1Cet ouvrage de 207 pages se lit « presque » comme un roman tant les histoires qui le jalonnent sont contées avec soin et simplicité, bien qu’abordant un enjeu de taille pour nous, spécialistes du travail, celui du temps de travail. Les auteurs nous préviennent dès l’introduction en citant (p. 22) les travaux de William Grossin qui invite disent-ils « à donner la primauté au contenu plutôt qu’au contenant » c’est-à-dire à dépasser le temps de l’horloge pour découvrir que « chaque phénomène produit son temps ». C’est cette perspective d’une « écologie temporelle » ou plutôt d’une écologie des temps de travail que nous content Corinne Gaudart et Serge Volkoff au cours de huit chapitres permettant de « donner corps » à cette notion d’écologie du temps de travail à travers des études concrètes de ce que les travailleurs font, par leur activité et dans leur activité, du temps, de leur temps, des indicateurs temporels qui leur sont imposés.

2Avant de revenir en détail sur ces chapitres, précisons que ceux-ci, comme le disent eux-mêmes les auteurs (p. 25), peuvent se lire indépendamment. Ils touchent au début (chapitre 1) et à la fin de vie active (chapitre 8), abordent différents secteurs d’activité (en privilégiant composante gestuelle, activité servicielle et encadrement dans les chapitres 2 à 4), et différents enjeux stratégiques comme la gestion des risques, de la qualité et des changements organisationnels dans les chapitres 5 à 7). Mais je voudrais aussi souligner l’intérêt de les lire tous pour découvrir la cohérence du propos tenu par les auteurs quant à l’identification de différents temps dans le travail. Cette façon dont le fil du temps est tenu tout au long des chapitres est parfaitement synthétisée dans la conclusion. D’ailleurs, après avoir fermé le livre, je me suis dit que j’aurais gagné à commencer par cette conclusion pour mieux m’approprier les différents temps produits dans l’activité tels que restitués à travers les études de cas. De fait, chaque exemple illustre un point particulier, et lire la conclusion peut aider à mieux valoriser la richesse de chacun d’entre eux : une invite que je vous fais, à vous de néanmoins de parcourir ce livre comme vous l’entendez !

3Cette conclusion n’est pas une proposition théorique pour aborder les temps que le travail à la hâte, omniprésent aujourd’hui dans nos organisations, oublie de prendre en compte, ce qui peut être mis en regard de l’accumulation conjointe de contraintes à la fois industrielles, servicielles et domestiques (p. 14) auxquelles les professionnels ont à faire face. Qu’entendent les auteurs par « travail à la hâte » ? Cela renvoie au développement d’un « productivisme réactif » (p. 11), terme emprunté à P. Askenazy, pour faire état de la flexibilité accrue, de la production diversifiée recherchée, des flux tendus, de la réponse immédiate aux demandes clients, de l’innovation perpétuelle, et de la réduction perpétuelle des effectifs « au plus juste ». Un des enjeux de l’ouvrage est donc d’illustrer, à partir de cas singuliers et d’approches fines de l’activité en situation de travail, comment ce modèle de la hâte percute l’activité, mais surtout, comment l’activité est riche d’autres temps qu’il s’agit donc de soigner dans les organisations : le temps pour transmettre, le temps pour construire avec les autres, le temps pour créer. Il s’agit alors de reconnaître que « travailler c’est ingénier les temps » (p. 199). Cela suppose de sortir d’une vision qui semble omniprésente tant dans les entreprises que dans les politiques publiques, celle de la « dictature du temps réel » (p. 204), terminologie empruntée à Nicole Aubert, celle du temps de l’horloge (le contenant) pour développer une « conception du travail [qui] intègre les temps qui comptent… traiter le milieu de travail comme un écosystème avec son réseau d’interdépendances et d’échange » (p. 206). Comme le soulignent les auteurs, une telle approche est une approche qualitative du temps, qui passe par l’analyse de l’activité, et qui implique d’envisager le temps long que dépasse le temps de travail lui-même. Ainsi, l’ouvrage est aussi un plaidoyer pour une autre approche possible des politiques du travail, et offre des bases de réflexion pour cela. Il souligne en parallèle la nécessité de maintenir vivace l’attention aux situations locales au risque d’aboutir à des solutions génériques, mais peu adaptées à la façon dont, dans l’activité, s’articulent différents temps du travail. C’est un plaidoyer pour ouvrir des espaces dans l’entreprise pour instaurer un débat sur les temps ce qui « appelle à ce qu’il soit intégré dans la conception même des dispositifs de gestion » (p. 201) et non uniquement au niveau local lors d’interventions sur les conditions de travail.

4Revenons aux différents chapitres et précisons que chacun comprend un texte en italique qui résume l’intention des auteurs, c’est-à-dire la façon dont ils vont aborder les questions temporelles liées à différents aspects du travail dans le chapitre en question. Il comprend aussi toujours plusieurs exemples permettant d’illustrer la nécessité d’éviter des généralisations hâtives sur la façon d’analyser ce que les opérateurs « font avec et du temps », ou de faire des recommandations pour mieux respecter cette écologie des temps du travail. Ces exemples sont « piochés » dans les travaux conduits par les auteurs ou par des collègues ergonomes et restitués sur un mode narratif agréable à lire et permettant de cerner les points clés pour appréhender à la fois le contexte, les enjeux de l’intervention, l’activité des opérateurs, et les dimensions temporelles en question dans cette activité.

5Le chapitre 1 est consacré à la transmission dans différents secteurs comme le bâtiment, l’hôpital, l’automobile et la sidérurgie pour illustrer la difficulté à ouvrir les espaces nécessaires, au-delà d’espaces formels de formation, permettant de « transmettre » aux nouveaux ce que l’expérience a permis de se construire pour se préserver au fil du travail, tout en parvenant à le resituer dans des nouvelles injonctions professionnelles (par exemple la polyvalence). Ainsi, loin d’être une simple transmission de savoirs techniques, l’enjeu est de développer des « interactions formatives réciproques » (p. 46), notion empruntée à Jeanne Thebault, qui permettent aux collectifs de rester vivants et de faire dialoguer des visions du métier construites dans l’expérience et celle construite en regard de nouvelles attentes de l’organisation.

6Les trois chapitres suivants illustrent, dans trois domaines différents, le hiatus entre la façon dont est envisagé le temps « horloge » (gagner du temps, ne pas en perdre) et les temps d’appropriation, d’interactions dans le collectif ou avec les « usagers », temps nécessaires pour atteindre les objectifs de performance et de qualité, parfois, souvent, au détriment de sa santé. Dans le chapitre 2, est mise en avant la question du rapport entre construction de la santé, geste, cadences et modes d’organisation. Les auteurs pointent les stratégies développées par les opérateurs pour s’ajuster aux cadences tout en s’économisant, et renvoient à la notion de gestuelle développée par Karine Chassaing pour aider à saisir ce qui relève de la construction individuelle ou collective de ces stratégies. Ces dernières sont alors discutées en regard des injonctions à la polyvalence, au bon geste qui sont faites par les organisations pour questionner la façon dont le temps et le sens lié à construction du geste sont appréhendés dans les organisations. Dans le chapitre 3, est mise en lumière la façon dont des professionnels exerçant une relation de service dans des secteurs divers comme la collecte des déchets, pôle emploi, l’aide à domicile, les caisses de retraite ou le travail aérien, jonglent avec différentes temporalités, et résolvent des dilemmes temporels au cœur de la relation de service. Les auteurs pointent l’absence de considération de cette activité essentielle pourtant dans la relation au public et pour la qualité du service. Dilemmes entre autres liés aux exigences temporelles des clients que les organisations considèrent comme prioritaires, tout en imposant aussi leurs consignes, normes, et évaluations qui peuvent ne pas être compatibles avec les exigences des clients ou la qualité du service ou « simplement » l’impression d’un travail « bien fait ». Le chapitre 4 met quant à lui en avant, dans différents domaines (l’administration publique, le transport aérien et la construction nautique), les tensions vécues par les managers de proximité dans la gestion de « temporalités hétérogènes : temps de la performance, temps de la qualité […], temps des équipes […], temps des usagers ou des clients, calendriers des changements de règles d’organisation, de gestion, de technologie » (p. 90). Tout en illustrant différentes stratégies développées pour composer avec ces temps (manager acrobate, jongleur, équilibriste), les auteurs soulignent le rôle de « concepteur local » du manager de proximité, alors même que ce rôle n’est pas reconnu dans leurs missions. « Se donner la peine de l’identifier [ce rôle], le mettre en débat au sein de l’organisation du travail, accroître le pouvoir d’agir de cette fonction paraît crucial » (p. 110) pour éviter que le travail des autres soit construit à la hâte et au détriment de la santé des managers eux‑mêmes.

7Les chapitres 5, 6 et 7 pointent certains enjeux de l’organisation qui peuvent nécessiter une plus grande attention à la place qu’occupe l’articulation de différentes temporalités dans l’activité des professionnels. Au chapitre 5, ce sont les enjeux de sécurité et de gestion des risques qui sont étudiés dans des secteurs comme le transport ferroviaire, la sidérurgie ou la pétrochimie. Prenant à contrepied l’approche classique de l’erreur humaine dans les organisations, et s’attachant à voir les professionnels comme des « agents de fiabilité », les auteurs soulignent que les professionnels sont pris dans des dilemmes entre sécurité et production et que les conditions organisationnelles, les changements éventuels mis en place, ne permettent pas toujours de résoudre. Ils pointent, quand cela s’avère possible, la façon dont le collectif s’organise pour faire face au mieux à ces dilemmes en tenant compte de la sécurité des personnes comme de l’installation, et pour développer des stratégies d’anticipation nécessaires dans des environnements à hauts risques. Dans le chapitre 6, sont traitées les questions du changement organisationnel souvent fait à la hâte, dans une prégnance du présent qui oublie les liens à faire entre passé-présent-futur. Les exemples pris à la caisse d’allocations familiales, l’assurance maladie illustrent comme un changement d’outil dans la gestion de la relation de service met à mal les stratégies développées pour collaborer autour d’un « dossier usager » du point de vue du traitement dans le temps de ce dossier en intégrant contraintes issues de l’organisation quant à la gestion des dossiers et celles qui donnent aux professionnels l’impression de rendre le service (public) attendu. L’exemple d’un travail conduit dans un FabLab pointe l’intérêt de donner aux acteurs la possibilité de prendre le temps de reconstruire les liens entre passé, présent et futur dans une chronique de changement. C’est ainsi la nécessité de donner aux professionnels l’opportunité de construire ces liens qui est pointé dans ce chapitre. Le chapitre 7, à partir d’exemple dans les domaines de la pâtisserie, l’horticulture et les caisses de retraite, met ensuite en lumière l’enjeu de la qualité du travail et souligne l’importance « de la maîtrise que les professionnels peuvent (ou non) exercer sur les cadres temporels de leur activité » (p. 167). Cela suppose que les entreprises, bien que légitimes à fixer des objectifs de qualité, s’assurent que ceux-ci s’appuient sur les difficultés concrètes rencontrées dans la réalisation des tâches et fournissent les ressources, temporelles en particulier, pour y faire face en particulier du fait des aléas souvent mal ou peu pris en compte dans ces critères et qui pourtant jalonnent l’activité et nécessitent des ajustements et anticipations multiples.

8Le chapitre 8 évoque enfin les enjeux temporels dans les dernières années de vie active en prenant appui sur des exemples dans la sidérurgie, les emplois administratifs, la maintenance d’équipements, les usines de montage, la chimie, le second œuvre du bâtiment et l’industrie du verre. Ici se déploie de façon renouvelée l’attention aux situations concrètes d’emploi et de travail des seniors loin de « l’observance d’un commandement suprême » (p. 169) qui est souvent évoqué « on vit plus longtemps, il faut bien qu’on travaille plus longtemps ». Après avoir rappelé l’hétérogénéité de la durée de vie des personnes selon leur catégorie professionnelle, les auteurs évoquent la façon dont la fin de vie active peut devenir un » retrait » qui est plus ou moins vécu positivement. Une piste développée dans certaines entreprises consiste à développer des nouveaux rôles pour ces professionnels, afin qu’ils puissent y trouver une valorisation de leur expérience et donner un nouveau sens à leur travail. Le dispositif de préretraite est évoqué dans sa version antérieure à 2003 pour souligner son intérêt pour cette période de la vie active. Les auteurs pointent ainsi une difficulté à se saisir positivement des enjeux rencontrés par les personnes dans la fin de leur vie active tout en soulignant certaines initiatives prises localement par des entreprises.

9La conclusion est, je l’ai déjà évoqué, une occasion pour les auteurs d’aller vers cette proposition de développer une écologie des temps de travail pour sortir du modèle de la hâte et de ses effets sur la santé des travailleurs. Ils proposent de le faire à partir d’une approche attentive à l’activité en situation et donc attentive aussi à la diversité des situations et des personnes.

10C’est bien une approche sensible, respectueuse de cette diversité et riche de tout ce qui se donne à voir comme écologie des temps de travail au sein de cette diversité que l’ouvrage nous propose. C’est aussi une vision critique des modèles gestionnaires et en particulier du modèle de la hâte qui est exprimée sans pour autant avoir la prétention d’en avoir déjà cerné toutes les formes d’expression. C’est ainsi une invite à poursuivre ce travail et à avancer dans la proposition théorique et politique d’une écologie des temps de travail. Les auteurs nous convient à les suivre dans leur acuité sur les situations professionnelles et le travail tout en refusant une forme d’imposition de leur regard sur ces situations qui ne ferait que reproduire ce qu’ils cherchent aussi à contester : un modèle qui s’applique partout et clé en main. Il nous reste donc à leur emboîter le pas, si on le souhaite, pour amplifier leur proposition !