1Une première phase d’étude spécialisée des verres des anciennes fouilles de La Réunion a été réalisée au mois de septembre 2022 (Serra 2023). L’objectif de cette mission est de porter un regard nouveau sur les anciennes fouilles ayant mis au jour du verre. On entend par anciennes fouilles, les fouilles antérieures aux études spécialisées réalisées depuis juillet 2021. Le travail a consisté à ouvrir les bacs de verres des anciennes fouilles, reprendre des photos, compléter la documentation, produire un commentaire pour chaque site, voir s’il y a matière à programmer des analyses, produire une synthèse et, enfin, corriger et mettre à jour la base de données du CCE.
2La mission concerne 49 sites pour un total de 6 065 fragments ou objets. Le verre de 9 sites a été revu en 2022, pour un total de 2 283 fragments. Certains sites, nécessitent plus d’attention. Chaque site nécessite une consultation systématique des BSR et du rapport de fouille afin de replacer l’interprétation des artefacts dans leur contexte. La contextualisation historique des verres s’est accompagnée d’approfondissements bibliographiques et d’une mise en perspective avec des cartes postales anciennes qui donnent à voir du verre en situation (fig. 1). Quatre sites sont présentés en exemple.
Fig. 1 – Fragments de vaisselle en verre du xixe s.
Clichés : L. Serra (LA3M) et cartes postales anciennes « Un portefaix » et « Une excursion à la grande ravine » dans Boulogne et al. 2012)
3Les Lazarets 1 et 2 de La Grande Chaloupe, à l’ouest de Saint-Denis, sont le dernier complexe de quarantaine mis en place sur l’île. Du temps de leur fonctionnement, ils ont accueilli plusieurs dizaines de milliers de travailleurs sous contrat, séjour forcé qui avait pour but d’empêcher la propagation de maladies épidémiques en provenance de leurs zones géographiques d’origine. Une opération de sondages exploratoires menée dans l’enceinte du Lazaret 2 en 2012 (Dijoux et al. 2013) a montré le potentiel archéologique de cet ensemble exceptionnel. L’intérêt de revenir sur ce corpus de verres réside dans le fait que certains fragments n’ont pas été correctement identifiés en 2012. De plus, des analyses archéométriques ont été réalisées sur les perles. On identifie cinq sortes de verres sur ce site : des perles, des bouteilles associées à l’alimentaire, des flacons associés à l’infirmerie, de la vaisselle de table et des vitres associées à l’architecture du bâtiment.
4Deux cent perles ont été prélevées dans deux sépultures découvertes dans l’emprise de fouille. Un échantillon a bénéficié d’analyses archéométriques par Bernard Gratuze, directeur de recherches, laboratoire Iramat-CEB (fig. 2). Ce sont de toutes petites perles annulaires qui mesurent moins d’un centimètre de diamètre. Elles appartiennent au domaine de la parure. Les perles bleues sont d’origine indienne. Les perles en verre opaque blanc et les blanches entourées de rouge, dites cornalines d’Aleppo, sont produites à Venise pour un marché africain et indien. L’observation des perles à la loupe binoculaire a permis d’apporter de nouvelles informations sur la façon dont elles ont été portées : en collier ou cousues sur des vêtements (fig. 3). Le frottement est plus abrasif sur le tissu que la sur la peau.
Fig. 2 – Cellule d’analyses archéométriques des perles au laboratoire Iramat-CEB
Clichés : B. Gratuze (Iramat-CEB).
Fig. 3 – Saint-Denis, Lazaret 2 : prises de vue des perles à la loupe binoculaire
Clichés : M. Baffert, L. Serra (LA3M) et portraits du xixe s., G.-J. Bos (1825-1898), collections du musée Villèle (Inv. 02 MH 4.53).
5L’étude des bouteilles et des flacons fait ressortir que les importations de Marseille sont majoritaires. Parmi les fragments de flacons à usage médicinal, on remarque un fragment de flacon décoré́ dans la masse de losanges, pour l’huile d’olive de la marque James Plagniol de Marseille (fig. 4). L’huile d’olive n’est pas seulement consommée en cuisine et peut également avoir un usage médical. L’inventaire du coffre de marine des navires de La Pérouse fait mention de l’huile d’olive parmi les autres remèdes. Le musée Stella Matutina à Saint-Leu présente également des flacons d’huile d’olive de la marque Plagniol dans la vitrine « Se soigner ». Le cartel mentionne que cette huile est utilisée pour dilater le col de l’utérus des femmes afin de faciliter l’accouchement. Par conséquent l’huile d’olive n’est pas seulement un condiment utilisé en cuisine mais sa fonction est aussi sanitaire. Cette dernière peut être associée à l’hôpital du Lazaret. Des femmes migraient probablement enceintes.
Fig. 4 – Saint-Denis, Lazaret 2, productions de Marseille. Fragments de flacons dont un incolore à décor en diamant. Piqûre de bouteille en verre olive à mamelon
Parallèle : flacon pour l’huile d’olive Plagniol, modèle déposé, à décor en diamant (Serra 2011, vol. II, fig. 81). Verre incolore ; H. : 19,5 cm – 0,25 litres ; modèle décoré dans la masse, décor à losanges créé par M. James Plagniol, destinés à l’huile de bouche, évoque une fiole de parfum. Dépôt INPI no 432 Marseille, Musée d’histoire (no inv. 8310432) ; bibliographie : Cent ans de dessins et modèles déposés. Laforgues 1990, p. 95.
Clichés : L. Serra (LA3M).
6Un petit fragment bleu peut être identifié comme le pied d’un bol en verre produit en Chine par sa technique dite par placage. On observe sur le fragment un placage en trois couches : opalin bleu, verre bleu, opalin bleu (fig. 5). Est-ce un objet personnel ? Les migrants chinois n’ont pas voyagé pour les mêmes raisons que les migrants indiens, venus pour travailler dans les habitations sucrières. Leur migration est plus tardive et elle découle d’un intérêt marchand. Il est très probable alors qu’un migrant chinois, ayant séjourné au Lazaret durant une quarantaine, soit venu avec ses effets personnels. La question est d’autant plus importante que l’étude du verre chinois est un sujet totalement pionnier à La Réunion et que les ateliers verriers ont très peu produit (si l’on compare avec la production de porcelaines). Aujourd’hui on dénombre une dizaine de « premiers » fragments de bols découverts en fouilles ; ils sont répartis sur deux autres sites de Saint-Denis : NPRSD (Decanter à paraître) et Quartier Ailleret (Ferrandis 2021).
Fig. 5 – Saint-Denis, Lazaret 2, fragment de pied de bol bleu en placage de verre et d’opalin
Parallèle : bol chinois dont le pied est réalisé selon la technique du placage (Cooper, Copper 1998, p. 80).
Clichés : L. Serra (LA3M).
7Selon les étiquettes d’inventaire au CCE, il ne s’agit pas d’une opération archéologique mais d’un ramassage au moment de travaux en 1987. Les vitraux sont polychromes. Le décor est composé de motifs dits sablés, réalisés au pochoir. Les verres sont grugés, teintés dans la masse et cerclés de plomb (fig. 6). Il semblerait, en observant les indices typologiques, qu’ils soient datés de la seconde moitié du xixe s. Les motifs, bien que reproduisant des motifs médiévaux, sont d’allure plus contemporaine, ce qui favoriserait l’hypothèse de datation. En effet, selon le spécialiste du vitrail, Jean-François Luneau, contacté via le réseau Afav (Association française pour l’archéologie du verre), les vitraux du xxe s. sont bordés de motifs de bordure et d’encadrement, que l’on ne retrouve pas dans les fragments de la cathédrale de Saint-Denis. Aujourd’hui tous les vitraux de la cathédrale de Saint-Denis sont remplacés par des vitres incolores sans décor (fig. 6).
Fig. 6 – Saint-Denis, Cathédrale, fragments de vitraux ramassés en 1987 ; les vitres de la cathédrale en 2022
Clichés : L. Serra (LA3M).
8D’une manière générale on peut dire que le mobilier se rapporte au domaine domestique, aux objets du quotidien, daté du xixe s. Deux éléments de la vaisselle de table sont remarquables. Un grand chandelier (fragmentaire) en cristal moulé, décoré de filets d’or, se rapporte au domaine du luminaire (fig. 7). Il peut être daté de la seconde moitié du xixe s. Ce flambeau, dit à colonne torsinée sans bobèche, correspond au modèle no 1818 la planche 129 du catalogue de la cristallerie Portieux dans les Vosges. Il caractérise un intérieur aisé. Un lot de fragments, avec la même teinte opacifiée caractéristique de l’usure du cristal, se rapporte à une carafe. Le col est décoré de quatre lignes circulaires incisées en cristal taillé.
Fig. 7 – Saint-Paul, Maison Savanna, fragments d’un flambeau en cristal et extrait du catalogue de 1900 des verreries et cristalleries Portieux (collection privée)
Cliché : L. Serra (LA3M).
9Le rapport de cette opération programmée (Rebeyrotte dir. 2016) mentionne que l’emprise de fouilles concerne un bâtiment industriel comprenant en son sein une machine à vapeur liée au broyage de la canne à sucre. D’une manière générale, toute l’interprétation du mobilier verre, publiée dans le rapport et attribuée au domaine domestique, est à reprendre.
10Le verre daté de la seconde moitié du xixe s. est principalement constitué de bouteilles. On retrouve des formes bien connues comme les bouteilles de soda, de bière et d’eau minérale. Une bouteille de champagne vient compléter cet ensemble. On retrouve également un fragment de verre à vitre, verre architectural épais (0,4 cm).
11Le mobilier en verre de La Roseraye, daté de la seconde moitié du xixe s., est parfaitement en rapport avec son contexte : un bâtiment à fonction industrielle. Nous sommes dans un lieu de travail au milieu des machines ! Les employés se lavent les mains (porte-savon ; fig. 8), désinfectent leurs plaies (flacons à remèdes) et se désaltèrent pendant leur pause, dans une île où il fait chaud. On y boit ce que l’on boit au travail : sodas, bières, eaux minérales (bouteilles et verre à jambe). Un col de bouteille de champagne nous permet d’imaginer qu’ils ont célébré une bonne récolte. Mais les bouteilles, retrouvées dans l’emprise de fouille, ne servent pas uniquement à la consommation. Certaines, sont destinées à contenir des liquides industriels, comme de l’huile pour graisser la machinerie à vapeur et probablement aussi des produits de droguerie ou produits chimiques, pour nettoyer certains secteurs des machines.
Fig. 8 – Sainte-Rose, La Roseraye, fragment d’un porte savon en verre opaque blanc en décor pressé-moulé produit par les verreries de Portieux
Cliché : L. Serra (LA3M).
12Ce corpus est à mettre en correspondance avec celui de Vue-Belle, à Saint-Paul, fouille préventive Inrap des abords de l’usine sucrière sous la direction de Marie-Hélène Jamois (L. Serra, dans Jamois à paraître). On retrouve le même type de contenants mais aussi les mêmes vitres plates épaisses sur le bâtiment à fonction industrielle. Ce sont des vitres fixes qui ne s’ouvrent pas, peut-être associées au laboratoire comme on peut en voir au musée Stella Matutina.
13La mission de 2022 a permis de constater l’efficacité de la base de données et du système d’enregistrement du SRA de La Réunion. Dans l’ensemble tout a été simple à gérer : accéder et retrouver les bacs contenant du verre au dépôt Léopold Rambaud, extraire de la base de données l’inventaire des sites en format Excel. Tout est clair entre les identifiants, les étiquettes et les bacs. Ce confort de travail permet de consacrer plus de temps à la recherche. L’intérêt de revenir sur le verre des fouilles anciennes réside principalement dans le fait de reprendre les identifications des objets mais aussi des domaines et de compléter la documentation. L’étude sera reconduite en 2023. Elle pourra, à terme, faire l’objet d’une synthèse ainsi qu’une mise en perspective avec les études de verres issus des fouilles préventives récentes. En 2023, l’opération appelée Saint-Paul, Route des Premiers-Français (Cornec 2021) devra être regardée avec plus d’attention, son étude nécessitera d’être complétée. Elle sera mise en perspective avec l’étude du verre de la fouille préventive de Saint-Paul ESPMR, réalisée en avril 2022 (Thiolas à paraître), dans le même secteur. Les deux opérations devraient attester de la présence des premiers occupants, dans la baie de Saint-Paul, vers 1660.
14Cette mission d’étude a été également l’occasion d’inventorier les bouteilles françaises de la première moitié du xxe s., notamment celles de la marque Perrier. Elles sont prélevées régulièrement dans les niveaux supérieurs des opérations de La Réunion. Les différentes marques moulées sur les bouteilles de La Réunion peuvent être datées et mises en correspondance avec celles étudiées dans le cadre d’une fouille préventive Inrap réalisée en Guadeloupe dans une ancienne glacière (L. Serra, dans Coulaud 2022). Cette fouille a permis d’identifier des marques françaises, européennes et américaines. Les Canadiens sont pionniers sur le sujet et les seuls, à ce jour, à proposer un catalogue des marques nordaméricaines. La publication d’un catalogue inédit des marques françaises pourrait intégrer les exemplaires réunionnais et apporter une approche archéologique pionnière dans ce domaine.
