Remerciements
Les auteures tiennent à remercier les deux relecteurs de l’article. Leurs commentaires et suggestions ont beaucoup contribué à la révision du texte.

1Le développement durable, ou l’éco-développement, concerne aussi les ressources humaines, qu’il s’agisse de développer des compétences pour de nouvelles pratiques de production ou d’envisager des processus productifs plus respectueux des ressources environnementales et aussi des personnes contribuant à ces processus. La thématique de la soutenabilité du travail, même si elle est encore mal articulée avec les notions de développement durable, est une entrée possible pour intégrer ces dimensions sociale et sociétale dans les analyses des situations de travail.

2L’émergence du thème de la soutenabilité du travail tient beaucoup à la mise en évidence de plus en plus précise au tournant des années 2000 d’une intensification du travail (Askenazy, Cartron, de Coninck & Gollac, 2006 ; Gaudart, 2015 ; Théry, 2006). Les effets sur « l’activité de travail » de ces systèmes « en intensification » ont été analysés dans différents secteurs professionnels, avec des constats alarmants en termes de santé au sens large des travailleurs comme en termes de qualité des produits et services. Simultanément, l’allongement de la durée de vie au travail dans le cadre de réformes des systèmes de retraite soulève la question de la sélectivité avec l’âge des conditions de travail et du vieillissement lié au travail (Molinié, Gaudart & Pueyo, 2012 ; Volkoff, Wolff & Molinié, 2017). Des recherches se sont alors développées sur ce que pourrait être un travail « soutenable » (Gollac, Guyot & Volkoff, 2008 ; Volkoff & Gaudart, 2015), combinant trois points de vue : serait soutenable un travail qui ne provoque pas de pathologies durables, voire irréversibles, pour les individus, mais aussi collectivement ; un travail qui prend en compte la diversité des individus quels que soient leur expérience, état de santé et exigences personnelles et familiales ; un travail qui permet le « libre jeu de l’activité humaine » avec des marges de manœuvre aux mains de chacun. Ce dernier point met l’accent sur une approche de l’activité favorisant un développement en santé au sens large. Il insiste sur l’importance, dans l’activité, de pouvoir adapter ses gestes et ses modes opératoires, de dégager des possibilités de coopérer, d’apprendre et de se former aussi.

3La notion de soutenabilité porte une dimension essentielle de long cours, qui pointe l’importance de pouvoir mobiliser son expérience au fil du temps. Cette expérience permet de dégager individuellement et collectivement des marges de manœuvre, de tenir les objectifs du travail, exigences de qualité et enjeux de santé. Au-delà d’une notion de vieillissement qui porterait uniquement un versant usure par le travail qui viendrait accélérer un inéluctable déclin biologique, l’approche développementale de l’avancée en âge amène à considérer la façon dont chacun cherche à construire sa santé. Cette construction passe par la possibilité de constituer son expérience et de la mobiliser, de la transposer et l’adapter, non seulement face aux évolutions du travail, mais aussi pour contribuer et même influer sur ces évolutions. La mobilisation de l’expérience, individuellement et au sein de collectifs de travail, est ainsi un enjeu au fil du parcours professionnel. Le périmètre considéré peut être celui du poste de chacun.e, du service ou d’autres métiers dans l’entreprise, mais, en croisant différentes perspectives disciplinaires, on peut aussi aborder les perspectives au niveau du ou des métiers au-delà de l’entreprise, sur un territoire.

4Cette approche du travail soutenable propose donc une focale sur les conditions du travail élargies dans le temps et dans l’espace, considérant le travail et les parcours non seulement dans une entreprise ou un secteur d’activité, mais aussi sur des territoires, compte tenu des évolutions des métiers et des secteurs professionnels (Jolivet, Zara-Meylan, Cescosse & Chevance, 2020).

5Cet élargissement amène à examiner les coopérations multi-acteurs sur les territoires. Les coopérations, sous différentes formes (intra-entreprise, districts, organisations ad hoc, etc.), apparaissent comme des éléments qui peuvent favoriser un développement durable, et plus particulièrement la soutenabilité du travail. Ces coopérations peuvent s’inscrire dans un territoire. Les acteurs impliqués et le territoire défini comme cadre d’action apparaissent alors étroitement liés, comme le montrent par exemple l’analyse de la proximité (Torre & Zindeau, 2006) et l’analyse des situations de gestion (Raulet, 2021). Le territoire est ainsi de plus en plus considéré comme partie prenante du développement responsable et durable de l’entreprise et comme un niveau d’action pour les politiques publiques.

6Du point de vue de l’activité des acteurs qui l’habitent et le façonnent, le territoire peut être caractérisé comme un système ouvert, dynamique et situé, qui se structure dans le temps et l’espace au gré des activités humaines, des interactions sociales entre les individus et les organisations (Le Bail, Cerf & Yannou-Le Bris, 2021). Il est à la fois une ressource pour les coopérations multi-acteurs mais aussi un construit de ces coopérations.

7Nous proposons d’articuler ces réflexions avec une analyse de l’activité de travail de coopérations pluri-acteurs, empruntée à l’ergonomie, avec une focale sur les coopérations élaborées par des chargés de mission intervenant sur des questions d’amélioration des conditions de travail auprès de TPE (Très Petites Entreprises) et PME dans différentes régions. Il s’agit de comprendre à la fois le fonctionnement de ces coopérations et leur apport à une approche plus durable des ressources humaines.

8Nous nous appuierons sur l’analyse d’expérimentations territoriales partenariales conduites par cinq Associations régionales pour l’amélioration des conditions de travail (Aract) dans le cadre du projet PACT seniors (Jolivet et al., 2020). Le GIS Creapt (Centre de recherches sur l’expérience, l’âge et les populations au travail) a été sollicité par l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact) pour une aide à la capitalisation. Le projet intitulé « PACT seniors. Pour l’amélioration des conditions de travail des seniors. Maintien dans l’emploi des 55‑64 ans » était cofinancé par le Fonds Social Européen (FSE) dans le cadre d’une réponse à un appel à projets sur ce thème par les cinq Aract et l’Anact. L’aide à la capitalisation a été élaborée en relation avec le Département Études et Prospectives de l’Anact. Elle s’est déroulée de décembre 2016 à décembre 2018. Le choix a été fait d’emblée de construire une analyse mutualisant et articulant les connaissances d’un binôme économiste et ergonome.

9En quoi des coopérations à la fois partenariales et territoriales contribuent-elles au développement d’une approche en termes de soutenabilité du travail et au développement de ressources pérennes sur leurs territoires ? Comment ces coopérations ont-elles été élaborées, construites ? En quoi l’activité des chargés de mission des Aract participe-t-elle à organiser ou/et soutenir ces coopérations entre acteurs et selon quelles modalités ?

10Nous situons d’abord le contexte et les enjeux d’une approche partenariale et territoriale pour des acteurs ayant en charge de favoriser le maintien en emploi des seniors dans une perspective de soutenabilité du travail dans leur territoire de compétence (1). Nous analysons ensuite les configurations partenariales territoriales (2). Une méthodologie adaptée a été retenue pour comprendre a posteriori l’élaboration des expérimentations par les chargé.e.s de mission dans chaque Aract ; pour suivre au fil de l’eau l’avancement des expérimentations ; pour recueillir à divers moments les appréciations portées par les chargé.e.s de mission sur les difficultés, les spécificités, les effets de ces expérimentations (2.1). À partir de leur expérience, les chargé.e.s de mission ont élaboré des expérimentations très différentes malgré des constats partagés sur les actions engagées depuis le début des années 2000 (2.2). L’analyse de l’activité et des coopérations entre acteurs conduit à proposer la notion de configuration partenariale territoriale pour rendre compte des spécificités de chaque coopération (2.3). Nous concluons sur les effets de ces coopérations partenariales territoriales et sur les apports de notre analyse pour l’intervention ergonomique et pour les politiques publiques (3).

1. Maintien en emploi des seniors et soutenabilité du travail sur un territoire : contexte et enjeux d’une approche partenariale et territoriale

11Les expérimentations mises en œuvre dans le cadre du projet PACT Seniors visaient à créer les conditions d’une action décentralisée en faveur du maintien dans l’emploi des salariés seniors, dans un contexte où ce thème ne faisait plus l’objet d’action publique au niveau national. Elles ont été élaborées par chaque Aract de façon autonome à partir d’une réflexion argumentée sur les actions réalisées antérieurement et sur les leviers mobilisables compte tenu des besoins des entreprises et des possibilités d’action des Aract sur les territoires qui relèvent de leur compétence.

1.1. Un état des lieux partagé : des actions anciennes, mais un faible effet d’entraînement

12Dans chaque Aract, les chargés de mission engagés dans le projet Pact seniors ont dressé un état des lieux des actions mises en œuvre depuis le début des années 2000 en lien avec « le maintien en emploi des seniors », thème de l’appel à projets du FSE.

13Ces actions relèvent pour certaines d’initiatives propres aux Aract, pour d’autres d’impulsions données par des politiques publiques nationales. Au début des années 2000, les actions portent sur la gestion des âges, à partir des réflexions en cours au sein du réseau Anact-Aract sur l’analyse démographique en entreprise (Molinié & Volkoff, 2002), sur l’anticipation des difficultés de remplacement des cohortes plus nombreuses partant à la retraite (travaux du Commissariat général du Plan au début des années 2000) et du contexte de réforme des retraites en 2003. Entre 2007 et 2014, les Aract ont été davantage sollicitées par les entreprises en raison de l’entrée en vigueur des incitations à la négociation collective d’abord sur la GPEC, puis sur la formation (avec les modifications progressives des règles de mise à la retraite par l’employeur), enfin par les incitations à négocier en faveur de l’emploi des salariés âgés puis du contrat de génération.

14Les Aract ont accompagné des entreprises, essentiellement des PME, soit par des « diagnostics courts » soit par des « diagnostics longs », moins nombreux. Leur capacité d’accompagnement est contrainte par leurs ressources financières et humaines, mais aussi par la mission qui leur est dévolue par leurs Conseils d’administration et par la convention du réseau Anact-Aract avec le Ministère du Travail. Il ne s’agit pas d’accompagnements de même type que ceux produits par des consultants par exemple. D’une part, les diagnostics des Aract sont financés par des fonds publics, donc sans coût direct pour les entreprises. D’autre part, la démarche participative commune aux Aract consiste à faire travailler des acteurs de l’entreprise ensemble sur le diagnostic et sur les solutions. Les Aract n’apportent pas de solutions clef en main. Les accompagnements réalisés visent à produire des exemples, et à s’appuyer sur la diffusion de ces exemples pour obtenir un effet d’entraînement. Cela explique l’attention portée par les Aract à la communication d’exemples d’entreprises sur leurs sites et à l’occasion d’événements dans leurs régions notamment.

15Or les chargé.e.s de mission partagent le constat que les actions menées sur le thème de la gestion des âges ont eu un effet d’entraînement très limité sur d’autres entreprises. Un des enjeux est ainsi de trouver d’autres modalités d’action. De plus, les sollicitations directement issues des entreprises sont moins nombreuses lorsqu’il n’y a pas d’action publique. Or la suppression de l’incitation à négocier sur le contrat de génération a fait refluer les sollicitations. Enfin, les moyens disponibles pour des actions ciblées sur ce thème dépendent de la présence de ce thème dans les objectifs fixés aux Aract et à l’Anact par le Ministère du Travail. Alors que les chargé.e.s de mission partagent la conviction qu’agir sur le maintien en emploi des seniors nécessite une attention continue, les moyens affectés sont variables selon les périodes. Ces à-coups peuvent stopper des démarches engagées ou faire disparaître le sujet.

1.2. Pourquoi mettre en place des expérimentations partenariales et territoriales ?

16Une première réponse tient au constat dressé par les chargé.e.s. de mission des Aract dans leur région : l’implication de partenaires sur un même territoire peut permettre de démultiplier les effets des actions engagées. Dans les échanges avec les Aract sur la construction des expérimentations, on relève plusieurs arguments : favoriser la sensibilisation d’entreprises qui ne sont pas touchées par la communication des Aract, qui sont peu sensibilisées au thème « maintien en emploi des seniors » ; favoriser la prise de contact avec des entreprises potentiellement intéressantes ; favoriser la diffusion des exemples d’entreprises accompagnées là aussi par d’autres canaux de diffusion et des acteurs mieux identifiés. D’autres éléments de réponse ont aussi été mentionnés par certaines Aract : favoriser l’implication pérenne d’acteurs institutionnels et en particulier d’acteurs plus politiques ; créer des ressources pérennes pour le territoire.

18Ces constats partagés ont abouti à des choix très différents quant au territoire de déploiement de l’expérimentation, aux partenaires impliqués, au thème d’entrée, aux entreprises ciblées pour l’accompagnement, aux modalités de cet accompagnement (Tableau 1).

2. Étude des configurations partenariales territoriales observées

19Les échanges avec le département Études et Prospectives de l’Anact ont permis d’identifier trois objectifs de l’aide à la capitalisation faisant l’objet de la demande initiale : 1) élaborer une analyse transversale du déroulement des expérimentations liées au projet « Pact Seniors » dans les Aract ; 2) favoriser la mutualisation entre Aract au cours du projet et 3) structurer les apports et enseignements pour l’action dans les entreprises, compte tenu des connaissances sur les relations âge et travail et sur les entremêlements d’enjeux travail et emploi à différents niveaux (national, territoires, entreprises et salariés). Un quatrième objectif a été identifié au cours de la recherche : fournir un cadre d’analyse des coopérations entre acteurs/partenaires dans le cadre des expérimentations territoriales. Cette demande d’aide à la capitalisation était nouvelle pour les deux chercheuses et a demandé une méthodologie adaptée.

2.1. Une démarche méthodologique adaptée

20Pour réaliser l’analyse transversale et l’appui qui nous étaient demandés en vue de la capitalisation attendue, il n’était pas possible de s’appuyer sur une méthode classique d’observation directe du travail spécifique des chargés de mission au sein des Aract, de la conception des expérimentations à leur réalisation. De plus, les expérimentations avaient été déjà engagées avant la demande d’une aide à la capitalisation par l’Anact avec des temporalités très inégales selon des Aract puisque certaines étaient déjà très avancées et d’autres encore dans une phase de prise de contact avec des partenaires.

21Nous avons donc élaboré une démarche méthodologique adaptée et opportuniste, répondant à la demande par une recherche de modélisations productrices de sens pour les chargés de mission en suscitant à différentes étapes des retours réflexifs individuels et croisés entre eux sur leur activité d’accompagnement des entreprises et d’animation de l’expérimentation. Chaque étape nous permettait en outre de recueillir des informations au fur et à mesure de l’avancement des expérimentations et d’enrichir notre compréhension de ces expérimentations au fil des échanges avec les chargés de mission et entre les chargés de mission.

23La méthodologie retenue repose alors sur la combinaison de plusieurs éléments et l’enchaînement de différents temps d’observation et d’investigation (Schéma 1).

1. Trois types de matériaux ont été mobilisés : des entretiens avec les chargés de mission de chaque Aract, dans chaque région ; des échanges avec l’ensemble des chargés de mission lors des journées dites de regroupement ; des documents produits par les Aract. Les entretiens et les échanges ont été enregistrés et transcrits pour pouvoir être analysés a posteriori. Les documents produits par les Aracts sont de nature variée : des comptes-rendus de groupes territoriaux, des fiches d’entreprises, des présentations du projet aux partenaires, des supports de discussion ou d’ateliers, les bilans intermédiaires et finals établis dans chaque Aract. À l’exception des bilans, réalisés à l’attention de l’Anact et du FSE, ces documents étaient élaborés pour les partenaires du projet et/ou pour les chargé.e.s de mission Aract. Les Aract ont partagé leurs documents (à leur propre rythme) via un espace projet commun auquel nous avions accès et sur lequel nous chargions également des ressources bibliographiques sur les relations âge-santé‑travail.

2. Les journées de regroupement ont constitué un élément méthodologique clé en offrant un cadre propice au travail réflexif à la fois pour les chargés de mission et pour nous. Organisées par l’Anact à trois reprises (décembre 2016, mars 2017 et janvier 2018), elles ont rassemblé les chargé.e.s de mission impliqué.e.s dans les expérimentations des cinq Aract, les personnes en charge du pilotage et de l’animation du projet à l’Anact, et nous en tant que chercheuses en charge de l’aide à la capitalisation (Schéma 1). Nous y avons mis en discussion nos modélisations à différentes étapes en particulier concernant la représentation graphique des configurations partenariales territoriales. En les commentant, les chargés de mission ont fourni des éléments d’information complémentaires ou des correctifs, mais surtout, par leurs réflexions individuelles et entre eux, ils ont indiqué en quoi ces modélisations étaient pour eux productrices de sens, par quels éléments saillants et avec quelles lacunes. Ces échanges ont constitué pour nous un matériau complémentaire, mais essentiel pour repérer entre les expérimentations des différences et des spécificités qui n’avaient pas pu l’être auparavant.

3. Nous avons préparé à deux reprises une grille de questions ouvertes pour structurer nos échanges avec les chargés de mission, questions transmises plusieurs jours avant nos rencontres. Ces questions se sont enrichies au fur et à mesure de l’avancement des expérimentations et de notre recherche. La première série de questions a porté sur la construction des expérimentations lors de la première journée de lancement de la recherche et lors de l’entretien avec les chargés de mission de chaque Aract. La seconde série de questions a porté sur la mise en œuvre, des éléments de bilan tels que les apprécient les chargés de mission (Tableau 2).

1. Nos présentations ont comporté des éléments de littérature sur les relations âge et travail, les modèles du vieillissement et systèmes d’actions correspondant, ainsi que de premières analyses des formes d’action des chargés de mission, avec des propositions de structuration des configurations rencontrées. Elles ont constitué elles aussi des supports pour les échanges collectifs, les commentaires et les retours des participants permettant d’éprouver la pertinence des configurations, de les infléchir, de les affiner et de les préciser au fur et à mesure.

2. Le cadencement des journées de regroupement a permis de suivre l’avancement du projet PACT Seniors. Les échanges se sont progressivement élargis : conception des expérimentations et contexte dans lesquels elles s’inscrivent pour chaque Aract (20 décembre 2016) ; point d’étape du déroulement des expérimentations et nos premiers éléments d’analyse (30 mars 2017) ; nouveau point d’étape par les chargé.e.s de mission de chaque Aract et premiers éléments de compte-rendu dans une perspective d’analyse transversale (25 janvier 2018).

24Deux autres occasions de discussion et de compléments ont été rendues possibles (Schéma 1). Un séminaire de restitution organisé par l’Anact en avril 2019 a permis de présenter une synthèse de la recherche et des pistes de réflexion et de les discuter avec des chargés de mission de quatre des cinq Aract, trois chargé.e.s de projet de l’Anact mais aussi avec deux chercheur.e.s extérieur.e.s (Inrs et OPPBTP). Les représentations graphiques des configurations partenariales territoriales en particulier ont été accueillies avec intérêt par les différents participants. Les commentaires et les échanges qu’elles ont suscités entre chargé.e.s de mission lors de ce séminaire ont apporté d’ultimes éléments sur leur activité d’élaboration des expérimentations. Les chargé.e.s de mission des quatre Aract représentées ont aussi donné des exemples d’utilisation possible du mode d’analyse proposé des configurations partenariales territoriales.

25L’année suivante, et afin de concrétiser un souhait des partenaires de poursuivre les échanges, un colloque « Agir dans les territoires sur les conditions d’un allongement de la vie professionnelle : des questions d’emploi, de travail, de santé et de parcours » a été organisé par le réseau Anact-Aract et le GIS CREAPT (avec le Cnam-CEET). Reporté pour des raisons de crise sanitaire, il a finalement eu lieu en deux séances en distanciel les 1^er et 8 avril 2021. Il a permis de recueillir de nouvelles informations sur le prolongement de l’expérimentation par un chargé de mission Aract et deux des partenaires de l’une des expérimentations territoriales partenariales.

2.2. Élaboration des coopérations par les chargé.e.s de mission dans chaque Aract

26Dans chaque Aract, parmi les deux ou trois chargés de mission qui participent au projet, l’un au moins a une certaine ancienneté et une bonne expérience de projets sur des thèmes en lien avec l’emploi des seniors. Les expérimentations Pact Seniors ont ainsi été construites à partir de leurs connaissances du contexte local régional, de l’expérience spécifique des chargé.e.s de mission et des actions menées dans le passé au sein de chaque Aract. Leurs retours sur cette expérience et sur l’état et la dynamique des contacts avec les entreprises lors du démarrage du projet ont été recueillis lors de la première journée de regroupement et lors des entretiens collectifs en Aract avec eux/elles (Schéma 1). Ils ont été précisés à l’occasion de la deuxième journée de regroupement. On peut en dégager quatre constats partagés.

27D’abord il y avait alors assez peu de demandes d’appui direct des entreprises portant directement sur le thème maintien en emploi des seniors (voir 1.1). Les chargé.e.s de mission dans leur ensemble constatent un décalage entre ce thème mis en avant par les politiques publiques et les préoccupations concrètes et actuelles des entreprises. Ce décalage fait obstacle à la mobilisation d’entreprises, a fortiori à la réalisation d’un accompagnement. Le projet a donc demandé aux chargés de mission un travail spécifique de construction et d’activation ou réactivation du réseau pertinent selon eux/elles dans leur contexte local. Le thème de la « gestion des âges » présente en général une faible attractivité pour les entreprises, ce qui n’était pas nouveau pour eux, mais plusieurs d’entre eux ont fait part du constat que les entrées par des analyses démographiques (population actuelle et projection), qui avaient permis d’intéresser les entreprises dans le passé, n’ont plus la même efficacité. Les attentes des entreprises leur semblent tendre vers des diagnostics plus immédiats et plus rapidement accessibles. Enfin, les interventions précédentes ou en cours en entreprise sur d’autres thèmes (égalité professionnelle, maladies chroniques évolutives) constituent un levier important pour mobiliser les acteurs de l’entreprise.

28Avec l’expérience collective accumulée au sein de chacune, les Aract ont élaboré de nouvelles modalités pour aborder des entreprises dans le cadre des projets. Une modalité consiste à mobiliser des entreprises via des personnes relais (par exemple des groupes de travail existants, sur des thèmes connexes, selon des priorités fixées par des acteurs régionaux). C’est le choix de l’Aract Centre Val de Loire et de l’Aract Aquitaine. Une autre modalité, non exclusive de la précédente, est d’entrer en priorité par les enjeux qui préoccupent le plus et au quotidien les entreprises. L’objectif des Aract reste de travailler avec les entreprises sur la prise en compte élargie des enjeux autour des conditions de travail, avec des dimensions productives, économiques et d’emploi. L’entrée retenue est considérée comme un point d’accroche permettant d’ouvrir sur d’autres thématiques au fur et à mesure du travail avec l’entreprise.

29On comprend alors mieux pourquoi les projets d’expérimentation ont mis en avant un thème d’entrée connexe (maladies chroniques évolutives, prévention de l’usure professionnelle, vieillissement) : il s’agit de favoriser le contact avec des entreprises et de convaincre certaines de l’opportunité d’un accompagnement. Pour mobiliser les entreprises collectivement (lors de journées ou d’ateliers par exemple) une attention particulière est portée aux « éléments déclencheurs », selon le terme utilisé dans certaines Aract, tels qu’ils sont perçus par les entreprises (direction, RH [Ressources Humaines]…), avec le repérage de formulations ou de questions qui peuvent constituer une bonne entrée pour le sujet : usure professionnelle, inaptitudes, ruptures d’emploi, mais aussi départ de salariés aux compétences spécifiques, difficultés d’affectation pour raison de santé ou de compétences, difficultés à former les nouveaux, des nouveaux formés, mais qui ne restent pas… L’Aract Hauts de France a ainsi co-construit des thèmes de mobilisation avec les partenaires territoriaux en identifiant des « éléments déclencheurs » de préoccupations pour les entreprises.

30Enfin, la dimension partenariale des expérimentations, qui est l’une des originalités du projet PACT seniors, a conduit à analyser la constitution spécifique de chaque ensemble de partenariats et leur mode d’animation par les chargés de mission. Comme le montre l’exemple de l’Aract Hauts de France, impliquer les partenaires dans le choix des thèmes est un choix d’organisation de la coopération entre partenaires au fil du projet. Choisir des partenaires avec lesquels l’Aract a déjà travaillé est aussi un moyen pour le chargé de mission de s’appuyer sur des modalités de travail éprouvées, ou sur une expérience des relations, pour réactiver ou construire une dynamique partenariale sur un territoire.

2.3. Rendre compte des coopérations installées par les chargés de mission : la notion de « configuration partenariale territoriale »

31Les entretiens sur l’élaboration des expérimentations et la présentation des expérimentations au Fonds social européen ont fourni les premiers éléments d’analyse de la structuration des partenariats par les chargés de mission (Tableau 1, voir 1). Les différentes étapes de notre démarche nous ont amenées d’une part à intégrer des éléments supplémentaires à partir des matériaux progressivement recueillis, d’autre part à envisager une catégorisation des partenariats élaborés sur les territoires à partir de composantes de ces partenariats, du contenu des coopérations et de leur dynamique. Nous proposons alors la notion de « configuration partenariale territoriale » pour appréhender ce que la structuration et le fonctionnement de coopérations élaborées sur des territoires peuvent apporter en termes d’action et de ressources.

Les partenariats mis en place : des caractéristiques progressivement identifiées

32Trois éléments sont apparus assez rapidement comme caractéristiques des différentes modalités de coopération installées par les chargés de mission. Ces éléments d’explicitation des choix opérés par les chargé.e.s de mission pour élaborer les partenariats figurent dans la première description transversale des expérimentations (Tableau 1) : les partenaires de différente nature, institutions et acteurs mobilisés ; sur un ou des territoires d’action au sein de la région de compétence des Aract ; les entreprises destinataires.

33L’élément le plus explicite dans les entretiens correspond à l’étendue et au champ d’action des « partenaires » mobilisés pour les expérimentations. Cependant leur nature et leur implication varient. Il s’agit le plus souvent d’acteurs institutionnels, interlocuteurs habituels des Aract selon les projets antérieurs qui ont été développés (Direction régionale en charge de l’emploi et du travail – Direccte), Conseil régional ou départemental, Pôle Emploi notamment), d’acteurs sociaux (confédérations syndicales ou fédérations au niveau territorial), d’acteurs territoriaux (par exemple associations d’insertion, groupements d’employeurs). Ces partenaires ne jouent pas le même rôle selon qu’ils sont impliqués dans la réalisation de l’expérimentation par leur activité ou par leur apport des ressources notamment financières, ou qu’ils accompagnent cette expérimentation sous forme d’un suivi et d’un appui ponctuel.

34Un deuxième élément est relatif au positionnement de l’Aract elle-même qui s’est avéré de nature variable : tantôt l’Aract porte le projet et le chargé de mission pilote la réalisation de l’expérimentation, tantôt le chargé de mission se positionne en tant qu’animateur du groupe de partenaires, et laisse le portage institutionnel de l’expérimentation à des acteurs légitimes du territoire, les impliquant ainsi totalement.

35Un troisième élément correspond à la thématique d’entrée retenue, qui n’est pas la même selon les expérimentations. Les Aract Bretagne et Nouvelle Aquitaine ont privilégié une entrée « prévention de l’usure professionnelle et maintien dans l’emploi ». L’Aract Hauts de France a retenu le thème « allongement de la vie professionnelle et gestion des âges ». Le projet de l’Aract Alsace est lui issu d’une demande de la Commission paritaire régionale interprofessionnelle de l’artisanat (CPRIA) Alsace sur les effets du vieillissement et combine une entrée métiers de l’artisanat, avec un ciblage sur la coiffure et une entrée observatoire de l’emploi des seniors. Enfin l’Aract Centre Val de Loire a choisi l’entrée « maladies chroniques évolutives », en intégrant plus tard une seconde entrée « maintien en emploi et retour à l’emploi » lorsque la Direccte – UT36 est devenue partenaire.

36Cependant, cette première analyse présentait plusieurs limites. D’abord établir une liste exhaustive des partenaires conférait à cette liste un caractère statique alors que les partenaires mobilisés peuvent évoluer. C’était le cas pour les Aract Centre Val de Loire et Grand Est : leurs expérimentations ne reposaient pas sur des coopérations préexistantes avec au moins une partie des partenaires, mais ont été élaborées progressivement. De plus, il s’est avéré difficile de préciser le territoire de référence concerné, qui est parfois un territoire fractionné. Une troisième difficulté a été de caractériser l’accompagnement des entreprises.

37Affiner l’analyse du rôle des partenaires et du positionnement des Aract est également apparu nécessaire à partir des échanges avec et entre les chargés de mission au fil des journées de regroupement.

38Les partenaires d’une expérimentation peuvent faire partie d’un groupe spécifique, plus ou moins pérenne, ou d’un groupe déjà existant. Le premier cas correspond à ce qui a été mis en place par les Aract Bretagne et Hauts de France. Le second cas correspond au mode de sollicitation retenu par les Aract Grand Est, Centre Val de Loire et Nouvelle Aquitaine. Il s’agit d’acteurs institutionnels sollicités dans le cadre de la thématique maladies chroniques évolutives pour les Aract Centre Val de Loire et Nouvelle Aquitaine, de la CPRIA pour l’Aract Gand Est. Un niveau supplémentaire de précision s’est révélé nécessaire : la participation à un « comité de pilotage » ou l’appartenance à un « groupe projet », selon les termes utilisés par les chargé.e.s de mission.

39Si le terme « partenaire » est largement utilisé dans la présentation et le suivi par les Aract des expérimentations, le degré et la nature de l’implication des partenaires sont variables. Dans toutes les expérimentations, les partenaires ont été sollicités par les Aract pour repérer des entreprises susceptibles d’être intéressées par un accompagnement dans le cadre du projet Pact seniors. Cependant cette sollicitation prend dans certains cas la forme de suggestions faites lors d’une réunion d’un groupe d’acteurs institutionnels, dans d’autres cas la forme d’un travail collectif en groupe projet avec établissement par exemple d’une liste de quelques entreprises par chaque partenaire, mise en commun et discussion lors de la réunion suivante. Les partenaires ont parfois sollicité directement les entreprises envisagées.

40Un autre point de différenciation entre les expérimentations est la périodicité et la récurrence des rencontres entre/avec les partenaires. Lorsque des réunions régulières ont lieu avec les partenaires avec une périodicité courte, le fonctionnement correspond à celui d’un groupe de travail. Les documents fournis par l’Aract Bretagne montrent ainsi des réunions environ tous les deux mois avec compte-rendu (court), point d’avancement et points à travailler pour la réunion suivante. Cette logique de fonctionnement est différente de la logique correspondant à des points réguliers, mais moins rapprochés, qui s’assimile davantage à un suivi de l’avancement. Cette logique de suivi est présente dans les rapports avec des partenaires moins engagés, des acteurs institutionnels présents dans des groupes d’action territoriales comme en Centre Val de Loire et Nouvelle Aquitaine.

41Ces éléments renvoient à une analyse de l’activité des partenaires de l’expérimentation au sein d’une organisation plus ou moins pérenne sur un territoire que le choix des partenaires contribue à délimiter.

Des composantes en interrelation : vers la notion de configuration partenariale territoriale

42Pour rendre compte des coopérations existantes, avec leurs composantes, leurs modalités de fonctionnement et leur activité, nous proposons de raisonner en termes de « configuration partenariale territoriale ». Le concept de configuration permet en effet d’envisager des liens et des formes spécifiques d’interdépendance entre des éléments (individus, groupes, sociétés) qui peuvent être considérés sur des plans et des niveaux différents (Elias, 1993). Il permet de dépasser le caractère statique d’une structure, dont les relations entre éléments sont fixes et de décrire des formes spécifiques d’interdépendance dans des relations provisoires et en évolution. Nous en avons élaboré des représentations graphiques, à la fois pour rendre visible pour les Aract et pour nous ce que nous avions compris et dégagé de nos analyses, et en tant que support pour recueillir des commentaires et des ajustements de la part des chargé.e.s de mission (cf. 2.1).

43Les représentations graphiques des configurations correspondant aux cinq expérimentations (Schéma 2) ont été élaborées en distinguant les structures de coopération (sous forme de rectangle) des structures d’animation (sous forme de cercle) ; les éléments pérennes (en noir) des éléments temporaires (en rouge) ; différentes modalités de coopération et les acteurs qu’elles relient (ovales et flèches en vert).

44Les expérimentations menées en Bretagne et en Hauts de France présentent plusieurs points communs. Elles prennent place sur des territoires d’action déjà organisés, avec des acteurs dont certains jouent un rôle d’acteurs pilotes ou copilotes (Schéma 2).

46Le projet Atout’âge de l’Aract Hauts de France s’inscrit dans le cadre géographique et institutionnel de la Métropole européenne de Lille (MEL). En tant que « communauté européenne d’agglomération », la MEL dispose de compétences élargies notamment en matière de développement économique et d’une autonomie plus grande par rapport à la région. Le projet a été construit par l’Aract et Compétences et Emplois en Métropole Européenne de Lille, qui était auparavant le Comité de Bassin d’Emploi Lille Métropole (CBE). Il existe en effet une dynamique ancienne sur le thème de l’emploi des seniors dans ce territoire. L’Aract Nord Pas de Calais et le CBE ont été partenaires d’un précédent projet Atout’âge (2000-2006) financé par le Fonds social européen dans le cadre d’un appel à projets EQUAL. Des liens existent également sur d’autres sujets. La métropole lilloise avait ainsi été retenue en mars 2013 comme l’un des territoires d’expérimentation des plateformes d’appui aux mutations économiques, prévues dans le cadre du Pacte national pour la croissance, la compétitivité et l’emploi.

47Sur ces deux territoires où des coopérations sont déjà présentes, les configurations partenariales et territoriales ont été enrichies d’un niveau de coopération proprement territorial. Ainsi l’Aract Bretagne a laissé le rôle de pilotes du projet à deux structures institutionnelles : l’Observatoire de l’emploi du Pays de Fougères et la Maison de l’Emploi, de l’Entreprise et de la Formation (MEEF) du Pays de Vitré. L’objectif est que le thème prévention de l’usure professionnelle soit porté par des structures locales « légitimes » instituées par les autorités locales. L’expérimentation comporte un niveau intermédiaire de collaboration entre acteurs partenaires (dans le cadre des réunions du groupe projet), une implication auprès des entreprises accompagnées et la formation de consultants locaux. L’Aract Hauts de France reste, elle, copilote du projet avec une structure locale compétente et bien implantée sur la métropole (Compétences et Emploi). La coopération territoriale passe notamment par l’animation des ateliers thématiques qui visent à attirer un nombre plus important d’entreprises que l’accompagnement proprement dit. Dans les deux configurations, il existe une sorte d’emboîtement des actions qui vise à accroître l’effet de diffusion de la thématique retenue.

48Les projets de l’Aract Centre Val de Loire et de l’Aract Nouvelle Aquitaine ont mobilisé en priorité des acteurs regroupés par ailleurs pour travailler régionalement sur l’une des thématiques fixées au niveau national par le plan Santé Travail : la prévention des maladies chroniques évolutives (Schéma 3). Les réunions de ces groupes ont été des opportunités de présenter les projets et de solliciter un appui pour identifier les entreprises dans lesquelles se dérouleraient les interventions. La construction de coopérations plus pérennes entre plusieurs types d’acteurs n’est pas envisagée a priori, mais elle peut être un produit de l’expérimentation. Les territoires retenus de fait correspondent aux espaces institutionnels dans lesquels se situent les entreprises accompagnées : il s’agit du niveau départemental, faute d’avoir pu mobiliser des entreprises sur un même bassin d’emploi par exemple. La coopération entre les différents acteurs vise essentiellement à être un point d’appui pour accompagner des entreprises en vue de prévenir les maladies chroniques évolutives. Les acteurs sont des « acteurs relai » ou font partie d’un « comité de pilotage ».

49En Centre Val de Loire, l’Aract mobilise des partenaires sur une base départementale, en distinguant le Loir et Cher (Blois), l’Indre et Loire (Tours) et l’Indre (Châteauroux). Dans le Loir et Cher, puis l’Indre-et-Loire, les partenaires qui se sont manifestés (Cap Emploi, Samet, des services de santé au travail) ont permis de repérer des entreprises qui pourraient accepter d’être accompagnées. Dans l’Indre, les partenaires ont été repérés avec l’aide du Pôle 3 E (Entreprises, Emploi et Économie) de la Direccte, en s’inspirant de ce qui avait été fait par l’Aract sur l’égalité professionnelle. La Direccte UD 36 co-anime le groupe avec l’Aract. Le groupe est constitué d’acteurs très divers : Carsat service action sociale, Châteauroux métropole (service développement économique), Pôle Emploi, Ohé Prométhée, DGE, EGEE Indre (association de retraités qui accompagnent des demandeurs d’emploi), Alisé (groupement d’employeurs pour mise à disposition de salariés en temps partagé), la présidente du Medef 41. On voit ici à quel point les partenariats, les territoires et les coopérations sont étroitement liés et fortement dépendants de l’antériorité limitée des coopérations sur ces territoires et de la très faible structuration de ces territoires en territoires d’action.

50Le projet de l’Aract Nouvelle Aquitaine présente une particularité liée à la sollicitation privilégiée de porteurs d’action collective. Ces porteurs d’action collective sont des regroupements d’entreprises ou d’associations, sous forme de cluster multisecteurs (cas d’Uztartu au Pays basque) ou de groupement par activité (cas dans le Tarn), engagés dans des actions en cours animées par l’Aract sur d’autres thèmes. La coopération qui existe déjà entre des organisations favorise une diffusion élargie à ces organisations de l’approche préventive portée par l’Aract dès lors que les organisations membres accompagnées témoignent de retours positifs.

51Les expérimentations en Centre Val de Loire et Nouvelle Aquitaine montrent la difficulté variable à engager une démarche en faveur de la soutenabilité du travail lorsque des coopérations territoriales sont soit encore à construire soit dépendent de la présence d’acteurs porteurs de ces coopérations à une petite échelle.

3. Quels apports pour l’analyse et l’intervention ergonomiques et pour les politiques publiques ?

53La notion de configuration partenariale territoriale et la représentation graphique des configurations observées ont constitué pour les chargés de mission des supports utiles pour échanger entre eux et pour réfléchir, interroger leurs modes d’actions et de territorialisation et prendre du recul sur leur activité. Leurs retours soulignent quatre apports réflexifs principaux.

54Cela permet d’abord de penser les coopérations territoriales et de mettre en évidence que le travail de construction de ces coopérations concerne non seulement l’identification et la sollicitation d’acteurs du territoire, mais aussi la construction des modalités de travail et des interrelations qui font de ces acteurs des partenaires. Intégrer l’activité concrète des partenaires clarifie l’engagement des acteurs territoriaux sollicités et rend visibles des occasions d’apprentissage pour les partenaires, par exemple le partage d’un diagnostic sur les enjeux pour le territoire. Les difficultés rencontrées, variables selon les territoires et l’antériorité de ce mode d’action, restent souvent invisibles, ce qui peut conduire les chargés de mission eux-mêmes et des acteurs extérieurs à sous-estimer le travail d’élaboration, de construction, de développement des coopérations territoriales. Les disparités territoriales en matière de coopération entre acteurs institutionnels, de réseau d’entreprises, de soutien aux initiatives des Aract accentuent les difficultés à conduire ce travail, les risques d’échec :

« Il y a des réseaux soutenus dans certaines régions, une culture du réseau d’entreprise, [avec par exemple] des clubs. Mais ailleurs, parfois, ça ne prend jamais »
(chargé.e de mission, séminaire avril 2019).

55Ce travail de construction comporte aussi une dimension stratégique : le choix du moment et la décision des chargé.e.s de mission de « se saisir d’un sujet, même si ce n’est pas le leur a priori » (chargé.e de mission, séminaire avril 2019) dans le réseau dans lequel ils/elles interviennent, parce qu’ils/elles pressentent que c’est le bon moment pour le porter. Ces chargé.e.s de mission s’affranchissent alors des attentes de leur structure Aract, en termes de thématiques fléchées et de projets à engager, à condition de pouvoir trouver les acteurs et le moment qui permet au sujet « de prendre » dans le réseau et leur territoire de compétence. Cela participe à faire vivre le réseau en l’alimentant, à attirer de nouvelles entreprises, et à conserver la vitalité d’une thématique jugée importante, en dépit des variations temporelles et du caractère assez flou de la politique publique. Le poids des élus en place sur les territoires, de leurs objectifs, des échéances électorales qui orientent le pilotage et les orientations des institutions est aussi souligné : « parfois pas le bon moment pour les élus. Il faut des années ». La construction de ce réseau de coopération doit beaucoup à l’expérience de chaque chargé de mission et à l’histoire collective de l’Aract dans sa relation avec les entreprises et avec différents types d’acteurs (institutionnels, consultants, acteurs « relai ») depuis des années. La construction des coopérations nécessite donc autant que possible une approche au long cours pour saisir des opportunités, continuer tant que le contexte local est favorable ou trouver des ressources pour continuer ou réactiver l’accompagnement des entreprises. La réflexion engagée au niveau national sur l’inscription des soutenabilités dans le référentiel des politiques publiques (Prouet, 2023) témoigne de l’intérêt désormais pour cette approche au long cours.

56La constitution des configurations partenariales territoriales s’appuie également sur des choix d’entreprise qu’on accompagne ou pas. Ces choix sont à la fois le produit des configurations, selon le rôle joué par les partenaires dans le repérage et la prise de contact avec les entreprises, et participent dans le même temps à la construction des configurations, en approfondissant les interrelations entre partenaires, en modifiant leurs représentations du territoire. Le choix des entreprises a lui aussi une dimension stratégique, car l’effet d’entraînement attendu dépend de l’engagement des entreprises dans le projet, de leur capacité à tenir sur la durée du projet. Les chargés de mission tiennent compte des horizons différents des entreprises, mais aussi de l’horizon du projet en cours, voire des suivants. L’accompagnement des entreprises peut nécessiter une certaine homogénéité, ou au contraire se nourrir de leur diversité avec un effet d’entraînement qui peut bénéficier à toutes. Comme le souligne un chargé de mission :

« Dans une action collective, on ne va pas amener tout le monde au même niveau, puisqu’ils ne partent pas de la même ligne. Et qu’est-ce qu’on vise pour chacune ? Ces modèles du vieillissement permettent de placer les entreprises dans une grille qui aide à penser. […] Aussi sur comment on analyse la candidature des entreprises [pour un projet spécifique] »
(séminaire avril 2019).

57L’approche par des configurations partenariales territoriales déporte enfin le regard vers les effets des coopérations. L’effet le plus attendu est la modification des représentations et des comportements des entreprises. Les expérimentations n’ont pas toutes permis d’observer ces effets, soit en raison de la durée de l’accompagnement, soit en raison de la difficulté à « recruter » des entreprises pour participer à l’expérimentation. Pour celles qui ont été accompagnées, l’interrogation que nous avons soulevée est celle de la pérennité des évolutions engagées, de « l’enracinement » des pratiques, à la fois dans les entreprises accompagnées, mais aussi du point de vue du métier de chargé de mission et de ce qu’on laisse à soi et aux autres pour les projets suivants, et de ce qui va être fait des traces laissées. Une chargée de mission le commente ainsi :

« La question de l’enracinement dans la configuration, c’est aussi pour nous. Et nous ? Comment on ancre ce qu’on a fait au-delà de la trace qu’on laisse ? Sur des questions : ça a marché, ça n’a pas marché ? »

58Les expérimentations peuvent également produire des effets d’apprentissage entre les partenaires. La grille de questionnement que nous avons proposée (Tableau 2) visait à recueillir des éléments de bilan sur ce point, mais notre questionnement était trop tardif, car les effets d’apprentissage ne font guère l’objet d’une attention spécifique. Les effets d’apprentissage seraient à envisager en amont pour pouvoir être pointés au fil de l’eau, par exemple à l’occasion d’une réunion entre partenaires. Cela nécessite d’emblée un point de vue réflexif qu’il n’est pas facile de tenir en même temps que l’activité demandée par l’expérimentation. L’expérience qu’ont les chargés de mission des coopérations multi acteurs a probablement un effet sur leur capacité réflexive, par la comparaison entre différentes coopérations et/ou par l’observation de l’évolution des interrelations entre partenaires.

59Au-delà de leur apport réflexif, en quoi les configurations partenariales territoriales contribuent-elles à la conception et à la mise en œuvre de politiques publiques, à des actions durables et favorables à la soutenabilité du travail ?

60Notre analyse de l’élaboration de partenariats territoriaux par des chargé.e.s de mission et des caractéristiques des configurations partenariales et territoriales observées s’inscrit dans une dynamique de recherche récente à la fois en ergonomie et en économie. Depuis une petite dizaine d’années, l’ergonomie est en effet mobilisée pour analyser l’activité de mise en œuvre des personnes en charge de politiques publiques (Weissbrodt & Giauque, 2020), dans une perspective d’évaluation, et plus récemment pour participer à la conception de politiques publiques (Barcellini & Reboul, 2023). Le développement de politiques publiques complexes dans le champ du travail et de l’emploi, la place prise par l’expérimentation sociale et le développement des coopérations territoriales interrogent également les méthodes d’évaluation, notamment qualitatives (Revillard, 2018), et l’articulation entre différentes approches. Notre analyse s’inscrit dans une approche compréhensive et réaliste d’une initiative de l’Anact et de cinq Aract, dans le cadre d’une politique publique pas totalement définie et plutôt discontinue.

61L’analyse de l’activité des chargé.e.s de mission dans l’élaboration et l’animation des coopérations entre partenaires sur des territoires conduit à envisager ces coopérations multi-acteurs à la fois sous l’angle des relations entre ces acteurs et sous l’angle des activités concrètes entre les personnes qui représentent ces acteurs. La notion de configuration partenariale et territoriale traduit le tissage entre ces deux aspects, tissage nécessairement singulier selon les dynamiques territoriales, en particulier selon les ressources existantes et l’expérience de telles coopérations. Elle prend place entre deux modèles de politique publique : d’un côté la mise en place de dispositifs dont les destinataires sont censés se saisir pour atteindre des objectifs qui n’ont pas forcément de sens pour eux, de l’autre des expérimentations sociales qui préfigurent un cadre standardisé censé permettre une diffusion plus large. La configuration partenariale territoriale apparaît alors comme un espace indispensable pour travailler les objectifs, les ressources et les besoins perçus des destinataires d’une politique publique et des acteurs d’un territoire à définir. Ce travail est ainsi non seulement un travail de territorialisation (Le Bail et al., 2021), mais aussi un travail d’élaboration des interrelations entre acteurs/partenaires et un travail de reformulation des enjeux et de construction de ressources cognitives, matérielles d’un territoire. Il demande des ressources pérennes et débouche sur des configurations hétérogènes. L’expérimentation porte l’idée qu’il s’agit d’un processus émergent (ou en développement) et que la coopération envisagée est à préciser ainsi que ses effets.

63À partir des échanges avec et entre les chargés de mission, nous interprétons une expérimentation partenariale territoriale visant à favoriser le maintien en emploi des seniors comme la construction d’une coopération sur un territoire en vue d’établir des pratiques cohérentes entre les organisations engagées dans cette expérimentation. Cette coopération s’appuie sur la reconnaissance d’un but commun, par exemple prévenir l’usure professionnelle. Elle peut aussi se fixer des objectifs tels que la constitution de ressources et d’interactions communes et durables pour aborder une problématique similaire entre les organisations participant à l’expérimentation, et à terme dans d’autres organisations du territoire d’action.

64L’efficacité et la durabilité des configurations partenariales territoriales dépendent beaucoup des conditions dans lesquelles les politiques publiques favorisent plus ou moins ces modalités d’action partenariales. Des réorganisations des objectifs et cadres d’action peuvent restreindre ou même entraver les possibilités de construire et soutenir les configurations. Une meilleure connaissance des flux d’information, des représentations partagées, du travail collectif au sein des configurations et avec le territoire d’action contribuerait à rendre visibles et à améliorer les apports de ces arrangements localisés. Sur ces points, l’ergonomie, notamment par son analyse fine de l’activité, peut apporter une contribution utile.