- 1 D’un point de vue réglementaire, l’efficacité énergétique est entendue comme l’amélioration de la s (...)
- 2 Renvoie autant aux choix d’équipements (électroménager, isolation, type de chauffage, énergie renou (...)
1Le changement climatique lié aux activités humaines est l’un des problèmes les plus difficiles et les plus urgents de la société (Ripple, Wolf, Newsome, Galetti, Alamgir, Crist et al. 2017). Parmi les solutions envisagées, pour limiter ce phénomène et faire face aux ressources énergétiques limitées, figure l’augmentation de l’efficacité énergétique1. Cet objectif vise, d’une part, l’optimisation et la sécurisation des réseaux de distribution et, d’autre part, la transition énergétique individuelle vers une meilleure maitrise des consommations. Dans le domaine de l’énergie électrique, la maîtrise des consommations d’électricité (MCE) est définie par Innocent (2017, p. 34) comme « l’ensemble des actes2 volontaires qui visent à modérer et/ou à optimiser la consommation d’électricité d’un point de vue quantitatif, et/ou à la contrôler d’un point de vue qualitatif, ceci dans un domaine donné ». Du point de vue de l’individu usager du réseau, ces actes de maîtrise présupposent une relation à sa consommation d’électricité et la mise en place d’une démarche de ce que Brisepierre (2011) nomme la réflexivité énergétique. Celle-ci correspond à la capacité des individus à s’interroger sur leurs usages de l’énergie et à les modifier. Cependant, l’usager n’a pas de relation immédiate avec sa consommation d’électricité, celle-ci s’élabore de manière indirecte à travers les activités domestiques (préparation des repas, conservation des aliments, soins d’hygiène, entretien de la maison, etc.) et l’usage des outils que celles-ci impliquent (plaque de cuisson électrique, appareil de froid, sèche-cheveux, aspirateur, etc.). Cette nature abstraite, invisible, intouchable (Fischer, 2008) et médiée de l’électricité rend le lien, entre usages et conséquences sur les consommations, difficile à établir pour l’usager. Un des enjeux des programmes pour l’efficacité énergétique est de rendre visible et concrète pour l’usager l’électricité consommée, dans un objectif d’optimisation et de réduction. La restitution aux usagers de l’information de consommation énergétique en temps quasi-réel, à partir d’interfaces numériques dédiées, constitue une des solutions envisagées pour créer des opportunités de développement de la MCE.
2Les réseaux « intelligents » d’électricité (ou smart-grids) – qui associent des compteurs d’électricité communicants et des interfaces numériques de restitution de l’information de consommation à l’usager (interfaces smart-grids) – s’inscrivent dans cette perspective. Le paysage réglementaire qui impulse le déploiement des réseaux et interfaces smart-grids s’organise autour de la responsabilisation croissante du citoyen et de la citoyenne et de la nécessité de modification des comportements individuels (Maresca & Dujin, 2012). Les réglementations pour l’efficacité énergétique se construisent sur le postulat d’une progression séquentielle entre mise à disposition de l’information par les gestionnaires de réseau et les fournisseurs d’électricité, génération de connaissances et traduction de ces connaissances en actes de maîtrise des consommations d’électricité par les usagers. Cette approche relève d’une vision déterministe de la technologie sur l’individu. Cette relation entre innovation technologique et changement des usages domestiques de l’énergie mérite pourtant d’être interrogée ; la question de leur appropriation se pose.
3Le smart-grid expérimental SOLENN (SOLidarité Energie iNnovation) a constitué une opportunité d’étudier l’appropriation d’interfaces smart-grids au cours de 3 années (2016-2018) et son effet en matière de MCE. L’approche instrumentale qui décrit l’appropriation comme le processus par lequel un individu institue un artefact comme une ressource pour et dans l’activité a été mobilisée. Cette étude a permis de produire un corpus de recommandations pour la conception. Cet article propose une présentation de cette recherche en quatre parties. La première présente le cadre réglementaire et le smart-grid expérimental SOLENN qui constituent le contexte de la recherche. Le cadre théorique de l’approche instrumentale et sa pertinence pour étudier le processus d’appropriation des interfaces smart-grids sont également décrits au sein de cette première partie. La méthode de l’étude longitudinale est détaillée dans une deuxième partie. Une troisième partie est dédiée à la présentation des résultats. La discussion et les perspectives de recherche-action font l’objet d’une quatrième et dernière partie.
- 3 Le terme « intelligent » est celui utilisé dans le cadre des diverses réglementations relatives à l (...)
- 4 Définit comme « un réseau d’énergie avancé, auquel ont été ajoutés un système de communication numé (...)
- 5 Définit comme un « système électronique qui peut mesurer la consommation d’énergie, en ajoutant des (...)
- 6 L’usage est entendu comme « des utilisations stabilisées qui se manifestent avec […] récurrence sou (...)
4L’augmentation de l’efficacité énergétique est qualifiée d’élément capital dans le cadre de la Stratégie Europe 2020 pour assurer l’utilisation durable des ressources énergétiques. Au cours de la dernière décennie, les efforts de modernisation et d’optimisation des réseaux énergétiques, notamment électriques, ont conduit au développement de réseaux « intelligents3 » (ou smart-grids4) qui s’appuient sur des systèmes « intelligents » de mesure5 qui intègrent des compteurs « intelligents ». La directive européenne « Électricité » (2009/72/CE) a imposé aux États membres le remplacement de 80 % des compteurs électriques par des compteurs électriques « intelligents » avant 2020. La recommandation 2012/148/UE précise l’exigence fonctionnelle minimale de ces systèmes de mesure du point de vue de l’usager du réseau, à savoir : une mise à disposition d’une interface pour la visualisation des données de consommation individuelle (interface smart-grid) ; une mise à jour fréquente des données de consommation (< 15 minutes) et un archivage des données pour rendre accessible l’historique de consommation d’énergie. Les systèmes « intelligents » de mesure des consommations d’électricité ont donc une double visée : 1) mieux gérer et sécuriser l’approvisionnement électrique et 2) restituer à l’usager sa consommation d’électricité. Les réglementations actuelles prolongent cette seconde orientation. Par exemple, la réglementation pour les bâtiments neufs à usage d’habitation impose l’équipement de systèmes de suivi d’électricité qui affichent au moins 5 postes de consommation : le chauffage, les prises de courant, le refroidissement, l’eau chaude sanitaire et les équipements auxiliaires (RT2012 ; art. 27, RE2020, voir Réglementation Environnement des Bâtiments neufs, 2022). Le Pacte Vert (Commission européenne, 2019), qui constitue la récente réponse de l’Union européenne aux défis environnementaux, climatiques et socio-économiques, reconnaît également que les citoyens et les citoyennes « sont et doivent rester un moteur de la transition » (Commission Européenne, 2019, p. 27) et que leurs accès aux données est nécessaire pour intégrer le changement climatique dans leurs usages. L’introduction des systèmes « intelligents » de mesure dans le domaine de l’électricité s’inscrit donc dans un contexte politique et règlementaire spécifique relatif à la stratégie contemporaine d’efficacité énergétique européenne. Ces systèmes, et précisément les interfaces smart-grids pour restituer l’information de consommation, traduisent une démarche incitative d’action publique pour infléchir les comportements individuels vers une plus grande maîtrise des consommations d’électricité. Comme précédemment précisée, cette démarche repose sur le lien mécanique présupposé entre mise à disposition de l’information, apprentissage et mise en action en faveur d’une optimisation voire d’une réduction des consommations d’électricité. Pourtant, « proposer une information ne garantit pas son appropriation, encore moins la qualité de son interprétation et la pertinence des actions mises en œuvre » (Rubens, Assegond, Le Conte & Salvazet, 2019). Si l’introduction d’une technologie n’est jamais neutre (Bobillier Chaumon, 2016), son effet ne peut être présumé a priori. La compréhension de l’appropriation des interfaces smart-grids – à partir de l’étude des usages6 développés, des objectifs d’usage visés et de leurs effets sur la MCE et les individus dans un enjeu de transition énergétique – est fondamentale au regard des réglementations en vigueur et des urgences auxquelles elles cherchent à répondre.
5La présente étude s’inscrit dans une expérimentation smart-grid conduite au sein du projet SOLENN (Solidarité-Energie-iNnovation) soutenu par l’ADEME (Programme d’Investissements d’Avenir) dans le cadre du programme Réseaux électriques intelligents. Le projet SOLENN s’est déroulé sur le territoire de Lorient Agglomération entre 2014 et 2018. ENEDIS était le coordinateur d’un consortium réunissant 12 partenaires (académiques, industriels, représentants de la société civile – associations d’aide aux consommateurs, agence locale de l’énergie –, collectivités). L’objectif était de déployer et de tester des systèmes « intelligents » de mesure des consommations d’électricité sur le territoire pour répondre aux obligations réglementaires européennes et nationales. Le projet s’inscrivait également dans la démarche mise en place par le pacte électrique Breton, signé en 2010 et dont l’ambition est d’apporter des solutions à la problématique d’approvisionnement électrique de la Bretagne qui produit moins de 10 % de l’énergie qu’elle consomme. 10 000 foyers de Lorient Agglomération ont été équipés en avance de phase du compteur « intelligent » français (compteur Linky). Environ 300 de ces foyers ont bénéficié d’interfaces numériques smart-grids pour la restitution et l’affichage de leurs données de consommations d’électricité.
6Au niveau du gestionnaire du réseau, l’objectif était de tester la collecte et la transmission de données ainsi que les modalités de sécurisation de l’approvisionnement d’électricité en cas de contraintes de distribution. Le cas échéant, le smart-grid expérimental permettait de passer d’une solution de « délestage » (coupures électriques) à une solution « d’écrêtement ciblé ». Dans ce cas de figure, le gestionnaire, grâce au compteur Linky, avait la possibilité de diminuer temporairement la puissance électrique disponible pour un ensemble de logements. L’électricité économisée était alors redistribuée sur le réseau afin de maintenir son accès à tous les foyers d’une maille de territoire donnée. Un second objectif était d’observer les effets des interfaces numériques smart-grids sur l’activité de maîtrise des consommations d’électricité au sein des foyers qui en disposaient.
7Au total, 4 interfaces de restitution des informations de consommation d’électricité ont été éprouvées dans le cadre du projet. Deux interfaces smart-grids (ISG) étaient proposées par des entreprises de domotique (Dom. A et Dom. B), une troisième correspondait à la solution proposée par ENEDIS (SOLENN A) et une dernière était co-conçue par un partenaire industriel et l’Agence LOcale de l’ENergie (ALOEN) de Lorient. Des illustrations des ISG sont données dans la Figure 1 ci‑dessous.
Figure 1 : Illustration des interfaces smart-grids éprouvées dans le cadre du projet SOLENN.
Figure 1. Illustration of the SOLENN smart-grid interfaces
De gauche à droite et de haut en bas, graphique de : la consommation d’électricité répartie par poste de consommation, la consommation intrapersonnelle-temporelle (2 graphiques pour 2 mois à comparer), la consommation en temps quasi-réel, la comparaison entre foyers de consommations d’électricité.
From left to right and top to bottom, graph of electricity consumption broken down by consumption item, intrapersonal-temporal consumption (2 graphs for 2 months for comparison), consumption in near real-time, comparison of electrical consumption between households.
- 7 Globalement, les potentialités et les contraintes de chaque ISG ont été identifiées sur la base : ( (...)
- 8 Un travail d’identification et de priorisation des informations et des fonctionnalités utiles pour (...)
8Les ISG prenaient la forme de sites internet permettant l’accès aux usagers à un espace personnel sécurisé pour le suivi des consommations d’électricité de leurs foyers ; un foyer avait accès à une ISG donnée. Chacune d’elle se définissait par des caractéristiques et des fonctionnalités différentes. Un travail préalable de caractérisation a été réalisé7 (pour plus de détails, voir Lassalle & Amelot, 2019). Un sous-ensemble de fonctionnalités hiérarchisées et prioritaires à implémenter a été identifié8 et une grille de l’existant a été établie à l’issue de ce travail préalable. Cette grille commune de comparaison a permis d’obtenir une photographie des possibilités offertes par chaque ISG (voir Tableau 1 ci‑dessous). Globalement, leurs principales fonctionnalités étaient les suivantes :
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ISG SOLENN A (proposée par ENEDIS) : affichage de la consommation d’électricité du foyer en temps quasi-réel (courbe de consommation électrique avec un pas de temps de 10 minutes, cf. illustration Figure 1 ci-dessus), possibilité d’afficher des périodes spécifiques de consommation – index de consommation – (une heure, un jour, un mois, une année donnée),
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ISG SOLENN B (proposée par ALOEN) : affichage de la consommation d’électricité du foyer en temps quasi-réel, possibilité d’afficher des périodes spécifiques de consommation, possibilité de comparer les consommations de son foyer avec celles de foyers jugés équivalents – comparaison interpersonnelle – (recherche filtrée grâce à des critères comme le nombre de personnes dans le foyer, la surface du logement, le mode de chauffage ou encore le quartier), présence de conseils pour optimiser les consommations d’électricité et proposition d’éco‑gestes,
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ISG Dom. A et Dom. B (proposées par des domoticiens) : affichage de la consommation d’électricité du foyer en temps quasi-réel, affichage de la consommation détaillée par poste de consommation (électroménager, eau chaude, éclairage, etc.), possibilité d’afficher des périodes spécifiques de consommation.
Tableau 1 : Caractérisation de chaque interface smart-grid étudié dans le cadre du projet SOLENN sur la base des fonctionnalités et informations identifiées comme étant utiles pour la conception d’interfaces pour la MCE.
Table 1. Characterization of each smart-grid interface studied as part of the SOLENN project based on functionalities and information identified as being useful for the design of smart-grid interfaces
L’encadré correspond aux fonctionnalités et informations prioritaires à intégrer à tout outil numérique d’aide à la MCE.
The box corresponds to the priority functionalities and information to be integrated into any digital support tool for electricity saving.
9Un objectif du projet SOLENN se focalisait sur l’appropriation des ISG déployées à partir de l’étude des usages et de leurs effets sur la MCE. La contribution présentement rapportée avait en charge sa réalisation. Elle ambitionnait de répondre aux questions suivantes : les interfaces smart-grids sont-elles utilisées ? Si oui, de quelle manière (quelles fonctionnalités, quels besoins émergents – comment) ? Dans quels objectifs (par exemple, mieux comprendre la consommation du chauffage, surveiller la consommation d’un appareil électroménager, etc. – pour quoi) ? Et avec quels effets sur la MCE (mise en place d’éco-gestes, modifications de l’environnement matériel, etc.) ?
10Le suivi longitudinal du processus d’appropriation au cours des 3 années du projet SOLENN devait permettre de répondre à ces questions à partir de l’observation des usages de l’ISG, de leurs évolutions et de leurs effets au cours du temps. Les conditions qui influencent l’appropriation ont également fait l’objet d’un travail d’analyse pour une compréhension holistique du processus. L’étude s’articulait autour de 3 briques d’analyse (voir Lassalle & Amelot, 2019) :
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Brique 1 : analyse des contraintes des ISG sur l’usage (influence sur l’usage du niveau d’utilisabilité, de maturité des ISG, de la richesse et pertinence fonctionnelle, etc., la caractérisation des ISG mentionnée ci-avant s’intégrait dans cette brique),
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Brique 2 : analyse des contraintes idiosyncrasiques (influence des ressources préalables internes – savoir-faire, connaissances du domaine, motivations – et externes – outils utilisés pour le suivi des consommations d’électricité, rapport à la MCE, contexte social/sociétal –),
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Brique 3 : analyse du processus d’appropriation par le prisme de l’approche instrumentale.
11La présente contribution ne s’intéresse qu’à la brique 3 dont la finalité était de mieux comprendre :
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La portée et l’efficacité des réglementations déployées : de l’appropriation des systèmes « intelligents » de mesure des consommations d’électricité dépend en partie l’augmentation de l’efficacité énergétique prévue par le plan réglementaire du domaine. Cet objectif constitue un des piliers, du point de vue des politiques publiques, pour lutter contre les problématiques énergétiques et environnementales actuelles ;
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Ce qui fait que les ISG sont ou non instituées, par l’individu qui en fait usage, comme une ressource pour développer sa maîtrise des consommations d’électricité. La compréhension des potentialités offertes par ces systèmes pour soutenir la transition énergétique permettra d’alimenter la conception des ISG.
12De nombreuses études, qui examinent le lien entre mise à disposition de l’information de consommation énergétique et actes de MCE, montrent des variations importantes avec des réductions des consommations d’électricité entre 1 à 15 % (Darby, 2006 ; Fisher, 2008 ; Wallenborn, 2015). Ces résultats modèrent les effets de la technologie sur l’usage dans le domaine de la transition énergétique (voir Darby, 2006 ; Fischer, 2008 ; Valor, Escudero, Labajo & Cossent, 2019 ; Vine, Buys & Morris, 2013 pour plus de détails sur le lien entre informations de consommation énergétique et économies d’énergie). Les facteurs pour expliquer ces variations sont multiples : de l’intérêt porté aux problématiques environnementales (Wallenborn, 2015), à celui porté à l’information de consommation d’électricité et à son suivi (Barnicoat & Danson, 2015 ; Oltra, Boso, Espluga & Prades, 2013) en passant par le poids de la motivation initiale dans ce domaine (Thøgersen & Grønhøj, 2010). Les connaissances et compétences préalables relatives aux consommations d’énergie (Nilsson, Jakobsson Bergstad, Thuvander, Anderssson, Andersson et al., 2014 ; Winther & Bell, 2018), le contexte social et matériel, la norme de confort, la dynamique familiale, les caractéristiques du logement ou socio-démographiques (Abrahamse & Steg, 2009 ; Arachchi & Managi, 2021 ; Bélaïd, 2017 ; Beslay & Zélem, 2009 ; Brisepierre, 2011 ; 2013 ; Ehrhardt-Martinez, Donnelly & Laitner, 2010 ; Jones & Lomas, 2016 ; Kavousian, Rajagopal & Fisher, 2013 ; Wallis, Nachreiner & Matthies, 2016) en sont aussi des déterminants sans être exhaustifs.
13Les usages des technologies pour la maîtrise des consommations en électricité se construisent donc dans un contexte global qui détermine son appropriation ou sa non-appropriation (Guibourdenche, Vacherand-Revel, Fréjus & Haradji, 2015). De manière générale, les recherches sur la conception de solution de gestion de l’énergie montrent la nécessité d’améliorer la conception des dispositifs de restitution (Valor et al., 2019) et surtout, l’importance d’élargir les critères d’acceptabilité, d’utilisabilité et d’utilité pour y inclure ceux d’appropriabilité (Fréjus, 2019 ; Fréjus & Guibourdenche, 2012 ; Haué, 2003).
14Les interfaces smart-grids sont envisagées comme des vecteurs potentiels de changement des usages de l’électricité ; leur conception répond à un contexte réglementaire et environnemental spécifique, celle-ci est prise en charge par des gestionnaires du réseau, des fournisseurs, des domoticiens. Ces interfaces sont poussées vers les individus dans l’attente qu’elles soient utilisées dans les objectifs prescrits. De nombreux travaux portant sur le processus d’appropriation remettent en question ce déterminisme technologique : en ergonomie (par exemple, Folcher, 2003 ; Rabardel, 1995 ; 2005a ; 2005b ; Theureau, 2011), en psychologie (par exemple, Bobillier Chaumon, 2013 ; 2016) ou encore en interaction humain-machine (par exemple, Carroll, Howard, Peck & Murphy, 2003 ; Mendoza, Carroll & Stern, 2010 ; Orlikowski, 2000). Il existe une multiplicité d’approches autour du concept d’appropriation, celles-ci se rejoignent cependant sur son caractère situé, développemental et re-créatif (Lassalle, Amelot, Chauvin & Boutet, 2016). D’une manière générale, l’appropriation renvoie à l’usage effectif de l’outil et au sens que cet usage revêt pour l’individu (Chambat, 1994 ; Millerand, 2003 ; Rabardel, 1995). Elle est décrite comme un processus complexe qui concerne la manière dont les individus utilisent, adoptent, adaptent et intègrent sur le long terme des outils à leurs pratiques quotidiennes (Carroll et al., 2003). Les différentes approches proposées autour du concept d’appropriation s’accordent sur son caractère situé, développemental et catachrétique (Lassalle et al., 2016). Pour être compris, l’usage d’une technologie doit être situé, au sein de son environnement réel, dans l’activité effective de l’individu où se reflètent son histoire personnelle et le contexte organisationnel, social et sociétal (Proulx, 2005). La logique développementale de l’appropriation a trait à la constitution progressive de l’instrument par la personne qui l’utilise au cours de l’activité (Folcher & Sander, 2005 ; Rabardel, 1995) et au développement de l’individu et de ses ressources (outils, compétences, etc.) dans et pour l’activité (Rabardel & Samurçay, 2001). Rabardel (2005a ; 2005 b) parle d’une activité constructive, qui s’élabore dans une temporalité longue. Elle est orientée vers l’accroissement, le maintien ou la reconfiguration du « pouvoir d’agir » (Clot, 2008 ; Folcher & Rabardel, 2004). Enfin, l’appropriation revêt une dimension re-créative qui relève de l’écart entre usages effectifs d’un outil et usages prescrits dans un besoin de « conformation à soi-même » (De Vaujany, 2006). Ce mouvement de re-création pour soi traduit la participation des individus à la conception des outils qu’ils utilisent et s’oppose au déterminisme technique de l’usage. L’outil se finalise progressivement lorsqu’il est investi par l’individu qui l’utilise pour devenir une ressource au service de son activité. Ce processus transitionnel – ou d’appropriation – est nommé genèse instrumentale dans le cadre de l’approche développée par Rabardel (1995, 2005a).
15Ces constats invitent à revoir le postulat déterministe qui sous-tend la conception des ISG : l’appropriation est un processus au long cours qui s’opère au cours de l’activité dans une volonté de l’individu d’agir sur le monde et sur lui-même et qui est fixée, mais non figée dans une réalité historico-culturelle singulière et par des caractéristiques individuelles, contextuelles et situationnelles.
- 9 Ce positionnement prend ses racines dans les théories Piagétienne qui soutiennent que les connaissa (...)
16La présente recherche se situe naturellement au sein du paradigme épistémologique constructiviste9en raison de la nature même de l’objet d’étude que constitue l’appropriation. La demande dans le cadre du périmètre du projet SOLENN, quant à l’intervention ergonomique, était double : une forme d’évaluation de l’efficacité des ISG sur la MCE au niveau individuel et une contribution pour la (re)conception des solutions pour faciliter la transition énergétique. Le choix a été fait d’inscrire ce travail dans le mouvement de l’ergonomie constructive. Celle-ci porte une perspective constructiviste et développementale cohérente et alignée avec le concept d’appropriation. Cette approche pose que les individus se développent (connaissances, compétences) « dans l’interaction avec le monde et dans l’action sur celui-ci, tant pour le comprendre que pour le transformer » (Falzon, 2013, p. 1). L’individu n’est pas envisagé comme un exécutant de prescriptions, mais comme un sujet capable, acteur de son propre mouvement de transformation et d’évolution (Rabardel, 2005a). Il construit sa propre activité en contexte dans une recherche d’équilibre entre atteinte d’objectifs liés à la tâche à accomplir (performance) et effets sur lui-même et les collectifs (préservation, réussite, apprentissage, régulation de l’activité en fonction des résultats) (Falzon, 2013). Ce cadre intègre les effets à long terme de la relation entre individu et activité : le sujet se transforme dans l’activité grâce à des processus de régulation au long cours et transforme l’activité (Falzon, 2013). L’ergonomie n’est plus envisagée dans un objectif défensif (réduire les contraintes de l’activité), mais de contribution à la conception de ressources pour le développement des individus, des collectifs et des organisations (Barcellini, 2015 ; Falzon, 2013).
17Ce projet de l’ergonomie constructive a été pensé pour le travail et les situations professionnelles. Néanmoins, la présente contribution propose une transposition aux situations socio-domestiques et plus spécifiquement, celles engageant une activité de maîtrise des consommations d’électricité. À l’aune de cette approche, la finalité de l’étude de l’appropriation des ISG est l’identification de ce qui fait ressources dans ces objets technologiques pour une conception qui vise l’émancipation des individus dans une perspective de transition énergétique.
18L’approche instrumentale (Rabardel, 1995) est issue des psychologies développementales et ergonomiques et des théories de l’activité. Elle propose un cadre pour aborder l’activité humaine sous l’angle « de la diversité des moyens et des ressources utilisées par les sujets » pour agir (Gras Gentiletti, Bourmaud, Fréjus & Decortis, 2022, p. 9). Cette approche adopte un point de vue anthropocentré sur la technique et est attentive au primat du sujet (Bationo-Tillon & Rabardel, 2015). Elle permet d’aborder l’appropriation sous un angle développemental, situé et re-créatif dans les termes d’une genèse instrumentale. Celle-ci peut être appréhendée par un ensemble d’outils conceptuels qui étaye de cette approche.
19L’objet de l’activité. L’activité d’un individu est dirigée par des objets de l’activité. Ces derniers contiennent les objectifs de l’action (buts et sous-buts) et les motivations des individus pour l’accomplir.
20L’artefact. Pour définir le concept d’instrument, Rabardel (1995) introduit le concept d’artefact qui revêt une forme de neutralité, par rapport à « l’objet technique » soutenu par une orientation technocentrée. L’artefact renvoie à toute chose ayant été transformée par la main humaine, aussi minime cette transformation soit-elle (Rabardel, 1995, p. 59).
21Les schèmes. L’utilisation d’un artefact (un marteau pour reprendre l’exemple donné par Rabardel, 1995) fait appel à des schèmes d’utilisation (« frapper » par exemple) définis comme « les éléments stables et structurés dans l’activité et les actions de l’utilisateur » (Rabardel, 1995, p. 74). Un schème se stabilise, se consolide avec l’exercice, mais ne se fige pas. L’existence de ces schèmes « permet au sujet de ne plus avoir à accorder à l’outil qu’une attention minimale et offre une flexibilité qui différencie le schème d’un automatisme » (Perez & Rogalski, 2001). Deux niveaux de schèmes d’utilisation sont distingués :
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Les schèmes d’usage. Ce niveau renvoie à la gestion des caractéristiques et des propriétés particulières d’un artefact et est mobilisé sans dépendance à l’objet de l’activité. Ils correspondent aux interactions de l’individu avec l’artefact (Folcher & Rabardel, 2004),
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Les schèmes d’action instrumentée. Ce niveau touche au sens de l’activité du sujet (Bourmaud, 2006), c’est-à-dire ce pour quoi l’artefact est utilisé. Ces schèmes sont orientés vers l’objet de l’activité pour lequel l’artefact est un moyen de réalisation. Ce second niveau incorpore les schèmes d’usages. Par exemple, un individu pourrait développer un schème d’action instrumentée de type « consulter le graphique de la consommation mensuelle d’électricité du foyer » dans l’objectif de mieux maitriser sa consommation d’électricité – objet de son activité –. Ce schème sera réalisé grâce à l’application de schèmes d’usage liés par exemple à la gestion des menus, des onglets, des modes d’affichage des consommations, etc.
22L’instrument. Rabardel définit l’instrument comme l’artefact en situation d’usage, c’est-à-dire associé à des schèmes d’utilisation (ainsi le marteau associé au schème « frapper » constitue l’instrument pour planter un clou). L’artefact devient donc un instrument (matériel ou symbolique) lorsque des schèmes d’utilisation sont développés par l’individu, pour réaliser les buts visés (Perez & Rogalski, 2001). L’instrument occupe donc un rôle central dans l’activité, il est le médiateur entre l’individu et l’objet de son activité. Par exemple, pour un artefact de type interface smart-grid, le schème « consulter le graphique de la consommation mensuelle d’électricité du foyer » associé à l’interface constitueront l’instrument pour permettre à l’individu de mieux comprendre sa consommation d’électricité et pouvoir in fine mieux la maîtriser.
23Instrumentation, instrumentalisation. Deux processus fondamentaux sont à l’œuvre pour que la genèse instrumentale s’opère : l’instrumentation et l’instrumentalisation. L’instrumentation est orientée vers l’individu et concerne la transformation ou l’adaptation de schèmes d’utilisation de l’instrument. Les schèmes peuvent être transformés pour se généraliser et s’appliquer à différents types d’artefacts – c’est l’assimilation (des schèmes existants peuvent être transférés à d’autres types d’artefacts par exemple, le schème « écrire » peut être assimilé à un stylo, un bâton ou encore une craie, Béguin & Rabardel, 2000). Les schèmes peuvent être transformés ou réorganisés pour s’adapter à de nouvelles situations – c’est l’accommodation (des schèmes existants sont adaptés ou de nouveau sont créés lorsque la situation change – confrontation à un nouveau dispositif technique par exemple -). Béguin et Rabardel (2000) soulignent que l’analyse des processus d’assimilation et d’accommodation est particulièrement importante au moment de l’évaluation ou de l’introduction d’un artefact, notamment parce qu’elle permet de comprendre son utilisation ou sa non-utilisation. L’instrumentalisation est orientée vers l’artefact et concerne les modifications ponctuelles ou durables que l’individu apporte à l’artefact pour l’adapter à son besoin, par exemple, le changement, le regroupement, la non-utilisation ou l’abandon de fonctions prévues, le développement de fonctions nouvelles, etc. Rabardel parle « d’un enrichissement des propriétés de l’artefact par le sujet » (Rabardel, 1995, p. 140). Les nouvelles fonctions sont appelées fonctions constituées (en référence aux fonctions constituantes intrinsèques à l’artefact, Rabardel, 1995). Il s’agit de la dimension (re-)créative du processus d’appropriation (émergeant de l’activité et pouvant se dérouler sur des périodes longues, Béguin & Rabardel, 2000). Comme précédemment indiqué, ce point de vue s’oppose au déterminisme technique de l’usage pour lequel l’instrument a été pensé (Folcher, 2003). L’association d’une clé anglaise au schème « frapper » pour planter un clou est un exemple d’instrumentalisation (Béguin & Rabardel, 2000). Les résultats de ces re-créations sont nommés catachrèses et constituent des pistes pour la conception.
24L’activité médiatisée par les instruments. Dans le cadre de l’approche instrumentale, les instruments constitués sont plurifonctionnels ; 4 fonctions de médiation sont identifiées :
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Des médiations de nature épistémique (orientées vers l’objet d’activité) : elles permettent la compréhension de la situation et l’acquisition de connaissances relatives à l’objet de l’activité,
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Des médiations de nature pragmatique (orientées vers l’objet d’activité) : elles permettent l’action sur l’objet de l’activité, l’utilisation des outils et la production de résultats (régulation, gestion, transformation),
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Des médiations de nature interpersonnelle (orientées vers les autres) : celles-ci peuvent être pragmatiques ou épistémiques selon qu’elles permettent de mieux connaître les autres ou d’agir sur eux,
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Des médiations de nature réflexive (orientées vers soi) : dans le cadre de son activité médiatisée par l’instrument, l’individu est également en rapport avec lui-même, il se gère, s’organise, se transforme (prise de décision, changement de positionnement, etc.).
25Activité productive et constructive. L’approche instrumentale distingue deux composantes à l’activité médiatisée : productive et constructive. L’activité productive englobe l’utilisation des outils (court terme ou moyen terme) pour réaliser les tâches à accomplir dans le cadre de son activité. Son unité d’analyse est l’activité médiatisée (l’activité de l’individu médiée par l’instrument) et réfère à ce qui est effectivement réalisé par l’individu pour atteindre ses objectifs. Elle est « immergée dans les situations et leurs évolutions singulières » (Samurçay & Rabardel, 2004) et donc fortement dépendante de leurs caractéristiques (formes et fonctions des outils à disposition, facteurs organisationnels, état des compétences et possibilités de les mettre en œuvre, etc.). L’activité constructive définit le développement de l’individu (connaissances, compétences) et de ses ressources pour l’activité et le développement des instruments (moyen et long terme). Son unité d’analyse est celle « de l’appropriation des outils culturels, des usages et développement des instruments, et des individus » (Folcher & Rabardel, 2004, p. 254). L’approche instrumentale reconnaît donc une double finalité à l’activité médiatisée : d’un côté, concourir à l’efficacité et l’efficience de l’action pour la réalisation des tâches et, de l’autre, contribuer au développement de l’individu et de ses ressources pour l’activité. La conception peut viser la première (outiller l’action) ou la seconde (outiller l’apprentissage et le développement des individus), comme indiqué par Decortis, Bationo-Tillon et Cuvelier (2016). Activité productive et constructive sont interdépendantes et se construisent dans un rapport dialectique (les difficultés ou les échecs rencontrés sur le plan productif pouvant modifier en retour les activités constructives, Folcher & Sander, 2005) ; l’analyse de l’activité constructive est donc nourrie par les résultats de l’activité productive et inversement.
26Le pouvoir d’agir. L’approche instrumentale distingue capacité d’agir et pouvoir d’agir (Folcher & Rabardel, Ibid. ; Gouédart & Bationo-Tillon, 2022 ; Rabardel, 2005a). La capacité d’agir concerne les compétences, connaissances, instruments qui font ressources pour l’activité et qui sont potentiellement mobilisables. Elle correspond aux moyens d’actions potentiels dans l’activité, à une capacité « à faire quelque chose, à faire advenir quelque chose dans l’espace des situations […] par exemple un domaine d’activité professionnelle ou de vie quotidienne » (Rabardel, 2005a, p. 19). Le développement des capacités d’agir s’inscrit dans les temporalités longues de la construction par l’expérience et du développement de l’individu, celles du « sujet en devenir » (Rabardel, 2005a). Le pouvoir d’agir renvoie à la transformation des potentialités décrites ci-dessus en pouvoirs effectifs. En d’autres termes, il s’agit de la mise en œuvre des capacités d’agir dans une situation donnée. Le pouvoir d’agir dépend donc des ressources externes et internes disponibles à un moment donné dans le contexte de la situation (état des connaissances, instruments effectivement disponibles, occasions d’interventions sur le réel, possibilités d’exprimer ses compétences, etc.) et résulte de leur actualisation en « pouvoirs effectifs dans les conditions concrètes du ici et maintenant » (Gouédart & Bationo-Tillon, 2022). Le pouvoir d’agir s’inscrit dans des temporalités liées à l’action et à l’activité. Ainsi, l’individu peut avoir la capacité d’agir (par exemple, disposer de compétences spécifiques) sans en avoir le pouvoir (absence d’espace d’expression de sa compétence dans une situation donnée).
27Dans le cadre de l’approche instrumentale, l’appropriation est définie comme un mouvement de construction et de transformation de l’outil pour soi tout en se transformant soi-même (Rabardel, 2005b). Elle s’opère dans les termes d’une genèse instrumentale au cours de laquelle l’artefact s’institue progressivement en instrument dans et pour l’activité. Ce n’est donc pas seulement un processus où l’individu fait sien « du déjà constitué » (Rabardel, 2005b), mais où il recrée le « patrimoine » à disposition pour soi-même au service de son activité et plus largement, pour les collectifs auxquels il contribue (Rabardel, 2005b). Les personnes ne sont pas passives face à la proposition artéfactuelle, elles ne sont pas de simples réceptrices de la technique avec comme seule possibilité, son adoption, par l’application des règles d’usage prescrites, ou son rejet. Au contraire, elles sont capables et autonomes dans la construction de leurs usages et de leurs outils. Selon Rabardel (2005b, p. 253) :
« l’activité médiatisée par l’instrument est une bonne candidate comme unité pour penser et guider l’action et l’intervention lorsque la conception, l’appropriation ou l’usage humain des artefacts y occupent une place centrale ».
28Dans le cadre de l’étude longitudinale, les données ont été recueillies au cours de trois temps d’étude : temps 1 (2016), temps 2 (2017) et temps 3 (2018). Les personnes participantes étaient recrutées selon deux critères : disposer d’un accès à une des ISG éprouvées dans le cadre du projet SOLENN (Dom. À, Dom. B, SOLENN A, SOLENN B) et être volontaire pour participer à l’étude longitudinale. La diminution de l’échantillon au cours du 3e temps de l’étude s’explique principalement par l’exclusion d’une des ISG en raison de son niveau d’utilisabilité trop faible pour être facilement utilisée. Le tableau 2 ci-dessous donne le suivi des effectifs de chaque panel pour chaque temps de l’étude longitudinale (1, 2 et 3).
Tableau 2 : Suivi des effectifs de chaque panel pour chaque temps de l’étude longitudinale (1, 2 et 3).
Table 2. Sample evolution for each point of time in the longitudinal study (1, 2 and 3)
- 10 Les profils ont été établis à partir de l’analyse des contraintes idiosyncrasiques (influences des (...)
29L’étude longitudinale a été réalisée auprès d’un total de 36 foyers. Les caractéristiques de cet échantillon sont données dans l’annexe 1. Globalement, les personnes participantes étaient âgées de plus de 55 ans, majoritairement masculines (hommes = 22 ; femmes = 14) et se rattachaient à la catégorie socio-professionnelle « cadres et professions intellectuelles supérieures » (42,9 %). Par ailleurs, une partie de l’analyse des données10 a permis de définir 3 typologies de profils de participant.es :
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Le profil « novice » (21 participant.es, 58 % de l’échantillon suivi) : les personnes appartenant à ce profil sont celles qui, avant le projet, n’effectuent pas ou peu de suivi des consommations d’électricité de leur foyer (vérification du montant à payer sur la facture uniquement) ; ont un niveau faible de compétences en matière d’usages numériques et de connaissances énergétiques et/ou scientifiques ; une amotivation pour l’ISG et son utilisation, pour l’activité de suivi des consommations d’électricité et/ou la MCE (manque d’intérêt). Soit l’ISG n’est pas du tout utilisée (8 participant.es) soit son utilisation est empêchée par le niveau de maturité et d’utilisabilité (13 participant.es). Les personnes de ce profil attribuent une valeur fonctionnelle finale nulle à l’ISG (c.-à-d.. qu’aucune utilité n’est perçue),
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Profil « éphémère » (7 participant.es, 19 % de l’échantillon suivi) : les personnes formant ce profil se caractérisent notamment par des connaissances préalables en énergie ; des connaissances faibles en matière de MCE ; une activité de suivi des consommations d’électricité de leur foyer faible ou inexistante (vérification du montant à payer sur la facture uniquement) ; une motivation initiale intrinsèque c’est-à-dire que l’usage de l’ISG est autonome, spontané et impulsé par intérêt ou curiosité – pour l’ISG et l’information de consommation –. L’ISG est utilisée ponctuellement dans une visée informative. L’instrument ne se pérennise pas (abandon systématique) ; aucun effet de l’ISG sur la MCE n’est constaté ; la valeur fonctionnelle finale attribuée à l’ISG est de nature informative,
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Le profil « expert » (8 participant.es, 22 % de l’échantillon suivi) : ce profil correspond aux personnes présentant une motivation initiale intrinsèque ; des usages préalables de suivi des consommations du foyer denses et fréquentes (suivi de la facture, relevés compteur, fichier personnel de suivi des consommations énergétiques du foyer, installations domotiques, etc.) ; une démarche de réflexivité énergétique déjà engagée ; des connaissances énergétiques et des compétences scientifiques et techniques suffisantes pour lire et interpréter la donnée de consommation d’électricité présentée sous forme graphique ; un usage important de l’ISG (utilisation plusieurs fois par mois a minima) ; des actes de MCE en conséquence des usages de l’ISG ; une valeur fonctionnelle finale attribuée à l’ISG de nature utilitaire (meilleure gestion financière et/ou administrative du foyer) et développementale (réflexivité, augmentation des compétences, nouvelles possibilités d’action, construction identitaire).
30L’ensemble de ces informations est important à considérer pour circonscrire les interprétations apportées lors de l’analyse des données qualitatives.
- 11 Réalisée par les personnes ayant utilisé plusieurs fois l’ISG ( 2 fois). Le but était d’identifier (...)
- 12 Utilisation guidée par la réalisation de scénarios les plus réalistes possibles. L’objectif était p (...)
31Chacun des 3 temps d’étude (cf. Tableau 3) a consisté en la réalisation d’entretiens semi-directifs, d’observations d’utilisation libre11 de l’ISG (c.-à-d.. non contrainte par des scénarios d’utilisation) et/ou d’utilisation contrainte12 (par la réalisation de scénarios d’utilisation prédéfinis). La navigation libre sur l’ISG précédait toujours la navigation contrainte par les scénarios. Les entretiens étaient structurés par un guide préalablement défini et organisé en 3 thématiques articulant usages de l’ISG, contexte social et contexte sociétal (cf. Tableau 4). Le guide était réinspecté entre chaque temps d’étude et réajusté en fonction des résultats d’analyse obtenus au précédent temps (enrichissement, saturation, approfondissement). La passation était réalisée au domicile des participant.es, l’utilisation des ISG était effectuée à partir des espaces numériques personnels des foyers.
Tableau 3 : Détails de l’étude longitudinale réalisée dans le cadre du projet SOLENN.
Table 3. Details of the longitudinal study carried out within the SOLENN project
Tableau 4 : Présentation des thématiques structurant les entretiens semi‑directifs
Table 4. Presentation of the themes for the semi-structured interviews
32Deux grands types de données ont été recueillis, traités et analysés : des discours (issus des entretiens semi-directifs et des verbalisations spontanées recueillies au cours de l’utilisation de l’ISG) et des données d’observations de l’utilisation des ISG. La totalité de la passation était enregistrée ; l’utilisation de l’ISG était également filmée à l’aide du logiciel Morae Recorder (v. 3.3.4).
33Au total, 73 entretiens ont été réalisés au cours des 3 temps d’étude. Environ 93 heures d’enregistrement et 26 heures de vidéo ont été recueillies, codées et analysées. Les verbalisations recueillies au cours de l’utilisation et les discours obtenus au cours des entretiens ont été entièrement retranscrits. Le codage des observations d’utilisation a été effectué à l’aide du logiciel Morae Manager (v. 3.3.4) ; celui des contenus discursifs (verbalisations et entretiens) a été réalisé à l’aide de Nvivo 11. Ces outils ont permis une analyse fine à la fois de l’activité d’utilisation des ISG, des commentaires et des discours des participant.es.
34Les enregistrements audio et vidéo de l’utilisation contrainte et non contrainte de l’ISG ont été entièrement codés. Le codage de l’utilisation guidée par les scénarios a notamment permis de répertorier chaque difficulté rencontrée (écart par rapport à la consigne et au scénario prédéfini) et d’obtenir une typologie d’erreurs. Le codage des utilisations non contraintes a consisté à identifier les habitudes d’utilisation de l’ISG. L’objectif était double : analyser les contraintes des ISG (possibilités ou empêchements de l’activité médiatisée en raison des formes et fonctions de l’artefact) et analyser l’activité médiatisée en situation d’usage (fonctions utilisées, objectifs poursuivis, etc.). Dans les deux cas, le but était d’accéder aux genèses instrumentales des ISG et de mieux comprendre les conditions pour qu’elles s’effectuent.
35Stratégie de codage. La totalité des données discursives retranscrites (discours et verbalisations simultanées aux phases d’utilisation des ISG) a fait l’objet d’une analyse thématique. Celle-ci est adaptée et utilisée pour répondre à des questions de recherche constructiviste (Willig, 2021). L’analyse thématique nécessite toujours des engagements théoriques et épistémologiques de la part du chercheur ou de la chercheuse bien qu’elle se caractérise par sa flexibilité théorique (Willig, 2021). Ces engagements peuvent être reflétés ou non dans la stratégie de codage. Dans le premier cas, un modèle dérivé de la littérature est utilisé pour coder les données et en déduire des thèmes (approche déductive). Dans le second, les données sont abordées sans cadre de codage a priori (approche inductive). Une troisième stratégie d’encodage consiste à combiner analyse inductive et déductive. Un modèle a priori est utilisé pour organiser les données au départ, mais de nouveaux thèmes peuvent également émerger de l’analyse.
36Dans le cadre de l’étude du processus d’appropriation des ISG par le prisme de l’approche instrumentale, l’ensemble des données a été encodé selon une stratégie à la fois déductive et inductive. Les thèmes étaient prédéterminés sur la base du cadre théorique pour analyser les processus d’instrumentalisation (catachrèses qui s’expriment), d’instrumentation (schèmes d’utilisation de l’ISG) et des médiations instrumentales (effets de l’activité médiatisée par les ISG sur les connaissances, sur les actions de MCE, sur l’individu lui-même et sur ses relations interpersonnelles). Ce modèle thématique déductif a permis de structurer le codage, mais sans pour autant l’enfermer. En effet, les codes rattachés aux thèmes ont émergé des discours recueillis pour rendre compte de leur richesse et débordaient parfois du cadre théorique initial (par exemple, les codes relatifs aux motivations des individus à s’engager dans l’interaction avec l’ISG). Des segments de texte (mots, phrases, paragraphes) ont constitué l’unité d’analyse dont le regroupement répond à un sens thématique.
37Protocole de codage. Les deux chercheuses ayant réalisé le codage ont également défini le cadre théorique et conduit le recueil de données, elles disposaient d’une bonne connaissance du contexte pour ajuster au mieux le codage. Celui-ci a été réalisé sur la base d’un processus de coopération continu entre les chercheuses (« co-codage »). Ces échanges permettaient : (i) de préciser ou clarifier certains codes ; (ii) de simplifier la grille par épuration (fusion de codes redondants ou suppression de codes non pertinents) ; (iii) de résoudre les divergences ; (iv) de vérifier ou enrichir les interprétations réalisées et (v) de valider des codes induits. Le codage était également cyclique, c’est-à-dire que chaque thème, sous-thème et code étaient régulièrement réexaminés par chaque codeuse, notamment après chaque temps d’étude. Ce processus itératif a permis de diminuer les erreurs de codage, de vérifier sa stabilité dans le temps et de tenir compte des évolutions éventuelles de certains codes (fusion, retrait). Un double codage partiel a également été effectué pour les catégories non factuelles, jugées difficiles à coder (type de motivations à l’usage par exemple). Globalement, le double-codage n’a pas été réalisé pour s’assurer de l’utilisation de thèmes pertinents (ceux-ci étant essentiellement basés sur des cadres théoriques) ou pour vérifier la fiabilité inter-codeuse (compte tenu de la démarche cyclique et de « co-codage »), mais plutôt pour croiser les points de vue, enrichir l’interprétation des discours obtenus et approfondir l’analyse.
38Codage longitudinal. Les résultats obtenus à chaque temps d’étude ont ensuite été synthétisés et intégrés au sein d’une seule et même grille de codage. Ce travail a été effectué pour chaque personne suivie au cours des 3 temps d’étude. L’objectif de ce cadre intégratif était d’introduire dans l’analyse la dimension temporelle pour observer les évolutions des usages de l’ISG et leurs effets au sein de chaque foyer (schèmes d’usage, schèmes d’action instrumentée, fonctions constituées – catachrèses –, médiations instrumentales). Ce codage longitudinal a permis d’étudier les genèses instrumentales à l’œuvre, leurs empêchements et leurs conditions facilitantes.
39Le profil « novice » (amotivation pour le suivi des consommations d’électricité, faible connaissance du domaine, absence de suivi préalable des consommations d’électricité du foyer) se caractérise par une absence d’appropriation des ISG. Soit celles-ci ne sont pas utilisées soit l’utilisation est empêchée en raison des contraintes portées par les artefacts.
40Premièrement, l’introduction de l’artefact dans l’environnement de l’individu n’a pas été suffisante pour stimuler une activité de suivi des consommations d’électricité qui n’était pas réalisée auparavant. La mobilisation de l’artefact, si celle-ci avait lieu, était guidée par un objectif lié à la participation au projet seulement. Elle ne s’inscrivait donc pas dans une activité de suivi où l’artefact aurait permis l’assimilation de schèmes préexistants. Dans ce contexte, l’artefact semble constituer une proposition prématurée, en tous les cas, inadaptée au moment de son utilisation par les profils « novices ».
41Deuxièmement, les ISG proposées dans le cadre du smart-grid expérimental SOLENN sont des artefacts « technicistes » tant du point de vue organisationnel (architecture des interfaces, format des informations, etc.), fonctionnel (richesse fonctionnelle) qu’informationnel (type d’information). Cet ancrage fortement technique résulte à la fois des contraintes et des objectifs des équipes de conception (« faire remonter » la donnée de consommation d’électricité sur les ISG) et de leur représentation de l’individu qui utilisera, en bout de chaîne, l’artefact développé. La personne utilisatrice est envisagée comme experte et disposant des connaissances et des compétences suffisantes pour interpréter une information énergétique affichée sous forme graphique et pour moduler en retour ses usages domestiques de l’énergie. Les choix de conception opérés en conséquence ont produit des contraintes fortes sur les possibilités d’appropriation des ISG. Ces contraintes concernent principalement :
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Des difficultés d’accès et de connexion à l’ISG,
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Une manipulation complexe de l’ISG (par exemple, des difficultés fortes ont été rencontrées pour utiliser les calendriers et afficher des périodes de consommations spécifiques),
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Des graphiques de consommation d’électricité difficiles à localiser sur l’interface,
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Une information de consommation d’électricité peu intelligible pour la majorité des individus (que représente le pic affiché ? À quelle activité correspond-il ? Que représente 1 kWh ? quel temps faisait-il ce jour-là ? etc.),
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Un vocabulaire fortement technique (l’utilisation des termes « pas de temps » ou « courbe de charge » en sont des illustrations).
42Ces contraintes n’ont pas pu être surmontées par les participant.es « novices ». En raison de sa nature fortement technique, l’artefact échoue à la transformation de savoir-faire existants développés dans d’autres contextes (par exemple, des savoir-faire d’apprentissage, de réflexivité, de partage autour des transitions énergétiques et écologiques, etc.).
43Ainsi, les formes et fonctions artefactuelles ne favorisaient ni l’assimilation, ni l’accommodation, ces processus ne s’opéraient pas pour les personnes préalablement peu intéressées par le suivi des consommations d’électricité du foyer. Parce que la diversité des profils d’usagers n’a pas été prise en compte dans la conception, l’artefact n’a pas permis pas aux profils « novices » d’acquérir des compétences productives, l’activité médiatisée est alors empêchée et de facto, les possibilités d’appropriation des ISG.
44Dans le cadre des ISG étudiées, les schèmes d’usage ont principalement consisté à mettre en œuvre les principales fonctions qui les constituaient. Quatre principaux schèmes d’usage ont été identifiés : consultation de la température, consultation par poste de consommation d’électricité, consultation des consommations d’électricité sur des périodes longues, consultation des consommations d’électricité sur des périodes courtes.
45Schème de consultation de la température. Ce schème consiste à consulter la température du logement et/ou la température extérieure, lorsque ces informations étaient disponibles à partir de l’ISG. Les foyers disposant d’un chauffage électrique ont utilisé ces informations pour mieux comprendre le comportement thermique et énergétique de leur foyer (5 participant.es). Tous ont ensuite modifié leur chauffage ou son fonctionnement par intervention : sur la programmation (modification des consignes de déclenchement ou de température), sur l’équipement (achat d’un nouvel équipement, optimisation des appareils de chauffe) ou sur le bâti (isolation). Lorsque la température extérieure n’était pas apportée par l’ISG, des difficultés d’interprétation importantes des graphiques de consommation étaient observées, les fluctuations affichées étant décontextualisées. Cette information pouvait alors être recherchée à partir d’autres outils (thermostat, sonde, site internet). Cette adaptation témoigne de l’écart qui peut survenir entre concepteurs et utilisateurs. En conclusion de cette analyse, il apparaît que l’affichage et l’archivage de la température intérieure et extérieure doivent être des fonctionnalités prioritaires à implémenter à des artefacts pour la MCE.
46Schème de consultation par poste de consommation. Ce schème concerne l’affichage de graphiques de répartition de la consommation du foyer par poste (gros électroménager, eau chaude sanitaire, chauffage, etc.), généralement sous forme de diagramme circulaire. La consultation par poste, proposée par les ISG domotiques, est jugée pertinente par l’ensemble des participant.es ayant accès à ce niveau de détail. Néanmoins, l’ensemble des participant.es ayant utilisé cette fonctionnalité a rencontré des difficultés à interpréter la donnée affichée en raison d’une méconnaissance de ce qui était réellement mesuré par chaque poste de consommation (par exemple : absence d’information sur les appareils électroménagers dont la consommation était mesurée et affichée au sein du poste « gros électroménager »). Cette opacité montre les effets négatifs sur le processus d’instrumentation des contraintes portées par les artefacts (voir Lassalle & Amelot, 2019 pour plus de détails sur l’analyse des contraintes).
47Schème de consultation des consommations d’électricité sur des périodes longues (annuelle ou mensuelle). La consultation des consommations sur des périodes longues a concerné 5 participant.es et a été réalisée ponctuellement pour évaluer l’effet d’actions à long terme de travaux, de changements d’usages domestiques de l’électricité ou de situation (agrandissement du foyer par exemple). Ce schème consiste à afficher la consommation sous forme d’index, généralement des diagrammes en bâton, sur une année ou un mois. Ce schème est globalement peu mobilisé. Ce constat peut s’expliquer par les défauts d’utilisabilité des ISG, notamment l’utilisation difficile des calendriers pour afficher des périodes spécifiques de consommation, la difficulté à interpréter une donnée dont le contexte est absent (météo ; activité du foyers – habitants présents, invités –, etc.) ou encore l’absence de possibilité d’annotation des graphiques de consommation (les évènements observés sont difficilement exploitables sans cette possibilité). Ce schème était systématiquement couplé à celui de consultation de périodes courtes.
48Schème de consultation des consommations d’électricité sur périodes courtes (hebdomadaire, quotidienne ou horaire). La consultation est réalisée pour observer les consommations à court terme (15 participant.es). Ce schème consiste en l’affichage du graphique de puissance journalière, généralement représentée par une courbe, pour une période d’une semaine, d’une journée ou d’une heure. La consultation des graphiques de puissance journalière était généralement réalisée à une fréquence régulière (plusieurs fois par mois à quotidienne).
49Les schèmes d’action instrumentée portent le sens de l’activité de l’individu. Deux principaux schèmes d’action instrumentée ont été identifiés : constater-prendre connaissance et analyser-diagnostiquer.
50Une première élaboration instrumentale est celle qui mobilise un schème d’action instrumentée Constater-prendre connaissance de la consommation d’électricité du foyer. L’objet d’activité est impulsé par la curiosité de « voir que / voir combien » le foyer consomme dans un contexte de découverte de l’artefact. Ce schème englobe le schème d’usage consultation des consommations d’électricité sur des périodes courtes et, plus marginalement, le schème consultation par poste de consommation. Il consiste principalement à identifier les évènements facilement interprétables, les temps forts qui rythment le quotidien comme le moment des repas ou du bain par exemple (15 participant.es). Il s’agit d’un schème d’exploration des graphiques de consommation dans l’intention de « voir que » le foyer consomme ou de « voir combien » il consomme, sans chercher de réponse à un questionnement spécifique.
51Lorsque l’objet est de « voir que » le foyer consomme, l’accès à l’information de consommation permet d’établir le lien entre consommation d’électricité et activités domestiques. Le lien est observable et observé. Les constats dressés à ce niveau permettent d’évaluer le poids, sur la consommation d’électricité globale du foyer, de certaines situations ou équipements, notamment les plus importants (chauffage, ballon d’eau-chaude). L’information agit comme un révélateur de l’organisation de la vie domestique et de la vie du foyer plus largement.
« C’est abstrait quand on vous dit “vous avez consommé 1452 kW”. […] Donc le fait de voir des schémas c’est matérialisé, quoi. […] là on a des informations sur ce que l’on consomme. Et y a quelque chose qui visualise. […] » Pablo
« Une vision. J’ai vu. Un graphique, on le voit. Ma consommation, je la vois. […] J’ai retiré simplement le fait de le voir. Qu’avant on le voyait pas. […] Une fois que je l’ai vu, je sais à peu près que je vais tomber toujours sur le même graphique. […] C’est-à-dire que le film c’est toujours le même, en gros. Ça n’a rien de palpitant, une fois qu’on a compris le truc, ça change pas. » Eddy
52Le schème Constater-prendre connaissance a également été mobilisé pour atteindre l’objectif de « voir combien » le foyer consomme selon les habitudes de vie ou selon les appareils utilisés et d’identifier les plus énergivores. Le développement de ce schème a cependant été entravé par la nature technique de l’ISG. L’unité de kWh est jugée « non parlante » par l’ensemble des participant.es n’ayant pas de proximité avec le domaine de l’électricité. La donnée électrique affichée reste donc abstraite, difficile à quantifier et peu exploitable. Cet objectif de « voir combien » a également concerné la volonté d’observer les effets sur la consommation de situations spécifiques comme la saisonnalité ou les mouvements de densité du foyer (absences, visites, changements de situation). Néanmoins, ces situations sont rapportées comme ne pouvant pas être maîtrisées ou évitées.
« […], c’est savoir combien est ma part de chauffage dans ma consommation, ou mon eau chaude. Ça c’est une information que j’avais pas et que j’aurais pas pu avoir sans cet appareil-là. Du coup […] c’était ce qui m’apportait le plus en fait, au niveau des connaissances. […] C’est juste par la curiosité de savoir combien je consomme, de ce que ça me coûte par poste. » Ondine
53Le schème constater-prendre connaissance a été appliqué à l’ISG à la fois par le profil « éphémère » et par le profil « expert ». Pour les premiers, l’ISG est uniquement un instrument pour constater et prendre connaissance de la consommation du foyer et se confine aux seuls objets d’activité qui lui sont associés. Pour les seconds, ce schème est toujours suivi par un schème d’analyse et de diagnostic.
- 13 Petits évènements locaux et/ou répétitifs correspondant par exemple au fonctionnement des appareils (...)
54Le schème Analyser-Diagnostiquer est impulsé par un réel intérêt pour la donnée et un besoin de comprendre pourquoi elle fluctue. Ce schème englobe les schèmes d’usage consultation des consommations d’électricité sur des périodes courtes et consultation de la température. L’ISG est utilisée dans l’intention de dépasser le simple constat et de répondre à des questions spécifiques. Ce schème consistait principalement à identifier des temps faibles13 observables sur les graphiques (maille horaire). Cette démarche analytique permettait de savoir pourquoi la consommation arborait la forme affichée et consistait à décrypter les augmentations et les pics visualisés. Ce schème a été développé uniquement par les participant.es répondant aux caractéristiques du profil « expert » (8 participant.es). Ces dernier.es s’inscrivaient dans une démarche active de compréhension des évènements observés sur les graphiques de consommation.
« (l’ISG me sert à) Analyser, qu’est-ce que j’ai pu faire pour qu’aujourd’hui y a eu ça de consommation ? […] C’est parce que je veux savoir exactement où je vais. J’ai toujours été comme ça. […] Alors tous les outils qui peuvent m’aider… […] Il y a le côté curieux, savoir, et puis il y a toujours le côté je m’interroge, s’il y a un pic de consommation, c’est essayer de savoir pourquoi. Comment ça se fait là que […] on va se rendre compte que j’ai bricolé davantage donc utilisé des outils, j’ai fait plus de lessives, j’ai tondu ma pelouse […] » Pablo
55Dans le cadre de la mobilisation du schème analyser-diagnostiquer, la donnée est dépouillée et les évènements non reconnus font l’objet d’une investigation particulière jusqu’à leur identification. Cependant, les ISG étaient insuffisantes, dans les formes et fonctions proposées, pour l’analyse fine et le diagnostic. D’autres fonctions ont alors été constituées par les participant.es pour poursuivre leurs objectifs analytiques.
56Lorsque les moyens et les connaissances des participant.es « expert.es » ne suffisaient pas pour lire et interpréter les temps faibles observables à la maille horaire, la mise en place de 3 stratégies différentes a été observée.
57Une investigation par sollicitation d’expert.es (ALOEN, équipes de conception des ISG, vendeurs d’appareils électriques) (3 participant.es). Des expert.es métiers étaient sollicité.es par les participant.es pour répondre à des questions spécifiques sur le fonctionnement et le mécanisme de certains appareils électriques du foyer. Cette démarche relevait d’un intérêt fort de la personne pour la donnée électrique. Par exemple, 1 participant.e a contacté le vendeur de son appareil électrique de froid pour comprendre son fonctionnement et interpréter correctement les pics reliés qui étaient observés sur la courbe.
58Une investigation de type monographique (2 participant.es). L’objectif était à la fois de (1) comprendre les évolutions locales de la consommation observées sur les graphiques à la maille horaire et liées aux équipements électriques utilisés habituellement (four, machine à laver, etc.) ou ponctuellement (tondeuse à gazon) et ; (2) connaître la consommation d’appareils électriques spécifiques (sèche-cheveux par exemple). La mise en correspondance entre le moment et la durée d’utilisation et la traduction de cette utilisation sur le graphique de consommation était réalisée à l’aide d’un relevé temporaire, mais assidu des activités domestiques et consigné au sein d’un « journal de bord ».
« Actuellement je me connecte tous les jours sur le site. […] tous les jours, je vais scrupuleusement noter ce que m’indiquent les relevés […] Et je note les gros appareils électriques qu’on met en route par exemple. Quand je tonds le gazon, c’est une tondeuse électrique et ça consomme pas mal une tondeuse électrique finalement. » Moïse
« […] Alors je notais l’heure. 12 heures 10, c’est marqué, là. 12 heures 30. Oui, c’est comme ça que j’ai vu. 13 heures 20. Et je comparais, à la minute près, voilà. » Francesca
59Une investigation de type expérimentale (2 participant.es). Cette investigation empirique visait à mieux comprendre les consommations observées et reposait sur une démarche de tests/retests. Elle se traduisait par la réalisation d’actes « expérimentaux » comme le fait de brancher/débrancher des appareils électriques puis d’en vérifier les effets énergétiques sur les graphiques de consommation. Le compteur communicant (Linky) ou le boitier domotique était également utilisé pour pouvoir constater immédiatement l’effet de ces actions sur la puissance appelée.
« Après, j’ai commencé à savoir m’en servir, à essayer de faire des bilans. […] Le ballon d’eau chaude, j’ai essayé de le couper pour voir un peu. […] j’ai voulu mettre en évidence l’économie d’énergie grâce à mes actions sur le ballon d’eau chaude […] J’ai essayé de consommer de la même façon pendant une semaine en mode heures pleines, heures creuses, classiquement. Et une autre semaine en coupant le ballon d’eau chaude un jour sur deux, ou un jour sur trois. […] la plateforme était vachement intéressante pour ça, quoi. » Amos
60Ces stratégies sont coûteuses, en temps et en effort, à mettre en place et leur présence souligne, d’une part, que la compréhension de l’information énergétique n’est pas immédiatement accessible, même pour les personnes disposant de compétences dans le domaine et, d’autre part, une réelle motivation pour comprendre l’information et se développer en matière de MCE. Les stratégies d’activation d’un réseau expert, de monographie et d’expérimentation traduisent des transformations apportées aux ISG au cours de l’activité. Celles-ci ne favorisent pas le processus d’instrumentation parce qu’elles ne permettent pas aux participant.es, à elles seules, d’atteindre pleinement les objectifs soutenus par l’application du schème analyser-diagnostiquer. Premièrement, l’absence de possibilités offertes pour permettre à l’individu d’annoter directement sa courbe de consommation d’électricité a conduit à appliquer ce schème à un artefact de type journal de bord. Ce dernier devient une composante artefactuelle d’un instrument pour l’activité de suivi. Cette composante pourrait être implémentée dans l’ISG pour faciliter et favoriser l’application du schème d’analyse, notamment par les individus ne disposant pas d’une motivation intrinsèque initiale pour l’activité.
« […] tout le monde peut pas se prendre en main, comme ça, d’analyser ses consommations, […] Enfin si, quelqu’un qui a du temps, et qui est passionné par le sujet, d’accord. […] Pour le consommateur, s’il est pas aidé, ça ne sert à rien. […] Ça m’apporte rien parce que je sais pas si c’est normal ou pas. Donc, comme je suis pas experte, je sais pas les montants, les volumes de consommation, je sais pas si c’est normal. Et puis il faudrait savoir exactement ce qu’on a fait ce jour-là, pour pouvoir comparer. Non, mais là ça devient un boulot à temps plein. » Nour
61La stratégie par activation du réseau expert instruit également la conception en constituant une autre piste d’amélioration. L’ISG pourrait intégrer une fonction pour faciliter la communication avec des tiers du métier, par la proposition d’un annuaire par exemple. Plus largement, cette stratégie reflète le besoin de partage d’expertise pour le développement de connaissances en matière de consommation d’électricité. La constitution de communautés, de groupes d’échange et de partage pourraient également être des propositions qui, agencées avec l’ISG, pourraient composer un réseau d’artefacts favorable à l’activité médiatisée de MCE. Ces artefacts viendraient épaissir un environnement de potentialités en constituant un gisement de ressources disponibles et mobilisables par les individus selon leurs besoins et leurs objets d’activité, à des fins de transition énergétique.
62Enfin, la mise en place de la démarche d’expérimentation montre là encore que les médiations entre individu et objet de l’activité (comprendre les fluctuations de consommation) sont soutenues par d’autres ressources que l’ISG (compteur Linky, installations domotiques). Cette démarche indique une recherche et un besoin de temps réel pour l’observation des effets des modalités de fonctionnement des appareils électroménagers sur la consommation d’électricité. Elle exprime la nécessité d’inclure au sein des ISG une information qui présente cette caractéristique (temps réel) pour favoriser la consultation immédiate des effets des usages domestiques de l’électricité.
63L’élaboration de cette fonction (5 participant.es) repose sur la mobilisation des schèmes d’usage consultation des consommations sur une période courte et consultation des consommations sur une période longue. Elle concerne l’évaluation à partir de l’ISG des effets positifs anticipés (en kWh) qui justifiaient la mise en place d’actes de MCE (réalisation de travaux, nouvel équipement, gestes de réduction, etc.). Ces actes découlaient de la réalisation du schème Analyser-diagnostiquer et d’une évolution des objets de l’activité : d’une volonté de compréhension fine de la donnée à une évaluation des actes auxquels celle-ci a conduit. La constitution de cette fonction répond à la progression des connaissances des individus au fil du temps et témoigne de la dimension constructive de l’activité. Le constat d’un lien effectivement positif entre actes de MCE et consommation, a conforté les foyers dans les choix opérés et généré un sentiment de satisfaction, de maîtrise et de performance. Ce lien positif a contribué à la réflexivité énergétique et à stabiliser l’instrument. Dans le cas où le lien était négatif, les gestes étaient réajustés ou abandonnés.
« J’ai fait des progrès que je peux chiffrer en regardant mes courbes […] Avec le site, je vais vraiment voir objectivement quelle quantité d’économie on a faite […] ça nous a permis de faire évoluer notre façon de consommer, déjà. Donc, on est en cours, en phase d’installation de certaines choses. Et donc, vérifier, comme je vous le disais, vérifier que ça marche, qu’on a fait les bons choix. Et puis, la curiosité aussi de, de savoir si ce qu’on a fait marche, si c’est intéressant. » Henri
64La fonction d’accumulation (5 participant.es) consiste à utiliser les données remontées par l’ISG pour enrichir un instrument déjà existant pour le suivi des consommations énergétiques. Des informations de différentes natures (température, moyennes mensuelles de consommation d’électricité, consommations d’eau, de gaz, de fioul, etc.), issues de différents outils (wattmètre, facture, site internet du fournisseur, ISG) sont synthétisées, généralement au sein d’un fichier personnel de type tableur Excel (3 utilisateurs/trices). Cet instrument était exploité par des participant.es « expert.es » caractérisé.es par une activité de suivi des consommations électriques réalisée de manière fréquente à partir d’un réseau d’instruments dense : facture, relevés de compteur, application/service spécifique, fichier personnel, installation domotique. L’accumulation d’informations a par ailleurs permis à 3 participant.es, lors de leurs premières utilisations de l’ISG, de vérifier la correspondance entre les relevés de consommation d’électricité issus de différentes sources pour détecter d’éventuelles anomalies. Cela a constitué une condition de validation préalable de la donnée remontée par l’ISG. Plus globalement, cette accumulation visait une meilleure compréhension et une meilleure maîtrise des consommations énergétiques du foyer.
65L’interface smart-grid vient s’insérer dans un réseau d’artefacts (Bourmaud, 2006 parle d’un système d’instruments) qu’elle contribue à enrichir et à renforcer par l’apport de nouvelles informations (consommations en temps réel notamment) et possibilités d’action. Le transfert de savoir-faire existants à l’ISG est facilité et l’instrument permet à l’individu de développer une activité de suivi des consommations d’électricité pour la MCE déjà existante au sein du foyer.
66La fonction attribuée à l’artefact (4 participant.es) est celle d’une possibilité de contrôler la stabilité du modèle de consommation d’électricité appris, de détecter des anomalies et de surveiller l’activité du foyer (activité d’autres habitant.es ou en cas d’absence). Elle repose sur la mobilisation du schème d’usage consultation des consommations sur une période courte. Cette surveillance est effectuée pour anticiper les factures, prévenir les surfacturations ou réduire le niveau de consommation par le dépistage des consommations inutiles et d’éventuelles fuites électriques.
« [je me connecte à l’ISG] Plusieurs fois par semaine. Parce qu’en plus, quand on est en déplacement, j’aime bien voir s’il n’y a pas d’anomalie. […] J’ai déjà pu constater des fois, parce qu’on avait oublié un truc, que ça faisait des consommations. Et donc j’ai pu faire réagir ma fille. » Diego
« L’utilité, l’utilité c’est ça, voir sa consommation plus fréquemment que quand on reçoit la facture. Ne pas avoir de surprise au moment de la facture. Ça permet de réajuster. » Francesca
« C’est une histoire de repérer qu’il n’y ait pas une anomalie, qu’il n’y ait pas tout d’un coup un appareil qui se mette à consommer d’une façon invisible pour nous ; mais qui se retrouve sur la facture. » Moïse
67La surveillance de la stabilité du modèle de consommation appris au cours de l’activité médiatisée exprime aussi une nouvelle forme instrumentale liée à un épuisement de l’intérêt pour l’analyse et le diagnostic des consommations du foyer. Ces mobilisations instrumentales sont en effet devenues plus ponctuelles voire s’effaçaient dans le temps. Il est à noter que 3 participant.es ont arrêté de consulter leurs consommations à la maille horaire au fil du temps, ce niveau de détail était jugé trop fin à la fois en raison des objectifs poursuivis (évaluation des effets de travaux) et d’une stabilisation des connaissances : le modèle de consommation quotidien était appris.
« Je pense que j’ai appris le maximum, peut-être encore des choses. Donc maintenant, moi tout ce qui m’intéresse c’est de consulter, pour voir si je reste dans ces normes que j’ai à peu près maitrisé. » Henri
68Cette surveillance a également consisté à contrôler les consommations à la suite d’un achat ou de l’installation d’appareils électriques pour vérifier la véracité des caractéristiques annoncées par les commerçants. Cet objectif de contrôle a également été appliqué pour vérifier la pertinence de la puissance souscrite par le contrat d’électricité. L’instrument apporte plus de sécurité et de maîtrise vis-à-vis des appareils électriques du foyer et des relations avec le fournisseur.
« J’ai un petit, un faux poêle […] j’ai jamais osé le mettre parce que […] je ne sais pas combien il consomme au niveau électricité [..], Mais là, grâce au site, je pense que je pourrai voir. […] Et s’il consomme trop, je le revends. » Francesca
69La figure 2 ci-dessous synthétise les résultats des processus d’instrumentation et d’instrumentalisation identifiés dans le cadre de l’étude des genèses instrumentales des interfaces smart‑grids.
Figure 2 : Synthèse des résultats des processus d’instrumentation (schèmes d’usage et schèmes d’action instrumentée) et d’instrumentalisation (fonctions constituées) à l’œuvre dans le cadre des genèses instrumentales des interfaces smart‑grids.
Figure 2. Synthesis of the results of the instrumentation (usage schemes and instrumented action schemes) and of instrumentalization processes at work in the instrumental genesis of smart-grid interfaces
CE signifie Consommation d’Électricité.
CE is used for Electricity Consumption.
70L’ISG, comme instrument de constat et de prise de connaissance, a conduit au développement de connaissances factuelles. Elle a permis aux participant.es de connaître leurs modèles de consommation (i) selon leurs habitudes de vie (repas, chauffage, etc.) et l’utilisation des appareils électriques qu’elles impliquent (développement de connaissances sur les appareils les plus énergivores du foyer) et (ii) selon les évènements spécifiques (développement de connaissances sur les effets des visites, absences, saisons sur la consommation d’électricité du foyer). Des connaissances exclusivement « factuelles » sont développées à partir de cette élaboration instrumentale. Si ces connaissances permettent de construire le lien entre activités domestiques et consommations d’électricité et de prendre conscience de leur relation intrinsèque, elles ne permettent pas en revanche de le questionner. L’information de consommation d’électricité agit comme un révélateur de l’organisation de la vie domestique et de la vie du foyer. Aucun effet sur la MCE n’est observé, l’information est perçue comme une simple retranscription graphique des fonctionnements quotidiens qui ne peuvent être évités (préparation des repas, douche des enfants, visites, saisons, etc.). Il s’agit de l’observation des consommations énergétiques inhérentes à la vie des individus. Les consommations sont donc considérées comme inéluctables et de fait, non maîtrisables. L’information jugée évidente n’est ni stimulante ni intéressante pour l’individu. La connaissance se stabilise rapidement et l’interaction avec l’ISG est systématiquement abandonnée lorsque le seul schème de constat est développé. L’instrument est éphémère et sans conséquence du point de vue du développement de la MCE.
« […] c’est pas un outil qui va permettre de limiter la consommation, pour moi, en lui-même. […] ça m’a rien apporté de plus que, simplement regarder un peu graphiquement où se situent un peu les consommations. […] je vois pas trop comment l’utiliser. C’est plus un outil, oui, pour regarder. » Stéphane
« Ça me permet […] pas grand-chose, factuellement. A part constater un peu étrangement des variations d’une année sur l’autre. Mais, pour l’instant, je vois pas comment l’utiliser de façon efficace. […] on fait juste un bilan, quoi. On regarde ce qui se passe. Mais je vois pas comment agir avec le site en lui‑même. » Ernest
71L’ISG comme instrument d’analyse et de diagnostic est mobilisé par le profil « expert » uniquement. Elle permet alors le développement de 2 types de connaissances :
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Techniques : connaissances sur le fonctionnement des appareils de chaud et de froid notamment (horaires et durée du déclenchement du chauffage ou du dégivrage automatique par exemple),
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Spécifiques : connaissances fines sur les consommations électriques liées aux appareils auxiliaires/subsidiaires (tablette, tondeuse à gazon par exemple). Le talon de consommation en électricité du foyer (consommation résiduelle minimale pour le « bon » fonctionnement du foyer) a pu être identifié et expliqué. Les petites consommations « cachées » – concernant des appareils électriques dont la consommation est peu visible parce que non liée à une activité spécifique habituelle – sont visibilisées. Les appareils électriques en fonctionnement permanent (réfrigérateur, congélateur, box), intermittent (appareils de chauffe notamment) ou ponctuel (mise en route spécifique non liée à de moments de vie réguliers, par exemple, sèche-cheveux, aspirateur, etc.) sont identifiés.
72Les médiations épistémiques ont permis le développement de connaissances « techniques/spécifiques » sur le lien entre fonctionnement et utilisation des différents appareils électriques du foyer et consommation d’électricité. Ces connaissances fines et particularisées ont permis la prise de décision pour ajuster les usages domestiques de l’électricité en place (déplacement d’usages d’heures pleines à heures creuses par exemple), d’orienter des travaux sur le bâti ou le choix d’appareils, en cas de rééquipement. Elles ont conduit à une meilleure compréhension de l’ensemble des sources de dépenses énergétiques du foyer et à les considérer comme modifiables.
« Quand vous avez la connaissance, vous pouvez mieux maîtriser, avoir la connaissance de quelque chose, c’est de pouvoir réfléchir et mieux maîtriser le fonctionnement de la bête, de l’outil. » Henri
« Donc je sais que ça c’est le dégivrage. Donc y a une résistance qui se met en route, à un moment donné. […] ça m’a pas appris, ça a augmenté mes connaissances […]au niveau de la fabrication des machines, et tout ça… C’est comme les machines à laver, maintenant on s’aperçoit que, on arrive à moins consommer parce que c’est autre chose, une autre façon de travailler. » Luis
73Cependant, la démarche analytique pour l’acquisition de ces connaissances est coûteuse et nécessite une mobilisation très fréquente des ISG et/ou la mise en place de stratégies spécifiques lorsque les connaissances des individus ne sont plus suffisantes pour comprendre l’information. Ce schème a en effet été développé par les individus du profil « expert » présentant une motivation intrinsèque pour la donnée électrique et le suivi des consommations et dans la majorité des cas, des connaissances énergétiques préalables. Le schème analyser-diagnostiquer associé à l’ISG et les connaissances que l’instrument permet de développer ont été un préalable à l’action dans le contexte de cette étude.
« D’abord comprendre, d’abord connaître, comprendre, et ensuite agir dessus. C’est plus efficace. Après, je parle pas de notion de temps, entre la connaissance… et l’action…], il faut avoir une bonne connaissance des choses, pour pouvoir agir efficacement. » Henri
74Les principales fonctions instrumentales de nature pragmatiques identifiées consistent à la mise en place d’actes de MCE (7 utilisateur/trices). Au total, 4 types d’actes ont été observés :
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Optimisation temporelle de l’organisation des usages domestiques autour de l’électricité (5 foyers) : ce sont les principaux actes développés au cours de l’activité médiatisée par les ISG. Ils ont consisté en un déplacement des usages domestiques des heures pleines vers les heures creuses (départ différé des appareils électroménagers, déplacement de certaines activités comme le repassage ou la préparation des repas),
« J’attends midi, j’attends l’heure creuse, quand je peux, pour faire à manger. Ce que je faisais pas avant. […] L’autre fois j’ai repassé, à 6 heures du matin j’étais réveillée, j’ai repassé. Jamais j’aurais fait ça avant. Je me suis dit oh je suis en heures creuses. » Francesca
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Actes pour la réduction de la consommation d’électricité : installation d’interrupteurs pour couper les veilles, débranchement des appareils non utilisés, modification de la consigne de température du réfrigérateur ou du chauffage (4 foyers). Ces gestes découlent des connaissances spécifiques acquises par les individus dans le cadre de l’activité médiatisée,
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Actes pour l’optimisation de l’environnement matériel : ajout d’appareils de chauffe moins énergivores, changement d’ampoules pour des LEDS, achat de multiprises pour la gestion des veilles (3 foyers). Un sentiment de compétence et de sureté au moment du processus d’achat est rapporté,
« De la satisfaction parce qu’on maîtrise mieux. […] on a une meilleure connaissance de sa propre consommation. […] et ça peut apporter évidemment des éléments de réponses quand on doit changer d’un appareil donc de peut-être être moins sensible aux arguments de certains vendeurs […] » Henri
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Actes pour l’optimisation thermique du logement (3 foyers) : l’instrument facilite la prise de décision pour des interventions effectives ou projetées sur le bâti, l’achat de nouveaux équipements ou encore l’optimisation de l’utilisation des modes de chauffage. Ces actes sont spécifiques aux foyers disposant d’un chauffage électrique.
« Ici oui, on en parle. Enfin, même avec d’autres personnes, c’est vrai que dans ma famille, je vais leur en parler. Parce que ça peut donner des idées à d’autres pour rechercher je ne sais pas, une meilleure utilisation des équipements. Dans un but d’économie, par exemple. » Moïse
75Dans le cadre de son activité, l’individu est en interaction avec d’autres individus notamment si l’activité est collective comme cela est le cas pour les consommations d’électricité (qui relève des organisations familiales). Dans le cadre de la présente étude, la très grande majorité des participant.es (13 participant.es), qui a instrumentalisé le suivi des consommations d’électricité de leur foyer que cela ait conduit ou non à des actes de MCE, diffuse la possibilité qu’elle a d’accéder aux ISG, les fonctionnalités que celles-ci offrent et les bénéfices retirés. Cette propagation s’oriente, selon les âges et le contexte de MCE des participant.es, vers les parents, enfants, petits-enfants ou vers l’entourage proche (conjoint, amis) :
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Orientation descendante (diffusion générative, 4 utilisateur/trices) : des parents vers les enfants. Dans le contexte de l’étude, elle a une visée éducative par la transmission des connaissances et des compétences acquises au cours de l’activité médiatisée. Des termes comme « éduquer », « intéresser », « inculquer » sont utilisés. Le développement des ISG peut donc constituer un levier de diffusion générative autour des actes de maîtrise des consommations d’électricité,
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Orientation ascendante (diffusion rétro-sociale, 3 utilisateur/trices) : des enfants vers les parents. Elle a une visée informative ; les enfants sensibilisent leurs parents à l’interface smart-grid et aux actes de maîtrise des consommations d’électricité auxquelles elle a conduit. Le développement des ISG peut donc constituer un levier de rétro-socialisation autour de la MCE,
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Orientation horizontale (diffusion régulatrice, 12 utilisateur/trices) : vers les pairs significatifs. Cette diffusion vise à influencer, convaincre, réguler. Elle est la forme de diffusion la plus observée et a trait aux échanges qui ont lieu entre conjoints, amis ou au sein de la famille (hors filiation) des possibilités offertes par l’ISG et des bénéfices retirés de l’activité médiatisée. La diffusion à ce niveau renvoie d’abord à l’idée de partage de l’expérience d’usage et de l’expertise acquise quant aux consommations d’électricité et plus globalement, à l’ISG et au compteur Linky. Ces interactions avec l’entourage peuvent être envisagées comme des « opérations de promotion » des ISG, de leurs possibilités, de leurs bienfaits ou encore de leur absence de danger. Cette diffusion participe ainsi à une forme de légitimation sociale de l’artefact.
« Je trouve que c’est utile c’est pour ça que j’en parle à mon entourage […] Ben, voilà y a des gens à qui j’ai parlé, ben moi j’ai tel système, j’utilise ça, il y a des infos. […] J’ai essayé de les influencer, mais pour eux, pas spécialement pour vous. J’ai dit vas-y, t’as des informations, c’est vachement sympa […] » Pablo
76Cette diffusion a également une visée régulatrice quand elle s’exerce au sein du foyer. Elle est alors spécifiquement adressée au conjoint (majoritairement les épouses dans le cadre de cette étude) qui est incité à modifier ses manières d’agir ; incitation néanmoins sans effet. La personne qui diffuse n’est pas, dans le contexte de l’étude et dans les limites des caractéristiques de l’échantillon suivi, celle qui consomme l’électricité par la réalisation de tâches domestiques.
« Je lui ai montré les courbes (à mon épouse). J’ai dit, tu vois, regardes, là c’est clair, quoi. Tu vois, la consommation elle est comme ça, alors que le prix, il est comme ça. Y a un écart. […] en fait, on achète le kW beaucoup plus cher. » Henri
77Stimulation du sentiment de compétence. L’augmentation des connaissances relatives aux consommations d’électricité et la mise en place d’actes de MCE ont entraîné un sentiment de compétence, elles ont généré plaisir, amusement et satisfaction (8 participant.es sur les 36 interrogé.es, profil « expert »). Les genèses instrumentales opérées et les résultats de l’activité médiatisée (compréhension de la donnée, enrichissement du système d’instruments existant, régulation des actes de MCE) ont apporté du confort et un sentiment de plus grande sûreté dans les choix concernant les actes de MCE. Les termes de « compétent », « maîtrise », « tranquillisation », « regard plus averti » et même de « paix intérieure » sont utilisés pour qualifier les bénéfices retirés des connaissances et compétences acquises. Les connaissances, les compétences et les instruments construits au cours de l’activité médiatisée par les ISG alimentent le sentiment d’avoir une plus grande capacité à agir sur son environnement et à maîtriser ses propres pratiques. Le pouvoir d’agir se développe, le sentiment d’autonomie individuelle est renforcé. Des termes ou expressions tels que : « Savoir par moi-même », « me débrouiller par moi-même », « sécurisant », « contrôle », « savoir exactement où je vais » en témoignent.
78Ouverture vers d’autres pratiques : une démarche réflexive élargie. L’acquisition de nouvelles connaissances en matière de consommation d’électricité a également conduit certain.es participant.es (4 participant.es) à questionner des pratiques de consommation autres que celles uniquement liées à l’électricité, comme la consommation d’eau, de gaz, l’alimentation ou la mobilité. Cet effet « boule de neige » est observé lors de l’acquisition de connaissances spécifiques et de la mise en œuvre d’actes de MCE. L’ISG amorce alors une transition individuelle plus générale. Cela permet de supposer que chacun et chacune s’engageraient dans « la transition » par la porte d’entrée qui convient au moment de sa vie et à ses intérêts, ce peut être l’énergie ou la mobilité ou l’alimentation, ce qui prime est la mise en mouvement de l’individu pour une problématique de développement durable.
« Avant […] je m’inquiétais un peu de l’environnement, mais sans forcément mettre des pratiques derrière. Et du coup, le fait de le faire sur l’électricité puis, d’arriver au bout d’un moment à un sentiment que j’avais fait tout ce que je pouvais, ben je me suis ouverte aux autres problématiques quoi, je me suis dit, mais en fait, il y a sur la mobilité aussi et sur l’alimentation aussi, il y a sur les déchets et en fait plus t’as l’impression de tirer un petit fil en fait, et qui t’amènes à chaque fois vers de nouvelles choses et puis à un moment tu te rends compte que tout a un peu un lien […] Du coup, au bout d’un moment tout s’imbrique en fait quand on a vraiment réussi à mettre en place plein de pratiques au bout d’un moment, tout a un lien. […] C’est un petit fil qu’on tire au fur et à mesure et puis je suis rentrée par la porte de l’énergie. » Ondine
79L’étude des genèses instrumentales des interfaces smart-grids (ISG) a permis de rendre compte de leurs usages réels et de leurs effets en matière de MCE. L’analyse a tout d’abord mis en avant les difficultés rencontrées par les personnes novices sur le versant productif de l’activité. La nature technique des interfaces contribue à l’abandon de l’interaction et entrave l’activité médiatisée ; aucune genèse instrumentale ne s’opère. Les ISG ne sont pas adaptées lorsque le niveau de connaissances préalables en matière de consommations énergétiques est insuffisant pour lire et interpréter les graphiques d’électricité et qu’aucune activité de suivi ne préexiste dans ce domaine. En d’autres termes, l’interface smart-grid n’est pas appropriée et n’accompagne pas des profils « non-sachants » dans le développement des connaissances et des compétences nécessaires pour motiver l’action. En conséquence, elle ne peut, pour ce profil majoritaire, s’instituer en ressource pour le développement de la maîtrise des consommations d’électricité du foyer.
80Les personnes du profil « éphémère » (proximité avec le domaine énergétique, intérêt pour les possibilités offertes par la proposition artéfactuelle, absence d’activité préalable de suivi des consommations énergétiques du foyer) ont développé un usage de l’ISG à visée informative. Celui-ci correspond à une démarche exploratoire qui répond à l’unique objectif de constater les consommations du foyer. L’instrument élaboré revêt une fonction purement épistémique. La mise à disposition de l’information permet à l’usager d’établir un lien entre organisation domestique et consommations d’électricité et de développer des connaissances factuelles. Cependant, cette fonction épistémique est insuffisante à elle seule pour le développement de la MCE. Le construit instrumental ne s’inscrit pas dans la durée, au contraire, il est une ressource éphémère qui s’efface lorsque la connaissance de la personne qui le mobilise se stabilise. L’activité médiatisée ne stimule pas l’intérêt initial porté à la technologie. Les contraintes de l’artefact entravent la mise en œuvre du schème d’analyse et de diagnostic. Le coût perçu de la démarche analytique, pour mieux comprendre les consommations d’électricité du foyer, est rédhibitoire. Elle demande une motivation intrinsèque à sa réalisation (réel intérêt pour la démarche, plaisir) et pour le suivi des consommations énergétiques qui ne définit pas ce profil. L’instrumentation et la genèse instrumentale sont entravées, l’ISG est jugée comme étant peu utile pour la MCE. Elle ne permet pas d’amorcer une démarche qui n’était pas présente auparavant. Ces résultats remettent en cause l’hypothèse déterministe soutenue par les stratégies réglementaires. Ils indiquent que l’information de consommation, même si sa consultation conduit au développement d’un certain type de connaissances, n’est pas suffisante à elle seule pour infléchir les comportements individuels vers plus de maîtrise des consommations énergétiques.
81L’analyse a permis d’observer que les interfaces smart-grids sont appropriées lorsqu’elles contribuent à poursuivre et à développer une activité de suivi des consommations énergétiques déjà existante et à accroître un système d’instruments déjà constitué. Les ISG sont mobilisées par des individus « sachants », largement minoritaires dans le cadre de cette recherche. Leur profil expert est caractérisé par des connaissances préalables suffisantes pour la lecture et l’interprétation de graphiques énergétiques ; par une activité de suivi des consommations multi-instrumentalisée et par une motivation intrinsèque pour la consommation d’électricité et son analyse. L’instrument mobilisé permet de consulter les consommations d’électricité du foyer dans un objectif d’analyse et de diagnostic. Le suivi des consommations est réalisé à une fréquence régulière et rapprochée à partir de fenêtres temporelles courtes. Lorsque l’artefact ne permet plus à l’individu de poursuivre l’analyse et de répondre à un besoin de compréhension fine, des stratégies spécifiques sont mises en place. Celles-ci impliquent un investissement personnel élevé. De nouvelles fonctions sont constituées (comme le fait d’expérimenter, d’ajouter des données contextuelles ou d’évaluer des actes de MCE). Ce constat éclaire la manière dont l’activité constructive a exercé une influence sur l’activité productive. C’est parce qu’un premier « palier » de connaissances a été atteint (à partir des schèmes de constat et d’analyse) et que les individus souhaitent aller plus loin et affiner leurs connaissances (sur un fonctionnement spécifique comme l’appareil de froid par exemple) que l’artefact est transformé et enrichi. Ces transformations traduisent des évolutions qui doivent être prises en compte dans le cadre d’une conception continuée dans l’usage. Les allers-retours entre conception dans l’usage et pour l’usage (Gras Gentiletti et al., 2022) œuvrent à un apprentissage mutuel entre les acteurs de la conception (Ehn, 1988 ; Béguin, 2007 ; Falzon, 2005) qui contribue à inscrire le processus de conception dans une dynamique développementale. Des ressources externes ont également été mobilisées au cours de l’activité : soit elles viennent compléter l’ISG, soit c’est l’ISG qui les complète. Dans ce dernier cas, l’ISG s’intègre à un réseau d’instruments existant qu’elle contribue à renforcer et à enrichir. Dans les deux cas, ces composantes artéfactuelles sont des pistes d’amélioration de l’ISG. C’est l’ensemble de ces conditions qui a permis le développement de connaissances utiles pour la MCE.
82Ces enseignements invitent à concevoir à partir des genèses instrumentales et pour favoriser les genèses instrumentales. Ils ont permis de produire un corpus important de recommandations pour la conception d’ISG (voir Lassalle & Amelot, 2019). Par exemple :
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La nécessité de pouvoir annoter directement les graphiques de consommation. L’objectif est de permettre à l’individu d’ajouter des informations contextuelles (personnes présentes dans le foyer, absences, météo) ou sur l’utilisation d’appareils spécifiques (type, durée et heure d’utilisation, etc.). Ces informations sont essentielles pour l’analyse des consommations d’électricité d’un foyer et doivent pouvoir être facilement ajoutées par la personne utilisatrice,
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La création d’un espace dédié pour reporter les tests réalisés (brancher, débrancher des appareils) et leurs caractéristiques (jour, durée de l’expérimentation, type d’appareils utilisés/testés, mesures reportées, etc.),
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La création d’un espace pour reporter automatiquement ou manuellement les données de consommation d’électricité issues d’autres outils (factures du fournisseur, Linky) et/ou les données de consommation d’autres fluides (eau, gaz). Il s’agit de répondre au besoin d’accumulation pour une meilleure gestion des consommations du foyer,
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La nécessité de proposer une donnée de consommation en temps réel pour faciliter la mise en place des procédures d’expérimentation afin d’analyser finement les consommations, d’évaluer les effets de certaines actions ou usages domestiques de l’électricité et de les réajuster au besoin.
83Ces recommandations invitent à donner une place centrale aux possibilités d’expérimentation pour favoriser et faciliter le processus d’analyse et de diagnostic plutôt qu’au seul affichage de l’information de consommation d’électricité.
84L’activité médiatisée a conduit à des actes de maîtrise qui se sont essentiellement traduits par des modifications de l’environnement matériel, la mise en place de gestes de réduction et du rééquipement. Ces actes de maîtrise ont eu des effets d’autant plus positifs pour les individus que leur évaluation, à partir des ISG, conduisait au constat d’une optimisation ou d’une réduction des consommations d’électricité du foyer. Les individus expérimentent alors activement la maîtrise de la tâche à effectuer et le sentiment d’être bons pour cette tâche, de l’accomplir avec succès. L’activité médiatisée alimente alors le sentiment d’efficacité personnelle (Bandura, 2007) ou de compétence (Deci & Ryan, 2002). Cette dynamique a des effets bénéfiques en matière d’engagement, de performance et de trajectoire des individus en apprentissage ; elle maintient et développe la motivation pour apprendre et persévérer dans l’activité (Bandura, 2007). Lorsque l’activité médiatisée conduit à cette expérience de maîtrise, un sentiment de compétence et d’efficacité personnelle est exprimé par les participant.es et celui-ci renforce en retour la motivation intrinsèque pour l’activité. À l’inverse, les individus en situation d’apprentissage s’investissent rarement dans une activité qu’ils n’estiment pas être en mesure de réaliser et se désintéressent des situations pour lesquelles ils se sentent peu efficaces (voir Bandura, 1997, cité par Galand & Vanlede, 2004).
85Ces résultats soulignent la nécessité de concevoir pour l’expérience active de maîtrise. La technologie doit constituer à la fois une opportunité d’apprentissage et d’exercice, avec succès, des connaissances apprises. Des préconisations ont porté sur la proposition d’objectifs co-définis avec les individus. Ceux-ci doivent être clairs et modérément faciles à réaliser pour guider l’apprentissage (Sarrazin, Pelletier, Deci & Ryan, 2011). Ces objectifs doivent viser la compréhension des consommations et la compétence par la mise en pratique plutôt que des performances à atteindre (réduction, seuils, etc.). C’est plus spécifiquement la compréhension du lien entre : consommations d’électricité, activités domestiques et effets du fonctionnement des appareils électriques du foyer qui devra être visée. L’introduction de feedbacks de réussite, d’informations sur les progrès accomplis et la façon de progresser sont d’autres pistes pour favoriser l’expérience de maîtrise (Sarrazin et al., 2011).
86L’acquisition de connaissances spécifiques en matière d’usages de l’électricité a conduit certain.es participant.es à se questionner sur des pratiques de consommation autres que celles uniquement liées à l’électricité (eau, alimentation, mobilité). L’interface smart-grid amorce alors une transition plus générale. Decortis et al. (2016) ont montré en quoi la mobilisation du modèle du sujet capable ouvrait des perspectives pour penser la conception d’instruments qui soutiennent le transfert des capacités d’agir d’un domaine à un autre. Les autrices précisent que ce modèle est utile pour éviter la fracture entre différentes sphères d’activités et invitent à une approche systémique du pouvoir d’agir pour penser l’activité et « le sujet en développement, dans l’unité de sa vie » (p. 23). Les usages des individus peuvent être morcelés à des fins d’analyse, d’évaluation ou de caractérisation des champs d’application ou d’action, mais ils sont, dans la réalité du sujet, inscrits dans cette systémie et cette unité du quotidien évoquées par Decortis et al. (2016). Les technologies pour la transition, si elles veulent participer à atteindre les objectifs actuels de préservation environnementale et de transition écologique, devraient être conçues par et pour cette systémie et pour faciliter le transfert des capacités à agir d’un domaine à un autre. Un outil qui regroupe et globalise (électricité, eau, gaz, mobilité, alimentation, etc.) plutôt qu’un outil qui particularise et morcelle la transition énergétique et écologique en domaine d’activités pourrait permettre de toucher un plus grand nombre de citoyens et de citoyennes et de maximiser ses chances d’appropriation.
87Les personnes pour qui une genèse instrumentale s’opère diffusent autour d’elles les possibilités offertes par la solution technologique à laquelle elles ont accès et promeuvent les bénéfices qu’elles en retirent. Cette diffusion a pour objectif de convaincre l’entourage ou de réguler les usages énergétiques au sein du foyer. Des instruments pour la transition énergétique qui offriraient la possibilité de rendre visible les nouvelles connaissances et compétences est une piste pertinente : (i) pour stimuler le sentiment de compétence en matière de MCE et conduire à un engagement pérenne dans l’activité ; et (ii) pour favoriser la diffusion de l’expertise par des pairs significatifs vers des novices. En articulation avec la mise à disposition de technologies smart-grids, la proposition d’espaces – numériques ou non – de diffusion, de partage et de retours d’expérience qui contribueraient à la formation de communautés de « pratiquants de la transition énergétique » est une piste à prendre en compte pour améliorer la conception d’artefacts dans le domaine.
88En résumé, les genèses instrumentales des ISG dépendent à la fois des caractéristiques des artefacts (ensemble de contraintes), de l’objet de l’activité (constater, analyser, etc.) et des caractéristiques des individus du point de vue de la disponibilité de ressources utiles à l’activité (connaissances, motivations, schèmes, instruments). L’existence préalable de ces ressources est la condition sine qua non de l’appropriation des interfaces smart-grids ; ces dernières sont appropriées quand les possibilités qu’elles offrent permettent de mobiliser ces ressources. Dans ce cas, les médiations instrumentales sont multiples et leurs résultats dépassent la seule MCE (stimulation du sentiment de compétence et de maîtrise, renforcement du lien social, ouverture à d’autres dimensions de la transition écologiques). Ils stimulent la motivation intrinsèque pour l’activité ; et l’activité stimule en retour la motivation intrinsèque. Ce cheminement montre la dimension constructive de l’activité qui conduit au développement des ressources de l’individu pour la MCE et de l’individu lui-même. C’est parce que l’activité médiatisée par les ISG développe le pouvoir d’agir des individus qui se les approprient, que celles-ci atteignent l’objectif de leur déploiement, comme le précise Pablo : « Je prends dans ma caisse à outils, l’outil dont j’ai besoin comme le portail internet (ISG) j’aime ces outils-là, ils me permettent de mieux consommer ». La conception de technologies et plus largement, des politiques publiques pour accompagner la transition écologique, doit intégrer cette finalité développementale et viser l’accroissement du pouvoir d’agir plutôt que les seuls objectifs d’efficacité énergétique.
89La demande définie dans le cadre du smart-grid expérimental SOLENN était d’étudier l’appropriation d’interfaces smart-grids et leurs effets sur la MCE dans un objectif de réplicabilité et de massification à l’ensemble des citoyens et citoyennes. Les systèmes « intelligents » de mesure des consommations d’électricité émanent directement des directives des politiques européennes et nationales dans un objectif de modification des comportements individuels pour une augmentation de l’efficacité énergétique. Le Pacte Vert (Commission européenne, 2019) mentionne qu’il est nécessaire que les individus aient accès aux données pour intégrer le changement climatique dans leurs usages. Cette orientation repose sur l’hypothèse d’un déterministe technique et informationnel qui continue d’orienter la conception des récentes réglementations de la transition énergétique. La présente contribution remet en cause cette vision en montrant, dans le cadre de l’approche instrumentale, que l’appropriation de technologies smart-grids et leur effet sur les consommations d’électricité relèvent de multiples conditions. Cet écart important entre la direction prise par les politiques publiques et la direction pointée par les résultats de recherche dans le domaine invite à se poser la question de la place de l’ergonomie dans la société et de son rôle éventuel dans la conception des politiques publiques. La contribution à la définition des réglementations pour la transition énergétique pourrait être un des objectifs de la discipline.
90Une meilleure compréhension des activités professionnelles des instances de législation de la transition énergétique et écologique pourrait être un point de départ pour un rapprochement des mondes. Une réflexion sur la mise en place d’un accompagnement à une conception participative des réglementations pourrait poursuivre cette démarche. Le Pacte vert mentionne la nécessité que les individus soient acteurs de la conception des instruments pour la transition énergétique et que la réussite des politiques et leur acceptation tiendront à cette implication active (Commission européenne, 2019, p. 27). L’expression de cette nécessité traduit qu’une volonté de conception participative est déjà inscrite dans le projet politique pour la transition énergétique. Une démarche participative viserait ainsi à créer du lien et à réduire les écarts de paradigmes entre politiques publiques, recherche et société en confrontant les besoins, les contraintes et les objectifs poursuivis. Fixmer et Brassac (2004) évoquent des arènes d’intercompréhension pour la construction de décisions collectives autour d’un artefact. Une attention accrue doit être apportée à la qualité des interactions et les membres doivent apprendre à communiquer, à respecter les contributions et l’expertise de chacun et chacune (Abras, Maloney-Krichmar & Preece, 2004). Une telle approche viserait à maximiser le partage des sagesses (Godrie, Juan & Carrel, 2022, p. 17) détenues par chaque partie prenante, reconnue à la fois comme actrice à part entière du processus de conception et comme bénéficiaire. La recherche de méthodes pour investir collectivement les différentes parties prenantes et permettre leur coopération et leur acceptation en tant que contributrices équivalentes, constitueraient un défi pour l’ergonome en recherche.
91Des collectifs de conception locaux (au niveau des communautés de communes par exemple) pourraient être constitués pour travailler à l’élaboration de valeurs et d’objectifs partagés et à la proposition de solutions. Cet ancrage local permettrait par ailleurs d’intégrer à la conception les spécificités territoriales : tension d’approvisionnement, caractéristiques du parc immobilier, etc.
92En prolongation de la proposition de Barcellini (2015) pour développer des interventions capacitantes en conduite du changement, un domaine d’exploration pourrait également être celui de la création d’espaces de conception et d’innovations (techniques, technologiques, sociales, réglementaires) pour la transition énergétique. Ces espaces seraient distribués dans des espaces numériques de discussions et de production. L’organisation de l’activité de conception serait structurée par les personnes participantes elles-mêmes. Celles-ci sont volontaires, captées par l’intérêt de la problématique et engagées dans sa résolution par la mobilisation de compétences singulières (Barcellini, 2015). Dans tous les cas, il s’agit de créer un espace pour la construction d’un objet commun et partagé et d’œuvrer collectivement à un futur désiré et désirable (Pueyo, 2020).
93Une approche prospective par les utopies concrètes (Pueyo, 2020) pourrait être un autre champ d’investigation pour accompagner une démarche participative. Pueyo (2020) propose l’établissement de contrats de base collectivement élaborés et qui constituent des arrière-plans pour définir le projet utopique et le structurer. Ces contrats se construisent sur des principes situés, des préceptes, des critères et des démarches partagées par les parties prenantes. Ce contrat pourrait être mobilisé pour soutenir la construction collective des réglementations pour les transitions écologiques. Barcellini, Ven Belleghem et Daniellou (2013) soutiennent qu’une articulation entre analyse ergonomique du travail, démarche participative et simulation du travail pourrait favoriser l’appropriation et la mise en œuvre des résultats par les individus, les concepteurs et les décideurs. Ce même résultat pourrait être obtenu à partir de l’articulation entre analyse ergonomique du travail, démarche participative et approche prospective pour les transitions énergétiques.
94Ainsi, une démarche participative permettrait de passer d’une logique de conception de réglementations prescriptives du comportement, peu efficaces et qui répondent à des objectifs quantitatifs d’efficacité énergétique (atteindre une neutralité carbone, réduire les consommations énergétiques de xx %, etc.) à une logique développementale. L’objectif serait d’étendre le projet de l’ergonomie constructive à la conception de dispositifs de politiques publiques qui viseraient non plus la performance, mais l’émancipation et le développement du pouvoir d’agir des individus et des organisations pour répondre aux enjeux de transition énergétique et écologique.