1Dans un contexte où les études consacrées à la poésie tardive et plus particulièrement aux hexamètres « homérisants » de Nonnos de Panopolis sont florissantes, l’ouvrage de Berenice Verehlst, issu d’une thèse soutenue en 2014, apporte sa pierre à un édifice dont la forme se dessine de plus en plus précisément. Dans la continuité de Pierre Chuvin et de sa théorie d’une « déconstruction de l’épopée » dans les Dionysiaques, l’étude de B. Verehlst se propose de démontrer que le discours direct est également l’un des lieux où Nonnos de Panopolis discute avec le genre épique : « The presence of speech uttered by characters is an important micro-structural element inherent in the genre of epic poetry and, as will be illustrated, a feature of Nonnus’ poetry in which he most distinctively differs from his epic predecessors […] also a key feature used by Nonnus to enter into a dialogue with his epic predecessors and to challenge epic conventions » (p. 15).

2Plusieurs approches théoriques sont adoptées par la chercheuse belge. La première et principale – elle sera suivie tout du long – se définit par la comparaison contrastive : mettant en parallèle le texte nonnien avec ceux de ses prédécesseurs, B. Verehlst montre les interactions entre les Dionysiaques, la tradition épique et le contexte littéraire contemporain, identifiant ainsi la manière dont le poète panopolitain adapte de façon originale l’usage du discours direct et ce que cela implique au niveau pragmatique vis-à‑vis des fonctions de ce dernier dans la structure narrative. Mais si les poèmes épiques d’Homère, Apollonios de Rhodes, Quintus de Smyrne et Collouthos offrent des parallèles génériques évidents, B. Verehlst, dans la droite ligne de la recherche récente qui met l’accent sur le principe poétique de composition unificateur de la ποικιλία pour décrire l’œuvre nonnienne, et par conséquent sur les éléments « non-classiques » (p. 32) qui en font un poème atypique, établit également des parallèles avec le roman grec (Achille Tatius, Longus), la tradition historiographique (Thucydide, Hérodote) mais aussi la tradition iconographique (Imagines de Philostrate).

4Enfin, réaffirmant la forte influence des catégories rhétoriques anciennes dans la production poétique tardive, B. Verehlst utilise également les manuels de progymnasmata d’Aélius Théon, (Ps.‑)Hermogène, Aphtonios et Nicolaos, ainsi que les traités de Ménandre le Rhéteur et l’Institution oratoire de Quintilien.

5D’un point de vue global, l’ouvrage s’organise en six chapitres : les trois premiers sont plutôt centrés sur la comparaison lorsque les trois derniers mettent davantage l’accent sur des aspects narratologiques. Le chapitre 1^er présente ainsi l’étude de cas d’une « réécriture » d’épisode épique en comparaison avec les « modèles » – Homère, Apollonios de Rhodes et Quintus de Smyrne –, la Διὸς ἀπάτη, étude qui fait identifier à l’auteur chez Nonnos un nombre moindre de dialogues et un allongement des discours (« traditional dialogical exchange in Nonnus seems to have been substituted to a large extent by new and different means that connect individual speeches and enhance the structural unity of the epic narrative: the occurrence of paired speeches, the occurrence of speeches in series and the constant reccurrence of certain themes and rhetorcial patterns », p. 81). Le chapitre 2 se focalise sur un type de discours particulièrement présent dans les Dionysiaques : l’exhortation. À partir de différents paramètres (l’identité et le statut du locuteur – est-ce un général, un dieu ou un soldat lambda ? –, le nombre et le statut des allocutaires – une armée entière, un bataillon ou une seule personne ? – et la situation dans laquelle est prononcée l’exhortation – durant une assemblée, juste avant la bataille ou pendant cette dernière ?), B. Verehlst offre à son lecteur une typologie efficace en la mettant à l’épreuve des catégories rhétoriques anciennes que sont les τελικὰ κεφάλια et de la comparaison avec les prédécesseurs non seulement poètes mais également historiographes. Dans un troisième temps, l’auteure se concentre sur les cas de discours enchâssé, et notamment sur ceux dans lesquels sont rapportées les potentielles futures paroles d’un locuteur anonyme, procédé théorisé dans la critique sous le nom de « potential τις-speech » et à propos de l’emploi duquel B. Verehlst dit qu’il est « much more than its Homeric model, a formalized element of style ».

6Dans le chapitre 4, à partir du qualificatif de « trompeur » qui accompagne certaines des formules introductives, l’auteure analyse les stratégies de persuasion déployées dans ce qu’elle appelle des « manipulative speeches », et ce, dans le but d’identifier une « rhetoric of deception ». Le cinquième chapitre quant à lui met l’accent sur les commentaires énoncés par des observateurs qui ne participent pas à l’action, et plus précisément sur deux types d’observateurs : des personnages anonymes qui semblent se trouver là par hasard et que l’ignorance de l’identité des protagonistes de l’action en cours pousse à formuler des hypothèses en partant d’indices visuels, et des divinités transformées en oiseaux qui commentent – sans intervenir – les événements depuis une position en hauteur, offrant ainsi une perspective différente. Enfin, dans le dernier chapitre, s’appuyant sur une étude pragmatique de l’épisode de la nymphe Béroé, objet d’une compétition pour l’obtention de sa main entre Poséidon et Dionysos, B. Verehlst présente des cas où les stratégies de persuasion échouent.

7De réelles qualités peuvent être reconnues à ce travail : outre une grande maîtrise des outils modernes offerts par la narratologie et une application pertinente à un corpus ancien alliée à l’utilisation de la théorie rhétorique ancienne, l’ouvrage est agréable à lire et présente un propos structuré et documenté – la précision étant notamment permise par un certain nombre d’études statistiques quantitatives ainsi que par les tableaux qui en fournissent les résultats.