Résumé de Thèse de doctorat en sciences de l’éducation
Soutenue le samedi 10 septembre 2022.
Jury de thèse
Marie-Claude AUDETAT, Professeure associée, HDR, Université de Genève
Joseph Omer DYER, Professeur agrégé, HDR, Université de Montréal
Franck GATTO, Maître de conférences, HDR, Université de Montpellier 3 (directeur)
Denis MULLEMAN, Professeur en rhumatologie, HDR, Université de Tours
Nancy RODRIGUEZ, Maître de conférences, Université de Montpellier 3
1Cette thèse porte sur l’analyse de l’activité professionnelle de triage par raisonnement clinique des kinésithérapeutes lors d’une consultation en accès direct. Le cadre conceptuel de cette étude est la conceptualisation dans l’action. L’objectif est la modélisation de la structure conceptuelle du triage par raisonnement clinique en situation d’accès direct.
2La profession de kinésithérapeute est en évolution importante depuis la réforme des études de 2015. Par la suite, les kinésithérapeutes obtiennent l’accès direct dans le cadre de l’urgence à travers la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 dite de modernisation de notre système de santé. La capacité de triage composante de la macro-capacité de raisonnement clinique des kinésithérapeutes devient alors un processus à théoriser.
3Cette capacité de triage par raisonnement clinique est au confluent de processus analytiques, non analytiques et interactifs au sein du paradigme de la résolution de problème (Higgs, Jones, Loftus, & Christensen, 2008 ; Kahneman, 2012 ; Marcum, 2012 ; Nendaz, Charlin, Leblanc, & Bordage, 2005). Il convient de didactiser cette capacité pour améliorer la qualité et la sécurité des soins en kinésithérapie. Ce travail vise donc la traduction didactique (Chevallard, 1985 ; Perrenoud, 1998) de la capacité de triage constitutive de la macro-capacité raisonnement clinique du kinésithérapeute français dans les familles de situation professionnelle de consultation en libéral en accès direct. S’appuyant sur le cadre conceptuel de la conceptualisation de l’action en didactique professionnelle (Pastré, 2011), la structure conceptuelle de la situation de triage par raisonnement clinique est l’objet d’étude de ce travail. Nous nous intéresserons évidemment au modèle opératif des kinésithérapeutes dans cette situation à travers l’observation et l’analyse de l’activité. Les résultats devront permettre la transposition didactique des savoirs pratiques développés par les praticiens. Dans le domaine de la kinésithérapie « le savoir savant spécifique à la kinésithérapie, n’a pas fait l’objet de recherches concernant son enseignement et sa transposition didactique auprès des patients et des étudiants » (Gatto, Ravestein, Crouzet-Vincent, & Pastor, 2011), contrairement au domaine médical (Boshuizen, Schmidt, Casters & Van de Wiel, 1995 ; Patel, Evans & Groen, 1989 ; Schmidt, Boshuizen & Hobus, 1988 ; Vidal-Gomel & Rogalski, 2007).
4La question de recherche est de chercher à repérer la structure conceptuelle de la situation de triage par raisonnement clinique en accès direct pour un kinésithérapeute.
5Les structures conceptuelles de situation sont révélées par les entretiens d’autoconfrontations simples. L’autoconfrontation simple consiste en l’utilisation du regard de l’acteur sur son action avec l’utilisation de la vidéo puis de la mise en discours de cette action à l’aide d’un « partenaire spectateur » : l’interviewer (Clot, 2014). Pour la captation vidéo, nous avons utilisé un point de vue du clinicien par une caméra frontale et plusieurs caméras dans la pièce pour permettre aux chercheurs, mais aussi au clinicien de visualiser l’ensemble de la scène (Pelaccia, Tardif, Triby & Charlin, 2017).
6Les entretiens ont été centrés sur le moment de la prise de décision d’inclure ou non le patient dans les soins en kinésithérapie lors de la consultation. Afin de permettre un maximum de reproductibilité dans la situation clinique proposée, nous avons opté pour la simulation haute fidélité non instrumentale. Une actrice professionnelle habituée aux rôles de simulation a été recrutée pour jouer le rôle d’une patiente consultant un kinésithérapeute en accès direct pour une plainte du rachis lombaire. Le choix de la plainte a été guidé par la prévalence élevée des plaintes au niveau du rachis en kinésithérapie libérale (Panchout, Panchout Doury, F., Launay & Coulliandre, 2017).
7Les entretiens ont été retranscrits pour être analysés. Pour l’analyse des données, nous avons utilisé une approche phénoménologique et une analyse mixte des données, c’est-à-dire à la fois en regard des thèmes attendus dans l’entretien, mais aussi en laissant émerger des thèmes non attendus. Quatre thèmes étaient attendus :
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Les émotions au cours la séance et notamment au moment du triage ;
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Le mode de raisonnement utilisé ;
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Les éléments clés de la décision avec les indicateurs et les variables associés ;
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Le moment de la prise de décision lors de la consultation.
8Deux thèmes émergents ont été révélés :
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Le risque dans le soin ;
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La frustration dans le soin prodigué.
9Afin de valider la prise en compte des entretiens dans l’analyse des résultats, un questionnaire a été envoyé aux kinésithérapeutes afin de prendre en compte différents éléments ayant pu porter atteinte au raisonnement du praticien en tenant compte la charge cognitive liée à la présence des caméras et au contexte de l’expérimentation.
10Les critères d’inclusion de cette recherche étaient :
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Être diplômé du diplôme d’état de masso-kinésithérapie ;
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Exercer son art en France en étant inscrit au tableau de l’Ordre des masseurs-kinésithérapeutes ;
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Être confronté à des situations en AD dans sa pratique ;
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Être formé ou en formation à une formation abordant la situation en AD ou le triage par raisonnement clinique comme par exemple la kinésithérapie du sport, la méthode Mc Kenzie, la thérapie manuelle orthopédique ou encore l’ostéopathie ;
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Être en activité professionnelle depuis au moins 4 ans ;
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Avoir répondu au questionnaire après la consultation ;
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Avoir cédé les droits à l’image et les données issues de la recherche.
11Six cliniciens kinésithérapeutes ont été inclus dans l’étude.
12L’un des 6 participants a été exclu en raison d’une trop grande inférence d’éléments extérieurs (présence des caméras ou sensation de jugement lors de l’entretien d’explicitation). Les résultats présentés sont donc issus des entretiens de cinq kinésithérapeutes.
13Les concepts organisateurs de l’action de triage par raisonnement clinique sont : l’anamnèse et de l’examen clinique de la fonction douleur. Parmi les variables retrouvées, les classiques red flag ou drapeaux rouges sont présents aux côtés de la présence ou non d’une consultation médicale préalable. En ce qui concerne l’utilisation des processus composant le raisonnement clinique, il apparaît que les kinésithérapeutes utilisent la boucle régulatrice entre le raisonnement non analytique (système 1) et le raisonnement analytique (système 2) avec des processus cognitifs variés dépendant de leur formation. L’influence d’un protocole pré établi sur la fiche bilan, comme par exemple la fiche bilan de la méthode Mc Kenzie, peut modifier l’utilisation du raisonnement non analytique (système 1) au profit du raisonnement analytique (système 2), sans pour autant accélérer la prise de décision. Pour l’ensemble des participants, la possibilité d’utilisation d’un processus interactif est rapidement formulée que ce soit en imaginant une interaction avec un collègue kinésithérapeute, ou un collègue médecin.
14Les kinésithérapeutes prennent la décision d’inclure ou non le patient dans des soins en kinésithérapie à la fin de processus de décision du triage. Il ne débute pas l’analyse détaillée de la situation du patient avant cette prise de décision au cours de la phase de catégorisation.
15La situation de triage par raisonnement clinique en accès direct génère une sensation de risque pour les kinésithérapeutes. Ce risque est lié à la tentation de répondre à la demande de soulagement de la patiente malgré l’identification d’éléments cliniques devant entraîner une réorientation. Elle génère aussi une frustration de ne pas apporter le bien-être demandé par la patiente. Ces deux notions sont en lien avec des dilemmes déjà identifiés en kinésithérapie (Balas, 2012).
16La qualité de la prise de décision est un objectif prioritaire de la formation des étudiants en kinésithérapie. Les termes « diagnostic », « décision » puis « action » sont au cœur des définitions du raisonnement clinique (Pottier & Planchon, 2011). Le raisonnement clinique en kinésithérapie est l’élément permanent et central de l’activité thérapeutique du clinicien.
17Notre intention dans ce travail est la révélation des pratiques professionnelles des kinésithérapeutes dans les situations d’accès direct en utilisant la conceptualisation dans l’action. Pour effectuer cette enquête, nous interrogeons l’utilisation des rôles sociaux particulièrement en lien avec ces situations. Il s’agit des rôles sociaux en lien avec la notion de diagnostic : diagnostic kinésithérapique, diagnostic kinésithérapique d’exclusion, diagnostic kinésithérapique différentiel, diagnostic kinésithérapique d’orientation et soins en accès direct (Roquet, Gatto & Vincent, 2015). L’ensemble de ces rôles sociaux nécessite l’utilisation du triage par raisonnement clinique correspondant à la régulation entre deux systèmes. D’un côté, le système de triage par raisonnement clinique non analytique (système 1), principalement utilisé pour les prises de décision rapide, et de l’autre, le système de triage par raisonnement clinique analytique (système2), principalement utilisé pour infirmer et/ou confirmer l’hypothèse émise par le triage par raisonnement clinique non analytique (système 1). Ces deux systèmes en interaction permanente et indissociable permettent une prise de décision. La prise de décision, suite à l’utilisation des deux systèmes de triage par raisonnement clinique, utilise des processus cognitifs et interactifs. Ces processus permettent d’inclure ou d’exclure le patient du protocole de soin en kinésithérapie. Le rôle social de diagnostic d’exclusion prend tout son sens ici. Concomitamment à l’utilisation du terme diagnostic d’exclusion, il est pertinent de proposer l’utilisation du terme « diagnostic d’inclusion » dans le cas de la situation de l’accès direct. Il correspond à la capacité pour le kinésithérapeute d’inclure un patient dans un protocole de soin en kinésithérapie, de s’auto-prescrire, de faire preuve d’autonomie de décision, d’être auteur, finalement d’être ingénieur en kinésithérapie. Les processus interactifs sont plus particulièrement liés au diagnostic d’orientation. L’orientation peut être associée à un diagnostic d’inclusion, si le clinicien pense que cela est utile. En revanche, cette orientation doit être systématiquement associée à un diagnostic d’exclusion.
18Quel que soit le résultat du triage par raisonnement clinique, il est intéressant de préciser ici l’importance de l’écrit, de la transmission d’informations, de la collaboration interprofessionnelle dans la situation d’accès direct. L’écrit est effectivement décisif pour les kinésithérapeutes (Gedda, 2016). Ce haut degré de décision et de responsabilisation doit permettre aux kinésithérapeutes de revendiquer la logique identitaire de profession médicale à compétences définies (Roquet et al., 2015). La capacité de triage par raisonnement clinique serait le socle sur lequel s’inscrirait cette logique identitaire. Finalement, le triage par raisonnement clinique serait une capacité partagée avec les médecins sans que le diagnostic médical ne soit concerné par ce partage de capacité.
19Ce travail ne propose pas de « bonnes pratiques » à suivre en fonction d’une structure conceptuelle de situation. Il permet la mise en lumière de savoirs experts à utiliser comme outil pédagogique par les formateurs et superviseurs cliniques pour guider les apprenants en kinésithérapie. L’ensemble de ces résultats permet le processus de transposition didactique en intégrant l’ensemble de ces savoirs experts à travers différents outils de pédagogie active tant en formation initiale qu’en formation continue. Parmi ces outils pédagogiques, les savoirs experts révélés par ce travail permettent une amélioration de la qualité de la supervision clinique en stage ou lors des débriefings suite aux séances de simulation en santé. Ces savoirs permettent aussi d’envisager les tests et formations par concordance sous l’angle des diagnostics d’inclusion et d’exclusion. Nos résultats se situent dans le prolongement de conclusions de travaux de recherche (Jeulin, 2014 ; Lagniaux, 2013) sur la nécessité non seulement de la production de savoirs experts, mais aussi de s’appuyer sur des spécialistes du domaine des sciences humaines et sociales pour l’enseignement et la recherche autour du raisonnement clinique, afin d’accélérer le renversement dû à l’expertise. Ces savoirs experts permettent d’installer la profession de kinésithérapeute dans la section 91 du Conseil national des universités santé, en bénéficiant des apports des sciences de l’éducation, et renforcent à la fois la logique identitaire évolutive et d’expertise du métier de kinésithérapeute. L’accès direct, synonyme d’autonomie, propose aux kinésithérapeutes d’accéder à une logique identitaire de profession médicale à compétences définies. De nouveaux savoirs experts, issus d’autres classes de situation ciblées en ce sens devraient permettre la construction de cette identité professionnelle tout en renforçant les logiques d’expertise et évolutive.