• 1 Voir, à titre d’exemple, H. Collet, 2022 ; R. Dewière, 2017 ; F.-X. Fauvelle, 2022 ; B. S. Hall, 20 (...)

1Les trois articles réunis dans ce dossier se penchent sur trois configurations historiques du fait politique au Sahara et dans le Sahel : les confédérations nomades berbérophones de l’Ouest saharien avant le début du processus d’arabisation (Hadrien Collet) ; les communautés oasiennes du Sahara central aux xviii^e et xix^e siècles, Ghadamès en l’occurrence, dont l’autonomie locale est mise à l’épreuve par l’hégémonie impériale ottomane (Kerem Duymus) ; enfin, la première phase de l’expansion française au Sénégal à une époque où les Européens ne sont encore qu’un acteur politique parmi d’autres à l’échelle régionale, loin de dominer le champ (Cheikh Sene). Ensemble, ces trois textes illustrent tout le potentiel d’une histoire sociopolitique de l’espace sahélo-saharien avant 18501. Le caractère quelque peu hétérogène du dossier, tant du point de vue géographique que chronologique, reflète la réalité d’un travail de défrichage, qui, me semble-t-il, constitue à la fois une force et une faiblesse. En comparaison avec d’autres aires géographiques et malgré le progrès des dernières décennies, nos connaissances restent en effet toujours limitées. Cela nous permet alors certes de nous poser en pionniers, s’attelant à explorer de vastes terrains documentaires inédits, mais confère aussi à nos travaux un caractère nécessairement prospectif. D’une certaine manière, nos travaux développent encore avant tout des problématiques appelant des « recherches futures ». Notre dossier ne fait pas exception à cette tendance. Je le conçois comme une mise en lumière de quelques thèmes historiographiques dont l’étude me paraît essentielle pour une compréhension plus fine des cultures politiques dans l’espace sahélo-saharien et, surtout, pour une approche affranchie d’un agenda de recherche souvent façonné par des perspectives contemporaines.

• 2 P. Bonte, 2008 ; J. Scheele, 2012 ; J. Scheele, 2022.

2Hadrien Collet soulève avec force la question des communautés ou confédérations nomades comme acteurs historiques au Sahara. L’étude de ces confédérations – y compris de leur histoire – s’est jusqu’à présent développée principalement dans le cadre de la recherche anthropologique sur le fait politique, où certains auteurs, tels que Pierre Bonte ou, plus récemment, Judith Scheele, ont élaboré des modèles d’analyse puissants2. À travers le cas des Massūfa au xiv^e siècle, Hadrien Collet montre l’intérêt d’une démarche historicisante qui prend au sérieux le processus de la formation de territoires politiques associés à l’autorité de groupes nomades. En même temps, il met en exergue les difficultés d’une telle reconstruction historique, en raison du caractère exogène et normatif des sources arabo-musulmanes largement défavorables à leur égard. Sa lecture de textes littéraires et juridiques illustre la nécessité de situer notre analyse à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des dispositifs discursifs du passé, afin d’en exploiter pleinement le potentiel en tant que sources historiques. Grâce à ce travail de déconstruction, Collet rend visible une organisation politique dans l’Ouest saharien qui, bien qu’elle ne se soit pas orientée vers la formation de structures étatiques, a néanmoins joué un rôle crucial en définissant le cadre des mobilités à travers le grand désert.

• 3 S. Dale, 2010.
• 4 M. Hodgson, 1974.
• 5 Je cite seulement quelques titres parmi les plus emblématiques : S. Ahmed, 2017 ; M. Kia, 2021 ; A. (...)
• 6 M. Oualdi, M., 2023 ; Y. Ben Smail, J. Marglin, 2024 ; S. Hargal, 2024.

3L’article de Kerem Duymus introduit l’espace sahélo-saharien dans un champ historiographique qui, jusqu’à présent, a plutôt marginalisé les contextes africains : la recherche sur les nouveaux pouvoirs impériaux en terre d’Islam à partir du xvi^e siècle, à savoir l’Empire séfévide puis qadjar en Iran, les Moghols en Inde et les Ottomans dans le pourtour méditerranéen3. L’étude de la vie politique, culturelle et intellectuelle de ces « Empires de la poudre » (Gunpowder Empires), pour reprendre l’expression classique de l’historien américain Marshall Hodgson4, est au cœur d’une réorientation disciplinaire qui, depuis une trentaine d’années, remet en question l’ancien récit orientaliste du déclin de l’Islam après 13005. Dans ce renouveau historiographique, les perspectives africaines restent cependant presque inexistantes. En s’appuyant sur une documentation rassemblée entre Istanbul, Ghadamès et le Nigeria, Kerem Duymus montre que la partie nord de l’Afrique était loin de se trouver à l’écart de la reconfiguration des modèles impériaux en Islam. Des régions comme le Sud libyen ou le nord du Nigeria apparaissent plutôt comme une zone frontière entre deux espaces intellectuels islamiques derrières lesquels se profilent deux centres impériaux : d’un côté, l’Empire ottoman, avec ses traditions savantes forgées par la rencontre entre l’Islam arabo-persan et la culture politique turco-mongole ; de l’autre, la civilisation arabo-berbère de l’Occident musulman pour laquelle le sultanat du Maroc revendique d’être le représentant impérial. L’exploration de ces filiations intellectuelles encore guère connues constitue un aspect crucial pour mieux comprendre les modalités de l’intégration de l’Afrique du Nord dans l’Empire ottoman dont l’étude connaît à l’heure actuelle également un regain d’intérêt important6.

• 7 L’expression renvoie à la figure de l’imām, le souverain musulman légitime car garant de l’applicat (...)
• 8 Voir notamment B. Barry, 1988 ; O. Kane, 1974 ; M. Klein, 1972 ; J. Jr Webb, 1995 ; J. Boulègue, 20 (...)
• 9 D. Robinson, 1975.

4L’article de Cheikh Sene sur les relations diplomatiques entre le Fuuta-Tooro et la colonie française de Saint-Louis se penche sur la pluralité des acteurs étatiques à l’échelle régionale. Saisir les enjeux d’une telle configuration politique plurielle me paraît particulièrement nécessaire dans le contexte de la Sénégambie et du Sud mauritanien entre le xvii^e et la première moitié du xix^e siècle. De fait, la période voit non seulement la consolidation de la présence des Européens le long de la côte atlantique et leurs rivalités, mais aussi, et surtout, la formation d’entités étatiques sur les deux rives du fleuve Sénégal qui se disputent l’hégémonie régionale. Certaines s’appuient sur une idéologie mettant en avant la constitution d’une communauté politique islamique, un « imamat7 », tandis que d’autres mobilisent des idéaux d’excellence guerrière selon des grammaires culturelles variables8. Cheikh Sene examine l’exemple de l’état théocratique fondé par Abdul Kader Kane ‘Abd al-Qādir Kane (r. 1776-1806) au Fuuta-Tooro9 pour étudier comment ce milieu politique interagit avec les puissances européennes. À travers son analyse de trois traités conclus entre 1785 et 1808, il met en lumière la complexité de relations marquées par la volonté ferme de l’imamat du Fuuta-Tooro de défendre sa souveraineté et ses intérêts face à la politique expansionniste des Français de Saint-Louis.

• 10 I. Grangaud, M. Oualdi, 2016.
• 11 Je pense, par exemple, aux travaux de Barry Boubacar, Oumar Kane, Jean Boulègue, ou encore la thèse (...)
• 12 F.-X. Fauvelle, 2018.

5Pluralité du champ politique, grammaires intellectuelles des discours de légitimité, identification de groupes sociaux se constituant en acteurs collectifs : les thèmes explorés par les trois auteurs abordent quelques problématiques centrales de l’étude du fait politique en Afrique avant 190010. La taille modeste de ce dossier interdit, bien entendu, d’en tirer des conclusions historiographiques trop ambitieuses. Néanmoins, il démontre, à mon sens, que la réflexion sur les modalités historiques de l’exercice du pouvoir politique dans l’espace sahélo-saharien peut grandement s’enrichir en s’ouvrant à des contextes thématiques, géographiques et chronologiques situés en dehors des champs d’investigation habituels, tels que la période coloniale entre 1850 et 1950 ou les mouvements de djihad du xviii^e et xix^e siècle. La partie orientale de l’intérieur sahélo-saharien recèle des fonds documentaires dont le dépouillement pourrait considérablement élargir une histoire de l’Islam dans la région, encore essentiellement écrite à partir de matériaux provenant de l’Ouest. De même, l’historiographie de l’espace sénégambien et mauritanien gagnerait à renouer avec les travaux des années 1970 et 1980, dont les auteurs s’efforçaient de situer les débuts de la colonisation européenne dans les dynamiques d’un paysage politique et culturel régional en pleine transformation11. Enfin, le renouveau des études sur la période précédant ce qu’Hadrien Collet appelle « l’âge des manuscrits » pourrait permettre de réfléchir à la partialité des sources, soulevant des enjeux épistémologiques qui dépassent le seul cadre africain12. Je ne peux donc qu’espérer que ces trois articles produiront auprès du lectorat l’effet « prospectif » évoqué au début de mon introduction : susciter des curiosités et encourager l’approfondissement des pistes ouvertes ici.