1Voici un livre passionnant qui se lit comme un roman. L’historien sénégalais qui a consacré sa carrière à l’université de Dakar avant de jouer un rôle de premier plan dans la politique d’opposition au gouvernement de Senghor nous raconte tout, et c’est un excellent conteur. La première partie commence par son enfance et sa jeune adolescence dans sa région d’origine, dans un des villages de la région de Bakel au Sénégal oriental. Il était fils de chef, et commence par l’histoire de sa famille qui remonte entre autres à El Hadj Omar, et par le contexte de l’époque coloniale (il est né en 1945). Son arrière-grand-père maternel a lutté contre les colons au Soudan et a contribué à l’islamisation des Bathily, son grand-père paternel a lutté contre les colons au Sénégal. Il est né dans un climat de rébellion et de transgression qui ne l’a jamais quitté, mais aussi dans une tradition pieuse mâtinée de valeurs du métissage culturel soninké-pular (par sa mère). Ce fut un enfant révolté, aussi peu convaincu par l’école coranique que par l’école française qui lui furent en même temps imposées. Aussi doué que peu studieux, il est un habitué de l’école buissonnière qu’il pratique pour retourner à la vie du village qu’il adore. Il ne prend goût à l’étude qu’à partir du certificat d’études, obtenu en 1958. Sa réussite lui vaut d’être admis à l’école des enfants de troupe de Dakar-Bango en 1959. Toujours rebelle – d’autant que l’on est au moment de la décolonisation –, il y prend la tête de l’opposition. Il est alors définitivement expulsé de l’école. Cette condamnation le poursuit, car les autorités lui interdisent toute possibilité d’être admis à préparer le bac, que ce soit au lycée ou dans un cours privé. Qu’à cela ne tienne : il va finalement être reçu en candidat libre, ce qui démontre à la fois ses capacités et son opiniâtreté. Ce n’est ni sa première ni sa dernière expulsion ; il avait pu bénéficier d’un petit poste salarié à l’Institut fondamental d’Afrique noire (IFAN) ; devenu étudiant à l’université de Dakar aux prises avec de nombreuses manifestations depuis 1968, il est, avec la future sociologue Marie-Angélique Savané, l’un des étudiants définitivement expulsés en 1971 par le président Senghor. Plus exactement, après avoir été condamné au service militaire avec une cinquantaine d’autres étudiants contestataires, il décroche une bourse pour l’université de Birmingham. Réfugié en Angleterre et soutenu par l’anthropologue marxiste et bilingue Claude Meillassoux, il va préparer en un temps record son Ph.D. sous la direction du grand historien africaniste John Fage (qui avait enseigné à Freetown à partir des 1947). Le voici, indépendance acquise, de retour à l’université de Dakar, enseignant aussi convaincant que militant.

2Revenu à Dakar en 1974, il mène dès lors de front son métier d’enseignant, ses recherches pour son doctorat d’État et ses activités politiques débordantes. Sa carrière politique va commencer avec le départ de Senghor en 1980. En 1984, il est élu secrétaire général du parti d’opposition de la Ligue démocratique. Il devient désormais un acteur de premier plan de la scène politique ; dans une majorité présidentielle élargie, il entre en 1993 au gouvernement comme ministre d’Abdou Diouf, successeur de Senghor. Là s’ouvre la seconde partie du volume de ses mémoires : l’expérience politique au niveau de l’État, car il fut à plusieurs reprises ministre dans différents gouvernements d’alternance. Il rompit avec le président Wade en 2004, à la suite des dérives autoritaires de celui-ci. Revenu comme ministre d’État auprès du président Macky Sall en 2012, il décida de son propre gré l’année suivante de se retirer de la vie politique nationale. Il avait repris son enseignement à l’université depuis 2007.

3Cette seconde partie de l’ouvrage, analyse politique très différente de la première, récit anthropologique, est tout aussi passionnante – un seul bémol autour de sa jeunesse : il est elliptique sur l’esclavage resté important dans ces sociétés.

4Non seulement Abdoulaye Bathily a noté régulièrement son itinéraire, mais il est aussi doté d’une mémoire excellente. Surtout, il a toujours gardé sa liberté de pensée. Désormais dégagé de responsabilité, il s’exprime avec lucidité et sincérité ; son texte n’est pas seulement descriptif. Il dépeint sans complexe les arcanes du pouvoir et les agissements des acteurs, ce qui fait de son livre un ouvrage d’histoire fondamental, dans un pays où l’oralité joue un tel rôle, et où il sait en tenir compte. Il faut absolument lire ce texte, à la fois document, source et réflexion.