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Mélanges
Comptes rendus

Mercier Paul, Dakar dans les années 1950

par Julien Bondaz
p. 210-214
Référence(s) :

Mercier Paul, Dakar dans les années 1950 (édité et postfacé par Jean Copans, avant-propos de Jean-Luc Bonniol), Aubervilliers, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2021, « Le regard de l’ethnologue » 31, 350 p.

Texte intégral

  • 1 Jean Copans, « Georges Balandier et Paul Mercier ou le cheminement gémellaire des inventeurs de l’ (...)

1On doit à Jean Copans d’avoir mis en lumière le parcours de Paul Mercier, longtemps ami et collègue de Georges Balandier, avant que leurs chemins africanistes ne se séparent1. Anciens camarades de lycée, tous deux ont mené ensemble leurs premières enquêtes de terrain, en 1946, au Sénégal, notamment chez les Lebou, avant d’intégrer l’Institut français d’Afrique noire (IFAN). Mais, alors que le second, affecté à la direction du centre IFAN de Conakry, quitte l’Institut l’année suivante, au grand dam de son directeur Théodore Monod, le premier choisit de rester à son poste, à la direction du centre IFAN du Dahomey jusqu’en 1952, puis, pendant quatre ans, à la tête de la section de sociologie de la base dakaroise, qu’il a pour mission de créer. Ce choix de rester en Afrique fournit sans doute une part d’explication à la relative marginalisation de Mercier. La publication de son livre programmatique, Les tâches de la sociologie, édité par l’IFAN en 1951 (donc mal diffusé dans la métropole), a ainsi beaucoup moins d’écho que les articles contemporains de Balandier, alors que les deux chercheurs expriment des idées largement similaires. De même, l’enquête urbaine collective conduite par Balandier à Brazzaville est aussi fameuse que celle dirigée par Mercier à Dakar et à Thiès, quasi contemporaine, est ignorée. Cette dernière a pourtant donné lieu à de nombreux articles, dont Copans dresse ici, dans une longue et riche postface, le panorama. Mais la soutenance tardive, en 1968, de la thèse complémentaire de Mercier, intitulée Contribution à la sociologie des villes du Sénégal occidental à la fin de la période coloniale, et le fait que celle-ci n’ait pas été publiée, expliquent la moindre importance accordée à ces recherches pourtant pionnières sur bien des aspects à l’époque. C’est donc avec grand intérêt que l’on découvre aujourd’hui, grâce au travail éditorial de Copans, ce livre inachevé, déjà obsolète à la fin des années 1960, Mercier n’ayant pas cherché à actualiser les données d’une enquête conduite plus de dix ans auparavant, entre 1952 et 1955. Le décalage entre le temps de l’enquête et la soutenance de la thèse ici publiée est d’autant plus grand que le Sénégal avait, entre-temps, accédé à l’indépendance.

2Aujourd’hui, l’intérêt pour l’histoire de la sociologie, de l’ethnologie et des études africaines rend une telle publication nécessaire, quand il ne s’agit pas, plus simplement, de mieux connaître l’histoire du Sénégal. Le titre de cette version publiée de la thèse, Dakar dans les années 1950, choisi par Copans, témoigne de ce regain d’intérêt et de ce changement de focale. L’enquête conduite par Mercier, datée au moment de sa soutenance, trouve aujourd’hui une nouvelle actualité, historiographique et réflexive. On ne manque pas, par exemple, d’être attentif aux conditions de cette recherche alors inédite au Sénégal. Elle est collective, impliquant, sous la direction de Mercier, tout le personnel nouvellement recruté de la jeune section de sociologie de la base IFAN de Dakar : le démographe Louis Massé, l’économiste Yvon Mersadier et surtout le sociologue André Hauser, dont le parcours retient d’autant plus l’attention qu’il a participé, en 1950-1951, à l’enquête collective conduite par Balandier à Brazzaville avant d’être affecté à l’IFAN. L’équipe s’appuie en outre sur la collaboration de nombreux enquêteurs intéressés par cette recherche, fonctionnaires, instituteurs, syndicalistes, dont le profil est peu détaillé par Mercier mais dont la participation témoigne des liens entre la recherche et la vie politique sénégalaise. On devine que le soutien de l’administration coloniale est mesuré. En note, Mercier mentionne même « quelques difficultés avec la police coloniale » (p. 25). La population n’en est pas moins, souvent semble-t-il, méfiante vis-à-vis d’une enquête dont les sondages et questionnaires prennent une forme administrative. L’approche de l’équipe de chercheurs est en effet largement statistique, macrosociologique, finalement peu incarnée : seulement une demi-douzaine d’études de cas sont proposées, d’ailleurs faiblement contextualisées. Mercier fait bien œuvre ici de sociologue, contrairement aux recherches qu’il conduisit au Dahomey (Bénin actuel), entre 1947 et 1952, en particulier auprès des populations somba, et qui lui fournirent la matière de sa thèse principale (il a interverti les sujets de ses deux thèses). Deux périodes de sa carrière africaine (1947-1952 et 1952-1955) et deux expériences coloniales différentes (le Dahomey et le Sénégal) l’ont ainsi conduit à proposer deux approches radicalement différentes, l’une relevant d’une ethnologie classique, l’autre d’une sociologie urbaine.

  • 2 Georges Balandier, Paul Mercier, Particularisme et évolution. Les pêcheurs Lebou du Sénégal, Saint (...)
  • 3 Cette attention portée par Mercier aux usages urbains de la fête est relativement pionnière pour l (...)

3Peu explicite sur les conditions de l’enquête, la thèse de Mercier est en revanche solidement construite sur le plan argumentatif et théorique. L’approche est monographique. Le premier chapitre aborde l’histoire, la géographie et la typologie des villes sénégalaises. Mercier distingue la « très grande ville à fonctions multiples » (Dakar), la « ville moyenne à fonction administrative dominante » (Saint-Louis du Sénégal), les villes satellites (Rufisque) et les petites villes (Gorée) (p. 39). L’évocation du particularisme des villages lebou intégrés dans le territoire de la commune de Dakar est un écho à ses premières enquêtes de 1946, conduites avec Balandier et publiées six ans plus tard2. À plusieurs reprises dans sa thèse, on devine que Mercier conserve pour les Lebou un intérêt marqué, souvenir de ses débuts d’ethnologue. Le deuxième chapitre est consacré aux formes de cohésion collective et aux recompositions des solidarités traditionnelles, familiales et matrimoniales, dans le contexte urbain. Mercier pointe non seulement les rapports de parenté, mais aussi l’organisation des « maisonnées », les relations de voisinage et les logiques de ce qu’on appelle à l’époque le « parasitisme familial » (p. 70-76), avant de montrer, dans un troisième chapitre, que ces formes de groupement ne sont pas suffisantes pour expliquer la dynamique des expériences de vie citadine. De nouvelles formes de groupement s’observent en effet, qui vont des associations, fondées sur une base ethnique ou bien à des fins économiques ou culturelles – le panorama des associations actives dans les années 1950, quoique rapide, est particulièrement intéressant –, aux partis politiques. Les deux pages que Mercier accorde aux changements des fêtes urbaines, à propos des défilés de « fanals », lanternes décorées ayant peu à peu pris la forme de chars de carnaval, sont stimulantes (p. 115-116) : elles montrent bien comment les compétitions ostensives auxquelles ces fanals donnaient lieu se sont changées en conflits plus politiques3.

  • 4 Edward Franklin Frazier, Bourgeoisie noire, Paris, Plon, 1955.

4Dès le troisième chapitre, consacré à la vie politique des populations urbaines, Mercier place au cœur de la réflexion la question des rapports de classe et de race. Faisant écho aux réflexions de Balandier, il considère que la « situation coloniale » se manifeste en ville plus qu’ailleurs : « la position dominante du groupe colonisateur s’y révèle de la façon la plus nette et la plus constante », tout comme « la situation d’aliénation de la population africaine » (p. 103). Mais, dépassant cette opposition binaire, il insiste sur le rôle des élites sénégalaises et sur l’émergence de la bourgeoisie locale, qu’il compare à celle des Afro-Américains, en référence aux fameux travaux du sociologue Edward Franklin Frazier4. Discrètement, il pointe comme l’une des causes possibles de ces rapports de classe les effets durables de la séparation entre les citoyens des « Quatre communes » (Saint-Louis, Gorée, Rufisque et Dakar), qu’il appelle ailleurs les « vieux citadins » (p. 45), et la population sénégalaise de l’intérieur, de plus en plus présente dans ces villes (p. 104, n. 90).

5Mais plus encore, c’est dans les deux chapitres suivants, les derniers, que la réflexion de Mercier se concentre sur ces rapports de domination. Respectivement consacrés aux stratifications sociales et aux relations « ethniques » et « raciales », ces quatrième et cinquième chapitres sont ceux où son approche apparaît la plus originale. Contrairement à Balandier, et de manière pionnière, Mercier y propose une description sociologique non seulement des classes ouvrières ou de la vie des fonctionnaires, mais aussi des élites africaines et surtout de la population européenne de Dakar. Au début des années 1950, un tiers des colons français de l’Afrique occidentale française y vit, mais leurs modes de vie se transforment rapidement. 242 Français résidant à Dakar ont donc été interrogés dans le cadre de l’enquête, permettant de mettre en évidence les formes de compétition, professionnelle notamment, entre les populations européenne et africaine. Mercier observe par exemple un « chômage de compétition » (p. 161) : l’accès à l’emploi de Sénégalais qualifiés est empêché par les Français ayant le même niveau de qualification. De surcroît, il décrit de véritables « efforts de ségrégation » (p. 164) de la part des colons, qu’il s’agisse par exemple d’un repli sur soi, comme c’est le cas du quartier européen, de plus en plus coupé de la population sénégalaise (la Médina), ou de l’opprobre majoritairement jeté sur « le mariage interracial » (p. 162), ou bien encore des stéréotypes visant les Africains, particulièrement ceux d’entre eux qui étaient considérés comme les plus « occidentalisés » (p. 167). Les références aux travaux de Monica Hunter et Ellen Hellmann sur les relations entre populations blanches et noires en Afrique du Sud inscrivent la réflexion de Mercier dans une perspective plus large de comparaison entre les formes de ségrégation raciale, dont il constate l’accentuation au Sénégal. Il conclut d’ailleurs sa thèse sur ce qu’il considère comme un paradoxe : « c’est dans un pays où les relations entre les Africains et les Européens étaient des plus anciennes, où une certaine symbiose culturelle s’était tôt établie, que, par suite d’une augmentation numérique brutale de la population européenne, se sont développées un temps des tensions raciales parmi les plus fortes qu’aient connues les territoires de colonisation française » (p. 173).

6L’intérêt de l’enquête conduite par Mercier, l’originalité d’une partie de sa démarche, comme ses limites, n’apparaissent pleinement qu’à la lecture de la longue postface rédigée par Copans, intitulée « La difficile archéologie sociologique du Dakar des années 1950 ». C’est davantage d’une forme de généalogie dont il s’agit, la thèse de Mercier étant mise en perspective suivant trois dimensions : celle du contexte de l’enquête et du travail de rédaction qui l’ont permise, celle de l’histoire des recherches urbaines en Afrique à l’époque coloniale (l’enquête menée par Jacques Lombard à Cotonou à partir de 1952 mérite par exemple d’être redécouverte) et celle des recherches conduites au Sénégal en sociologie urbaine, avant et surtout depuis celle de Mercier. L’analyse détaillée des publications de ce dernier, comparée à celles de Balandier, témoigne de la « compétition larvée » entre les deux hommes (p. 203), le second surtout passant sous silence le nom de celui qui fut son collègue et ami. Copans rappelle pourtant que Mercier, après son recrutement à la VIe section de l’EPHE, est rattaché au Centre d’études africaines (CEAF) que dirige Balandier, lequel ne s’intéresse alors plus à la recherche urbaine (c’est Mercier qui introduit ce domaine). On s’imagine mal quelles furent les relations entre ces deux chercheurs désormais éloignés, le suicide de Mercier, en 1976, coupant court à toute possibilité de rapprochement. Copans a lui-même connu cette époque, comme il le mentionne à plusieurs reprises, et choisi comme terrain de sa première enquête, en 1967, le Sénégal, là même où ses deux aînés avaient d’abord été affectés. Le cheminement du postfacier apparaît ainsi en creux derrière les multiples « chemins » qu’il décrit pour éclairer le texte de Mercier. Et c’est aussi grâce à sa lecture enrichie de ses propres expériences sénégalaises qu’il est possible de trouver dans le livre de Mercier « une sociologie des classes sociales en construction en ville » (p. 15). D’autres lectures sont certainement possibles, comme il l’indique lui-même. Elles seront, je l’espère, nombreuses.

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Notes

1 Jean Copans, « Georges Balandier et Paul Mercier ou le cheminement gémellaire des inventeurs de l’africanisme nouveau de l’après-guerre (1946-1957-1976) », Cargo 6-7, 2017 : 167-187. Voir aussi Benoît de L’Estoile, « Enquêter en “situation coloniale”. Politique de la population, gouvernementalité modernisatrice et “sociologie engagée” en Afrique équatoriale française », Cahiers d’Études africaines 228 (4), 2017 : 863-919.

2 Georges Balandier, Paul Mercier, Particularisme et évolution. Les pêcheurs Lebou du Sénégal, Saint-Louis, Sénégal, Institut français d’Afrique noire, 1952.

3 Cette attention portée par Mercier aux usages urbains de la fête est relativement pionnière pour l’époque. Le cas des fanals a depuis fait l’objet de travaux passionnants. Voir notamment Mamadou Moustapha Dieng, « Saint-Louis du Sénégal et son fanal. Naissance et évolution d’une fête », dans Odile Goerg (éd.), Fêtes urbaines en Afrique. Espaces, identités et pouvoirs, Paris, Karthala, 1999 : 37-50.

4 Edward Franklin Frazier, Bourgeoisie noire, Paris, Plon, 1955.

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Pour citer cet article

Référence papier

par Julien Bondaz, « Mercier Paul, Dakar dans les années 1950 »Journal des africanistes, 92-2 | 2022, 210-214.

Référence électronique

par Julien Bondaz, « Mercier Paul, Dakar dans les années 1950 »Journal des africanistes [En ligne], 92-2 | 2022, mis en ligne le 27 juillet 2023, consulté le 30 novembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/africanistes/12952 ; DOI : https://doi.org/10.4000/africanistes.12952

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