1Cet ouvrage collectif est une des productions de l’ambitieux projet « villes invisibles et écriture de la modernité » coordonné à l’université de Strasbourg par Aurélie Choné entre 2009 et 2012. En se plaçant sur le terrain des villes coloniales, la question du visible et de l’invisible (à laquelle nous a sensibilisés l’ouvrage célèbre d’Italo Calvino, Les villes invisibles) rencontre de multiples problématiques postcoloniales liées à la domination et à la résistance, aux conflits de représentations spatiales, aux stratégies de configurations identitaires. Les douze articles rassemblés dans l’ouvrage, écrits par des historiens, des sociologues, des urbanistes, des architectes et des littéraires, respectent remarquablement la règle du jeu en s’attachant, par des biais très différents d’une contribution à l’autre, à interroger les enjeux de « l’(in)visibilité » dans le contexte de diverses villes coloniales.

2Parce que le projet de maîtrise coloniale s’est appuyé prioritairement sur les villes, celles-ci sont souvent nées d’un fantasme d’hypervisibilité qui ne pouvait que préparer un progressif retour du refoulé qu’il s’agit de décrypter. L’article d’Elena Chitti, consacré aux Alexandries de l’archéologue italien Evaristo Breccia, est à cet égard éloquent : les ouvrages qu’il consacre à la ville d’Alexandrie pendant l’époque coloniale rendent visible une ville idéale hellénistique, matrice de l’image cosmopolite de la ville coloniale, au détriment de l’évidence visible d’une ville arabe. La stratégie de Breccia consiste à « visualiser l’invisible » (gréco‑romain) au prix d’une « invisibilisation du visible » arabe.

3On retrouve mention, dans presque tous les articles, de ce nœud entre la visibilité impériale et le développement des villes coloniales, que ce dernier se fasse sur un mode moderniste (au Brésil, par exemple, dans le cas des villes pionnières amazoniennes présentées par Laurence Grandchamp), au contraire, fortement culturalisé (architecture typiquement anglaise à Bombay, ou germanique à Douala). Hugo Vermeren à propos de Bône, Said Chouadra et Monia Bousnina à propos de Sétif, montrent comment les pratiques de l’espace urbain parviennent à contourner ces projections fantasmatiques inscrites dans la pierre dans des stratégies de réappropriation.

4En entrecroisant les paradigmes du visible et de l’invisible avec ceux de la domination et de la résistance, l’ouvrage parvient à débusquer d’intéressants paradoxes. L’article d’Anna Sophie Brasch, consacré à la littérature coloniale allemande autour de 1900, insiste sur la faible pertinence de l’opposition moderne/antimoderne au profit d’une « better modernity » (ou d’une « improved modernity »), marquée par le mouvement de la Lebensreform, qui cherche à réconcilier modernité et communauté. Cette « modernité améliorée » est indissociable d’une visibilité urbaine, qu’un roman colonial comme Heim Neuland de Friede H. Kraze fait littérairement exister. Rognvald Leask s’intéresse à la reconstruction de la ville néozélandaise de Christchurch-Otautahi à la suite du tremblement de terre de 2011 et au projet, en cours, de reconfiguration multiculturelle de l’espace qui aménage au cœur de la ville les espaces maori jusqu’ici occultés. Dans la conclusion de l’ouvrage, les coordinatrices reviennent sur cet article résolument optimiste pour s’interroger sur les conditions de cette résurgence des espaces maori au cœur de la cité. Comme si le passage effectif à la visibilité ne pouvait faire l’économie d’une « puissance » qui la conditionne. Catherine Repussard montre, par exemple, dans son article sur la résistance des Douala au projet allemand de construction d’une « ville blanche et saine », que cette résistance, qui est passée par plusieurs moments stratégiques, s’est dans tous les cas appuyée sur une élite compradore douala qui maîtrise les codes de la visibilité, quitte à inventer/visibiliser une tradition africaine « authentique ». C’est de l’intérieur de la ville, et de ses régimes de visibilité, que la résistance parvient à s’organiser et à exister.

5Plusieurs contributions littéraires défendent cependant l’idée d’une puissance de l’invisibilité au travail au sein des villes coloniales. Appréhender la ville comme un texte, lisible tout autant que visible, est une des façons de rendre manifestes les dynamiques de résistance qui tirent parti de l’invisibilité. C’est le cas d’Aurélie Choné sur les « métropoles indiennes vues/lues par les voyageurs de langue allemande », d’Isabel von Holt sur São Paulo lue par Oswald de Andrade via le personnage de Macunaima, et d’Emmanuelle Recoing sur la lecture de la ville créole par Chamoiseau via le personnage de Marie‑Sophie dans Texaco : dans les trois cas, l’écriture est analysée comme un moyen d’exploiter les interstices de la ville coloniale. Le colonisé mimétique d’Homi Bhabha, qui maintient une distance imperceptible avec ce qu’il imite, ouvre un espace invisible que l’écriture littéraire occupe et nourrit. L’écriture, mais aussi le cinéma (Annamaria Motrescu‑Mayes s’intéresse aux films amateurs de l’époque coloniale) sont des vecteurs d’émergence de nouvelles visibilités qui ne passent pas par des stratégies d’appropriation de l’espace, mais par de nouvelles manières de lire, favorisées par les contextes postcoloniaux.