• 1 Ses activités à l’AFA et aux Lieux de l’enfance sont mentionnées dans les rapports scientifiques b (...)

1Suzanne Lallemand intègre le comité de rédaction du Journal des africanistes en 2005 ; elle ne le quittera plus. Auparavant, le 11 février 1970, elle est élue membre de la Société des Africanistes. Elle s’investit également dans les activités de l’Association française des anthropologues (AFA, fondée en 1979), dans les comités de lecture et de rédaction de la Société d’études linguistiques et anthropologiques de France (SELAF, éditeur), de la revue Lieux de l’enfance et, plus longuement, des Cahiers d’études africaines (1981-1995)1. Au comité de rédaction du Journal des africanistes, tout comme aux Cahiers, elle a été active une quinzaine d’années, avec la discrétion qui la caractérisait. Son point de vue, exprimé sans jamais élever la voix et souvent donné après des échanges plus empressés, orientait ou réorientait le débat en cours avec une certaine efficacité, sa façon de poser les problèmes étant entendue et souvent profitable. Le souvenir de ses interventions au sein du comité de rédaction, sa personnalité, et bien évidemment ses travaux ont rapidement conduit plusieurs membres du comité à proposer de lui dédier un numéro de notre revue. Celui-ci s’est construit de façon informelle, dans la mesure où nos sondages respectifs auprès de collègues éventuellement désireux d’y participer ont très vite porté leurs fruits : le bouche-à-oreille, en définitive, a été plus rapide que nous ne l’étions ; les premières propositions nous furent adressées avant même la rédaction de l’argument, que nous envisagions très ouvert. Pour ce femmage, nous tenions notamment à rassembler des auteurs proposant des articles qui, d’une façon ou d’une autre, porteraient sur le travail de Suzanne, qu’il s’agissait d’honorer.

• 2 La fonction n’admettait pas, alors, le terme de « directrice ». À travers les Rapports scientifiqu (...)

4Dans cette présentation, l’enfant nous servira de fil conducteur – ou de fil d’Ariane, pour reprendre la métaphore adoptée par Laurence Pourchez (dans ce volume). Nous suivrons parallèlement un autre fil, associé au précédent : celui des activités de recherche de Suzanne au sein, notamment, du laboratoire Systèmes de pensée en Afrique noire (LA n^o 221 CNRS/EPHE), où elle est présente dès sa constitution en tant que « stagiaire CNRS » et qu’elle quittera au début des années 1990 sous le statut de « directeur de recherche CNRS2 ».

• 3 Projet de création d’un laboratoire associé au C.N.R.S. « Systèmes de pensée en Afrique noire », 1 (...)
• 4 GR 11 ; responsable Germaine Dieterlen. Projet… 1971 : 206.
• 5 Les autres membres du GR 11 à sa création sont J.-C. Bahoken, R. Bastide, G. Dieterlen – qui en a (...)
• 6 Rapport d’activité (juillet 1968-juillet 1969) [ci-après, RA] : 6. Son premier terrain en pays kot (...)

5Dans le projet de création du laboratoire Systèmes de pensée en Afrique noire, publié en 1971 dans l’Annuaire de la V^e section de l’École pratique des hautes études (EPHE), Suzanne est mentionnée en tant que membre stagiaire. Son nom est associé aux thèmes de recherche « Organisation sociale » et « Notion de personne » du programme scientifique, avec ces indications : « étude du système de parenté et de l’organisation sociale des Kotokoli (Togo) », et « étude de la notion de personne au travers des relations familiales chez les Kotokoli (Togo)3 ». Si, administrativement, la création du LA 221 remonte à janvier 1974, le collectif qui le constitue est, pour une large part, plus ancien : il est composé des directeurs d’études de la V^e section de l’EPHE, et des chercheurs appartenant au Groupe de recherche 11, intitulé « Étude des phénomènes religieux en Afrique occidentale et équatoriale4 ». Suzanne Lallemand est l’un d’eux. Élue membre du GR 11 dès sa constitution, en 1968, elle participe avec Michel Cartry, Jean Capron, Guy Le Moal et Wihlem Staude aux travaux de l’équipe « Religions voltaïques » figurant dans le premier rapport d’activités5 : « S. Lallemand poursuit en 1968-1969 son étude des populations kotokoli. La documentation recueillie sur le terrain servira de base à un ouvrage qui sera élaboré l’année prochaine », y apprend-on6.

• 7 Ou ne participe pas. Son nom n’apparaît pas, et elle ne fera pas d’exposé à ce colloque (Paris, 11 (...)
• 8 RA 1971-1973 : 9. Dans les deux rapports précédents sont évoqués les propos des exposés et discuss (...)
• 9 Le premier rapport du GR 11 livre un programme scientifique décliné par thèmes ; dans le second (1 (...)

6Dans les rapports de 1969-1970 et de 1970-1971, l’effort collectif des membres du GR 11 porte sur la préparation du colloque du CNRS consacré à la notion de personne, qui fera date, et qui donne lieu à des réunions régulières auxquelles Suzanne participe peu7. Sans doute s’affaire-t-elle à la rédaction de sa thèse sur l’organisation de la vie familiale et des relations de parenté mossi, qu’elle soutient en juin 1972. Cette thèse, est-il alors souligné, « comporte [sur le plan religieux] la description de quelques rituels traditionnels (effectués par le neveu utérin) ainsi que des représentations que les Mossi se font du processus de l’enfantement (intervention des ancêtres et de certains esprits de la brousse)8 ». Le thème de l’enfant, déjà présent, déborde largement du cadre posé ci-dessus (de la conception à l’adolescence) : il intéresse « la notion de personne », et la parenté dans son ensemble. Et le rattachement de ce travail à l’anthropologie religieuse, au fondement du GR 11 puis du LA 221 qui lui fait suite, relève d’une nécessité : c’est, nous le verrons, une dimension incontournable des travaux de Suzanne au sein de ces équipes de recherche9. Ces rapports d’activité nous permettent de suivre la construction et le développement du thème de l’enfant comme objet de recherche, tant pour Suzanne Lallemand qu’au sein du laboratoire, mais aussi au-delà.

• 10 RS 1973-1975 : 4.

7Le premier rapport d’activité du LA 221 ouvre sur la présentation des recherches individuelles, sous le thème « Religion et société ». « Les enquêtes de S. Lallemand chez les Mossi de Haute Volta (octobre-décembre 1973) et chez les Kotokoli du Togo (octobre-décembre 1974) avaient pour objet principal la situation familiale de l’enfant et son intégration progressive dans la société10. » La suite du propos insiste sur la perception de l’enfant plus que sur sa situation familiale, matière de l’article qu’elle a rédigé et qui paraîtra en 1978 dans Systèmes de signes, « Le bébé ancêtre mossi ».

• 11 RS 1975-1977 : 24-27.
• 12 RS 1975-1977 : 53.
• 13 Thèse d’État soutenue le 25 octobre 1990 à Paris V : Adoption, fosterage et alliance. Étude généra (...)
• 14 RS 1977-1979 : 31-32.

8Dans l’exercice 1975-1977, « l’étude de la famille » kotokoli – au sein du thème « Organisation sociale » et du sous-thème « La parenté » – est privilégiée. Elle intéresse les liens de parenté, la circulation des enfants, le mariage, la patrilocalité, les comportements familiaux, mais aussi le maternage, l’éducation traditionnelle, les cérémonies liées à la fécondité, le lien entre aïeux défunts et descendants11. Dans le programme scientifique pour 1978-1981, Suzanne Lallemand annonce qu’elle « poursuivra ses recherches comparatives sur la famille africaine, qui feront l’objet d’une thèse de doctorat d’État12 », la comparaison intéressant ici familles mossi et kotokoli. La question des « différentes formes d’adoption de l’enfant », sujet qui sera au cœur de sa thèse13, apparaît dans le rapport suivant (1977-1979), où il est explicité comment, aux côtés des « différents types de mariage », elle a fait « un inventaire statistique grâce à l’utilisation de cartes perforées », avec nombre d’items, « travail [qui] permet de mettre en lumière un phénomène peu spectaculaire » et « quasi invisible », l’adoption au sein du patrilignage et de la demeure « de l’Ego adopté14 ».

• 15 RS 1977-1979 : 25. 
• 16 Nous pensons, notamment, aux travaux sur la notion de personne évoqués en amont, et plus étroiteme (...)

9Dans ce même document, à travers la présentation d’un article « sur les croyances et rituels relatifs aux naissances chez les Kotokoli » alors à paraître (Lallemand 1979), le thème de l’enfant est abordé d’un autre point de vue. Il est exposé comment certaines naissances – « enfants qui reviennent » et retours d’ancêtres, « jumeaux imaginaires » ou réels, « génies de lieux incarnés » –, donnent lieu au déploiement de « stratégies familiales impliquant la cellule conjugale ou la parenté élargie15 ». Cet exemple montre comment l’anthropologie de l’enfance, de la famille et de la parenté se chevauchent et, ces naissances pouvant être « distinguées dès la grossesse », il inscrit aussi les travaux de Suzanne dans la continuité de ceux du laboratoire16. Dans le présent volume, sous forme de témoignage et « en écho amical » à Suzanne Lallemand, c’est à une situation très concrète de retour d’ancêtre que nous convie Michèle Cros, le jeune enfant qu’on lui présente en lui rendant visite et qu’on appelle « Grand-Père » n’étant autre que le père adoptif de l’autrice en pays lobi (Burkina Faso).

• 17 RS 1977-1979 : 51-52, 54-55 ; à consulter pour de plus amples précisions. La création de cette équ (...)

10Dans le programme scientifique pour 1980-1981, il est projeté la constitution d’une équipe sur le thème de la « représentation de l’enfant en milieu traditionnel », dont Suzanne serait responsable. Il s’agirait dans cette équipe « d’examiner l’ensemble des pratiques sociales et rituelles liées à la petite enfance […], [et] en particulier d’étudier les représentations relatives à la position familiale, sociale et religieuse des jeunes enfants ». Le programme comprend : « les représentations associées […] à la fécondation [en lien] avec les types de filiation ; les rituels d’identification ; les rites liés aux changements de statut ; les divers types de soins ; les diverses formes d’activités auxquelles il [l’enfant] est […] associé après la petite enfance ; la position de l’enfant par rapport au rituel17 ». Ce dernier point, centré sur l’analyse des rites, est relatif aux enfants en tant qu’acteurs rituels. Il est accompagné, en effet, des précisions suivantes : « D’abord objet de rituels, l’enfant en devient un pratiquant actif et parfois un élément créateur ; il conviendrait d’étudier le passage de ces fonctions passives à des fonctions dynamiques, admises et même encouragées par certaines sociétés ». On trouvera, ci-après, une réalisation de cette perspective dans l’article de Daniela Bognolo, où un enfant est au cœur d’un rituel accompli pour la construction d’une nouvelle maison lobi qui consacre l’émancipation socioreligieuse du fils aîné, par la séparation de sa famille d’avec celle de sa maison paternelle : ce faisant, l’enfant en question endosse pour la première fois le statut qu’il devra assumer sa vie durant.

• 18 RS 1979-1981 : 60. Sont énoncés ensuite les points qui y seront traités.

11Le rapport 1979-1981 ouvre sur l’information suivante : « le laboratoire met progressivement en place une photothèque à partir des documents des chercheurs », dans laquelle les photos et fiches perforées afférentes « seront regroupés en thèmes d’équipe ». Trois thèmes sont retenus : « a) les rites funéraires, b) l’enfant en milieu traditionnel, c) le sacrifice ». Toutefois, l’ambition affichée dans le rapport précédent quant à la constitution d’une équipe sur l’enfant n’a pu être réalisée. C’est à nouveau dans la partie programmatique du rapport qu’il est question de cette équipe : « elle a été amenée à modifier son objectif initial. Au lieu de travailler sur un programme à long terme dans le cadre de réunions régulièrement tenues, elle vise à un résultat plus limité : la publication d’un numéro spécial du Journal des africanistes18 ».

• 19 Ce projet s’est concrétisé par un ensemble de fiches et photos en noir et blanc, pour chacun des t (...)

12Aux côtés de ceux qui constituaient le projet de photothèque19, le thème d’équipe « L’enfant » apparaît en table des matières du rapport de 1981-1983 : Suzanne Lallemand et Guy Le Moal en sont ensemble les responsables.

• 20 Ce 51^e tome du Journal, daté de 1981, paraît en avril 1983 ; il ne comporte pas de titre (le premi (...)
• 21 Les auteurs le précisent dans leur présentation du numéro. Aussi mineur soit-il, ce thème particip (...)

13Les auteurs reviennent longuement, dans ce dernier rapport, sur la construction du numéro de la revue alors récemment paru20. Il est, soulignent-ils, le fruit de la recherche collective menée au laboratoire, Odile Journet et Noal Mellot constituant les deux autres membres de l’équipe « L’enfant en milieu traditionnel ». Au titre très habile et joliment provocateur de leur introduction à cet ouvrage, « Un petit sujet », qui renvoie au statut mineur des recherches dans ce domaine tout autant qu’à leur immense potentiel, Laurence Pourchez consacre ci-après les premières pages de son article, en rappelant l’astucieuse phrase d’ouverture des auteurs : « On ne peut dire que l’ethnologue se passionne pour l’étude de l’enfance, on ne saurait dire qu’il ne s’y intéresse pas ». L’enfant, bien qu’omniprésent dans le quotidien des ethnologues africanistes et dans leurs matériaux de terrain, tenait en effet du thème marginal, négligeable, ignoré ou occulté21.

• 22 Les deux autres aspects, eux, y sont présentés (Lallemand & Le Moal 1981 : 14).
• 23 RS 1981-1983 : 43 ; dans la catégorie « Recherches individuelles par thèmes », sous celui dénommé (...)

15Le volume codirigé par Lallemand et Le Moal met l’accent sur deux des trois aspects des travaux sur l’enfant qu’a développés Suzanne : celui, spéculatif, brièvement évoqué ci-dessus (d’où vient-il, etc.), et celui attaché aux faits ou données matérielles intéressant son développement (le maternage par exemple, sujet de l’article de Suzanne). Le troisième aspect de ses travaux, qui intéresse la circulation des enfants et l’adoption, n’est pas représenté dans l’ouvrage, ni dans l’article de présentation22. Suzanne Lallemand y consacre deux paragraphes dans le rapport 1981-1983, soulignant en ouverture, on l’a évoqué, qu’elle y travaille depuis plusieurs années23.

• 24 Voir aussi, au sujet de la relation entre le maintien de la virginité chez les Mossi et le potenti (...)
• 25 Voir, en fin de volume, la bibliographie préparée par Isabelle Leblic. En 1973, Suzanne « dispose (...)
• 26 RA 1971-1973 : 9.

17L’intérêt de Suzanne pour les relations familiales et les modes de prise en charge et d’éducation des jeunes enfants est en partie lié à son inclination première pour les études de psychologie, qui s’est traduite par une longue collaboration avec son amie Geneviève Delaisi de Parseval, notamment à travers l’élaboration de leur ouvrage L’art d’accommoder les bébés (1980), centré sur l’histoire des préconisations en matière de puériculture en France, et conjuguant approche ethnologique et psychanalytique. Plusieurs autres écrits de Suzanne portent la marque de ses connaissances en psychanalyse, et c’est en particulier le cas, comme l’a souligné Delaisi de Parseval (2007), de deux de ses ouvrages : L’apprentissage de la sexualité dans les contes d’Afrique de l’Ouest (1985), et La circulation des enfants en société traditionnelle (1993). Dans ces livres, elle discute en particulier de différents paradigmes freudiens tels qu’ils se manifestent en contexte africain : les théories infantiles de la sexualité qui s’expriment dans les contes, et le complexe d’Œdipe, relu à travers l’étude des phénomènes de fosterage et d’adoption24. Mais y sont également abordés d’autres aspects. C’est à l’intérêt de Suzanne pour la littérature orale, manifeste dès le premier rapport d’activité du LA 221, et dont témoigne le premier de ces ouvrages comme d’autres de ses textes25, que Paulette Roulon-Doko a choisi de faire écho, en s’interrogeant sur l’absence apparente de portée didactique des contes gbaya de République centrafricaine, le savoir en matière de sexualité, comme en d’autres domaines, se transmettant dès l’enfance de manière tacite, par familiarité progressive avec les histoires contées, et en fonction de l’intérêt variable des auditeurs. Si Suzanne Lallemand a ainsi pu travailler sur les modalités de réception enfantines de discours codifiés portant sur la sexualité, elle a également traité de ce thème dans des travaux qui n’étaient pas (seulement) liés aux enfants, mais aussi à la vie des femmes en Afrique de l’Ouest (1981, 1986 ; Lallemand et al. 1991 ; Dacher & Lallemand 1992). Cet intérêt conjoint pour les rôles et les statuts des femmes et des enfants, toujours envisagés dans leur contexte familial plus large, est le reflet de l’appartenance à une époque (les années 1960-1970) où l’étude des sociétés par le prisme de ces deux composantes de la société suscita un regain d’intérêt chez les anthropologues, alors qu’elles étaient auparavant moins étudiées, voire ignorées. L’attention portée aux formes de maternage se fit parallèlement à l’étude des représentations de la procréation et de la grossesse (1978, 1991)26, préambules au développement de recherches en anthropologie de la santé, portant notamment sur la stérilité et la procréation médicalement assistée (Bonnet & Duchesne 2016). Dans le présent volume, Doris Bonnet revient sur l’infertilité féminine en Afrique, où « les couples inféconds multiplient les recours pour avoir un enfant : traitements traditionnels, automédications, rituels de fécondité, transferts d’enfants intrafamiliaux, adoptions nationales, prières religieuses, consultations médicales, fécondations in vitro ». La remise en cause actuelle de ces confiages par les jeunes citadines infertiles, qui s’orientent vers les techniques de fécondation médicalement assistées, provoque des changements sociaux au sein des rapports de parenté et de l’alliance. L’article de Maria Teixeira et al. s’inscrit, lui aussi, dans le champ de la biomédecine. L’étude a impliqué de rencontrer des filles de 6-8 ans présentant une puberté précoce. Des échanges sur les transformations accélérées de leur corps et de leur caractère a permis d’analyser leur appréhension de l’intime et leur rapport aux autres, dans un contexte où leurs pairs ne vivent pas encore ces bouleversements pubertaires. Les enfants ont pu s’exprimer lors d’entretiens en tête à tête et en traçant des dessins sur leur vie au sein de leur famille, à l’école et avec leurs amis.

• 27 Pour reprendre le titre de son premier ouvrage (1977), issu de sa thèse de 3^e cycle.
• 28 La psychologie est un des centres d’intérêt partagés par les membres du LA 221, et même de la RCP (...)

18Les recherches de Suzanne sur les enfants au sein d’une famille mossi27, puis chez les Kotokoli, respectivement au Burkina Faso et au Togo, furent influencées par l’École ethnopsychiatrique de Dakar (Ortigues & Ortigues 1966), dont l’ambition interdisciplinaire (socio-anthropologique et psychologique) parvint à l’explicitation de cas cliniques, par la prise en compte des représentations de la personne raccordant chacun à l’invisible28. Ce courant aboutit notamment à l’important travail de Jacqueline Rabain (1979), fondé sur l’observation quotidienne de la vie des jeunes enfants. Cette dernière s’interrogea sur l’incidence des modes de maternage, de jeux, du processus de sevrage sur le développement, et mit en évidence une « théorie diffuse de la réincarnation » guidant une part des interactions dans lesquelles les enfants sont engagés. Des observations comparables du quotidien comme du traitement rituel d’enfants ordinaires ou « différents » amenèrent pareillement Suzanne à mettre au jour la complexité de la personnalité des jeunes enfants rencontrés sur ses deux terrains africains (1978a, 1979, 1981), et des multiples formes de leur « dédoublement ». L’article de Marie Daugey, dans ce volume, renvoie à ces thématiques en analysant la participation de jumeaux kabyè et de leurs doubles-génies à un rituel divinatoire et sacrificiel de « séparation ». Ce rite lors duquel se manifestent en une même personne des intentions contradictoires est censé pallier les tensions familiales associées à la gémellité.

• 29 Voir supra, note 13.

19Par ailleurs, l’observation des pratiques de maternage mena Suzanne Lallemand au constat du non-automatisme de l’élevage des enfants par leurs géniteurs, et l’étude approfondie de ce phénomène la conduisit à son œuvre majeure sur la circulation des enfants (fosterage et adoption ; 1993, 1994) qui fait suite à la soutenance de sa thèse d’État29.

• 30 Dans chacun d’eux, les activités de l’équipe sont exposées sur plusieurs pages (respectivement : 3 (...)

21En effet, si globalement le thème de l’enfant s’estompe dans le rapport 1985-1987, il revient en revanche avec force en tant que recherche collective dans les trois rapports suivants (1987-1989, 1989-1991, 1989-1993), sous l’intitulé « Petite enfance : rites et représentations ». Ces rapports, volumineux, fourmillent d’informations sur les activités de l’équipe, tant au sujet des thématiques abordées par les uns et les autres qu’à celui de l’évolution des recherches. Nous n’en donnons ici qu’un très bref aperçu30. Le premier d’entre eux s’ouvre sur ce propos :

• 31 RS 1989-1991 : 42.

22Les dimensions spéculatives et celles intéressant des faits plus précisément matériels du thème, évoquées ci-dessus, sont donc associées. Sont ensuite précisés les objectifs du groupe. Aux côtés d’une « synthèse des données existantes » et de la « recherche de nouvelles méthodes d’enquêtes », ils concernent : l’importance, pour la renouveler, de l’étude théorique de ce domaine en anthropologie, notamment parce que celui-ci est « surtout connu du public par des recherches médicales et psychologiques » ; et l’élaboration d’une grille d’analyse, « première étape d’un travail devant aboutir à la rédaction d’un ouvrage collectif sur la grossesse et la petite enfance en Afrique ». Suivent des précisions sur les exposés, missions, recherches et publications relatives au thème et intéressant, aux côtés des membres du laboratoire (Otto Golhnofer, Jespers, Jonckers, Journet, Lallemand, Tal Tamari), des « spécialistes extérieurs » : présentation de documents filmiques sur « les manipulations maternelles » en pays bambara par Blandine Brill (« psychologue du développement à l’EHESS »), et sur « les enfants pygmées aka » par Alain Epelboin (« membre du laboratoire d’ethnobiologie et biogéographie »). L’intérêt pour le filmage se confirme au rapport suivant, où Nadine Wanono intègre l’équipe à travers la réalisation d’un film dont on escompte qu’il soit le prélude à de futures recherches : « Cette première réalisation filmique doit conduire à un travail d’enquête plus approfondi sur les relations établies entre la mère et son enfant, de la naissance jusqu’au mariage31 ».

• 32 RS 1989-1991 : 39.
• 33 L’ouvrage, qui compte sept auteurs, est effectivement publié en 1991 (Lallemand et al. 1991).
• 34 Le comparatisme est l’une des dimensions du laboratoire ; il n’est pas mis en cause. Le problème q (...)

23Journet et Lallemand sont les responsables de l’équipe, est-il mentionné dans ce dernier rapport, où les nombreux exposés de personnalités extérieures au laboratoire, résumés, sont dits « rassemblés » dans l’ouvrage collectif alors sous presse et précédé d’une présentation dans laquelle il est indiqué avant d’en développer les propositions32 : « S. Lallemand insiste sur l’importance des rituels accompagnant la venue de l’enfant33 ». Enfin, précisons que parmi les missions liées au thème de l’équipe, il y a celle « de deux mois en Indonésie (nov. 90 – janv. 91) » effectuée « à des fins comparatives, […] sur le maternage à Sumatra » par Suzanne, et qui la conduira à quitter ce laboratoire34.

• 35 RS 1979-1981 : 40.
• 36 RS 1985-1987 : 52-53. Elle se démarque, ce faisant, des travaux des anthropologues qui, souvent, « (...)

24Si c’est effectivement pour ses apports théoriques en anthropologie de l’enfance que Suzanne est la plus reconnue, l’originalité et l’indépendance de son parcours, guidé par sa curiosité d’ethnographe (Martin-Moro, Mestre & Moro 2014), l’amenèrent à d’importants pas de côté. C’est le cas lorsqu’elle rend compte minutieusement, dans La mangeuse d’âmes (Lallemand 1988), d’une affaire de sorcellerie survenant dans un village kotokoli. Outre qu’elle parvient avec virtuosité à nous faire vivre pas à pas les rebondissements dramaturgiques de cette histoire, l’interprétation qu’elle en propose situe les phénomènes sorcellaires dans le prolongement de ses travaux sur les structures et les dynamiques familiales par l’exploration de l’intime : accusations et exclusions sorcellaires sont analysées comme métaphores d’un paradoxe affectif, conflit intérieur entre « devoir d’aimer » et de soutenir ceux de son groupe que l’on n’aime pas et qui ne nous aiment pas nécessairement, au bénéfice supposé du maintien de la famille étendue. Les observations de terrain qui, très tôt, lui font envisager cette publication remontent à fin 1979. Ses motivations sont alors les suivantes, est-il indiqué dans le rapport d’activité correspondant : « l’ampleur des incidences du phénomène de sorcellerie dans tous les domaines de la vie sociale, et l’énigme psychologique qu’elle soulève (une fois dénoncés, certains sorciers s’assument comme tels)35 ». L’ouvrage achevé, en 1986, son autrice précise sa démarche ainsi : « Dans une perspective empruntée aux théoriciens de la communication de Palo Alto, S. Lallemand propose une interprétation de la sorcellerie en relation avec les contradictions internes de la famille étendue, ses exigences de solidarité matérielle, et ses obligations affectives36. » Doris Bonnet, dans ce volume, revient sur ces questions.

• 37 RS 1985-1987 : 55.
• 38 Ibid. : 56.
• 39 RS 1987-1989 : 50.

25Au milieu des années 1980 est créée une nouvelle équipe au sein du LA 221, « Masculin / Féminin », marquée d’emblée par un engagement féministe, et dont les activités vont aller croissant entre 1985 et 1989. Ce groupe rassemble d’abord Lallemand, Journet, Jonckers et Jeanne-Françoise Vincent. Elles sont engagées dans les travaux d’une Action thématique sur programme (ATP) du CNRS intitulée « Recherches sur les femmes et recherches féministes », et se retrouvent au sein de l’équipe « Sexualité et reproduction sociale » que dirige Vincent37. En collaboration avec Michèle Dacher, Suzanne s’investit également dans un autre projet de cette ATP, « Coercition et liberté, le cas des femmes goin du Burkina38 ». Dans leur rapport final remis en 1988, et qui sera suivi d’une publication (Dacher & Lallemand 1992), Dacher et Lallemand « se sont attachées à examiner la nature des rapports entre intégration lignagère et intégration matrimoniale : soit analogie, soit opposition complémentaire ou contradiction, entre les statuts de fille, de sœur et de mère, et celui d’épouse39 ».

• 40 RS 1989-1991 : 112-113.

27Dans le programme de l’équipe « Petite enfance : rites et représentations » envisagé pour l’exercice 1991-199340, il est fait état de la façon suivante d’un « certain nombre de thèmes nouveaux [qui] ont été retenus par les chercheurs » :

• 41 Entre le début de l’année 1993 et le mois de juin, neuf exposés ont été présentés. Sont intervenus (...)
• 42 RS 1989-1993 : 50.

29Le rapport d’activité 1989-1993 ne comprend pas de programme pour cette équipe, qui ne sera pas reconduite : l’enfant, après le départ de Suzanne Lallemand du laboratoire, n’est plus posé comme étant un thème d’investigation à part entière, ne participe plus des travaux d’équipe. Depuis la fin de l’année 1992, est-il d’ailleurs précisé, les travaux de ce groupe ne se poursuivent plus au LA 221 mais « dans le cadre de réunions organisées en collaboration avec l’APSONAT (séminaire d’ethnomédecine animés par A. Epelboin), sur le thème “Petite enfance, rencontres entre africanistes et asiatisants”41 ». L’adéquation entre cet « objet de recherche » et ceux qui ont été au fondement du LA 221, marquée par l’association entre Le Moal et Lallemand, est en quelque sorte célébrée par les propos suivants, intéressant des travaux de Jonckers et issus de l’ultime rapport scientifique de ce laboratoire où apparaissent les activités de recherche de Suzanne42 :

• 43 Familiarisée à l’utilisation de l’audiovisuel dans la recherche en côtoyant Jean Rouch au LA 221, (...)

33Suzanne avait fait l’acquisition de matériel audiovisuel pour l’unité. Elle encourageait tous les chercheurs à partir désormais sur le terrain équipés de ce matériel, et donc à se familiariser à une méthodologie de recueil de l’information différente43.

• 44 Cet ouvrage a connu un franc succès et a été réédité et actualisé en 2021. Dans sa nouvelle forme (...)
• 45 Ces films ont aussi été valorisés dans la base de données « Santé maladie malheur » (SMM) mise en (...)

35En 2007 paraît un ouvrage sur les rites et les soins dans l’enfance dirigé par Bonnet et Pourchez, dédié à Suzanne44. Issu du Groupement de recherche (GDR) sur la petite enfance qu’elle avait impulsé et qui rassemblait des chercheurs de disciplines variées travaillant sur différentes zones géographiques, ce livre ajoute aux articles un DVD réalisé par Laurence. Certaines captations filmiques publiées dans ce recueil avaient été recueillies au temps du laboratoire DYRE puis ont trouvé là un espace de valorisation45. C’est aussi dans cette publication que le dernier film de Suzanne a été publié. Ce document, « Soins au bébé dans la région batak toba à Sumatra », a été tourné en 1997 en Indonésie.

• 46 Aujourd’hui université Paris Cité.
• 47 Il s’agit d’une forme de mobilité des enfants qui implique des séparations longues entre un enfant (...)

37Suzanne fait sans doute partie des premières anthropologues africanistes en France à avoir produit des textes sur la « circulation » des enfants. Durant près de quinze ans, des extraits compilés de son ouvrage, La circulation des enfants en société traditionnelle. Prêt, don, échange (Lallemand 1993) ont figuré au programme des lectures de l’enseignement d’anthropologie et d’ethnologie de la première année de Licence de sciences humaines et sociales de l’université Paris V46, ce qui témoigne de la valeur pédagogique de ses écrits. Son ouvrage est le fruit des recherches comparatives qu’elle avait menées dès le début des années 1970 sur les pratiques adoptives et le fosterage47 en Afrique de l’Ouest, puis en Océanie et en Asie, lesquelles intéressaient peu l’anthropologie française de l’époque. À ce titre, Suzanne était une pionnière.

• 48 Qu’il s’agisse de l’atome de parenté de Claude Lévi-Strauss, de l’adoption chez Marcel Mauss, de l (...)
• 49 Rappelons l’importance en travaux dirigés de recevoir les remarques du public étudiant et leurs in (...)
• 50 Un aspect auquel les étudiants étaient attentifs parce qu’il leur semblait sans doute plus proche (...)

38Au programme de cet enseignement, fondamental pour les étudiants de Licence qui souhaitent poursuivre des études d’anthropologie, il y a l’histoire de la discipline (les auteurs) et les paradigmes théoriques qui ont marqué la réflexion anthropologique. Le cours magistral est adossé à des travaux dirigés, et c’est au sein de ces derniers que l’ouvrage de Suzanne Lallemand a été étudié durant de nombreuses années par les étudiants. Si le choix des textes a varié au fil des ans, celui de Suzanne est longtemps resté au programme car il permettait d’aborder un champ thématique complexe, celui de la parenté – les références aux auteurs majeurs y étant clairement explicitées48, tout comme les notions sous-jacentes essentielles : le don et l’échange – mais il obtenait surtout un franc succès et plus d’appétence49 que les autres. Plusieurs raisons expliquent cet engouement de certains étudiants. Il y a, d’une part, la façon d’écrire et de décrire une question fondamentale en anthropologie de la parenté sans jargon, dans une démonstration limpide des enjeux, avec une perspective comparative et des exemples nombreux. Et, d’autre part, parce qu’il questionne les sentiments50 des parents (preneurs et donneurs d’enfants) quant au « confiage » de leurs progénitures, il y a dans cet ouvrage un point de vue que les textes classiques n’abordaient nullement. Cela permettait notamment d’illustrer le fait qu’ailleurs en Occident, l’enfant « n’appartenait pas » à ses seuls géniteurs biologiques et qu’il était possible de penser cette relation autrement. C’était un moyen d’aborder des conceptions autres de la parenté, de l’alliance et de la résidence.

• 51 Comment ne pas rappeler le propos de Meillassoux (2001 : 14) : « l’affirmation du caractère social (...)

40La thématique de la circulation des enfants, que Suzanne Lallemand a mise au jour, lui a permis, comme anthropologue, de remettre en cause ce qu’elle considérait comme une aberration, présente dans l’adoption plénière occidentale : la séparation définitive et surtout tenue secrète des parents donateurs et des parents adoptifs (Delaisi de Perceval 2021). Cet aveuglement de l’anthropologie de la parenté autour du seul donné biologique et de ses prérequis anthropocentriques sous-jacents51 est mis en évidence dans une démonstration magistrale du rapport à l’altérité. C’est une question fort débattue aujourd’hui par les anthropologues et les sociologues spécialistes de la parenté et de la parentalité (notamment Théry 1998).