1Situé en Haute-Savoie et plus précisément en Faucigny, à une vingtaine de kilomètres à l’est de Genève, le Mont Vouan forme une petite montagne de 4 km de long, culminant à 978 m d’altitude et offrant la particularité de présenter, sur 300 à 500 m d’épaisseur, une accumulation de conglomérat siliceux particulièrement abrasif. Cette caractéristique a attiré, au cours des siècles passés, les producteurs de meules de moulins, au point que ceux-ci ont ouvert ici rien moins que 72 carrières de meules, dont les fronts de taille s’étirent sur une longueur cumulée de 2,4 km et qui ont produit 100 000 à 200 000 meules, ce qui fait du Mont Vouan le plus grand site en la matière de tout le sud-est de la France. L’ampleur de cette production et la monumentalité des sites ont valu aux principales de ces carrières d’être classées au titre des Monuments historiques en 2009, sur une surface de 120 ha.
2Deux campagnes de prospections thématiques et de fouilles programmées, menées en 2010 et 2011, ont permis d’explorer trois des plus grandes carrières du Mont, à savoir la meulière de Grand’Gueule, la Molière à Vachat et la Meulière des 73 Mètres, situées dans la commune de Viuz-en-Sallaz. Ces opérations ont permis d’étudier la gestion des chantiers par les meuliers, leurs techniques de taille, et aussi de dater ces exploitations au moment de leur âge d’or, à savoir aux xve-xixe s. Mais l’origine de l’activité meulière sur le Mont Vouan restait dans l’ombre, car les sites fouillés en 2010 et 2011 ne permettaient de saisir que la fin de leur exploitation et non leur début, les fronts de taille les plus anciens ayant été éliminés au fur et à mesure de la progression des chantiers des meuliers.
3Aussi, en s’attachant à de petites carrières, la campagne 2023 visait-elle à déterminer et à étudier les prémices de l’exploitation meulière sur cette montagne savoyarde. Quatre sites, entamant tous des gros blocs issus de la dislocation d’un affleurement rocheux situé au pied du Mont Vouan, dans la commune de Fillinges et au lieu-dit La Pierre au Mort, ont donc été fouillés, sur une surface totale de 50 m2 : La Pierre au Mort elle-même, dont la carrière en tubes et alvéoles d’extraction forme en face ouest un abri sous roche de 15 m de long pour 2 à 4 m de large et 5 m de haut (zone 1), une dalle de 25 m de long et de 4 m de haut, entamée à son sommet, et, sur son flanc ouest, par une vingtaine d’alvéoles d’extraction (zone 2), un bloc de 9 m de côté et de 5 m de haut, percé en face sud par quatre tubes d’extraction formant un front de taille de 5 m de long (zone 3), et, enfin, un bloc de 8 m de long, 5 m de large et 6 m de haut, creusé en sa face ouest par six tubes obliques d’extraction de meules formant un petit abri sous roche de 8 m de long pour 2,5 m de profondeur (zone 4).
4La fouille de ces quatre blocs a permis la découverte en zone 3, de deux alvéoles ayant fourni des meules manuelles d’environ 50 cm de diamètre, prouvant ainsi que l’exploitation meulière du Mont Vouan a commencé dès l’Antiquité ou le haut Moyen Âge. Ces prémices antiques ou alto-médiévaux sont restés cependant bien limités, et ont été suivis d’une période d’abandon.
5Ce n’est que plusieurs siècles plus tard que les meuliers reviennent implanter de plus vastes chantiers sur les blocs de La Pierre au Mort, matérialisés par les tubes et par les alvéoles d’extractions formant des fronts de taille dignes de ce nom. En l’absence de datation 14C, et les tentatives de datation IRSL des haldes des quatre zones n’ayant pas abouti à des résultats probants, la chronologie de ces chantiers repose uniquement sur la chronotypologie des empreintes de meules et des ébauches de meules accidentées mises au jour. Avec des diamètres de 80 à 96 cm, les meules extraites en zones 1 et 2 renvoient aux ixe-xiiie s., ce qui permet ainsi de remonter à la fin du haut Moyen Âge ou au Moyen Âge central les débuts de l’exploitation à grande échelle du Mont Vouan. Avec ses tubes d’extraction ayant fourni des meules de 100 à 115 cm de diamètre, la zone 3 s’avère, quant à elle, ouverte à une époque un peu plus tardive que ses voisines.
6Puis les zones 1, 2 et 4 donnent lieu à des prélèvements plus ponctuels et moins méthodiques au cours des xiiie-xve s., se traduisant par l’extraction de meules dépassant le mètre de diamètre, et se prolongeant jusqu'à l’époque moderne et y compris durant cette dernière. Ces prélèvements sont matérialisés par l’extraction de quelques meules dont une de 1,72 m de diamètre en zone 4.
7Les techniques de taille utilisées par les meuliers des blocs de La Pierre au Mort se rapprochent, presque en tous points, avec celles mises en œuvre aux xve-xixe s. sur les chantiers des 73 Mètres, de la Molière à Vachat et de la meulière de Grand’Gueule. Leur travail commence par une élimination des morts terrains superficiels (la découverte), en l’espèce, une cinquantaine de centimètres d’épaisseur de conglomérat altéré et feuilleté. Puis il se poursuit par l’implantation d’un canevas de grands cercles tracés à l’aide d’un grand compas, et tenant compte des délits de la roche (les fissures), ainsi que des couches impropres à la fabrication de meules. Commence alors le travail de taille proprement dit. Celui-ci a lieu à l’aide du pic utilisé en percussion lancée, de manière à creuser une tranchée de havage circulaire d’une vingtaine de centimètres de largeur et d’au moins autant de profondeur, jusqu’à obtenir une ébauche de meule. Cette dernière est ensuite détachée du rocher à l’aide, en zone 2, d’emboîtures logeant chacune un coin pris en sandwich entre deux paumelles, tandis qu’en zone 1, c’est la technique de l’encoignure linéaire qui est mise en œuvre, à l’instar de ce qui a été observé en 2011 lors de la fouille du front de taille du xiiie s. de la meulière de La Corbière/Roche Parée, implantée en face du Mont Vouan, dans la commune de Saint-André-de-Boëge. L’ébauche de meule est ensuite portée en arrière du front de taille, où elle reçoit ses travaux de finition, comme en attestent les cinq ébauches accidentées retrouvées en zones 1, 2 et 4. Pendant que ces travaux de finition se déroulent, l’exploitation des fronts de taille continue, jusqu’à obtenir une succession de tubes ou d’alvéoles d’extractions, formant, en zone 1, un front de taille en gradins très caractéristique d’une organisation méthodique du chantier.
8L’abandon définitif de ces sites intervient au cours de l’époque moderne, comme en attestent les tessons des xvie-xviiie s. découverts dans l’US 1001 de la zone 1, coiffant la halde des déchets de taille. Les deux meulières de la zone 1 et 4, qui ont en commun la particularité de former des abris sous roche, n’en continuent pas moins à avoir une utilisation, mais cette fois récréative, matérialisée par des fragments de tuyau de pipe en terre du xviiie s. en zone 1, et, surtout, par des feux de camps en zone 1 et 4, accompagnés de piquets de tente, fourchette à manche en plastique, bouteilles de bière et capsules de soda datés des xxe et xxie s. Ce faisant, les blocs de La Pierre au Mort, comme les grandes carrières du Mont Vouan en général, rejoignent certains grands sites d’Europe centrale, en Allemagne notamment, où les meulières furent, dès le début du xixe s., fréquentées par des touristes et des promeneurs du dimanche.
Fig. 1 – Vue par drone de la face ouest de La Pierre au Mort, avec sa meulière (zone 1)
Cliché (drone) : C. Bonnefoi.
Fig. 2 – Le bloc de la zone 3, avant fouille
Cliché : équipe.
Fig. 3 – Vue générale de la zone 1 en fin de fouilles depuis le nord
À gauche (est), le substrat rocheux détermine ce profil caractéristique allant du ciel de carrière au gradin le plus bas.
Cliché : équipe.
