• 1 Le site internet de la Fondation Jean Rouch (http://jeanrouch2017.fr/fr/) créé à cette occasion ras (...)

1Le 2 décembre 2017, dans le cadre du partenariat initié à l’automne 2016 entre le Comité du film ethnographique et la Société des Africanistes, se tenait au musée de l’Homme une séance spéciale du 36e Festival international Jean Rouch – dédié à ce dernier (fig. 1) – intitulée : « Jean Rouch ? Chercheur, africaniste ». Liée aux multiples manifestations qui se sont déroulées au cours de l’année 2017 pour le centenaire de sa naissance1, cette séance associait une table ronde, rassemblant cinq chercheurs invités, et la projection de deux films de Rouch. Nous y revenons aujourd’hui en publiant l’argument de deux des communications, et deux articles issus de cette manifestation. Avant d’apporter quelques précisions sur cette séance – ses intervenants, les films projetés –, situons-là tout d’abord plus largement.

• 2 Après sa thèse (1952), débutée en 1945 sous la direction de Marcel Griaule, il intègre le CNRS en t (...)
• 3 Luc Pecquet (dir.) 2017, Jean Rouch, ethnologue et cinéaste, Journal des africanistes 87 (1-2) ; l’ (...)
• 4 Voir Alice Gallois 2009, « Le cinéma ethnographique en France : le Comité du film ethnographique, i (...)

2Focaliser l’attention sur Rouch en tant que chercheur2, c’était reprendre, d’une certaine façon, le propos initial du numéro du Journal des africanistes alors en cours de finalisation, Jean Rouch, ethnologue et cinéaste3, et surtout mettre en avant cet aspect-là des travaux de Rouch dans le cadre du festival et dans cette salle de cinéma, historique à divers titres. Elle l’est, déjà, par rapport à l’intéressé, eu égard aux très nombreuses projections qu’il y a organisées et animées (et en mettant à part le Bilan du film ethnographique et les Regards comparés annuels) ou, autre exemple, eu égard à la toute première projection des Maîtres fous, houleuse, en 1954. Elle l’est aussi, plus largement, par rapport à la naissance – et ses prémisses : s’y tient, en 1947, le 1er Congrès du film ethnographique, organisé par André Leroi-Gourhan – du Comité du film ethnographique4. Par-delà l’exemple et l’incessant combat de Rouch pour une anthropologie visuelle qui soit une « anthropologie partagée », que Marc Henri Piault transformera en une « anthropologie transactionnelle », focaliser l’attention sur Rouch chercheur c’était aussi, plus insensiblement, rappeler que le cinéma et l’ethnographie sont entremêlés de mille et une façons. Les relations entre ces domaines ont donné lieu à maints travaux, et à des prises de position remarquables. Les deux citations suivantes, prises « au hasard », illustrent les champs de la réflexion ouverts à leur sujet, et des positionnements fondamentaux.

• 5 Marc Henri Piault 2018, « La transaction audiovisuelle. Pour une anthropologie hors texte », L’Homm (...)
• 6 Jean Rouch, novembre 1981, « Le temps de l’anthropologie visuelle », Rencontres audiovisuelles du 2 (...)
• 7 Voir, par exemple, pour la dimension historique, Rouch 1974, “The Camera and Man”, Anthropology of (...)

3Les liens entre ethnographie et cinéma remontent, souligne Piault – et c’est le propos d’ouverture de son article –, à leurs origines respectives : « L’anthropologie de terrain est contemporaine de la naissance du cinéma et les premiers films furent en fait ethnologiques : non seulement comme enregistrements, sans intention, d’une réalité ethnographique, mais précisément comme projet spécifique, délibéré5 [...] » Autre exemple, sur un autre mode, ce propos de Rouch écrit pour une conférence, en 19816 : « Nous sommes quelques-uns à penser que les quelques pionniers qui s’acharnent à conjuguer l’ethnographie et le cinéma, s’activent peut-être sans le savoir, à métamorphoser l’une et l’autre. » Ces auteurs, rappelons-le, ont tous deux appréhendé les liens évoqués tant du point de vue historique que prospectif7.

• 8 Voir Paul Henley 2017, « Avant Jean Rouch : le cinéma “ethnographique” français tourné en Afrique s (...)
• 9 Éric Jolly : « Les missions Griaule et le cinéma ethnographique », in À la naissance de l’ethnologi (...)

4En considérant plus spécifiquement les films dits ethnographiques tournés en Afrique subsaharienne, ajoutons à ces propos deux points qui font écho à celui de Piault. Le premier tient en ceci : dans son article sur les films français tournés en Afrique subsaharienne « avant Jean Rouch », Paul Henley prend soin de différencier ceux qui sont « étayés par une recherche scientifique de terrain », et donc plus aisément dénommés d’ethnographiques, de ceux tournés avant l’exposition coloniale de 1931 et qui, s’ils ont bien une « valeur ethnographique » relèvent plutôt du « film de reportage »8. Et le second, sur lequel revient d’ailleurs Henley dans cet article, concerne les rapports de Marcel Griaule au cinéma dans son travail d’ethnologue et, plus étroitement, son souhait dès la préparation de sa première mission de terrain (1928-29) d’emporter une caméra (voir Jolly 20169) : le début de l’ethnographie française, en d’autres termes, est associé dans ses intentions au moins au film ethnographique.

• 10 Voir Jolly 2001, « Marcel Griaule, ethnologue : La construction d’une discipline (1925-1956) », in (...)
• 11 Au sens où ils feraient écho à ceux de P. Champion écrivant, dans son hommage à Griaule – « Marcel (...)
• 12 « Le CFE se forme en 1953 à Paris pour constituer la branche française du Comité international du f (...)
• 13 Les deux sont liés, le CFE est une des « maisons » de Rouch. « Les activités du CFE sont, dès sa cr (...)
• 14 Aux références qui précèdent, hors de toute exhaustivité, ajoutons Luc de Heush 2006, « Jean Rouch (...)
• 15 Aux côtés de la publication d’articles dans la presse écrite et de récits d’expéditions, ces films (...)
• 16 Site internet du CFE, https://www.comitedufilmethnographique.com/historique-du-cfe/ Dès 1956, le CF (...)
• 17 Voir Colleyn 2017, « Quelles sont les voix du film ? », in Pecquet (op. cit.) : 346-366. La phrase (...)

5Ces quelques propos invitent à établir, tout aussi brièvement, un parallèle entre Griaule et Rouch au regard de leurs fonctions de Secrétaire général d’associations 1901, importantes dans le développement de leurs carrières respectives. Dès 1930, souligne Éric Jolly, Griaule est « admis dans ce cercle prestigieux et très fermé » que constitue l’Institut français d’anthropologie (IFA) : il participe aux réunions scientifiques mensuelles qui y sont organisées10. Et c’est « sous son impulsion », la même année, qu’est créée la Société des Africanistes, dont il est d’emblée le Secrétaire général adjoint. « Il devient également, en 1940, Secrétaire général de la Société des Africanistes, et il le restera jusqu’à sa mort, contribuant à la professionnalisation des recherches africanistes » (Jolly 2001 : 174), professionnalisation dont il est, indique l’auteur au début de son article, une « figure emblématique ». En d’autres termes, aux côtés de la contribution de Griaule à la renommée de cette association que ces propos mettraient en jeu11, il y a aussi l’idée que, parmi la multiplicité de ses activités et responsabilités, la Société des Africanistes – et sa revue : il y publie une quarantaine d’articles – participe à la construction d’une ethnologie française alors en cours puis, peut-on dire, de la place qu’y tiendra l’anthropologie religieuse que promeut Griaule. Dès la création du Comité du film ethnographique (CFE ; 195312), qu’appuiera Griaule et dont André Leroi-Gourhan est alors le président, Rouch en est le Secrétaire général ; il le sera jusqu’à son décès, en 2004. Le rôle de « précurseur » de Rouch (de « pionnier », de « fondateur »), et celui du CFE13, dans la constitution puis la reconnaissance d’une anthropologie visuelle, sont largement documentés14. Rappelons simplement qu’aller vers la production de films ethnographiques qui, parce que scientifiques, s’inscriront progressivement en rupture avec les films dits coloniaux, de reportage et d’actualité (exotique), alors dominants15, est au fondement de la création du CFE. Sa charte initiale stipule, entre autres objectifs, celui « de collationner, de conserver, de diffuser les films d’intérêt ethnologique existant déjà et de produire de véritables films ethnographiques nouveaux »16. Nombre de films de Rouch seront effectivement produits par le CFE, en collaboration avec le CNRS. Quant au caractère scientifique des films, qui ira s’affinant à partir de 1946, il s’affirme par ce positionnement radical de Rouch qui, à la différence de Griaule cherchant puis préconisant de s’associer à des cinéastes professionnels, estime que c’est à l’ethnologue de se faire cinéaste. « Pour lui, l’ethnographie est nécessairement performative17. »

• 18 Films « dus à M. Chaumel, administrateur des colonies » (les titres des films sont ensuite énoncés) (...)
• 19 Jean-Pierre Olivier de Sardan (1969), Piault (1972), Igor de Garine (1973 et 1974), Edmond Bernus ( (...)

6Après la séance constitutive de la Société des africanistes, en juillet 1930, débutent les séances mensuelles de l’association. À la première, en novembre, une « série de films du Cameroun » sont projetés ; ce sont, peut-on lire dans les Actes de la Société, en résumé sans doute des discussions auxquelles les films ont donné lieu, « cinq films d’un grand intérêt ethnographique »18. En janvier 1931, une « série de films sur la divination en Afrique » est présentée, une autre « sur la vie des indigènes de Madagascar » se déroule en mars. Les séances de la Société des années 1930 sont ponctuées de projections de films (et de simples « projections »), dont un de Griaule en 1936, lequel en présentera deux autres lors d’une des trois séances couvrant l’année 1942. Les sociétés savantes sont alors, souligne Gallois (2013), un lieu important de diffusion de ces films coloniaux (ou de voyage, etc.) : ce n’est pas le propre de la Société des Africanistes. Aux Africanistes, ces projections, assez nombreuses, se poursuivent dans les décennies suivantes, et elles rendent compte du « nouveau » film ethnographique qui s’élabore avec le CFE. Après une conférence en mars 1946, son entrée dans la Société en tant que membre en juillet, Rouch y projette un premier film en juin 1947, puis deux autres en 1948, et trois en 1952, tout en continuant à y exposer ses recherches et à participer aux réunions. Un dépouillement des Actes de la société jusqu’en 1975 montre que la présentation de ses films reprend à partir de 1967, où après la projection du second d’entre eux sur le Sigui dogon, réalisé avec Gilbert Rouget, sont présentés nombre de films ethnographiques d’autres chercheurs, liés ou non au CFE19. Les relations entre la Société des Africanistes et le Comité du film ethnographique, l’une étant « issue » de l’autre à travers la filiation entre Griaule et Rouch, sont, en fait, très anciennes, et marquées en définitive par la projection, aux Africanistes, de films produits par le CFE.

• 20 Sa thèse, pour laquelle il a longuement travaillé sur le laboratoire de l’EPHE et du CNRS Systèmes (...)
• 21 Rouch 1990, « Les cavaliers aux vautours. Les conquêtes zerma dans le Gurunsi, 1865-1900 », Journal (...)
• 22 Rouch 1990, op. cit. : 35.

7Deux thèmes ont été retenus dans la préparation de cette journée intéressant les recherches de Rouch : la possession, au fondement de son engagement dans la recherche, et l’ethno-histoire, à laquelle on l’associe moins communément. Pour venir en parler, six chercheurs ont été conviées : Nicolas Adde, alors doctorant20, Alfred Adler, Stéphan Dugast, Danouta Liberski-Bagnoud, Dominique Jaillard, et Odile Journet-Diallo. Les trois premiers sont intervenus à propos des travaux ethno-historiques de Rouch sur le Songhay-Zerma. Dugast et Liberski-Bagnoud ont ouvert la discussion en revenant sur un pan de l’histoire lié à leurs terrains respectifs d’ethnologues – les pays bassar (Togo) et kasena (Burkina-Faso et Ghana) –, « les conquêtes zerma dans le Gurunsi », à partir des enquêtes que fit Rouch à ce sujet dans les années 1950 ; leur argument est publié ci-après. Adler, à leur suite, évoquait plus spécifiquement « Rouch, historien des Songhay » en prenant appui, notamment, sur sa Contribution à l’histoire des Songhay (1953). Cette dernière publication, étonnante, Rouch y reviendra en soulignant qu’elle comporte une lacune importante puisqu’elle ne dit rien, justement, des conquêtes du Gurunsi par Babatu et les siens, c’est-à-dire celles des Zerma évoquées à l’instant21. Rouch réalise un film à ce sujet de 1973 à 1976 ; son unique film « historique », co-écrit avec Boubou Hama, Babatu, les trois conseils (1977, 92’). Sa projection est venue clore la première table ronde. Le scénario qu’avait écrit Boubou Hama lui avait été inspiré par ce chant d’un « griot traditionnaliste » enregistré en 1960, ainsi transcrit22 :