Analyse d’ouvrage par Pascal Simonet
Sandrine Caroly (2022). Le corps et la gestion des risques dans l’activité collective. Toulouse : Octarès.
Texte intégral
1Sandrine Caroly propose un ouvrage sur Le corps et la gestion des risques dans l’activité collective qui s’adresse bien sûr à la communauté des ergonomes (intervenants, préventeurs, enseignants-chercheurs, étudiants), mais plus largement à toutes celles et tous ceux qui, relevant d’autres champs disciplinaires, s’intéressent aux questions de conceptualisation et d’action en matière de santé et de sécurité au travail. L’architecture de cet ouvrage est composée de trois parties principales dont je propose de reprendre les éléments constitutifs qui ont tout particulièrement retenu mon attention.
2La première partie de l’ouvrage « La fonction de l’activité collective dans la gestion des risques » est composée de quatre chapitres (pp. 31 à 81). L’auteure y propose d’étudier l’activité collective et sa construction dans le couplage entre le travail collectif et le collectif de travail. Lorsque ce couplage existe, l’activité collective participe à la réélaboration des règles, ce qui développe le collectif de travail par un travail collectif, facilite la construction des compétences à préserver sa santé et, assure la vitalité du collectif, qui rend plus efficient et efficace le travail collectif. La gestion des risques – du point de vue du travail collectif – peut être considérée comme une régulation effective et efficiente si la forme de travail collectif (en termes d’atteinte des buts et de nature d’interactions) est adaptée à la situation. Il existe plusieurs types de travail collectif : la co-activité, la co-action, la collaboration, la coopération, l’aide et l’entraide. Les nombreux et différents cas d’interventions mobilisés, montrent que le travail collectif ne suffit pas pour faire face aux situations critiques et qu’il y a besoin de collectif de travail. Ils montrent aussi la nécessité de rentrer dans la complexité des processus étudiés dans le couplage entre travail collectif et collectif de travail. Je dirais volontiers que le respect dû à cette complexité, auquel nous invite l’auteure, sonne comme la meilleure garantie contre toute vision idéalisée et déréalisée du travail collectif et du collectif de travail.
3Ainsi, le collectif de travail – qui est à distinguer du groupe, de l’équipe et du réseau – doit s’analyser dans le rapport à l’action, dans les relations aux autres et en fonction de l’individu lui-même. Il émerge de l’activité réelle et ne recouvre pas les définitions catégorielles de l’organigramme, mais relève davantage des caractéristiques des « métiers ». D’autre part, si l’ergonome est amené.e à intervenir auprès de collectifs de travail structurés autour de l’exercice d’un seul métier, il/elle doit aussi se préparer à intervenir au sein de collectifs transverses composés de plusieurs métiers hétérogènes. Ces précisions notionnelles soutenues par les résultats d’interventions, de recherches et d’études ergonomiques dont beaucoup sont ouvertes à la pluridisciplinarité, sont d’autant plus importantes que l’activité collective, notion centrale dans la modélisation proposée, se définit comme le couplage entre le travail collectif et le collectif de travail.
4Lorsque l’activité collective reflète uniquement un travail collectif sans collectif de travail, les situations critiques peuvent être source de situations de conflits et de souffrance au sein du groupe ne permettant pas la mise en œuvre de régulations au niveau de l’organisation du travail, ni de développement du collectif. Alors l’opérateur peut être empêché dans la réalisation de l’activité individuelle. L’absence de collectif dans le travail collectif rend la gestion des risques plus hasardeuse. Au final, il faut bien comprendre que l’activité collective ne peut pas se construire seulement à partir de la somme des activités individuelles puisqu’elle s’élabore par des interactions entre l’activité du sujet, le travail collectif et le fonctionnement du collectif de travail.
5Selon les formes d’organisation du travail, il est plus ou moins facile de construire du collectif de travail et de mettre en œuvre une activité collective favorable à la gestion des risques. Cependant, l’activité collective peut/devrait davantage permettre d’organiser le travail. À condition de ne pas réduire l’organisation du travail à la seule activité de prescription du personnel d’encadrement. Se faisant, Sandrine Caroly s’inscrit dans cette veine de l’ergonomie de l’activité qui vise l’amélioration des conditions de travail par la transformation des situations délétères tant pour la performance globale des entreprises et établissements publics, que pour la santé et sécurité du personnel. Aussi, parmi les conditions favorables à la marge de manœuvre – qui correspond à l’espace de régulation de la personne en activité de travail – l’activité collective apparaît comme une ressource de l’activité individuelle et ouvre des possibilités de réélaborer les règles du travail, tandis que le travail collectif offre à l’individu une capacité d’action individuelle et collective, et au collectif de travail des possibilités de débats en matière de régulations, entre ses membres et avec les personnels de l’encadrement.
6La seconde partie de l’ouvrage « Le corps dans l’activité collective de gestion des risques » est composé de trois chapitres (pp. 89 à 135). L’objectif de cette partie est d’étudier les liens entre le corps et l’activité collective. La mobilisation du corps permet de rendre l’activité collective plus efficiente. En retour, les techniques du corps dans l’action se développent dans l’activité collective. Ce processus en rétroaction participe à une meilleure gestion des risques et une meilleure préservation de la santé au travail. Le corps dans l’activité ne peut se réduire à un enchaînement musculaire (…) il est aussi vécu, il est aussi manifestation d’affects et d’émotions. L’histoire du corps – personnelle et professionnelle – est mobilisée dans l’activité. Sandrine Caroly, propose une manière particulièrement heuristique d’envisager le corps dans une double composante : le « corps-organisme » et le « corps-sujet ». Le corps-organisme est défini comme le produit de l’activité du sujet sur son organisme. Mais le corps n’est pas seulement organisme, il est aussi ce corps-sujet qui s’élabore dans la relation du sujet à son activité, le rapport sensible au travail, et dans la relation aux autres. Et lorsque le corps-organisme peut être une ressource dans l’activité collective, le corps-sujet peut se préserver.
7En prenant appui sur des interventions auprès d’agents de plateformes téléphoniques au Brésil, de soignants dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, d’éducateurs spécialisés, de guides de montagne ou de danseurs, l’auteure démontre de manière convaincante que le corps est en souffrance ou en danger quand l’activité est empêchée et que le collectif est absent. Nous retenons – par exemple – que c’est en rentrant dans le détail de l’organisation collective des tâches de distribution des petits déjeuners, que les soignants parviennent collectivement et dans l’inter-métiers, à co-construire un autre circuit de distribution plus favorable à la prévention des TMS, à la performance de chacun et de tous au profit des personnes en soins, et de la qualité du travail de l’établissement.
8L’activité empêchée dans le corps-organisme et le corps-sujet est à la genèse de la souffrance dans le corps. Mais le corps est aussi à considérer comme instrument de l’activité collective. À l’inverse d’un corps en souffrance, quand le corps est instrument pour agir dans l’activité – en tant que corps-organisme et corps-sujet – l’individu peut préserver sa santé, assurer sa sécurité et la vitalité du collectif. Là encore, au travers de différents exemples de coordination des actions corporelles dans l’activité collective chez des soignants, des agents des pompes funèbres, des peintres d’avions, des monteurs de chapiteaux de cirque, des guides de haute montagne, et d’électriciens dans le nucléaire, l’auteure démontre que les gestes dans le collectif, facilitent la gestion des risques au service de la santé et de la sécurité au travail.
9Cette seconde partie finit par un chapitre sur la construction des gestes et la transmission des savoir-faire de prudence. Un geste est toujours personnel dans la mesure où personne d’autre que l’individu qui l’exécute dans l’action ne le réalise à sa place. Mais en tant qu’il appartient à un métier qui porte avec lui ses exigences, ses règles de l’art, ses spécificités, son histoire singulière qui le distingue des autres métiers, le geste s’élabore, se réalise en lien avec le collectif de travail. Il s’inscrit dans une histoire du métier. Aussi, la transmission des gestes du métier se situe bien au-delà de la simple appropriation des gestes d’autrui. Leur développement passe par « la controverse gestuelle », véritable outil d’une construction rendue possible par une observation fine des gestes ordinaires du travail et une confrontation entre professionnels organisée par l’intervenant.
10Dans une perspective de prévention durable des troubles musculo-squelettiques, et plus largement de santé au travail, ce développement relève du « geste dialogué » alternativement affecté par les arguments langagiers échangés en auto-confrontation et par les arguments sensori-moteurs produits dans l’activité réflexive et l’activité concrète de travail. Au final, l’activité corporelle devient une ressource pour l’individu quand la gestion des risques passe par ses techniques du corps qui :
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favorisent le passage du corps-instrument au corps-sujet et leur intégration dans la prévention des risques ;
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conduisent au développement de l’individu (zone potentielle de développement) ;
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participent au renforcement du collectif de travail.
11Dans la troisième partie de l’ouvrage « Discussion : des méthodologies pour intervenir sur le corps et la gestion des risques par le développement de l’activité collective » (pp. 146 à 166), Sandrine Caroly précise que l’intervention ergonomique s’appuie sur des méthodes visant le développement du travail collectif, du collectif de travail, en favorisant les passages de l’un à l’autre. Et pour une meilleure prise en compte du corps et de la gestion des risques, l’intervention ergonomique sur l’activité collective est possible par des méthodes qui permettent d’améliorer :
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les caractéristiques du travail collectif,
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la participation des membres au collectif de travail,
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les conditions et les caractéristiques du couplage travail collectif/collectif de travail, avec des « méthodes réflexives collectives » permettant de consolider l’activité collective (l’essai-expérimentation, la simulation, les espaces de débat, le retour d’expérience).
12Dans une figure – très explicite et bienvenue – (p. 145), l’auteure schématise les étapes de construction du collectif de travail grâce aux démarches ergonomiques, telles que les espaces de débat, la simulation, les essais, la formation et le design organisationnel. En matière de transformation de l’organisation prescrite du travail, elle démontre, sur la base d’interventions probantes, que prendre l’activité collective comme support de réflexion lors des simulations, contribue à alimenter cette « activité collective réflexive » qui crée des conditions favorables pour une discussion, à partir de points de vue différents, avec les instances décisionnaires. Cette visée transformative et développementale de l’action ergonomique est omniprésente dans l’ouvrage.
13Toute personne intéressée par les questions d’action trouvera dans cet ouvrage un foisonnement de propositions en matière de méthodes d’actions construites au contact des spécificités des terrains d’intervention, des demandes et problématiques sociales, et des enjeux qui y sont associés. Je retiens tout particulièrement (p. 150) la méthode d’auto-confrontation collective utilisée pour développer le collectif de travail, qui repose sur :
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la nécessaire qualité primordiale des données de l’observation de l’activité collective ;
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après l’observation des participants dans une activité collective, l’étape de l’auto-confrontation simple puis de l’auto-confrontation croisée (cette dernière étant un premier niveau d’auto-confrontation collective) ;
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la conduite d’une auto-confrontation collective de second niveau qui se fait avec le groupe de pairs ou un collectif transverse avec présence possible de l’encadrement de proximité ;
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une restitution avec la hiérarchie dont la visée transformative consiste d’une part à dire le point de vue collectif sur les transformations du travail, nécessaires à l’activité collective, et d’autre part, à créer un débat entre les différentes logiques de l’entreprise sur la gestion des risques, spécifiquement, et sur l’organisation du travail plus globalement, selon les interventions.
14En conclusion de son ouvrage, Sandrine Caroly esquisse un programme de recherche « Mise à l’agenda/perspectives de recherche » (pp. 170 à 175) :
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Perspective 1 – Faire plus référence à l’activité qu’à la prescription : prise en compte du corps dans l’activité. Les gestes de métier se trouvent dans l’activité et font le lien entre corps et collectif. Des perspectives de recherche sont à mettre à l’agenda sur la question de l’activité corporelle, par exemple dans les travaux de recherche avec cobot dans l’industrie 4.0.
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Perspective 2 – Favoriser des arbitrages plus sécuritaires : le rôle du collectif de travail. La conduite de projet dans des univers de changements permanents pose des questions d’organisation collective du travail. La vitalité du collectif favorise l’activité collective et l’engagement des individus dans la gestion des risques pour préserver la santé et la sécurité de chacun. Des perspectives de recherche sont à mettre à l’agenda pour réinterroger le corps au travail et la construction de collectifs transverses pour implanter des solutions organisationnelles qui tiennent la conciliation de la performance et de la santé.
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Perspective 3 – S’appuyer sur l’inventivité pour faire face aux imprévus : faire le lien corps et collectif. L’ergonome dans ses interventions cherche à créer les moyens de cette inventivité. Des perspectives de recherche sont à mettre à l’agenda, comme par exemple, dans le domaine des innovations des fablabs où la question des risques n’est quasiment pas abordée ou alors seulement du côté de la sécurité des machines.
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Perspective 4 – Les retombées sociales pour la prévention des risques. Le changement de paradigme proposé dans l’ouvrage pour une approche constructive de la sécurité et la gestion des risques, ouvre la question du pouvoir d’agir des acteurs de l’organisation de la prévention qui peut s’appuyer sur les ressources des individus et des collectifs dans l’activité. Des perspectives de recherche sont à mettre à l’agenda notamment sur la prévention intégrée des risques dans les très petites entreprises.
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Perspective 5 – S’intéresser en ergonomie aux enjeux des risques environnementaux et émergents. Cet ouvrage pose la question de la place des démarches participatives qui inscrivent l’activité humaine dans un dialogue démocratique, avec les enjeux de société. Des perspectives de recherche sont à mettre à l’agenda pour étudier les risques environnementaux dans le lien entre innovation organisationnelle, collectif et management de la crise, en vue de construire de nouveaux instruments, produire de nouvelles valeurs, une culture du risque, et plus largement, contribuer à bâtir la société de demain.
15Au final, la prise en compte du corps dans l’activité collective renouvelle la réflexion sur la place du collectif et de l’homme dans la gestion des risques pour une société durable, citoyenne et démocratique.
16Comme l’illustration – signée Salomon Caroly – de la couverture le suggère parfaitement, Sandrine Caroly gravit plusieurs versants de montagnes dans cet ouvrage. Je n’ai pu en retenir que quelques-uns d’entre eux dans cette note de synthèse. Dans ces ascensions successives, j’ai particulièrement apprécié d’être guidé par les résultats et analyses d’interventions au service de la compréhension des liens entre les concepts que l’auteure manipule pour construire et affermir sa pensée scientifique. Au bout du compte, il s’agit d’un ouvrage très pédagogique, avec un souci permanent de ne pas perdre la lectrice et le lecteur, et d’être comprise : les résumés systématisés et les différentes manières d’expliquer les processus décrits sont d’une aide précieuse. Chacun.e peut ici trouver de quoi faire quelques pas, une balade, une excursion avec Sandrine Caroly pour qui le travail collectif, le collectif de travail et l’activité collective sont d’abord une manière de vivre son métier avant d’être des concepts, une manière de faire corps, dans la discussion, avec les membres des autres disciplines fréquentées. L’auteure a toujours ce souci et cette élégance de référer à ses collègues – débutants comme experts – qui ont croisé son chemin.
17Un ouvrage qui donne matière à dialoguer et à penser. Un beau geste de métier.
Pour citer cet article
Référence électronique
Pascal Simonet, « Analyse d’ouvrage par Pascal Simonet », Activités [En ligne], 20-2 | 2023, mis en ligne le 15 octobre 2023, consulté le 10 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/activites/8955
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