1La fouille préventive menée à l’emplacement du futur centre de secours et d’incendie de Basse-Pointe a permis l’étude de parcelles dépendant de l’ancienne habitation Hackaert. Les marques d’occupation les plus anciennes ne semblent pas remonter avant le xviii^e s. L’habitation est pourtant attestée depuis la fin du xvii^e s. et il est possible de poser quelques jalons esquissant l’histoire de sa création et de son évolution grâce aux sources écrites et cartographiques. Le fondateur de ce qui deviendra l’habitation Hackaert est Abel Paviot qui s’installe dans les années 1660. Après son décès (entre 1670 et 1680), Pierre Hardy lui succède suite au remariage de la veuve Paviot. Ce dernier reste propriétaire jusqu’à sa mort entre 1693 et 1698. Sa femme se marie alors une troisième fois, en 1698, à François Hackaert qui donne son nom définitif au domaine.

2Dans les premiers temps de la colonisation, c’est le tabac qui est souvent cultivé en priorité et Paviot suit ce mouvement majoritaire. La conversion de l’habitation vers la canne et le raffinage du sucre s’opère soit par une mutation lente après 1671 avec une étape de remplacement du tabac par la canne sans production de sucre puis une seconde fin xvii^e s. ou au début xviii^e s. avec la mise en place des outils de production sucriers, soit par une transformation plus rapide et totale après 1692. Dans ce cas, la transition vers la culture de la canne et la production de sucre serait probablement le fait de François Hackaert.

3À sa mort en 1744, l’habitation est prospère et largement agrandie, participant ainsi au vaste mouvement de concentration foncière à l’œuvre au tournant entre les xvii^e et xviii^e s. en Martinique. Lors de la succession, l’habitation est divisée à parts inégales entre trois propriétaires et change de mains plusieurs fois jusqu’en 1823 où les Vignial en contrôlent la majeure partie.

4Tout au long de cette période, d’après les divers plans de la Martinique réalisés au cours du xviii^e s., et en prenant toutes les précautions d’usage quant à leur exactitude, l’habitation Hackaert semble en développement. Le moulin passe d’une propulsion animale à la force hydraulique par l’installation d’un canal d’adduction d’eau et, à la fin du xviii^e s., l’habitation apparaît bien structurée en plusieurs espaces distincts correspondant à une organisation assez classique d’une unité sucrière : maison de maître et dépendances domestiques à proximité des bâtiments dédiés à la production de sucre, habitat servile situé à l’écart et bien entendu vastes surfaces consacrées aux cultures. L’emprise étudiée semble être aménagée en espaces extérieurs de type jardins délimités par des murs de clôture et par divers bâtiments. La présence d’un niveau de terre limoneuse semble corroborer l’hypothèse.

5À l’avènement des Vignial en 1823, un inventaire complet de l’habitation est réalisé.

6La maison de maître, les cuisines, l’hôpital, la sucrerie, les purgeries, l’atelier des tonneliers et des charpentiers, les écuries, les entrepôts (magasins), les logements des économes, la gragerie, le moulin et son canal sont ainsi décrits plus au moins précisément. De même, les outils et le matériel sont mentionnés, les esclaves décomptés et l’inventaire des bêtes et des terres effectué. En revanche, rien ne précise la destination exacte des parcelles concernées par le projet d’aménagement et le plan joint à l’inventaire n’est d’aucun secours sur ce point.

7Cependant, à la lumière des éléments chronotypologiques il apparaît cohérent de rattacher la majeure partie des vestiges mis au jour à cette phase de l’histoire de l’habitation située entre la fin du xviii^e s. et le début du xx^e s.

8Le terrain apparaît organisé en trois terrasses étagées soutenues par des murets et traversées par un aménagement hydraulique. L’ensemble semble avoir été édifié lors d’une seule et même campagne de travaux. La date exacte de la mise en œuvre est délicate à déterminer, probablement postérieure au début du xix^e s. compte tenu du mobilier céramique récolté dans les contextes associés.

9Les différents espaces délimités par ces murets et par l’aménagement hydraulique sont diversement occupés.

10La terrasse supérieure au sud-ouest ne porte aucun aménagement. Cela peut être le résultat de travaux agricoles récents qui ont pu effacer une partie des structures mais cette absence ne saurait être imputée intégralement à ce fait. Il convient donc de conclure au faible niveau d’aménagement de cet espace qui se trouve être le plus éloigné de la zone résidentielle de l’habitation.

11La terrasse médiane est traversée par le canal. Les structures mises au jour sont distribuées de manière très inégale sur toute sa superficie. Le maillage est très lâche à l’ouest et au centre mais plus dense à l’est, marqué notamment par la présence de plusieurs dépôts d’ossements d’animaux (bovins) et d’un ensemble de structures en creux pouvant correspondre à une petite construction circulaire de 4,35 m de diamètre sur poteaux plantés. Le mobilier recueilli dans les divers comblements se rapporte à la seconde moitié du xviii^e et au xix^e s., ce qui indique une installation au plus tôt au cours de ce dernier siècle. La fonction de ce petit édifice reste incertaine, les constructions traditionnelles antillaises d’époque coloniale adoptant plus volontiers des plans quadrangulaires. Il faut alors remonter à l’habitat caraïbe pour trouver quelques mentions de petits bâtiments ovales ou circulaires. S’agit‑il ici d’une persistance lointaine d’une forme architecturale héritée des peuples autochtones ? Cela semble être le cas pour ce qui est des matériaux employés, périssables et facilement remplaçables, comme pour la majeure partie des petites constructions et nombre de bâtiments plus importants pour la période coloniale. En revanche la prudence s’impose en ce qui concerne le plan adopté qui peut très bien n’être qu’opportuniste. Les autres structures identifiées sont trop éparpillées pour proposer une interprétation, même si certaines peuvent correspondre à des fosses de plantation. En dépit de cet aperçu incomplet des occupations, cette terrasse apparaît plus anthropisée que la précédente et le mobilier recueilli reflète bien à la fois la proximité de la partie domestique de l’habitation, avec des fragments de vaisselle, et le voisinage de la sucrerie, avec des tessons de céramiques sucrières pris dans les comblements de structures ou dans le blocage des murets. Cette terrasse est connectée à la suivante par deux escaliers mal conservés situés de part et d’autre du canal. Ce dernier est équipé d’une cascade à plusieurs marches marquant la transition entre les niveaux des deux terrasses.

12Enfin, la terrasse basse, qui domine l’emplacement de la maison de maître aujourd’hui détruite, est la plus densément occupée. Outre les nombreuses structures en creux, au moins quatre constructions quadrangulaires y ont été installées. Trois se trouvent à l’est le long du muret de terrasse et sensiblement dans le même alignement. La quatrième est isolée plus à l’ouest. Il ne semble pas y avoir de module type pour ces constructions puisque le nombre et la morphologie des trous de poteau diffèrent et que les superficies varient de 6 à 20 m². Cependant, elles présentent toutes une largeur comprise entre 2,9 m et 3 m et probablement un mode de construction similaire à base de matériaux périssables. Ces bâtiments sont‑ils contemporains les uns des autres ou se sont‑ils succédé ? Cela reste impossible à déterminer. De plus, la destination de ces bâtiments demeure incertaine. Les dimensions réduites et l’éloignement semblent exclure un usage directement lié à l’activité industrielle et aucune trace d’occupation domestique n’a été identifiée, aussi pourrait‑il s’agir de cases de stockage vivrier destinées aux occupants de la maison de maître et/ou aux géreurs, économes et médecins présents sur l’habitation. Comme sur la terrasse médiane, deux fosses ont livré des restes de bovin et de porcin. Faut-il relier ce fait à la proximité des cuisines de la grand case ? L’hypothèse peut être avancée.

13Les datations proposées à partir du mobilier récolté sont cohérentes avec celles évoquées plus haut.

14La zone de fouille semble donc correspondre à un espace extérieur dont le degré d’aménagement est fonction de la proximité avec les zones domestiques de l’habitation. Aux quelques constructions légères de la terrasse basse succèdent de vastes zones sans trame organisationnelle claire hormis les murets structurants. Elles s’apparentent à des emplacements de jardins d’agrément tels que l’on en rencontre dans nombre d’habitations martiniquaises à partir du xviii^e s. Suite aux premières décennies d’occupation où une partie des habitants – dont Hackaert – songeait à un retour en France une fois fortune faite, ceux qui faisaient souche sur place ont alors cherché à améliorer leur mode de vie. Les maisons de maître, notamment sur les grandes plantations, s’agrandissent et l’emploi de la pierre devient plus fréquent. Des jardins et des vergers sont aussi aménagés. La carte de Moreau du Temple montre ainsi plusieurs exemples d’habitation munie de jardin plus ou moins régulier. Hackaert en semble pourvu sur la zone de fouille de même que l’habitation Leyritz toujours à Basse-Pointe. Cette dernière est même équipée d’un bassin au centre du jardin, configuration que l’on peut comparer avec la présence du canal et de sa cascade à Hackaert qui devait amener fraîcheur et attrait au jardin en plus de son probable rôle fonctionnel d’adduction d’eau vers les bâtiments situés en contrebas. La disposition en terrasses du jardin à Hackaert se retrouve également sur d’autres habitations où la topographie l’a rendue nécessaire. Sur l’habitation Gradis à Basse-Pointe, le petit jardin situé au-devant de la maison de maître présente encore aujourd’hui une configuration en trois terrasses soulignées de petits murets. La fouille d’une partie de l’habitation la Caravelle, à La Trinité, a permis l’étude d’une zone de jardin enserrée par de hauts murs de terrasse. À l’habitation Depaz, à Saint-Pierre, un vaste parc entoure l’habitation rebâtie à la suite de la catastrophe de 1902 et présente un aménagement étagé où l’eau joue également un rôle tout à la fois utilitaire et d’agrément. Sur l’habitation Beauséjour à Grand Rivière, un jardin plus récent datant des années 1930 est également organisé en cinq terrasses successives où l’eau est également présente.

15Le jardin de l’habitation Hackaert semble perdurer au moins jusque dans les premières décennies du xx^e s. Il est probable que tout au long de cette longue période il ait connu plusieurs phases de réaménagement qui n’ont pu être identifiées. Toutefois, quelques réfections et ajouts en divers points de l’ensemble hydraulique indiquent qu’il est toujours en usage et entretenu au début du xx^e s.

16L’habitation reste aux mains de la famille Vignial au moins jusqu’en 1890. Ils la cèdent ensuite au plus tard en 1908 aux Beuzelin qui la vendent à leur tour aux Crassous de Médeuil au plus tôt en 1911. Le témoignage oral de la petite fille de M. Crassous de Médeuil, Madame De Jaham, née en 1927 et qui a vécu dès sa petite enfance dans la maison de maître, indique qu’elle était entourée d’un vaste jardin situé à proximité d’un vaste bâtiment qui servait au logement des employés. Elle se souvient notamment des nombreux arbres fruitiers et de la fontaine en cascade qui doit correspondre à l’aménagement vu lors de l’opération. Sur les clichés familiaux des années 1920 qu’elle a bien voulu nous communiquer, se devinent de vastes espaces boisés qui doivent correspondre aux premiers développements du jardin situé à proximité immédiate de la maison.

17Après les années 1930, le jardin semble moins entretenu. Des remblais viennent recouvrir les arases des murs de terrasse et le canal est comblé. En outre, le mobilier recueilli est plus abondant dans ces niveaux que dans les précédents, marquant un moindre soin apporté aux jardins où l’on hésite alors moins à jeter divers objets.

18C’est la partie ouest du site qui connaît les plus gros changements avec l’implantation d’au moins deux petites constructions aux dimensions réduites. Il pourrait s’agir de cases annexes pour les employés logés dans le grand bâtiment voisin d’après les dires de Mme De Jaham. Ces bâtiments sur poteaux et sablières basses apparaissent d’ailleurs sur des clichés aériens entre 1954 et 1964. Ils ont en revanche disparu sur les vues de 1969.

19La bordure ouest de la zone de fouille est également marquée par l’implantation de plusieurs fosses dépotoirs datant du dernier tiers du xx^e s. Les objets récoltés témoignent à la fois d’une occupation domestique (bouteille, vaisselle) et d’une activité industrielle (pneu de tracteur par exemple).

20Les arbres et arbustes couvrant la majeure partie de la parcelle d’après les photos aériennes disparaissent progressivement entre 1964 et 1982. Au moins à partir de 2000 et jusqu’au début de l’opération, les parcelles servent de jardin vivrier à certains habitants des immeubles voisins. Ces travaux ont laissé des traces de labours dans le substrat et endommagé certaines structures archéologiques.

21Cette opération a permis d’appréhender sur une superficie conséquente les occupations présentes sur une parcelle située non loin du cœur de l’habitation Hackaert. Trois grandes phases se dégagent :

• une première phase correspondant aux premiers temps de l’habitation de la fin du xviie s. et à la fin du xviii^e s. La zone apparaît alors peu valorisée même s’il peut déjà s’agir d’un espace de jardin faiblement aménagé ;

• la seconde phase est celle qui a été le mieux perçue. Elle court de la fin du xviii^e s. aux années 1930. Le jardin est alors organisé en terrasses et muni d’un aménagement hydraulique. Les traces d’occupations se font plus denses dans la partie septentrionale proche de la maison de maître ;

• la dernière phase correspond aux mutations puis à l’abandon du jardin dans la seconde moitié du xx^e s. et au xxi^e s.

22L’opération a eu le mérite de mettre en lumière une habitation non étudiée jusqu’à présent. L’occasion a donc été saisie d’élargir le point de vue au-delà des limites des parcelles concernées en s’intéressant à l’histoire de l’habitation Hackaert dans son ensemble via les sources écrites. Ce travail pourrait être approfondi mais quelques jalons ont d’ores et déjà été posés. De même, si la maison de maître a été détruite avant d’avoir pu être étudiée il subsiste en élévation des portions non négligeables de ce qui fut l’exploitation sucrière: cheminée, une partie de la sucrerie, une portion de l’aqueduc amenant l’eau au moulin, un grand bâtiment en pierre. Ces éléments figurent sur les plans de la fin du xviii^e s. et dans l’inventaire de 1823 et il conviendrait de les étudier sérieusement afin d’en fixer la chronologie et les éventuelles phases de reconstructions ou de modifications. Plus éloigné de la zone de fouille et situé en bord de falaise, l’emplacement supposé de l’habitat servile est actuellement urbanisé et il apparaît difficile d’en percevoir des traces.

23Le bilan s’avère positif avec l’étude d’un espace de jardins au sein d’une habitation, sujet encore peu abordé par l’histoire et par l’archéologie. De plus, l’éclairage apporté à l’histoire et l’évolution de l’habitation Hackaert de sa formation à nos jours constitue une étape supplémentaire dans la connaissance des habitations de Basse-Pointe et de la Martinique en général.