothérapie (f) les actions mises en place pour se protéger du risque (g) les connaissances sur les risques liés aux MAC (h) et les opinions concernant les moyens de protection mis en place.

2. La deuxième partie de l’entretien a été support de la double stimulation et s’est appuyée sur deux stimulus. Le premier a servi à placer le soignant face à un problème devant être dépassé : via la question : « Il arrive que l’on retrouve des MAC dans les urines des soignants et sur les surfaces de travail, qu’en pensez-vous ? ». Cette question prend appui sur les résultats de l’étude CACIES (Villa et al., 2021) qui retrouve des traces de médicaments anticancéreux dans les urines de 60 % du personnel infirmier testé et montre la possibilité pour les soignants d’être contaminés. Alors, cette question a eu pour but de faire émerger un questionnement entre activité, exposition, protection et possibilité de contamination. Néanmoins, cette information demande une réflexion préalable des chercheurs pour l’amener avec prudence, sans effrayer et pour que l’affect ne paralyse pas la poursuite de l’activité. Il a été choisi dans ce cas de la pondérer en informant sur les risques pour leur santé au regard des faibles doses retrouvées chez la population soignante. Le second stimulus correspond à l’utilisation d’un artefact culturel externe pour résoudre le problème et terminer par une action volontaire. Dans cette étude, deux artefacts culturels ont été utilisés : le plan vierge du service (Figure 1) permettant au soignant de déterminer dans le service des espaces d’exposition potentielle et la construction d’une frise graduée (Figure 2), permettant d’identifier les étapes en lien avec l’activité de soin puis de déterminer des actions d’exposition potentielle.

28Plus spécifiquement, ces artefacts ont été élaborés après les premières discussions et observations réalisées dans le service de soin, où :

1. Le plan a été fourni par le service de santé au travail et les espaces nommés en reprenant les termes des soignants : accueil, bureau médical, salle d’attente, chambre individuelle, chambre collective, salle de gestion des déchets, salle de soin, salle de soin (administratif). Son objectif était de hiérarchiser des espaces d’exposition potentielle aux MAC, en commentant à l’aide de trois couleurs (rouge : exposition évidente ; orange : exposition probable ; vert : pas d’exposition aux MAC) et comprendre le sens que les soignants donnent à l’exposition à un niveau spatial. À la suite de l’utilisation du plan, il a été proposé aux soignants d’identifier environ 5 surfaces potentiellement contaminées dans ces espaces (surface mobile ou fixe). La co-construction avec le personnel a eu pour but de donner la main aux soignants sur les surfaces à mesurer, en les impliquant dans le déploiement de la métrologie de surface. Ainsi, nous leur avons laissé le choix de rendre visible les surfaces de travail potentiellement contaminées, où la contamination y est habituellement invisible, souvent inodore, donc quasiment imperceptible dans les espaces de travail.

2. • 11 La totalité des étapes de l’entretien était initialement prévue pour l’ensemble des interviewés. Né (...)

   La frise a été construite à partir de l’objet qui oriente l’activité des soignants. À partir de ce deuxième artefact, les soignants ont pu (a) renseigner l’ensemble des actions en lien avec l’activité de soin auprès du patient (de son arrivée à sa sortie du service) (b) attribuer, en commentant, un niveau d’exposition potentiel aux actions réalisées à partir de l’échelle de Likert allant de 0 (pas du tout exposé) à 5 (tout à fait exposé) pour déterminer des actions d’exposition potentielle et maintenir le lien entre les surfaces (demandé après l’utilisation du premier artefact) et l’action11.

4.1.3. Prélèvements surfaciques sur des surfaces identifiées par les soignants

29L’utilisation des deux artefacts (frise et plan) a permis aux soignants de co-construire les surfaces à prélever avec notre équipe. Trois campagnes de prélèvements (voir Tableau 1) ont été réalisées sur deux jours le mardi 15 mars 2022 (1^re campagne [n=15 prélèvements] : matin et 2^e campagne [n=22 prélèvements] : après-midi) et le jeudi 31 mars 2022 (3^e campagne [n=20 prélèvements] : journée), avec un total de 57 prélèvements.

1. La première campagne a eu pour but de répondre aux questionnements des soignants sur les possibilités ou non de réceptionner la poche de chimiothérapie, son emballage dans une poche zippée et suremballage avec fermeture collée, déjà contaminée. Cette campagne a été réalisée le matin, car les observations ont permis de déterminer que les poches arrivent majoritairement entre 9 h et 11 h. Différentes poches de chimiothérapie, leur emballage et leur suremballage ont été prélevés une fois, au niveau de la zone d’ouverture/fermeture des poches (les observations permettant de cibler les endroits les plus touchés par les soignants lors de la prise en main), sauf pour une poche où le suremballage avait déjà été enlevé à notre arrivée. Lors de cette campagne, quatre poches de chimiothérapie contenant des MAC ont été prélevées. En complément, deux poches contenant des anticorps monoclonaux ont été prélevées pour vérifier une possible contamination croisée de ces poches par les MAC.

2. La deuxième campagne a eu pour but de prélever l’ensemble des surfaces identifiées par les soignants à des horaires pris au hasard dans l’après-midi, où aucun nettoyage n’a encore été effectué après celui du matin. Les observations montrant que la majorité des traitements étaient administrés le matin, la réalisation de cette campagne l’après-midi permettait de mesurer des niveaux de contamination potentiellement plus élevés sur les surfaces.

3. La troisième campagne de prélèvements est issue d’un mélange entre les surfaces majoritairement identifiées par les soignants et des données recueillies lors des observations et discussions. Ces données ont également permis d’établir trois moments caractéristiques dans l’activité de soin de ce service pour observer de potentielles évolutions au cours de la journée : 8 h moment où le nettoyage du service a été réalisé (hypothèse : niveau de contamination des surfaces le plus bas de la journée) ; 12 h moment où la plus grande partie des traitements est réceptionnée (hypothèse : niveau de contamination des surfaces plus importante que le matin) ; 17 h l’ensemble des traitements de la journée a été administré et le nettoyage n’a pas encore été réalisé (hypothèse : niveau de contamination des surfaces le plus élevé de la journée).

30En complément des prélèvements sur les surfaces de travail, 4 essuyages ont été effectués directement sur la peau de deux IDE au niveau des mains et avant-bras. Ceci permettait de répondre aux questionnements d’une soignante, lors des entretiens, sur les possibilités de présence de molécules de chimiothérapie sur ces dernières.

31Les prélèvements surfaciques ont été réalisés à l’aide d’un kit développé par le laboratoire de Pharmacologie et de Toxicologie du CHU de Bordeaux et conformément à un protocole établi par ce même laboratoire (Atgé, Dhersin, Da Silva Caçao, Martinez, Ducint, Verdun-Esquer et al., 2018). Chaque prélèvement a été stocké et transporté à +4 °C jusqu’à ce laboratoire dans un délai maximum de 8 h, puis stocké à -20 °C jusqu’à leur analyse.

4.2. Méthode de traitement des données

32Les entretiens ont été enregistrés et retranscrits en intégralité et les verbatims ont été recueillis et classés dans un tableau. Ce tableau classe, pour chacun des soignants interviewés, les verbatims recueillis selon 5 catégories, relatives : (1) à leur métier, (2) à l’exposition aux MAC et aux risques encourus, (3) aux moyens de protection mis à leur disposition, (4) aux données issues de l’artefact 1 (le plan) et les surfaces déterminées par les soignants, (5) aux données issues de l’artefact 2 (la frise).

33L’analyse des entretiens a permis, grâce aux soignants :

• D’attribuer à partir du plan, des espaces d’exposition potentielle (EEP) (exposition évidente ou probable) ou des espaces sans exposition potentielle (pas d’exposition) délimités par les soignants. Les résultats ont été classés dans un tableau reprenant pour chaque soignant, les espaces d’exposition potentielle, ou non, identifiés à partir de trois couleurs lors de l’entretien (rouge : exposition évidente, orange : exposition probable, vert : pas d’exposition). Puis, la couleur majoritairement donnée pour chaque espace a permis de donner un niveau d’exposition potentielle déterminé par les soignants.

• D’identifier des surfaces de prélèvements avec un potentiel de contamination, où l’ensemble des surfaces données par chaque soignant a été répertorié dans un tableau.

• De déterminer à partir d’une frise, des actions d’exposition potentielle (AEP). Ces résultats ont été classés dans un tableau reprenant pour chaque soignant les AEP, ou les actions sans exposition potentielle (AEP = 0), données selon 6 niveaux, allant de 0 (pas du tout exposé) à 5 (tout à fait exposé). Grâce à cela, une moyenne des résultats donnés par les soignants a été réalisée. Puis, une couleur a été attribuée en fonction de chaque valeur obtenue (vert = 0 et >=1 ; orange = 2 et >=3 ; rouge = 4 et 5) et a permis de faire les liens a posteriori entre EEP et AEP.

34L’analyse des prélèvements de surface s’est déroulée au laboratoire de pharmacologie et de toxicologie du CHU de Bordeaux. Après extraction des échantillons, l’analyse a été réalisée par une méthode de chromatographie liquide à ultra haute performance couplée à la spectrométrie de masse en tandem (UHPLC-MS/MS). Cette méthode est capable de détecter simultanément 14 molécules (5 F-U, Cyclophosphamide, Cytarabine, Dacarbazine, Daunorubicine, Doxorubicine, Epirubicine, Etoposide, Gemcitabine, Ifosfamide, Methotrexate, Paclitaxel, Pemetrexed et Vincristine) avec des limites de quantification très basse allant de 2,5 pg/compresse minimum à 5000 pg/compresse maximum dépendant de la molécule analysée. Les résultats de ces dosages sont rapportés en pg/compresse. Le code couleur utilisé, selon la fourchette de quantité en pg retrouvée sur la compresse, a été repris de Atgé et al. (2018) (voir Figure 3).

5. L’apprentissage expansif sur la possibilité de contamination : questionnement et agentivité transformative dans la co‑construction des surfaces de prélèvements

5.1. La prévention des risques MAC : des connaissances initiales sur le risque et la protection à l’émergence d’un questionnement sur les possibilités de contamination et les sources d’exposition potentielle

5.1.1. Compréhension historique et culturelle du service à partir des soignants : des connaissances initiales aux possibilités d’apprentissage dans et par le travail

35Au travers d’une approche historico-culturelle, nous avons cherché à comprendre l’histoire du service et la vision des soignants sur l’évolution de leur métier. Au fur et à mesure des entretiens, nous avons vu émerger des tensions que nous avons transposées en mots pour les modéliser au sein du système d’activité actuel du service, lui-même construit à partir des premières discussions et observations sur le terrain (voir Figure 4).

36À partir d’une question portant sur l’historique du service, les soignants ont évoqué de nombreux changements successifs. D’abord, à l’hôpital de jour, au sein de l’unité 2, qui « devait augmenter [sa] capacité d’accueil, donc on est venu ici [unité 1] ». Dans un premier temps, l’augmentation croissante du nombre de patients à recevoir en cancérologie, a obligé le service à « augmenter aussi [sa] capacité de prise en charge des patients cancéreux » [Soignant 3(S3)]. Ils ont dû s’occuper aussi des patients devant être traités pour des cancers digestifs, une autre spécialité. Puis, ces derniers ont été adressés dans un autre hôpital du même CHU [Hôpital Haut-Lévêque (CHU de Bordeaux)]. Enfin, depuis 5 ans le service traite un nouveau type de patient avec de nouvelles pathologies en lien avec les cancers dermatologiques.

37Ensuite, à partir d’une approche historique des différents métiers, plusieurs tensions en lien avec l’activité de soin semblent ressortir des entretiens. Ces tensions font le lien avec la littérature permettant de mieux comprendre les difficultés actuelles pour prévenir ce risque, où :

1. Premièrement, une augmentation rapide du nombre de patients devant être pris en charge couplée au mélange des spécialités, où chacune a ses « spécificités » [S3] [communauté]. Cette augmentation rentre en tension avec les ressources globales des soignants [sujet], qui ressentent qu’il « y a beaucoup trop de patients […] faut faire tourner entre le matin, l’après-midi […] » [S3], l’après-midi pour qu’il y ait un patient qui rentre il faut qu’il y en ait un qui sorte [remis en mot des discussions avec S5].

2. Deuxièmement, la prévention des risques, qui se construit entre plusieurs systèmes d’activité de l’hôpital [Service de Santé au Travail, Hygiène hospitalière, direction qualité et gestion des risques…] [division du travail], se heurte à une communication effective sur les risques et les dangers des MAC difficiles à percevoir pour le personnel, où « aucun dispositif [de prévention] particulier [n’est mis en place] » [S7] [mis à part les EPI et la diffusion de plaquettes par le service SST du CHU]) (outils). Les moyens de communication utilisés pour gérer ces risques semblent ne pas toucher les soignants et créer chez eux la sensation de ne pas les connaitre. Malgré cela, ils essayent de se les représenter et évoquent à partir de leurs propres représentations :

• Une forme de chimiorésistance aux MAC qui pourrait empêcher l’efficacité des traitements éventuels en cas de cancer (2 sur 7) : « Nous, on se pose des questions avec les collègues, on se dit tient si on doit développer une forme de cancer ou des choses comme ça, est-ce qu’on ne va pas du coup être résistant. » (S3).

• Des risques de brûlures (6 sur 7) avec des « risques cutanés importants » (S4) qu’ils expliquent de deux manières (1) en extrapolant des risques patients « on connait les effets secondaires sur les patients » (S1) et (2) à partir d’expériences de terrain « c’est arrivé à des collègues, ils se sont retrouvés sous la douche pendant plusieurs heures » (S1)

• <#ITALIQUES#></#ITALIQUES#>Une possible reprotoxicité (1 sur 7) pour les soignantes : « ça pourrait être des difficultés à avoir un enfant, une atteinte à la fertilité » (S7).

• <#ITALIQUES#></#ITALIQUES#>De possibles effets à long terme (2 sur 7) « avec des expositions infimes, mais répétées il y a peut-être aussi des conséquences » (S2).

• Des connaissances précises des risques pour le patient (3 sur 7), mais l’ignorance des risques et des dangers pour eux‑mêmes.

1. Troisièmement, l’évolution des traitements (outils) semble être de plus en plus rapide et les nouveaux traitements de moins en moins dangereux, car ils atteignent moins les cellules saines. S3 déclare à ce propos : qu’« il n’y a pas plus de toxicité avec les produits de maintenant qu’il y a 15 ans », mais les moyens pour s’en protéger sont encore jugés trop faibles pour le personnel (sujet). Ce que relève S3 : « à l’époque y’avait pas de gants du tout […] et on n’avait pas d’arbres à chimio [tubulure à connexions multiples permettant de réaliser plus rapidement les branchements aux poches et améliorer la protection des soignants] non plus donc on était en contact direct avec la chimiothérapie jusqu’au jour où on nous a dit oui alors il faudrait mettre des gants. OK ! Puis, on mettait des gants lambda, et un jour on nous a dit même avec les gants lambda la chimio passe… super ! Donc on a eu ces fameux gants nitriles ».

2. Quatrièmement, la présence de protocoles de mise en place d’EPI et de « bonnes pratiques » face aux MAC (règles) semble trop compliquée à mettre en place, car ils n’ont « pas le temps de faire ça » (S3) et la disponibilité de tout le matériel ne semble pas « être suffisante » (S4) (outils). Alors, aux vues des ressources disponibles, ils ont la sensation, que les logiques de production et les logiques de protection semblent être deux exigences contradictoires.

5.1.2. Les possibilités de contamination : émergence d’un questionnement sur les sources d’exposition potentielle en lien avec l’activité

38À partir de la question : « Il arrive que l’on retrouve des MAC dans les urines des soignants et sur les surfaces de travail, qu’en pensez-vous ? » et en appui de l’étude CACIES (Villa et al., 2021), montrant la possibilité de contamination du personnel infirmier aux MAC, les soignants ont semblé surpris (explicité pour 3 soignants sur 7). Mais cela a engagé une phase de questionnements, où les soignants ont été encouragés à verbaliser leur point de vue sur les résultats de cette étude pour comprendre leur cheminement. Alors, très vite, ils font le lien entre activité, protection, exposition et possibilités de contamination et font l’hypothèse d’un passage de la barrière cutanée. Nous remarquons que cette hypothèse n’était pas présente dans les discours initiaux. Ils mentionnent le « touché » (S1), les « manipulations » (S4), et évoquent que la difficulté pour se rendre compte de ce risque relève « de son invisibilité » (S7). Au fur et à mesure de l’entretien, ils tentent de l’expliquer, à partir de 5 sources d’exposition potentielle :

(1) Les surfaces de travail

39La présence de molécules sur les surfaces est majoritairement ressortie puisque, selon eux, pour que la totalité des soignants puisse être exposée, il doit y avoir des molécules un peu partout dans les espaces de travail.

« Les surfaces de travail c’est intéressant parce que ça veut dire que l’ensemble du personnel y est confronté. Pas seulement les infirmières alors que depuis le début des entretiens je vous parle uniquement d’infirmières *rire* qui manipulent les poches, mais c’est vrai que les surfaces de travail pour le coup ça concerne absolument tout le monde » (S4)

(2) Le patient

40Pour les soignants, il y a régulièrement des contacts directs avec le patient durant l’activité de soin, parfois sans gants, sur les tubulures [long tube en plastique permettant l’acheminement du traitement de la poche vers le patient], lors des branchements ou pour les mettre et les enlever, ou encore pour vérifier que le traitement passe bien. Il arrive également que le soignant veuille garder un contact peau à peau qu’il juge nécessaire dans la prise en charge. Aussi, pour eux, si les soignants « arrivent à avoir des chimios dans le sang, sans qu’on [leur] administre [c’est que] les patients ont forcément de la chimio dans leurs urines » (S3). Enfin, ce dernier point viendrait expliquer, selon eux, la « logique » (S3) d’une contamination possible des ASH alors qu’elles ne manipulent pas les chimiothérapies.

(3) Un nettoyage pas assez efficace

41Cette source d’exposition potentielle a été proposée par des AS qui s’interrogent sur les possibilités d’une défaillance sur le ménage, à la fois au niveau de l’action mécanique : « on fait mal le ménage, il ne peut pas y avoir de fumée sans feu » (S5), « les surfaces de travail, on les nettoie […] après les surfaces de travail c’est comme les maladies nosocomiales, on n’a pas tous le même niveau […] d’hygiène » (S6). Mais aussi, au niveau de « l’efficacité des produits [qu’ils] utilisent » (S5) pour le nettoyage des surfaces, puisqu’ils ont quand même l’impression de bien faire leur travail.

(4) La poche de chimiothérapie

42La poche questionne les soignants, entre l’impression d’un objet sécurisé et imperméable (2 sur 7), et le fait que s’ils ont des molécules sur la poche de chimiothérapie la contamination des surfaces devient « inévitable parce qu’on pose tout sur notre plan de soin » (S3).

(5) Les mains des soignants

43Les soignants, en se questionnant sur l’exposition, considèrent, dans leurs actions, « toucher à tout » (S4), avec ou sans gants, alors qu’ils ont sans doute « les mains chargées [de molécules de chimiothérapie] » (S7). Cela entraînerait, de leur point de vue, une dispersion des molécules dans et entre les espaces de travail.

5.2. Mobilisation de l’agentivité des soignants pour co-construire le choix des surfaces de prélèvements : premiers apprentissages sur l’exposition aux MAC

5.2.1. De la double stimulation à l’identification d’espaces et d’actions d’exposition potentielle

44À travers l’utilisation des deux artefacts, le plan et la frise, la double stimulation a pour but d’enrichir la phase de questionnement sur l’exposition en développant des apprentissages chez les soignants à partir du lien entre actions, espaces et exposition. Alors, les résultats qui suivent montrent la capacité des soignants à agir pour dépasser les problèmes posés, où le principe de double stimulation a pour but de mieux comprendre l’exposition en imaginant des espaces et des actions d’exposition potentielle (EEP ; AEP).

45Dans cette optique, l’utilisation du premier artefact (le plan) a permis de dégager un niveau d’exposition majoritaire pour chaque zone, permettant de déterminer des espaces d’exposition potentielle ou non (voir Tableau 2).

46Lors de l’utilisation du plan, les soignants ont découpé la salle de soin en deux parties, le côté préparation du soin et le côté administratif. Les résultats de l’utilisation du deuxième artefact montrent que la salle de soin et la salle de gestion des déchets sont considérées comme des espaces d’exposition évidents. Pour la salle de soin, les soignants considèrent que c’est dans cet espace que les traitements sont le plus manipulés et qu’elle pourrait être le point de départ de la dispersion des molécules dans le service. Pour la salle de gestion des déchets, le sentiment majoritaire est que « dans le fait de jeter il y a quelque chose de beaucoup plus désinvolte » (S5). Aussi, c’est dans cet espace que le traitement est sorti de la poche (par les tubulures, l’arbre à chimiothérapie, etc.) et pourrait donc se disperser sur l’ensemble des surfaces. De plus, ils considèrent que c’est dans cet espace de gestion des déchets que l’attention est la plus faible sur la protection en général. La salle de soin côté administratif est également un espace d’exposition évidente (pour 5 personnes sur 6), car c’est un espace où il y a beaucoup de passages et qu’elle est directement attenante à la salle de soin où les soignants manipulent les poches. Les chambres sont des espaces d’exposition probable selon les soignants (4 personnes sur 6). Ici, ils ne font pas de distinction entre chambre individuelle ou collective, car un patient, selon son état de santé, peut nécessiter de recevoir un traitement en chambre individuelle. Dans ces chambres, l’exposition probable tient à la présence du traitement et du patient dans la chambre, qui selon eux sont des sources d’exposition potentielle. Les salles d’attente et les bureaux de consultation ne présentent pas, pour eux, d’exposition (4 personnes sur 6), car aucune poche ne rentre dans ces endroits-là et la quasi-totalité des patients n’a pas encore reçu de traitement. Les deux infirmiers mentionnent également l’accueil comme un espace sans exposition.

47À partir de l’identification des EEP, des surfaces de prélèvements ont été identifiées (voir Tableau 3) par les soignants et choisies de deux manières :

1. « bien vérifier » qu’il n’y a pas d’exposition sur ces surfaces (Exemple : les bureaux médicaux pour les médecins, les mains des soignants, le bureau d’accueil) ;

2. « c’est sûr » qu’il doit y avoir de la chimiothérapie sur ces surfaces (l’ensemble des autres surfaces mentionnées dans le tableau).

48Les surfaces évoquées sont la paillasse (salle de soin) (6 fois), l’ordinateur (salle de soin [administratif]) et la poubelle (salle de gestion des déchets) (4 fois), les chambres collectives, la servante (couloir) et le bureau de consultation (3 fois) puis demandées (1 fois) toilettes soignants (l’entrée se fait par la salle de gestion des déchets) et patients (dans les chambres collectives), mains des soignants, classeur de planification (salle de soin), sonnette dans la chambre individuelle, bac de soin, stylo pour le tableau (salle de soin), semelle des chaussures et stéthoscope du médecin (voir Tableau 3).

49Dans le choix des surfaces de prélèvements, la question du contact cutané est évoquée dans l’ensemble des cas via :

1. les mains « on va toucher nos claviers et je pense que là pour se partager les choses c’est le mieux » (S4) ou « il faudrait faire des prélèvements sur les mains » (S7) ;

2. les poches ;

3. l’ensemble du circuit du médicament : de la réception de la chimiothérapie « il y a le coursier réception chimio c’est là où ça commence à se gâter » (S7), en passant par la mise de la poche finit dans la poubelle « je crains ici [dans la salle de gestion des déchets], là où se fait la dernière manip de la poche » (S5) ; en finissant par le nettoyage « les ASH elles ne touchent pas les poches de chimio, mais elles vont récurer les toilettes, ça me questionne aussi » (S3).

50À partir de la mise en lumière de ces surfaces par les soignants l’ensemble a pu être prélevé. Parmi les surfaces les plus citées par les soignants comme potentiellement les plus exposantes, 4 ont été prélevées à 3 moments de la journée (la paillasse, la tablette urinaire [autour de la poubelle], la tablette du patient, et une souris en salle de soin [administratif]). Nous en avons ajouté 2, en contact direct avec la poche ou le produit, car ce sont des éléments questionnant les soignants lors des entretiens (le bac de soin et la pompe d’administration). La servante n’a pas été choisie, car elle pouvait être utilisée par plusieurs soignants, ce qui pouvait influencer les prélèvements. Le choix de prélever ces surfaces a été guidé par une volonté de voir l’évolution de leur contamination au cours de la journée, en fonction de l’activité de soin dans le service.

51À partir de l’utilisation du deuxième artefact, la frise a permis d’identifier 7 étapes au cours desquelles les soignants peuvent agir sur ou avec le patient : « entretien » avec l’infirmier, « réception » des poches de chimiothérapie, « vérification » de l’identité du patient sur la poche et la « signature » du soignant, « administration » de la chimiothérapie, « mise en rinçage » de la tubulure, « dépose » de la chimiothérapie et « gestion des déchets » (voir Tableau 4). Parmi ces étapes, les phases comportant un contact avec la poche de chimiothérapie sont identifiées comme des AEP par les soignants. Les scores placent en vert les étapes « mise en rinçage » de la tubulure et « l’entretien » avec l’IDE qu’ils expliquent par le fait qu’il n’y a pas de contact direct avec la poche ou le traitement. En orange les étapes « réception » des poches de chimiothérapie, « vérification » de l’identité du patient sur la poche et « signature » du soignant et « administration » de la chimiothérapie qu’ils expliquent par le fait qu’ils soient en contact direct avec la poche, mais que le traitement n’est pas encore sorti de celle-ci. En rouge l’étape « dépose » de la chimiothérapie et « gestion des déchets », car l’ensemble du traitement est passé et qu’ils doivent toucher la poche et les tubulures « sales ».

5.2.2. La mise en visibilité de l’exposition invisible aux MAC sur les surfaces : les actions d’exposition potentielle et les espaces d’exposition potentielle comme données miroirs vers un processus d’apprentissage expansif

52Les résultats issus de la double stimulation ont permis aux soignants de renseigner des EEP et AEP aux MAC. À l’intérieur de ces espaces, des surfaces ont été questionnées par les soignants, ce qui a donné lieu à la réalisation de différents prélèvements à différents moments de la journée. Ces derniers, une fois analysés, permettent de faire des liens entre niveaux de contamination retrouvés, AEP et EEP, où la figure 5 en est une synthèse à partir de l’ensemble des résultats obtenus et présentés en amont (voir 5.1.2 et 5.2.1).

53Lors de son arrivée, le patient se dirige vers l’accueil (vert), où il est redirigé dans la salle d’attente (vert). Le médecin ou l’interne vient le chercher et l’emmène dans le bureau de consultation (vert), où se déroule l’entretien (vert). Ces espaces et cette action ne présentent pas, selon eux, d’exposition potentielle (vert), car le patient n’a pas encore reçu de traitement. Les prélèvements réalisés dans le bureau, sur le stéthoscope (concentration <limites de détection) et la souris (concentration « faible » de 5 pg/compresse) confirme cette hypothèse.

54Après l’examen, le traitement est prescrit à la pharmacie et le patient envoyé en chambre individuelle (orange). Selon eux, la chambre individuelle, est un EEP, car il arrive parfois qu’il faille administrer le traitement en chambre individuelle si le patient ne peut se déplacer. Néanmoins, l’action d’entretien et de pose de la voie d’abord au patient ne présente pas, pour eux, une AEP (vert), car il n’y a pas de traitement. Les prélèvements dans cet espace montrent que cette espace expose à petite dose (concentration entre 10 et 100 pg/compresse) les soignants, sauf lorsque le soignant touche la commande du lit (touchée par les soignants avant chaque action sur le patient) (concentration de 4291 pg/compresse). Ensuite, le patient est envoyé en chambre collective (orange).

55Quelques minutes/heures plus tard, les actions de réception de la poche et de vérification de l’identité du patient sont AEP (orange), car le produit rentre dans le service et qu’ils doivent manipuler la poche. Cette action se réalise dans la salle de soin qui est EEP (rouge). Le sens qu’ils donnent à l’exposition se confirme lors de la réalisation de nos prélèvements où la poche arrive déjà contaminée à l’intérieur du service (4 sur 4). Les autres prélèvements, réalisés dans cet espace, montrent une augmentation globale du niveau d’exposition par rapport aux espaces précédemment présentés avec un maximum sur la paillasse (concentration de 13439 pg/compresse). Aussi, dans cet espace, et une fois l’action de réception réalisée (rouge), la poche est posée dans le bac du patient. Ce bac passe alors d’inférieur à la limite de détection avant la poche à une concentration de 15455 pg/compresse après la mise de la poche.

56Puis, le soignant se dirige en chambre collective EEP (orange) pour administrer le traitement, AEP (orange). D’après nos prélèvements, cet espace fait partie des trois espaces les plus exposants avec un maximum au niveau de la pompe d’administration du traitement au patient. En effet, initialement inférieure à la limite de détection, la pompe d’administration passe à une concentration de 34714 pg/compresse sur les boutons lors de l’administration. Aussi, nous retrouvons une concentration de 13670 pg/compresse sur le sol au niveau du pied à perfusion.

57À la fin de l’administration de la poche, l’action de mise en rinçage des tubulures est faite en appuyant sur les boutons de la pompe. Ici, les soignants sont toujours dans la chambre collective, mais ne considèrent pas l’action comme une AEP (verte), car ils ne sont pas en contact direct avec la poche ou les tubulures. Pourtant, les prélèvements sur les boutons de la pompe montrent une exposition importante à ce moment-là (concentration de 34714 pg/compresse).

58À la fin du traitement, l’action de dépose de la chimiothérapie, où le patient est débranché et les déchets évacués, est une AEP (rouge), car tout le produit est sorti de la poche.

59Selon eux, l’action la plus exposante est la gestion des déchets après le traitement (rouge). Les prélèvements confirment cela avec la présence d’une plus grande concentration de prélèvements à un niveau de contamination de surface important ainsi que la plus grande diversité de molécules retrouvées sur un seul prélèvement (tablette au-dessus de la poubelle : 7 molécules retrouvées et 2 seulement manipulées ce jour).

60Pour finir, plusieurs éléments ressortent des analyses et viennent complexifier l’interprétation des résultats et méritent une réflexion collective approfondie :

• Le nombre de molécules retrouvé est nettement supérieur au nombre de molécules manipulé le jour des prélèvements, ce qui laisse penser à des possibilités de contamination croisée dès la sortie de la pharmacie et/ou à la persistance de certaines molécules après nettoyage. Cela se confirme sur les prélèvements réalisés sur les poches où, sur toutes, nous retrouvons au moins une autre molécule que celle contenue dans la poche.

• Les poches d’immunothérapies ne présentent pas de contamination aux MAC le jour du prélèvement.

• Les surfaces de prélèvements mobiles, prélevées une fois pour certaines et 3 fois sur une journée pour d’autres, présentent toutes des traces de molécules de chimiothérapie et sont déplacées entre les différents espaces du service. Cela peut jouer sur le niveau de contamination d’une surface fixe faisant ressortir l’importance de l’intégration de l’action dans la mesure. Alors, la servante, la semelle des chaussures, les poches, le bac patient, la pompe peuvent tous potentiellement influencer le niveau de contamination de chaque espace et de chaque action.

6. Discussion

61La littérature à propos des dangers des MAC en milieu professionnel pointe le manque de connaissances et de formation des soignants (ANSES, 2021 ; Nolin et al., 2016 ; Sawicki et al., 2013), comme l’une des causes de la persistance de la contamination, malgré les tentatives de prévention. Ce constat pourrait remettre en cause la pertinence d’inclure les soignants à ce stade dans leur prévention. Or, nos premiers résultats montrent que ces derniers construisent, au cours de leur activité, des connaissances sur leur propre exposition, utiles dans une perspective d’activité de prévention. En effet, au-delà des connaissances sur les dangers et les risques MAC, leur implication dans une première étape de compréhension de l’énigme de l’exposition aux MAC a permis d’identifier cinq sources d’exposition potentielle, mais aussi de construire des AEP et des EEP, pour aboutir à la co-construction des surfaces de prélèvements. Alors, au regard des premiers résultats d’analyse, les prélèvements de surface confirment les sources de contamination par voie cutanée déterminées par les soignants et corroborent les résultats de la littérature à ce propos, sur : les mains (Fransman, Vermeulen & Kromhout, 2004 ; Fransman, Vermeulen & Kromhout, 2005), les surfaces (Atgé et al., 2020 ; Labrèche, Ouellet, Roberge, Caron, Yennek & Bussières, 2021 ; Ndaw et al., 2018), les poches (Canal-Raffin et al., 2020 ; Ndaw et al., 2018), et les excréta des patients (Nisse et al., 2017). Néanmoins, deux voies d’exposition n’ont pas été mentionnées dans leur discours : la voie respiratoire lors de l’administration (Kromhout, Hoek, Uitterhoeve, Huijbers, Overmars, Anzion et al., 2000 ; Micoli, Turci, Arpellini & Minoia, 2001) et la voie orale (Odraska, Mazurova, Dolezalova & Blaha, 2011) alors qu’une contamination est possible.

62Aussi, les expositions potentielles au cours de l’action et dans les espaces de travail semblent globalement correspondre aux résultats de mesure sur les surfaces. Autrement dit, les quantités retrouvées (en pg/compresse) sur les surfaces sont plus importantes dans les espaces ou au cours des actions identifiées par les soignants, comme potentiellement les plus contaminées ou exposantes. L’analyse des prélèvements montre également que la majorité des surfaces à prélever, identifiées par les soignants lors des entretiens, est contaminée par au moins une molécule de chimiothérapie. Alors, ces analyses vont dans le sens des articles sur ce sujet (Connor et al., 2010 ; Hedmer et Wohlfart, 2012 ; Koller et al., 2018 ; Labrèche et al., 2021 ; Ndaw et al., 2018 ; Sugiura, Nakanishi, Asano, Hashida, Tanimura, Hama et al., 2011), où nous retrouvons la contamination de ces mêmes surfaces, mais dans des services de soin différents.

63Enfin, les résultats des surfaces prélevées nous montrent des possibilités de contamination croisée, qui s’opéreraient sur la poche dès la sortie de l’isolateur en pharmacie. Ces mêmes résultats montrent des possibilités de contamination croisée sur les poches (Canal-Raffin et al., 2020). Ces derniers éléments renforcent le besoin de créer des liens entre les systèmes d’activité pour agir en prévention.

64De manière générale, nos résultats confirment la persistance des MAC dans l’environnement de travail malgré les tentatives de prévention réalisées. Dans ce cadre, l’exposition aux MAC semble se rapprocher, de l’exposition aux pesticides en agriculture, où la question de « l’énigme va se jouer au travers de l’activité déployée par la personne dans la situation de travail » (Garrigou, 2011, p. 48) et où « aucun des préventeurs ou des acteurs de la prévention ne peut prétendre à lui seul formuler l’énigme puis la traiter de manière efficace » (ibid., p. 50). Dans cette optique, les résultats produits montrent que l’hybridation des méthodes d’ergotoxicologie et la double stimulation sont capables de favoriser le partage de connaissances des soignants et créer des apprentissages sur l’exposition aux MAC dès le début de l’intervention. Ces apprentissages ont permis la formalisation d’AEP et EEP, où, à partir de leurs connaissances, dans l’action, les soignants sont devenus moteurs dans la compréhension de l’exposition et dans l’identification des surfaces de prélèvements à réaliser. Dans ce cadre, la production d’objets intermédiaires (OI), couramment utilisés dans la pratique de l’ergotoxicologie (Albert, 2022 ; Galey, 2019 ; Goutille, 2022 ; Jolly 2022 ; Judon, 2017), replacé dans un cadre d’apprentissage expansif, nous semble déplacer la nature de leur objet, les soignants n’étant plus parties prenantes de leurs constructions, mais à leurs origines. Ce positionnement nous semble avoir permis de limiter le rôle « d’expert », souvent reproché à l’intervenant en ergonomie, dans une perspective d’intervention développementale. Effectivement, en partant d’une première situation problème issue des résultats d’une étude antérieure et non spécifique au service étudié, l’accompagnement des soignants dans le processus a permis la production d’OI, par et pour les soignants. Ces OI, spécifiques aux MAC, se distinguent, de notre point de vue, également des données miroirs sur deux points. Premièrement, les exemples d’OI issus de la littérature ouvrent la porte à des données d’une granularité plus étendue, jusqu’au niveau de l’action. La THCA met, elle, majoritairement l’accent sur « l’intervention dans l’ensemble d’un système d’activité [cherchant] ainsi à replacer la compréhension réflexive du travail dans une analyse historique et systémique plus large » (Lémonie & Grosstephan, 2021). Or, compte tenu, des caractéristiques des MAC et de leur proximité avec des études sur l’exposition des viticulteurs aux pesticides (par exemple : Goutille, 2022), la méthode doit permettre la mise en visibilité de l’exposition à un niveau plus fin, pour mieux la comprendre, la caractériser, et pouvoir la mettre en débat à un niveau collectif. Ce que la méthode présentée semble pouvoir construire.

65Deuxièmement, à notre connaissance, les données miroirs actuellement utilisées dans le cadre de la THCA, bien qu’issues d’une phase d’étude ethnographique, restent un construit de l’intervenant. Seulement, les résultats montrent que les acteurs de terrain sont capables de produire eux-mêmes directement ces données, dès le début de l’intervention, leur permettant aussi de reprendre en main les choix des surfaces de prélèvements, initialement laissés aux « experts ».

66Au regard de l’ensemble des résultats présentés, les outils méthodologiques et théoriques de la THCA nous semblent être pertinents pour soutenir les ambitions développementales de l’ergonomie (Falzon, 2013 ; Mollo & Nascimento, 2013), où les professionnels apprennent à développer de nouvelles ressources utiles dans la prévention de leur système d’activité (Vilela, Querol, Hurtado & Lopes, 2020). La recherche-intervention en ergotoxicologie placée sous le prisme de la théorie de l’apprentissage expansif peut revêtir une visée formative et développementale, où les méthodes proposées par l’ergonome centrées sur l’action, en appui sur le principe de la double stimulation, ont permis aux soignants, en développant de nouveaux apprentissages sur l’exposition, d’entrer dans une « zone potentielle de développement » (Engeström et al., 2013). Entendue ainsi, cette dernière revêt une place centrale dans l’action de prévention, où les apprentissages peuvent voyager, au sein de la « communauté scientifique élargie » (Oddone, 1984), entre différents niveaux individuel ou collectif.

7. Conclusion

67Bien que la littérature pointe le manque de connaissances et de formation des professionnels sur les risques et les dangers des MAC, l’hybridation de méthodes construites autour de la double stimulation et de la pratique de l’ergotoxicologie a permis de créer des apprentissages sur l’exposition dès le début de la recherche-intervention.

68Le travail déjà réalisé par les soignants autour des EEP et AEP, mis en lien avec les résultats issus des prélèvements, a montré de possibles relations entre espaces et actions, pouvant également influencer le niveau d’exposition global auquel le soignant est exposé. Aussi, nos résultats montrent que la gestion des patients à flux tendu peut être créatrice de tensions. Ces dernières semblent être à l’origine de la réalisation de compromis dans l’activité des soignants, exerçant une influence dans la gestion de l’exposition. La mise en perspective de l’exposition de cette manière, invite à penser que les soignants sont aussi acteurs de leurs expositions, c’est-à-dire, agissent, sont exposés, s’exposent et exposent les autres (Garrigou, 2011).

69Les liens faits entre l’exposition, l’action, et l’espace ont favorisé le partage de connaissances des soignants au sein de la communauté scientifique élargie et la production d’OI. Ces derniers issus des réflexions des soignants deviennent directement opérationnels pour poursuivre cette démarche développementale dans la suite de l’intervention. Dans ce cadre, ces premiers éléments confirment l’importance de la prise en considération de « l’espace et de l’activité lors de projets de transformation » (Heddad, 2017), et nous invitent à poursuivre collectivement dans ce sens. La suite de notre intervention cherchera à questionner l’organisation, sans mettre de côté « l’organisation de l’espace » qui oriente et structure l’activité de travail (Heddad, ibid.) et l’exposition aux MAC. Cela nous permettra de continuer de soutenir le processus d’apprentissage expansif engagé, mais aussi de soutenir les réflexions sur l’exposition dans les projets de conception en prévention des risques.

70Nous pensons qu’une ergotoxicologie à visée développementale doit se charger d’accompagner les soignants sur le temps long, en les outillant pour qu’ils développent tout au long de la recherche-intervention leurs propres apprentissages sur l’exposition et sur la transformation de leur propre système d’activité. En ce sens, la recherche-intervention en ergotoxicologie devient également formative, où les soignants apprennent et nous apprenons des soignants, sur l’exposition et sur l’activité. Ainsi, ce cadre formatif dans une « communauté scientifique élargie » (Oddone, 1984) invite à repenser l’activité de prévention au sein d’une « zone potentielle de développement » (Engeström et al., 2013), où tous les acteurs, intervenants-chercheurs et membres des systèmes d’activité, construisent des apprentissages à partir de liens entre les différents points de vue individuels. De ce fait, ces premiers apprentissages, jusqu’ici réalisés dans notre recherche à partir de réflexions individuelles, doivent se poursuivre et voyager à une échelle collective, pour répondre au caractère systémique, multiniveau et distribué (Boudra, Lémonie, Grosstephan & Nascimento, 2023) du projet de prévention des risques.