1Au-delà de son caractère éminemment important pour notre compréhension de l’histoire maritime, technique, matérielle et humaine du xviie s. maritime et de la première Marine de Louis XIV, l’épave de la Lune s’est imposée depuis 2012 comme un ambitieux laboratoire (Bilan scientifique du Drassm 2012, p. 88-92). On s’y efforce en effet de concevoir et de développer les techniques et outillages qui permettront demain de conduire par grande profondeur des analyses archéologiques méthodiques. L’épave de ce vaisseau perdu le 6 novembre 1664 alors qu’il ramenait de Gigeri, sur les côtes barbaresques, une partie du corps expéditionnaire du duc de Beaufort a été découverte, rappelons-le, en 1993. Presque magiquement conservée, elle gît par 91 m de fond au large de Toulon. Brièvement expertisée en 1993 et 1994, l’épave a ensuite été cocoonée faute pour le Drassm de pouvoir mettre en œuvre les moyens techniques nécessaires et la méthodologie requise pour l’analyser. L’expérience acquise depuis les années 1990 par le Drassm a en revanche inspiré en 2007 la création d’un vaste programme de recherche et de développement dénommé « L’Archéologie des Abysses » et l’on a décidé dans ce contexte de réaliser une première analyse superficielle de la Lune. Chaque année, depuis 2012, l’épave bénéficie ainsi de campagnes d’expertise courtes qui ont permis de mieux appréhender la nature des vestiges et de tester les robots, sans cesse plus performants mis au point en partenariat par le Drassm et le Laboratoire d’informatique, de robotique et de micro-électronique de Montpellier (Lirmm).
2La campagne 2015 a en premier lieu permis d’accomplir un véritable saut technologique en matière de prises de vues sous-marines par grand fond à des fins de photogrammétrie ou de restitutions 3D. Après deux années de recherches et de développement conduites en association avec des chercheurs et des industriels, des caissons photo spécifiques ont été conçus et construits et la question cruciale de l’éclairage a été résolue. Si des améliorations restent à prévoir dans le domaine des optiques, on peut désormais affirmer que le Drassm est aujourd’hui équipé d’un matériel de prise de vue techniquement en adéquation avec ses ambitions initiales de permettre les explorations scientifiques de ce Département jusqu’à 2 000 m de profondeur. La question de la réalisation des modèles a également rapidement évolué grâce aux investissements réalisés tant en termes d’outils, calculateur et logiciel, que de formation. La campagne menée en octobre 2015 sur l’épave de la Lune a ainsi permis de réaliser très rapidement une couverture photographique minutieuse du site qui sera très prochainement restituée.
3Les excellents résultats par ailleurs obtenus avec la petite griffe de prélèvement mise au point en 2014 par Vincent Creuze et Olivier Tempier (Lirmm) dans l’optique des opérations menées sur la Lune ont conduit cette année à prolonger l’expérience en étirant simplement l’échelle de nos ambitions. Le projet était cette fois de prélever en toute sécurité des mobiliers d’un poids unitaire de 20 à 25 kg. Ce programme de « jumboisation » de notre système de préhension a été à nouveau confié à Gilles Lopez, ingénieur de l’entreprise Techno-Concept, auquel on doit déjà la main à trois doigts testée, en 2012 sur la Lune. Le prototype 001 que l’on avait prévu d’atteler à un ROV n’a cependant pas rencontré le succès escompté. Celui-ci est donc retourné en atelier et son concepteur à sa table à dessin, le Drassm ayant finalement privilégié l’idée d’une griffe parfaitement autonome et non plus d’un outil fixé sous un ROV.
4L’expérience acquise à cet égard depuis 2012 sur la Lune a mis en évidence une difficulté inhérente à un double postulat antagoniste :
- Si une machine agile de taille modeste est particulièrement adaptée à se faufiler dans l’environnement chaotique et encombré d’une épave, ses dimensions réduites ne lui permettent pas d’embarquer la motorisation nécessaire pour réaliser des travaux d’excavation ou pour soulever autre chose que des charges légères, de l’ordre de 1 à 3 kg.
- A contrario, si une machine lourdement motorisée peut soulever des masses conséquentes, de l’ordre de 20 à 30 kg, ou mettre en œuvre un outillage adapté à des travaux «de force », elle atteint habituellement des dimensions qui pénalisent, sinon obèrent sa capacité à accéder sans risque à l’intégralité du site à étudier.
5Nonobstant le caractère absolument contradictoire de ces postulats, c’est de la volonté de satisfaire ces deux objectifs qu’est né sur la Lune le concept dit du Bidouble. Relativement simple dans sa théorie, relevant du domaine de la gageure dans son application, le principe est d’associer en un même et unique outil deux machines reliées entre elles et naviguant en surplomb l’une de l’autre. La première porte la puissance nécessaire aux interventions lourdes, la seconde est dotée des outils adéquats pour réaliser un travail de force. Un tel dispositif permet conceptuellement de résoudre l’équation apparemment insoluble posée par nos contraintes antagonistes de taille et de puissance.
6Aussitôt conçu, ce schéma opérationnel complexe a été testé en 2015 sur le site de la Lune où le robot Speedy, développé et déployé dès 2014 par Vincent Creuze pour étudier ce site, s’est vu adjoindre son jumeau, Léonard, également développé par le Lirmm afin de matérialiser le fameux concept Bidouble précédemment évoqué.
Fig. 1 – Les ROV Speedy et Léonard au travail sur l’épave de la Lune
Cliché : F. Osada (Drassm).
7Dans cette nouvelle configuration, Speedy, équipé d’une griffe de prélèvement et d’un jet d’eau actionnable à distance, a reçu pour mission de prélever des mobiliers archéologiques après les avoir désensouillés à l’aide de son jetting. Dans le même temps, Léonard, stationné à la verticale de Speedy et chargé de transporter la pompe alimentant le jetting, est venu contribuer de toute la puissance de ses propres moteurs aux opérations de levage des objets lourds. Surplombant le site de quelques mètres, Léonard a en outre contribué à fournir aux archéologues une vision d’ensemble du site ainsi qu’un éclairage d’appoint particulièrement apprécié par le pilote de Speedy lors des opérations les plus complexes. On notera à ce propos que l’asservissement des évolutions de Léonard à celles de Speedy n’a que très rarement nécessité l’intervention de son propre pilote.
8Ainsi épaulé de Léonard, le pilote de Speedy a parfaitement et très rapidement réalisé les prélèvements qu’on souhaitait lui voir effectuer. Souvent très fragiles, parfois pesants, les objets saisis ont été acheminés sans difficulté et en toute sécurité vers les caisses déposées sur le site par le treuil de l’André-Malraux. Enfin, Speedy a lui-même organisé dans les caisses le rangement de ces mobiliers en fonction de leur taille, de leur nature et de leur fragilité.
9Cette première expérience n’a bien sûr pas été totalement couronnée de succès mais les progrès accomplis sont si probants que l’on peut d’ores et déjà penser qu’on sera très prochainement apte à dégager, prélever et déplacer de manière entièrement robotisée des mobiliers extrêmement fragiles. La conquête de la Lune, on le voit, continue !
