2Un deuxième aspect porte sur le partage d’outils. Par exemple, les stratégies d’intervention ou de diagnostics, les matériels de manipulation ou même les scénarios sont mis à l’épreuve par la recherche. Les formatrices et les formateurs ont alors la charge de la transposition à faire aux enseignantes et aux enseignants débutants ou expérimentés. L’inscription de ces transpositions dans les recherches, notamment grâce à un travail collaboratif, est ainsi de plus en plus mise en avant (Bednarz et al., 2019 ; Bednarz & Barry, 2010 ; DeBlois, 2009a ; Horoks & Pilet, 2015).

3Un troisième aspect intervient pour qui s’inspire de ces outils. Différents scénarios développés en didactique, déroulements compris, doivent être adaptés aux séances de formation. Les questions de choix et de transposition des recherches et savoirs didactiques se situent au cœur de la réflexion. En effet, ces séquences à transposer devront être adaptées à des enjeux différents de ceux à partir desquels ils ont été développés. Des marges de manœuvre à investir devront être dégagées, au moins avec des chercheures et des chercheurs. Des enjeux liés aux apprentissages des élèves devront être précisés.

4Enfin, un quatrième aspect est lié aux analyses des formations et du rôle des formatrices et des formateurs. Nous constatons que les modalités des formations décrites dans les textes diffèrent de celles étudiées et mises en place pour la classe. Il nous semble essentiel de prendre en compte ces modalités. Les recherches, engagées notamment par Houdement et Kuzniak (1996), révélaient déjà différents types de formation (homologie, transposition, monstration) à partir de ressources produites en relation avec les recherches en didactique. Les connaissances didactiques des formatrices et des formateurs, leurs connaissances sur les pratiques et sur le développement professionnel influencent l’élaboration des situations de formation ou les mises en œuvre.

5Interroger les formations à l’enseignement des mathématiques nécessite des cadres de référence sur les pratiques et sur le développement professionnel visé. Les quatre aspects décrits plus haut se retrouvent dans les activités, les préoccupations, les sensibilités, les contenus, les déroulements, les contextes et les discours de la formatrice ou du formateur qui font l’objet de diverses analyses et d’interprétations dans les articles de ce numéro thématique. Certaines particularités du rôle des formatrices et des formateurs sont prises explicitement en considération. Par exemple, le statut ou le contexte d’exercice, leurs rapports à la recherche en didactique et à la pratique professionnelle, leurs interactions avec d’autres partenaires de la formation dans des dispositifs de formation. Comment les dix articles apportent-ils leur éclairage à la réflexion sur les pratiques de formation des enseignantes et des enseignants en mathématiques ?

6Pour répondre à cette question, nous nous sommes d’abord basées sur divers travaux déjà disponibles sur ce sujet ainsi que sur nos propres travaux. Nous avons ainsi identifié, indépendamment des articles de ce numéro thématique, un certain nombre de constats sur les formations. Nous avons ensuite convenu des enjeux à présenter comme références pour nos analyses. Cela nous a permis de mettre au point des indicateurs liés aux contextes et aux objectifs déclarés des formations étudiées (factuels), puis d’autres facteurs liés à l’opérationnalisation des enjeux repérés, aux leviers mobilisés, aux cadres théoriques et aux méthodologies des recherches présentées (cf. annexe 2). En nous appuyant sur cette étude, nous avons ensuite dégagé les apports que nous retenons des dix articles dans le paragraphe intitulé « Comment former au métier ». La discussion met en relief ces résultats, notamment en regard d’autres travaux sur le sujet. Enfin, la conclusion revient sur la portée et les limites de l’ensemble et sur des perspectives de recherche.

1. Des constats sur les formations à l’enseignement des mathématiques

7Un premier constat consiste à reconnaître que les formations à l’enseignement des mathématiques sont très diverses, de l’analyse de séances de classe à des initiations à la didactique en passant par une sensibilisation aux apprentissages des élèves : autant d’activités qui peuvent contribuer à une formation à l’enseignement, sans qu’il soit question de lister les connaissances à viser. Ces formations sont cependant toujours contraintes par le temps, mais peu documentées dans le détail et leur impact est difficile à évaluer. En effet, plusieurs niveaux peuvent (doivent) être considérés pour apprécier les apports d’une formation à la fois aux pratiques effectives et aux apprentissages des élèves. Par exemple, analyser des scénarios de formation, étudier les pratiques des formatrices et formateurs les mettant en œuvre ou encore étudier les pratiques des personnes en formation correspondent à autant de différence de niveaux. Une grande diversité de statut, d’expérience, de conditions d’exercice, de rapport à la recherche se retrouve aussi chez les formatrices et les formateurs. De plus, plusieurs champs disciplinaires peuvent être engagés dans des formations professionnelles, même pour l’enseignement des mathématiques. Poser la question de la formation du point de vue de la didactique des mathématiques pourrait contribuer à enrichir les pratiques enseignantes puisque ces pratiques peuvent être influencées par les résultats de recherche.

10Enfin, les formatrices et les formateurs peuvent être pris entre l’enclume et le marteau, devant défendre les injonctions de l’institution, comme les programmes en cours par exemple, tout en étant eux-mêmes critiques sur certains choix institutionnels. Ces personnes subissent aussi les contraintes liées aux dispositifs mis en place. Par exemple, les formations continues sont très courtes. Les différents cours dispensés semblent parfois sans lien entre eux lors des formations initiales. Des évaluations multiples sur les différentes unités de formation y sont imposées, ce qui peut disperser les personnes en formation. Il peut manquer des coordinations entre les stages et ces formations.

11Ces constats nous invitent à synthétiser ce que nous retenons des recherches sur les pratiques enseignantes développées depuis les années 2000, en repérant des enjeux qui servent de références.

2. Les enjeux d’une formation à l’enseignement

12Peut-on parler de « bonnes » pratiques ? Montrer des séquences modèles « toutes faites », ou en film, ne nous semble pas suffisant. Les choix et les adaptations que devront inévitablement faire les enseignantes et les enseignants lors du passage de la formation vers leur classe peuvent jouer sur des facteurs comme les durées, les consignes ou l’improvisation au cas par cas, et cela empêche de parler de bon modèle. Les séquences modèles ou les films peuvent inspirer des mises en œuvre de pratiques d’enseignement à condition de comprendre la nécessité de les adapter et d’avoir des moyens pour le faire. La pertinence d’une modalité d’enseignement dépend non seulement des élèves, des contenus et de la manière dont l’enseignante ou l’enseignant « fait classe » dans la durée mais aussi des évaluations qui sont proposées aux élèves. Des exercices, jugés médiocres, peuvent s’avérer utiles si l’enseignante ou l’enseignant enrichit la consigne en classe par exemple. Des séquences jugées à haut potentiel didactique peuvent échouer si elles sont développées à l’encontre des nécessités d’apprentissage ressenties par les élèves. Ces séquences peuvent être source d’inspiration à condition d’y développer la vigilance nécessaire à leur adaptation.

13A nos yeux, un premier enjeu concerne les activités d’anticipation comme celles requises lors de la planification (les préparations) d’un scénario d’enseignement. Elles exigent, en particulier des enseignantes et des enseignants débutants, de se projeter dans le futur. Les enseignantes et les enseignants expérimentés y sont plus habitués mais peuvent rencontrer des difficultés à se renouveler devant des conditions changeantes. Des recherches récentes ont indiqué que l’évaluation semble un des éléments les plus stables des pratiques enseignantes et le plus lent à être modifié par des formations, et ce malgré son influence sur l’apprentissage (Horoks & Pilet, 2016).

14Ainsi, pour créer des occasions d’apprentissage en formation à l’enseignement, il est nécessaire de développer, de manière différenciée selon les publics, des concepts et des outils pour interpréter les événements de la classe, comme le contrat didactique, l’analyse a priori des tâches ou une réflexion sur les continuités et les ruptures entre les concepts mathématiques mis en jeu (DeBlois, 2011a ; Robert, 1998). Ces outils permettront aux personnes en formation initiale mais aussi en formation continue d’apprécier ce qui se passe en classe en fonction de ce qui est visé. Ils favoriseront la mise en place d’une prise de conscience de ce qu’ils et elles pourront faire pour s’adapter le mieux possible à chaque cas rencontré, en connaissant les limites, sans renoncer d’emblée…

15Un deuxième enjeu concerne les activités visant à organiser les interactions de la classe (déroulements des séances). Nous savons que certaines formes d’aides, voire de modification de la tâche proposée, modifient le milieu. Il devient nécessaire d’y être sensible. Les adaptations repérées en didactique peuvent contribuer à développer cette sensibilité (Robert et al., 2012). Pour donner un exemple très local mais générique, une curiosité des enseignantes et des enseignants à l’égard de la familiarité des élèves avec certaines caractéristiques de la tâche, plutôt qu’à celui de la capacité de concentration de l’élève, les conduit à privilégier un contre-exemple plutôt qu’un rappel de l’explication déjà donnée dans la classe (DeBlois, 2009b). Des problèmes de comportement en classe sont mieux compris en examinant des phénomènes liés au contrat didactique comme la rupture de celui-ci, son effet ou la nature de l’extension des connaissances proposée. Le traitement des erreurs, en relation avec l’étude a priori des contenus en jeu, peut enrichir la mise à l’étude des différentes procédures possibles à discuter avec les élèves.

16Un troisième enjeu lié au métier, vu plus largement, concerne les activités visant notamment l’exercice d’un jugement professionnel pour penser la collaboration entre les parents, les élèves ou les collègues, afin de créer une organisation scolaire et sociale favorable à l’apprentissage. DeBlois et Barma (2017) identifient comment une valorisation de la diversité des expériences mathématiques vécues par les membres d’une communauté professionnelle, ou fruit d’une formation, pourrait contribuer à réduire la cécité didactique. Cette dernière, lorsqu’elle concerne spécifiquement les savoirs à enseigner est aussi appelée « l’illusion de la transparence » (Chevallard & Joshua, 1982). Deblois et Barma (ibid.) ont émis l’hypothèse selon laquelle inverser le processus familier de communication, qui vient habituellement de l’école pour informer les parents, pourrait inviter la communauté à créer un tissu social différent. Par exemple, des activités permettant aux parents d’informer les enseignantes et les enseignants de leurs procédures de calcul pour une opération quelconque, pourrait contribuer à faire partager les préoccupations de ces partenaires, notamment sur la place de l’erreur, le rôle de l’évaluation ou l’explicitation de leurs choix. C’est ainsi que pourraient émerger leurs rapports aux savoirs mathématiques pour les négocier. Un climat scolaire différent pourrait se développer dans un établissement.

17Ces trois enjeux montrent l’importance de situer l’élève, la classe et les pratiques d’enseignement dans une organisation scolaire et communautaire. Des préoccupations et des sensibilités particulières permettront aux enseignantes et aux enseignants de répondre aux exigences de cette construction sociale qu’est l’école. Il devient alors possible de viser le développement du potentiel mathématique des élèves en développant une épistémologie viable contribuant à une adaptation aux contextes sociaux des différentes classes auxquelles les enseignantes et enseignants seront confrontés.

3. Comment former au métier ?

18Y a-t-il des régularités à dégager pour lier la qualité des pratiques et les apprentissages des élèves ? Là encore il n’y a pas de réponse univoque. Par exemple, pour une enseignante ou un enseignant la décision de « laisser chercher les élèves », sans intervenir, est susceptible de bien des déclinaisons. Laisser les élèves chercher trop longtemps peut être décourageant et entrainer des abandons. En revanche, la mise en commun d’explorations et d’expérimentations orchestrées judicieusement peut conduire à une étincelle créatrice de compréhension. En réalité, ne pas intervenir ne signifie pas laisser les élèves travailler complètement seuls mais plutôt en profiter pour regarder attentivement ce qu’ils font, pour classer ce qu’on observe, pour interpréter les observations et pour appuyer les interventions ultérieures sur ces observations.

19Les contributions de ce numéro thématique permettent de faire un état des lieux de questions portant sur les pratiques des formatrices et des formateurs. Nous présentons ici ce qui se dégage de l’étude analytique que nous avons menée sur les dix articles proposés. Pour réaliser cette analyse, nous avons identifié des indicateurs qui nous ont servi de référence. Nos premiers indicateurs sont factuels : nature des formations (initiale, continue, de formateurs), informations diverses à propos des formatrices et formateurs, formations pour le secondaire ou le primaire, formations destinées à des volontaires ou non, durée prévue sur le terrain, formations individuelles ou collectives. Nous avons ensuite étudié les dispositifs mis à l’étude, ce qui est indiqué sur les formatrices et les formateurs et sur les contenus en jeu s’il y a lieu. Puis, nous avons établi une liste de la nature des données utilisées. Une deuxième série d’indicateurs sont analytiques : questions posées, savoirs en jeu, postures épistémologiques, puis cadres théoriques et outils de recherches en didactique, méthodologies, résultats (y compris difficultés), présence d’une évaluation, marges de manœuvre à investir. Nous avons enfin identifié des éléments communs et des différences afin d’alimenter la discussion et les perspectives qui suivent.

3.1. Les résultats des données factuelles

20Du fait de la durée et de l’appui sur des pratiques, les données utilisées en formation sont souvent riches et variées. Une première impression de diversité se dégage. Toutefois, nous présenterons d’abord des caractéristiques partagées par un certain nombre d’articles, sans que cela puisse déboucher sur une véritable classification globale. Puis, nous aborderons ce qui peut tout de même s’interpréter comme faisant consensus, à divers niveaux.

21Nous constatons que quatre articles portent sur la formation continue (FC) et six sur la formation initiale (FI). Ajoutons que les participantes et les participants aux formations continues des recherches présentées sont volontaires au Québec, alors que cela n’apparaît pas clairement pour le cas des autres formations. En revanche les participantes et participants aux formations continues sont toujours volontaires en France, mais indépendamment du fait que ces formations sont objet de recherche. Cela peut constituer tout de même du commun au groupe (FC).

23Dans plusieurs articles, les pratiques sur le terrain sont étudiées. Par exemple, les personnes sont filmées et des extraits sont analysés lors de séances de formation. Seuls trois articles n’évoquent pas de liens directs entre la formation et le terrain, dont deux du groupe portant sur des formations initiales au niveau primaire. Deux de ces trois articles portent sur des données issues de jeux de rôles. À l’opposé, deux articles sont réalisés à partir de données issues des lieux d’exercice, un pour la formation initiale et l’autre pour la formation continue. En somme, le groupe le plus important d’articles porte sur la formation initiale au primaire avec, dans deux tiers des cas, des séances collectives regroupées, ce qui semble assez représentatif des populations concernées et des formations habituelles.

24Le statut institutionnel des formatrices et des formateurs peut être celui de chercheures et de chercheurs en didactique des mathématiques sans que ce ne soit toujours mis en évidence dans les articles. Or, un complément d’enquête (en annexe 1) nous a permis de constater que les formations ne sont pas organisées de la même façon en France, en Belgique et au Québec, durant cinq ou quatre ans (en moyenne). Par exemple, certaines formations font intervenir des enseignements de didactique des mathématiques, d’autres ne font travailler que les mathématiques à enseigner, voire les mathématiques. En outre, le système de recrutement est différent entre les pays et les cycles (avec des concours notamment en France). Les études présentées dans ce numéro ne permettent toutefois pas de distinguer ces variables institutionnelles. Cela laisse à penser que les mêmes difficultés et les mêmes questions se posent aux formatrices et aux formateurs, quels que soient le système et les types de formation.

25Les dispositifs étudiés diffèrent aussi. Bien que la plupart de ces formations soient longues, même lors de formations continues, cette « durée » prend diverses formes. Ainsi, quatre scénarios longs, avec des boucles occupant plusieurs séances, font une place explicite au passage en classe avec retour en formation. Trois d’entre eux sont réalisés en formation continue, ce qui est assez exceptionnel en France, et un en formation initiale. Ces scénarios sont organisés autour de l’enseignement d’un contenu à enseigner aux élèves et/ou d’une production collective d’une séquence à expérimenter même si le contenu mathématique diffère (algèbre, nombres en maternelle, résolution de problème dont un avec modélisation). Cinq scénarios sont courts (sur une séance) mais répétés de manière analogue. Ces derniers portent sur des contenus étudiés à partir de vidéos. Quatre d’entre eux concernent une formation initiale. La durée des dispositifs étudiés, qui constitue un point commun, n’est pas inscrite dans l’organisation institutionnelle. Toutefois, la répétition de séances organisées de la même manière devient un argument à l’appui de l’apport du temps long à la formation.

26Le rôle des pratiques effectives des personnes formées dans les scénarios de formation est souvent pluriel. Dans les formations continues, ce rôle contribue à élaborer ce qui sera expérimenté en classe puis à enrichir le premier travail de production grâce au retour après un passage en classe. En formation initiale, le premier temps est basé sur des apports des formatrices et des formateurs, voire des études de manuels. Les données ne sont pas toujours jointes aux articles, vu leur taille, mais font intervenir des verbatims d’entrevues ou de récits, des observations de séances, des films de classe ou de formations, des productions d’élève, des analyses a priori et a posteriori.

27Pour analyser ces données, les cadres théoriques retenus sont de trois types : la double approche didactique et ergonomique et la Théorie de l’Activité dans laquelle elle s’inscrit (Robert & Rogalski, 2002 ; Vygotsky/i, 1985/1997), la didactique professionnelle (Jorro, 2012) conjuguée à la notion de polyphonie (Bakhtine, 1984) et la Théorie Anthropologique du Didactique (Chevallard, 2019) complétée par la théorie de la transposition méta-didactique (Arzarello et al., 2014) avec les notions d’objets frontières, de courtage, de transposition méta-didactique et d’infrastructure didactique. Ces cadres théoriques visent tous à permettre d’apprécier les pratiques touchant ce qui se passe en classe et les aspects liés au métier d’enseignant (ou de formatrice et de formateur) sous le poids des institutions. Certains visent même à donner les moyens d’interpréter le processus réflexif engagé dans la formation. Cependant, ces cadres théoriques ne font pas l’objet d’une discussion dans les articles, ni d’un questionnement sur ce qu’ils permettent d’atteindre, ce qu’ils laissent échapper ou ce qu’ils minorent. Il faut reconnaitre et souligner que théoriser le développement professionnel n’est pas encore achevé mais que ces recherches pourraient y contribuer.

28Certains outils sont mis en œuvre en relation avec ces cadres théoriques : étudier les pratiques d’enseignement qui émergent d’un travail collectif, organiser des jeux de rôles, étudier des extraits de séances en classe, faire évoluer des scénarios. Il s’agit de créer des occasions pour susciter chez les personnes en formation des prises de conscience à l’égard de la complexité de l’acte d’enseigner afin d’expérimenter des pratiques renouvelées. L’exploitation de ces occasions à un grain fin manifeste des conceptions du rôle que les formatrices et les formateurs se donnent à l’égard de la vigilance didactique ou de rôles particuliers comme ceux de « traducteurs, transféreurs, transformateurs, animateurs ou superviseurs » cités dans certains articles. À cet égard, les activités retenues par les formatrices et les formateurs sont diverses et étudiées différemment. Cela nous amène à dégager un nouveau fil conducteur pour une lecture transversale en regroupant les supports et outils méthodologiques utilisés dans les différents articles et en comparant les intentions ou les résultats obtenus pour chaque groupe.

3.2. Les résultats des analyses des données de recherche

30Dans un deuxième groupe d’articles (Bacon & Saboya ; Choquet ; Lajoie, Bednarz, Saboya, Hanin & Bacon), les auteurs utilisent le terrain comme support. Dans ces trois cas, les publics sont différents. Ils concernent respectivement les formatrices et les formateurs à l’enseignement, les enseignantes et les enseignants du secondaire et les conseillères et les conseillers pédagogiques. Trois thèmes mathématiques sont exploités : l’algèbre, la résolution de problèmes et la mesure. Ces articles font émerger l’intérêt de cerner la complexité du travail enseignant en précisant les spécificités des activités en jeu et la sensibilité qui se développent chez les formatrices et les formateurs. L’article de Choquet met en lumière l’influence des composantes personnelles et institutionnelles sur la composante cognitive, ainsi que la difficulté d’agir sur la composante médiative. À cet effet, Lajoie et al. ajoutent le concept de dualité durant l’expérimentation de certaines modalités adoptées par les conseillères et les conseillers pédagogiques durant une formation : collectif vs individuel, enseignement vs apprentissage, problèmes vs situations.

31Dans un troisième groupe d’articles, des séquences d’enseignement sont analysées. Pendant qu’Auclair étudie les enjeux selon des savoirs, des modalités de formations et des postures convoquées, Demonty, de même que Masselin, Hartmann et Artigue, analysent comment les enseignantes et les enseignants débutants ou non peuvent s’approprier des résultats de recherche en enseignement de l’algèbre ou sur un problème de modélisation. Ces chercheures et chercheurs utilisent le concept d’« objets-frontières » pour traiter le problème choisi lors d’une formation durant la première séance et deux extraits d’interactions entre les chercheures ou les chercheurs et les enseignantes ou les enseignants. Elles identifient trois types de collaboration : 1) le transfert, notamment entre les savoirs didactiques et la formation par l’élaboration d’un énoncé de problème ; 2) la traduction, particulièrement au moment du partage de réflexions entre universitaires et personnels enseignants à l’égard de l’apprentissage potentiel des élèves ; 3) l’émergence d’une nécessaire réflexion sur un « agir collectif et significatif » chez l’ensemble des partenaires pour susciter une transformation. Masselin et al., de leur côté, considèrent les formatrices et les formateurs comme des facilitateurs qui valorisent les savoirs issus de l’action. Leur article vise à repérer le rôle d’objets qui sont considérés comme des passeurs de frontières : l’avatar (l’énoncé de la situation en jeu), la vidéothèque et la feuille de route. Leur analyse montre que des tensions temporelles cognitives provoqueraient diverses perturbations qui éloigneraient les formatrices et les formateurs de leurs objectifs initiaux.

32Dans un quatrième groupe d’articles (Guille-Biel Winder, Lajoie, Mangiante-Orsola, Masselot & Tempier ; Marchand, Martin, Thibault & Bisson), les auteurs utilisent les jeux de rôles comme support et outil méthodologique. Ces articles visent à documenter ce qui contribue à préparer les formatrices et les formateurs à leur travail. Toutefois, à la lumière des articles présentés, nous interprétons que les jeux de rôles pourraient ne pas faciliter un passage au-delà des savoirs d’ancien élève. Par exemple, à maintes occasions, une assimilation est faite entre erreurs et difficultés ce qui pourrait provenir de l’outil utilisé. L’effort de familiarisation avec le jeu de rôle pourrait se réaliser au détriment de l’interprétation des procédures des élèves. Ce résultat suggérerait l’importance pour les formatrices et les formateurs de varier les approches dans une formation à l’enseignement des mathématiques.

33En somme, nous observons que, le plus souvent, l’idée de « partir de pratiques », de « s’appuyer sur des pratiques », de « faire le lien entre formation et pratiques » pour « agir en retour sur les pratiques » se dégage dans ce qui est décrit comme une motivation animant les formatrices et les formateurs, même si cela reste quelquefois implicite. C’est ce qui fait l’objet de la discussion qui suit.

4. Discussion : regards croisés, regards complémentaires

34Rappelons que ce numéro thématique propose de se pencher sur la place de la formatrice et du formateur pour mettre en lumière les liens entre formation à l’enseignement des mathématiques et enseignement des mathématiques. Dans la plupart des articles, les marges de manœuvre à investir ne sont pas dégagées séparément. Plusieurs composantes sont imbriquées. Cela est permis par des formations éventuellement opportunistes (aléatoires) quant aux contenus en jeu, non choisis à l’avance mais en relation avec ce qui est rencontré par les personnes en formation. Ces dernières sont souvent résolument collectives et presque toujours appuyées sur des pratiques réelles ou simulées (jeux de rôle).

35Les cadres théoriques psychologiques (Nimier, 1996 ; Clot, 2017), psychanalytiques (Blanchard-Laville, 2001), pédagogiques (Schön, 1994 ; Altet, 1994) ou sociologiques (Charlot, 1997) utilisés au cours des années 1990-2000 ont inspiré un certain nombre de formations et de réflexions à leurs propos. Ils ont été délaissés dans certaines recherches pour des cadres théoriques didactiques ou professionnels, souvent liés explicitement aux contenus en jeu. Ce choix manifeste la pertinence de développer des cadres théoriques didactiques pour étudier les événements en jeu. Toutefois, contrairement aux précédents, ils ne permettent pas toujours d’éclairer les intentions, les préoccupations et les projets d’enseignement des partenaires (DeBlois, 2011b).

36Au fur et à mesure des développements des recherches en didactique des mathématiques, des recherches sur les pratiques des enseignantes et des enseignants de mathématiques ont vu le jour. Elles ont permis de préciser l’enseignement reçu par les élèves pour apprécier leurs apprentissages. De là à investir le champ des formations (Robert, 2005), il n’y a qu’un pas. Il est pourtant difficile à franchir vu la spécificité des questions de formations et de développement des pratiques.

4.1. Pour la formation à l’enseignement des mathématiques

37Quelle que soit la formation étudiée, il semble nécessaire de créer du commun pour susciter l’appropriation de certains éléments, pour complexifier et enrichir les pratiques effectives. Il n’est donc pas question dans ce numéro thématique d’enseigner de la didactique pour elle-même, ni de transmettre des séquences telles quelles. En revanche, les échanges évolutifs et constructifs qui sont privilégiés dans plusieurs dispositifs, s’élaborent à partir des pratiques travaillées. Ils contribuent à mettre l’expérience en mots pour la confronter aux contextualisations appropriées. Ce qui fait l’objet des formations fait intervenir, plus ou moins, une didactique des mathématiques « en acte ». La présence de pratiques d’enseignement futures ou effectives, comme appui, se décline de manières diverses plus ou moins explicitement.

39Plus spécifiquement, nous observons que ce qui fait l’objet des formations, ce qui est discuté, analysé, mis en projet, voire expérimenté et observé, passe souvent par une contextualisation des pratiques d’enseignement selon les concepts ou les domaines mathématiques (décimaux, mesure, algèbre ou résolution de problème). Par exemple, choisir et discuter un énoncé parmi plusieurs en faisant jouer les variables didactiques ou encore comparer des pratiques d’enseignement sur un même contenu permet de discuter une palette d’alternatives. Ces discussions peuvent intervenir lors d’analyses de vidéos de classe ou sur des contenus mathématiques. Elles peuvent aussi intervenir à l’occasion de jeux de rôle. Le choix des variables didactiques mises en jeu est lié au respect des programmes, aux erreurs des élèves ou encore au déroulement en relation avec les choix de tâches. Dans ces conditions, il devient possible de toucher différentes contraintes et composantes liées au métier de l’enseignement des mathématiques.

41Même si les articles de ce numéro thématique ne s’y attardent pas, il nous semble important, lors de l’élaboration d’une formation à l’enseignement des mathématiques, d’identifier et de lever si possible certains obstacles : 1) la distance entre les discours des formatrices, des formateurs et des institutions de même que le contexte social dans lesquelles évoluent les partenaires ; 2) la durée des formations offertes ; 3) l’importance d’aborder la méconnaissance, consciente ou non, des processus pouvant conduire aux savoirs visés ; 4) les habitudes non questionnées, liées à la possibilité ou non de générer un plus grand nombre d’interactions. Une tension semble inévitable, nous l’avons évoquée précédemment, celle concernant l’attrait pour un protocole d’enseignement universel (encore appelé « recettes » ou « séquences clef en main ») et l’intention des formatrices et des formateurs à l’égard d’un engagement réflexif des enseignantes et des enseignants débutants. À cet effet, Kaba (2019) a pu reconnaître que lors d’une formation initiale à l’enseignement de la démonstration en géométrie au secondaire, des rapports aux savoirs de nature pragmatique résulteraient d’une synergie entre les postures étudiante et enseignante et susciteraient une curiosité à l’égard des erreurs des élèves alors que des rapports aux savoirs de nature heuristique ou de nature formelle conduiraient plutôt à une préoccupation centrée sur les contenus mathématiques à enseigner. Kaba et DeBlois (2017) mettent en lumière comment l’organisation d’une tâche à proposer aux élèves et le choix des variables orientent les préoccupations des enseignantes et enseignants débutants vers le développement d’un raisonnement chez leurs élèves. D’autres travaux (Sayac, 2013) distinguent les postures que les formatrices et les formateurs dévoluent aux enseignantes et aux enseignants débutants, ou non, en y attachant des conséquences sur ce qui peut être approprié en termes de pratiques.

4.2. Pour la formation des formatrices et des formateurs

43Si dégager les activités des formatrices et des formateurs pour elles-mêmes semble assez nouveau, ces dernières sont ici valorisées plutôt que discutées. En effet, il est difficile d’apprécier ce que peut provoquer une activité ou une autre ou de vérifier que ce qui est supposé a eu lieu. Il semble que l’on puisse cependant y voir des visées pour les formatrices et les formateurs. La question du passage de ces descriptions à une appropriation se pose. Les différences observées pourraient être liées à l’étude des activités des formatrices et des formateurs pour elles-mêmes (par exemple observateurs, expérimentateurs, cameramen…), ou en fonction de ce qu’elles provoquent ou pourraient provoquer (travail inscrit dans une Zone Proximale de Développement des Pratiques, posture de traducteurs, geste de médiation…). Les activités présentées relèvent souvent de logiques d’action un peu différentes, d’une pluralité de rôles ou de postures et de gestes différents. Ces gestes concourent toutefois tous aux visées déjà énoncées, y compris grâce à une certaine polyphonie mise en évidence dans l’article de Bacon et Saboya, où deux superviseurs de statut différent interviennent en même temps.

44Dans le même ordre d’idées, les postures que les formatrices et les formateurs souhaiteraient voir adopter par les enseignantes et les enseignants, débutants ou non, diffèrent d’une pratique à l’autre sans que les articles n’insistent sur ce point. Nous posons la question de l’importance de développer une sensibilité chez les formatrices et les formateurs de ce qui « émerge » des populations qui sont en formation à l’enseignement des mathématiques. Cela n’est pas toujours clairement identifié, voire ne s’accorde pas nécessairement à ce que les formatrices et les formateurs veulent mettre en place.

46La question se pose aussi pour les multiples fonctions associées aux postures ou aux rôles qui sont décrits. Ces activités et ces fonctions des formatrices et des formateurs, identifiées dans un certain nombre d’articles, s’acquièrent-elles « spontanément » ? S’improvisent-elles, dès lors qu’ils en prennent connaissance dans un article ? Comment mettre en actes les modalités adoptées et, peut-être surtout, qu’en fait-on ? Comment choisir de commencer les formations ? Par l’étude des mises en œuvre réelles, filmées ou simulées ou par celle des contenus en jeu ? Lorsqu’on commence par l’étude des mises en œuvre certains évoquent des formations à l’envers (Robert et al., 2012 ; Abboud & Robert, 2015 ; Rogalski & Robert, 2015). En formation continue, comment choisir ce qui est proposé ? Comment les formatrices et les formateurs peuvent-ils finalement identifier les formations pertinentes et adapter leurs apports en relation avec les besoins qu’ils peuvent supposer ? Quand, comment se font ces apports ?

47Une certaine homologie entre ce qu’est la formatrice ou le formateur et ce que vont être les personnes en formation est peut-être à évoquer. Y a-t-il un lien entre les pratiques développées par les formateurs et les pratiques des personnes en formation ? Comment réfléchir à la répartition des formations disciplinaires ? Cela remet en jeu ce qu’on entend par développement professionnel en déployant une réflexion globale. Les choix actuels nous semblent encore très pragmatiques. Enseigner les mathématiques n’est pas former à l’enseignement des mathématiques. Cela semble acquis mais il reste des questions sur la formation. En effet, plusieurs personnes interviennent durant une formation initiale. Comment construire une certaine cohérence entre leurs interventions ? Les tensions sont particulièrement vives, nous l’avons déjà souligné, entre pratiques en classe et théories didactiques, engendrant une attente de situations clef en main en contradiction avec la conviction des formatrices et des formateurs de la nécessité de susciter l’adaptation déjà évoquée. Cela se traduit souvent par des tensions entre formation de terrain et formation regroupées, universitaires ou autres... Mais il y a aussi des tensions entre formations disciplinaires et formation générale, notamment en formation initiale, mais pas seulement. Y aurait-il lieu de sensibiliser les formateurs à l’intérêt d’une vision globale du développement professionnel et à les former à faire des liens, dans leurs pratiques, entre les différents segments des formations, à se renvoyer la balle en somme ?

48Encore plus délicates sont les questions liées aux manières d’être enseignant, à un engagement dans le métier. Nous avons pu observer comment l’engagement des partenaires est alimenté par leur rôle (DeBlois, 2009b) dans la classe lorsqu’une enseignante explique comment, chez ses élèves, le sentiment de vivre une expérience commune avec elle diminue le nombre de comportements inappropriés. Plus généralement, les formatrices et les formateurs peuvent-ils intervenir sur ces éléments et comment ?

Conclusion : questions et perspectives

49Dans les dix articles de ce numéro thématique, l’hypothèse selon laquelle il est nécessaire, à certains moments des formations, de s’appuyer sur les expériences des participantes et des participants en classe, même en germe, est très présente. Certains éléments partagés par l’ensemble des articles semblent instructifs. Même s’il n’y a pas d’évaluations à la clef, sauf exception, nous voyons dans cette régularité une source de progrès. D’ailleurs, les questions d’évaluation des formations restent à explorer.

50Ainsi, un premier chantier émerge si on réfléchit à ce que pourrait être l’évaluation d’une formation. Comment s’assurer que ce qui est apprécié relève de la formation étudiée ? Par-delà cette question initiale, bien délicate à renseigner, il faudrait : 1) analyser les scénarios de formation ; 2) analyser les gestes posés par les formatrices et les formateurs les mettant en œuvre ; 3) analyser les pratiques des enseignantes et des enseignants, débutants ou non ; 4) analyser les apprentissages de leurs élèves. Enfin, le développement de cadres théoriques pour une évaluation semble incontournable pour offrir une référence qui va au-delà du pragmatisme déjà identifié.

51Un certain nombre d’autres questions méritent d’être abordées. Est-ce que des formations spécifiques sont nécessaires pour intervenir en milieux défavorisés dans lesquels nous savons qu’il n’est pas suffisant d’improviser ? Des spécificités pour les formations aux pratiques consistant à intégrer les TICE dans l’enseignement seraient-elles à développer ? Dans un autre ordre d’idées, pour développer certaines compétences professionnelles, peut-on organiser des formations par la recherche, comme certains travaux (Horoks, 2022) le valorisent depuis peu ?

52De nouvelles recherches s’imposent ainsi, à la fois pour renforcer ce qui se dégage des travaux, proposés ici, et pour explorer les nouvelles questions que nous avons suggérées. Il faut cependant souligner que les recherches correspondantes sont délicates à mener pour des chercheures et des chercheurs en didactique des mathématiques, à plusieurs titres. Ces recherches engagent en effet des études qui relèvent souvent de plusieurs cadres, ce qui fragilise la position institutionnelle de celles et de ceux qui s’y engagent. De plus, ces recherches mettent en jeu, en les transposant de surcroit, des éléments de didactique qui ne sont pas « prouvés », au sens banal du terme… Enfin les contraintes des formations sont importantes, ce qui peut rendre difficile, voire impossible, de proposer à toutes les personnes en formation ce que les formatrices et les formateurs jugeraient légitime et favorable.