2Ces logiques reposent, selon elle, sur la distinction entre centre et périphérie, assimilables à des pôles plutôt qu’à des endroits circonscrits qui seraient en quelque sorte « déjà là ». Si le centre apparaît comme comme le lieu où afficher sa présence, en mettant notamment en scène une immobilité dans l’espace, alors sysnonyme d’autorité, la périphérie, quant à elle, figure les mobilités de subordonné·es qui, par leurs mouvements, deviennent absents de la cour. Les statuts établis par l’organisation sociale se comprennent, dès lors, par des positions et des mouvements dans l’espace. En cela, Anna Dessertine entrevoit, dans les mises en visibilité au centre et les invisibilisations au niveau de la périphérie, des modes de présence et d’absence constitutifs d’une organisation sociale et spatiale qui cherche à se perpétuer chez les Malinké. Cette approche, issue du travail d’observation de l’autrice sur le terrain, structure le déroulement du présent ouvrage : Anna Dessertine s’intéresse dans un premier temps au centre des cours, domaine des aînés et des paternels, avant de s’éloigner vers des périphéries de plus en plus lointaines : les jardins, la brousse, les campements miniers guinéens, l’ailleurs migratoire et le monde invisible des jinaw (« génies »). Là sont négociés les relations d’âge, les rapports sexués et la parenté.

3Les différents chapitres de l’ouvrage nous permettent de découvrir les méthodologies variées que l’autrice mobilise pour construire son analyse. Les trois premiers chapitres dévoilent comment statuts sociaux et pratiques (usages) de l’espace domestique conditionnent la manière dont les interactions (relations) s’établissent dans les cours, des salutations matinales à la résolution des conflits. À chaque fois, la mobilité des cadets contraste avec l’immobilité des aînés. L’espace central des cours devient ainsi le lieu d’une « hiérarchie représentative » : c’est là que se donne à voir et que s’apprend l’autorité des aînés. Par contraste, la périphérie immédiate de la cour, constituée d’habitations (« cases »), est l’espace où se développent les rapports affectifs, d’amitié ou de maternité. En d’autres termes, le centre serait un pôle efficace de monstration, tandis que la périphérie serait quant à elle un « laboratoire » (p. 89-118) où « il s’agit de fabriquer ce qui [est] mis en visibilité dans les espaces domestiques centraux » (p. 117), à savoir le pouvoir de la séniorité et la force du lien paternel.

4Or, plus on s’éloigne des espaces domestiques, pour se situer à mi-chemin entre village et brousse lointaine, plus les interactions codifiées du centre de la cour et l’affection qui règne dans les « cases » périphériques tendent à se dissiper. Les jardins sont des espaces où les femmes qui les exploitent sont isolées – une solitude essentielle à leur autonomie économique –, tandis que dans les champs agricoles, les fils discutent l’autorité des pères en s’opposant ouvertement à eux.

5Dans les chapitres suivants, l’autrice identifie, plus spécifiquement, le principe de cette organisation topocentrique : les mobilités participent au maintien de l’organisation sociale tant au sein des « cases », des cours, des quartiers et des villages, parce qu’elles sont toujours redirigées vers ce puissant pôle d’attraction qu’est le centre. L’originalité de l’analyse tient au fait que l’autrice embrasse mobilités micro-locales et internationales, en distinguant toutefois leurs temporalités.

6Les chapitres 4 et 5 mettent en lumière la façon dont des micro-déplacements dans les cours, observables lors des rites de naissance et de mariage, permettent d’associer le centre à la parenté paternelle, toujours visible, et la périphérie à la parenté maternelle, volontairement tenue à distance, afin de la reléguer dans l’invisibilité. Dans le chapitre 6, l’autrice étudie les mobilités liées au commerce féminin d’épices à Bamako et au départ (« à l’aventure ») des hommes célibataires à l’étranger et, plus récemment, dans les campements miniers de Guinée. Elle souligne que ces déplacements sexués « restent contrôlés par les membres de la résidence qui accordent le départ et imposent un retour, composante intrinsèque de la mobilité » (p. 212). Si le village tient, c’est donc en raison de la circularité de mobilités qui doivent toujours être pendulaires, c’est-à-dire devant nécessairement faire retour dans la cour et le village. Cette obligation au retour trouve une illustration éloquente dans le chapitre 7 : Anna Dessertine montre ici que le développement de l’orpaillage et l’introduction de détecteurs de métaux ont « provoqué le retour d’aventuriers » et « diminué les départs longs et lointains » (p. 245), si bien que les absences se sont progressivement raccourcies et que les mobilités s’exercent dans un rayon de plus en plus réduit. L’autrice clôture son analyse en allant au-delà du monde physique et observable, dans l’espace des jinaw, qui se manifestent dans les corps et lors des fêtes annuelles de pêche dans les mares. Ces rites qui réunissent tous les habitants sont le moment exemplaire du retour nécessaire. Aussi, à l’instar des cours centrales, « les mares, le temps d’une fête, accueillent des rassemblements et deviennent des espaces de passage, de rencontre, où chacun est à la vue de tous » (p. 272).

7Anna Dessertine décrit ainsi statuts et relations dans un village malinké au travers de la logique topocentrique. Elle adopte volontairement une démarche structurale (p. 16) afin d’identifier les principes sous-jacents qui assurent la continuité de l’organisation sociale et spatiale malinké. Elle érige alors les mobilités pendulaires en principe d’intelligibilité : celles-ci permettent la reproduction des relations et de l’espace rural dans le temps. Par-là, l’autrice montre comment le retour d’absents en mouvement contribue au maintien et à la pérennité d’un village de Guinée, en dépit de l’histoire violente du pays et des flux globalisés qui ont affecté les ruralités ouest-africaines.