1Une prospection thématique a été réalisée sur une partie des hautes chaumes foréziennes afin de documenter le réseau hydraulique anthropique de façon diachronique. Elle fait suite à la mise en évidence d’aménagements hydrauliques datés du xie s. lors des fouilles programmées du site de La Regardière (Mathevot 2023).
2La zone de prospection a été centrée sur la commune de Saint-Bonnet-le-Courreau (42). Nous sommes ici en présence des plateaux granitiques de la montagne de Garnier et de Courreau présentant un relief peu marqué, mais bordés par des versant septentrionaux à fortes déclivités, le tout entre 1 400 et 900 m d’altitude.
3La prospection thématique a permis la mise en évidence plus de 15 km de réseaux hydrauliques cumulés, sur une zone de prospection de 15 km2. Cette densité remarquable couvre des réalités assez diverses, tant sur le plan fonctionnel que chronologique. Nous distinguons en premier lieu les biefs de détournement (béal de Garnier et de Lignon), ouvrages monumentaux venant détourner sources et cours d’eau de leur bassin versant. Des ouvrages hydrauliques secondaires, destinés à alimenter moulins, jasseries, caves à fourmes ou irriguer des pâtures, se contentent, quant à eux, de restituer les eaux à leur bassin versant naturel.
4Les biefs de Garnier et de Lignon se distinguent par la longueur de leurs canaux, de 3 km pour Garnier et plus de 4 km pour le béal de Lignon. Face à ce gigantisme, le canal en lui-même n’excède pas 70 cm de large pour 30 à 40 cm de profondeur. Il se caractérise par la présence quasi constante de bourrelets latéraux et d’un talutage en aval (rejets de creusements). Ces ouvrages détournent cours d’eau et sources mais en collectent d’autres sur leur passage via des ouvrage aménagés (bief de la fontaine d’Elzoux pour Garnier, bief et bassin de La Regardière pour le béal de Lignon). Leur parcours est sans doute pensé afin de détourner l’eau de bassins versant entiers, et non uniquement une source ou une partie de cours d’eau. Après calcul sur plateforme SIG, on peut ainsi estimer que le béal de Garnier détourne près de 180 ha pris sur les bassins versants de l’Anse et du Lignon. Le béal de Lignon détourne près de 630 ha du bassin Lignon vers celui du Vizézy.
5Les deux canaux se succèdent topographiquement. Le plus en amont (Garnier) se déversait dans le ruisseau de Gourgon, à moins de 200 m en aval de la prise d’eau du béal de Lignon. Leur complémentarité n’est donc pas à exclure. La succession systématique entre bief de restitution et bief de prise d’eau d’une rive à l’autre a déjà été observée de façon répétée sur l’ensemble du cours du Vizézy. Une captation n’est réalisée que si le détournement en aval a restitué les eaux à la mère rivière.
6Les deux ouvrages ont pu fonctionner de façon contemporaine. Garnier et La Regardière apparaissent tous deux dans les textes au début du xiiie s. Même si les ouvrages hydrauliques ne sont pas nommément cités avant le début du xve s. pour le béal du Lignon, les sources dérivées par le béal de Garnier sont évoquées en 1274, les inscrivant dans le paysage comme un point de repère essentiel. On pourrait donc dater ces canaux du xiiie s. et attribuer leur création aux moines cisterciens, comme ce fut le cas dans l’historiographie régionaliste dès le début du xxe s. Cependant, les datations 14C, réalisées récemment à La Regardière, dans un canal se déversant dans le béal de Lignon, renvoient à un usage plus précoce remontant au xie s. Les sédiments d’une retenue d’eau anthropique située en amont de ce canal ont même pu être datés du vie s. apr. J.-C (Mathevot 2023). Sans pouvoir être plus précis, nous pouvons au moins émettre l’hypothèse que ces deux ouvrages fonctionnent contemporainement, au moins depuis le xiiie s., et probablement dès le xie s. Les béals de Lignon et de Garnier participeraient alors à un ouvrage majeur, long de 7 km, détournant trois cours d’eau (l’Ance, la Goutte de l’Oule et le Gourgon) et près de 800 ha pris sur deux bassins versant (Anse et Lignon). Seule une étude plus poussée et des datations absolues permettraient d’affiner les fourchettes chronologiques.
7Gonfler le débit du Vizézy est le but recherché, même si, marginalement et postérieurement, le béal de Garnier a pu alimenter un réseau de jasseries, tout en continuant à rejeter ses eaux en aval de la prise d’eau du béal de Lignon. La préservation du flux du béal de Lignon est d’ailleurs une préoccupation récurrente de Montbrison face à d’incessantes tentatives de détournements qui auraient restitué une partie de ses eaux au bassin naturel du Lignon. La capitale du Forez médiéval est partie prenante, car traversée par le Vizézy 15 km plus en aval. Faut-il voir en ces grands travaux un besoin urbain ? L’on pourrait répondre par l’affirmative pour la fin du xie s., date à laquelle la petite bourgade montbrisonnaise se développe et accueille les comtes du Forez (Mathevot 2011). Il ne semble pas qu’avant cette date les besoins liés au développement urbain aient nécessité une telle entreprise. En revanche, le besoin pourrait être lié à la présence de nombreux moulins établis au débouché des gorges du Vizézy dont un cité apud Montembrisonem dès le troisième quart du ixe s. (Obituaire de la province de Lyon, t. I, « Obituaire de l’Église Primatiale »). De tels détournements ne sont en tout cas pas anodins. Leur ampleur et les bénéfices engendrées impliquent l’assentiment d’un pouvoir détenteur d’une autorité sur ces territoires, et également les moyens humains et financiers d’une telle réalisation.
8Les réseaux hydrauliques, que nous qualifierons de secondaires, captent directement une source ou partie du flux d’un cours d’eau et le restituent en aval, dans le même bassin versant. Certaines captations viennent même se greffer sur un réseau primaire (Garnier). Leur longueur n’excède guère le kilomètre (Paley).
9Ces ouvrages sont destinés à alimenter une exploitation pastorale, un moulin ou une scierie. Leur utilité est liée aux productions du monde agro-pastoral. À Garnier, au xixe s., l’eau vient traverser les jasseries, emportant les immondices dans les prés, fertilisant et irriguant ainsi les pâtures grâce à un micro-réseau de canaux. Aux Planches, l’eau participe à l’affinage du fromage et vient humidifier des caves reliées à un système hydraulique indépendant. À Paleyn au xviie s., c’est la force motrice qui est recherchée pour actionner un moulin, puis une scierie. Ces usages divers, complémentaires et contemporains mettent en lumière une exploitation intense et raisonnée de la ressource aquifère du secteur.
10L’usage est fortement réglementé et fait l’objet d’autorisation et de surveillance de la part d’une autorité. Ceci n’empêche pas contestations et conflits juridiques, car l’eau est vitale et indispensable à l’activité agro-pastorale.
11L’utilisation de l’eau implique également un savoir-faire spécifique. La maîtrise de la topographie et de l’écoulement des fluides est maîtrisée. La mise en œuvre de talutages, bassin de rétention, pendage, largeurs des canaux ne doit rien au hasard. Des outils spécifiques traditionnels sont utilisés. Ils ont pu être inventoriés au milieu du xxe s., période de déclin de l’activité pastorale.
12Le déclin de l’activité pastorale dès le début du xxe s. contribue à l’abandon progressif des jasseries et à la reforestation partielle des haute-chaumes foréziennes. L’entretien du réseau hydraulique devient alors une charge inutile. C’est probablement à cette époque que l’on déleste les prises d’eau de la Fontaine d’Elzoux et de Foudre Chatel à Garnier pour se contenter du modeste débit actuel. Seule le béal du Lignon semble bénéficier, à l’heure actuelle, d’un suivi assuré par une collectivité.
13À Garnier, la reprise des activités pastorale depuis les années 1970 ne prend guère plus en considération les enjeux liés à l’eau, car les espaces de stabulation du bétail ne sont plus sur place. Les anciennes jasseries sont abandonnées, transformées en auberges, gîtes ou résidences secondaires. Il s’agit simplement aujourd’hui d’assurer un point d’eau pour abreuver le bétail, et non plus fumer les prés ou laver les jasseries.
14Les vestiges du réseau hydraulique tendent ainsi malheureusement à disparaître ou être dénaturés, sans être archéologiquement documentés. Nous sommes, hélas, aujourd’hui face à un patrimoine hydraulique en déshérence et en danger.
Fig. 1 – Prise d’eau du béal de Lignon (à droite)
Cliché : C. Mathevot (La Diana).
Fig. 2 – Le béal de Lignon le long du chemin rural
Tronçon du Bois de la Regardière.
Cliché : C. Mathevot (La Diana).
Fig. 3 – Canal des Neufs Fonts
Cliché : C. Mathevot (La Diana).