- 1 La fabrication artisanale de la chaux aux Antilles, N. Vidal (dir.) 1993-1998 (Vidal et al. 2000 ; (...)
1La place de la production de chaux dans l’économie martiniquaise et antillaise de l’époque, bien que documentée par un premier PCR1 au cours des années 1990, n’en restait pas moins mal connue, et ce à plusieurs titres : variabilité des techniques de production, modalité d’exploitation des ressources naturelles, chronologie, organisation du travail, dynamiques socio‑économiques. Afin de répondre à ces questionnements, une prospection a été réalisée sur l’ensemble de l’île entre 2015 et 2018 (Vaschalde et al. 2015, 2017 et 2018). L’inventaire des fours à chaux de la Martinique a été largement complété et augmenté, puisque 120 sites étaient répertoriés fin 2018. Grâce à ce corpus conséquent, il est possible de :
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dresser une histoire des techniques de la chaufournerie martiniquaise (dynamiques, arrivée de nouveaux savoir-faire) ;
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explorer la question de l’impact de cette activité sur les ressources naturelles ;
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mettre en lumière l’intégration de la chaufournerie à l’économie antillaise (lien avec la pêche et la production de sucre ; conditions d’émergence de véritables chauteries) ;
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proposer des éléments de restitution pour les fours archéologiques.
2Afin de disposer de tous les moyens nécessaires à la réalisation de ces objectifs, une équipe pluridisciplinaire a été constituée, réunissant des spécialistes du mobilier (céramique : G. Guionova, LA3M UMR 7298 ; verre : L. Serra, Arkaeos/LA3M UMR 7298), de l’artisanat antillais (D. Ollivier, LA3M UMR 7298), des textes (T. Volpe, LA3M UMR 7298), des mortiers (P. Bromblet, CICRP), de l’anthracologie et de la paléoécologie tropicale (S. Bodin, ISEM UMR 5554), et des datations archéomagnétiques (A. Chauvin, université Rennes 1 ; G. Hervé-IRAMAT-CRP2A UMR 5060).
3En 2019, la mission avait plusieurs objectifs : effectuer un complément d’inventaire sur le terrain pour les sites dont l’accès s’était révélé problématique ; relever en plan les sites chaufourniers particulièrement intéressants ; réaliser des prélèvements en vue de datations archéomagnétiques. À nouveau, plusieurs sites inédits ont été repérés sur le terrain et/ou documentés par les textes, portant l’inventaire à 132 établissements. Ces sites inédits se trouvent sur les communes du François, de Sainte-Marie et du Marin. Au sein du corpus, dix établissements ont fait l’objet de relevés topographiques, et onze ont été prélevés pour l’archéomagnétisme. Les résultats de ces dernières analyses, encore préliminaires, sont très prometteurs. Ils laissent entrevoir un fort potentiel, et permettent d’ores et déjà de distinguer des structures ayant cessé de fonctionner vers la fin xviie-xviiie s., au xixe s., ou encore au cours du xxe s.
4Différentes études ont été réalisées sur le matériel ramassé en prospection, mais aussi issu de deux anciennes fouilles de fours à chaux : les fours de la Pointe des Grives‑Étang Z’Abricot (Veuve 2001) et celui de l’habitation Sucrerie aux Anses-d’Arlet (Ollivier, Vaschalde 2015). À la Pointe des Grives, l’étude de la céramique du dépotoir est venue compléter celle du verre réalisée en 2018, ouvrant la voie à la publication de ce site phare de la chaufournerie martiniquaise. Les deux types de mobilier s’inscrivent dans la même chronologie et la même dynamique d’approvisionnement (local et importations européennes), leur état de conservation diverge et invite à s’interroger sur les modalités de formation du dépotoir. À l’habitation Sucrerie, les premières analyses par diffraction des rayons X suggèrent la production de chaux calcique aérienne grasse, contenant très peu d’impuretés. L’étude anthracologique des charbons éclaire pour la première fois les pratiques d’approvisionnement en combustible des arts du feu martiniquais. Le four a été alimenté avec une grande diversité d’espèces végétales, y compris des taxons exploités/cultivés (Arbre à pain, Prunier de Cythère/Mombin…), sous la forme de bois de petit calibre. Le ramassage du combustible est effectué dans des boisements héliophiles et/ou se développant en milieu xérophile, cohérents avec l’environnement actuel et se trouvant aux environs immédiats de l’habitation. Ces résultats invitent à approfondir ce type d’étude, et à les confronter aux données ethnoarchéologiques, selon lesquelles la mangrove était particulièrement exploitée par les chaufourniers.
5La dernière année du programme triennal est également l’occasion de reprendre l’ensemble des données textuelles et cartographiques disponibles, afin de les confronter aux informations archéologiques. Ce travail renouvelle particulièrement notre vision de la chaufournerie à partir des dernières décennies du xviiie s. Tout d’abord, le dépouillement du Bulletin officiel de la Martinique et de l’Annuaire de la Martinique permet de disposer de données statistiques, certes lacunaires, mais réparties sur une période allant de la fin du xviiie au début du xxe s. Par ailleurs, l’analyse fine des actes notariés associés à certaines habitations permet de replacer l’histoire de quelques établissements chaufourniers dans celle, plus large, de l’économie martiniquaise et de ses mutations. Il en ressort que, jusqu’à la première guerre mondiale, la Martinique dispose en permanence de plusieurs dizaines d’établissements chaufourniers, dont la production, majoritairement destinée au marché local de l’industrie sucrière, est également destinée à l’exportation, notamment vers la Guyane qui possède peu de fours. Les établissements de l’île prennent différentes formes : fours isolés (sur le littoral ou dans les terres) ; chauterie dépendant d’une habitation sucrière ; véritable habitation-chauterie spécialisée, associée au non à une production de céramique. L’émergence d’une habitation-chauterie s’explique par différentes conjonctures. Elle constitue une solution de développement pour surmonter l’absence de potentiel sucrier dans certains secteurs (Pointe Borgnesse par exemple) ou, à l’inverse, une solution de repli dans les périodes de déclin de certaines habitations (Anse Mitan au milieu du xixe s. par exemple). Autour de la Cohé du Lamentin, l’habitation-chaufournerie est une composante à part entière d’un réseau de domaines sucriers. Au cours de la seconde moitié du xixe s., la chaufournerie martiniquaise connaît des mutations importantes, avec l’intégration de nombreuses habitations-sucrières aux usines centrales. Si certains fours à chaux sont abandonnés (habitation Sucrerie par exemple), d’autres sont créés (autour du Marin, de Sainte-Marie par exemple), notamment par les esclaves récemment affranchis, et sont connectés aux usines par voies ferrées ou maritime. Les gisements de calcaire géologique du sud de l’île sont mis en exploitation, y compris pour alimenter les fours de la baie de Fort-de-France, bien que l’usage du corail reste majoritaire. Les techniques semblent évoluer, puisque l’administration fiscale, qui distingue initialement les fours « cylindriques » des fours « à ciel ouvert », instaure dans les années 1880 une catégorisation entre fours « à feu intermittent » et fours « continus ». Ce changement intervient dans un contexte d’augmentation des importations de charbon fossile en Martinique, sans que l’on parvienne, pour l’heure, à cerner précisément l’époque de l’apparition de son utilisation dans les fours à chaux, qui remplace alors l’usage du bois ramassé localement et de la bagasse récupérée. À partir de l’Entre-Deux-Guerres, à la suite de la crise de l’industrie du sucre et de la concurrence des importations de ciment, la production locale de chaux périclite, et la Martinique ne compte plus qu’une petite dizaine de sites de production. Cette rétractation n’empêche pas la création de nouveaux fours, notamment autour du Marin et de Sainte-Anne. Au cours des années 1970, lorsque les dernières usines centrales ferment, nombre de fours à chaux s’arrêtent. Les derniers fours, au quartier de Californie, sont maintenus tant bien que mal par des familles de chaufourniers au sein desquelles les savoir-faire se sont transmis depuis le milieu du xixe s.
6Au terme de ce programme de trois ans, de nombreuses perspectives se dessinent. Il conviendra de fouiller certains établissements chaufourniers afin d’affiner leur chronologie et de récolter le matériel nécessaire aux analyses de laboratoire afin de mieux comprendre les dynamiques d’exploitation des matières premières. Une étude comparée avec les autres îles de l’arc antillais est également envisagée.
Fig. 1 – Four à chaux de la Pointe Thalémon au François
Cliché : C. Vaschalde (CNRS).
Fig. 2 – Plan du site de Bois Pothau au Robert
Relevé et DAO : M. de Chadirac, D. Ollivier, C. Vaschalde (CNRS).
