• 1  Interview « Von der Saula zur Paula », in : Kristina Dunz, Eva Quadbeck, Ich kann, ich will und ic (...)

« Aujourd’hui, les femmes ont occupé tous les postes importants de la politique allemande, à l’exception du poste de Président de la République fédérale. Quiconque se demande encore si les femmes sont capables de faire ceci ou cela vit vraiment dans un autre temps »1.

• 2  Interview « Darauf vorbereitet, den nächsten Sprung zu machen », in : ibid., p. 109.

2Kramp-Karrenbauer est-elle pour autant une femme « puissante » ? Elle-même définit le pouvoir comme « la possibilité de mettre quelque chose en application », tout en ajoutant que « le pouvoir représente aussi et surtout une très grande responsabilité et parfois un fardeau »2. À travers son exemple, on pourra questionner les spécificités du pouvoir « au féminin », c’est-à-dire explorer la manière dont il se décline en coulisses et sur les devants de la scène politique, à différentes échelles (de la commune au Bund), et à travers divers mandats et fonctions politiques, que ce soit au parlement, au gouvernement ou au sein du parti. Bien sûr, il ne s’agit pas d’adopter un regard essentialisant sur le pouvoir, mais de mesurer l’agency d’AKK, à savoir la puissance d’agir de cette femme politique dans un champ encore largement dominé par les hommes, et d’examiner très concrètement, à travers le prisme du genre, ce qui détermine et freine parfois une carrière politique : les dispositions personnelles, le contexte partisan, les structures et cultures du politique, les idées et les pratiques du pouvoir.

• 3  Frank Bösch, Macht und Machtverlust : Die Geschichte der CDU, Stuttgart, DVA, 2002, p. 240.

3En 1981, Annegret Kramp entre à l’Union chrétienne-démocrate, elle a 19 ans. Cette décision mûrement réfléchie est en phase avec ses convictions profondes : catholique pratiquante, elle adhère aux idéaux défendus par le parti. La prégnance du christianisme, le conservatisme des valeurs, le capitalisme rhénan, ce sont là des principes structurants de son enfance et de son adolescence ; seulement, la voie empruntée est loin d’être évidente pour une femme de sa génération, tant le parti du chancelier Kohl demeure encore, à cette époque, l’apanage des hommes. Mis à part quelques figures saillantes comme Elisabeth Schwartzhaupt, peu de femmes ont jusqu’alors réussi à percer dans ce microcosme régi par la norme masculine. Pourtant, le succès – et a fortiori le pouvoir – du parti a longtemps reposé sur le soutien inconditionnel des femmes, car il était, comme l’écrit l’historien Frank Bösch, « un parti d’hommes tributaire du vote des femmes »3. Dès sa fondation en 1945, la CDU, qui affiche son attachement aux valeurs chrétiennes dans la lettre « C » de son acronyme, profite du capital de confiance de femmes souvent plus proches de l’Église que les hommes. Dans la période d’après-guerre, les électrices, par leur poids démographique, déterminent les rapports de pouvoir politiques et assurent ainsi à la CDU une avance confortable sur le Parti social-démocrate d’Allemagne (Sozialdemokratische Partei Deutschlands, SPD) pendant près de deux décennies. À partir des années 1970, la tendance s’inverse chez les jeunes femmes. Plus qualifiées que la génération de leurs mères, elles refusent de plus en plus de se plier aux rôles de genre traditionnels, et se détournent progressivement du parti conservateur au profit de la gauche, du SPD d’abord, puis des Verts (Die Grünen) dans les années 1980.

• 4  Sont ainsi nommées ministres Dorothee Willms (1982), Rita Süssmuth (1985), Ursula Lehr (1988) et G (...)
• 5  Beate Höcker, Politische Partizipation von Frauen : Kontinuität und Wandel des Geschlechterverhält (...)

4Au moment où la jeune Annegret Kramp entre à la CDU, les dirigeants chrétiens-démocrates sentent le vent tourner : le vote des femmes décroche. Heiner Geißler, alors secrétaire général du parti, impulse, avec l’assentiment de Kohl, une féminisation notable de la politique et du personnel. Non seulement le chancelier nomme plusieurs femmes à la tête de ministères fédéraux4, mais le parti adopte également une nouvelle politique de genre plus axée sur la promotion des femmes dans les organes où leur taux ne dépasse que rarement les 20 %5. La CDU renonce toutefois à se doter de quotas, comme le fait le SPD ; le pouvoir décisionnel revient donc irrémédiablement aux hommes, mais le processus de démocratisation interne est enclenché.

• 6  Ibid., p. 110-115.
• 7  Annegret Kramp-Karrenbauer, « Macht verändert Einflussnahme », in : Rita Süssmuth (dir.), Mut zur (...)

5Annegret Kramp, alors étudiante en sciences politiques et en droit, profite du changement de mentalité. Militante à Püttlingen, elle rencontre le maire de la ville, le chrétien-démocrate Rudolf Müller, qui appuie en 1984 sa candidature aux élections communales. À 23 ans, elle est élue conseillère municipale et cinq ans plus tard, elle devient adjointe au maire (Beigeordnete). Ainsi, comme beaucoup de femmes avant elle, AKK fait ses armes dans la politique communale. Les communes et petites villes offrent un terrain privilégié d’apprentissage du politique. Les enjeux y sont plus limités et le fonctionnement moins formalisé que dans la « grande » politique : on y fait de la politique de proximité dans un espace familier6. C’est l’occasion, aussi, de se forger une réputation, de rencontrer des acteurs locaux et de se constituer un réseau, notamment au sein du parti. Grâce à ses contacts, AKK réussit, en 1991, à décrocher un premier poste de responsable de la planification politique auprès de la fédération chrétienne-démocrate sarroise, où elle est directement subordonnée au chef de la CDU régionale, Klaus Töpfer. Elle n’exerce alors pas de pouvoir décisionnel mais un pouvoir indirect, une influence « cachée » – « typiquement féminine » dira-t-elle7 – qui relève plutôt de l’organisation du politique : en préparant des notes, en prenant des rendez-vous et en participant aux meetings importants, elle devient une interlocutrice de choix. Tenue au courant de tout, elle gère les affaires courantes pour son chef qui est aussi ministre de l’Environnement du gouvernement Kohl et député à Bonn.

• 8  Manfred Otzelberger, Die Macht ist weiblich : Annegret Kramp-Karrenbauer. Die Biographie, Munich, (...)
• 9  Dunz/Quadbeck, Ich kann (note 1), p. 50.
• 10  F. Bösch, Macht (note 3), p. 242.

6AKK assume cette fonction jusqu’à la fin des années 1990. Sa carrière prend alors une tournure inattendue. En janvier 1998, le siège du député Klaus Töpfer se libère au Bundestag. Kramp-Karrenbauer se voit proposer, dans un moment pour elle inopportun, le siège au parlement de Bonn pour représenter la circonscription de Sarrebruck. Elle vient tout juste de donner naissance à son troisième enfant ; elle hésite, mais finit par y consentir. Ce dilemme très « féminin » pose avec acuité la question de la conciliation de la charge politique avec la vie familiale. Elle-même défend l’idée de la « liberté du choix » (Wahlfreiheit), mais son exemple montre que cette « liberté » est avant tout un luxe qui dépend largement des relations de genre et du contexte social immédiat. AKK bénéficie, pour sa part, de l’aide de son mari, Helmut Karrenbauer, ingénieur-mineur, qui travaille de nuit pour s’occuper des enfants la journée8, et de sa sœur, Evi Kramp, elle-même femme au foyer et voisine de la famille de la députée9. Force est de constater que son choix fait exception, car dans sa famille politique, les femmes « de carrière » sont traditionnellement célibataires ou sans enfants10.

• 11  A. Kramp-Karrenbauer, « Macht verändert Einflussnahme » (note 7), p. 315.
• 12  Ibid., p. 315.

7Lors des élections fédérales du 27 septembre 1998, AKK ne parvient pas à défendre son siège parlementaire ; elle quitte Bonn et retourne à Sarrebruck où elle assiste Peter Müller, tête de liste de la CDU, dans sa campagne pour les élections régionales et mène elle-même campagne pour obtenir un siège au Landtag. Le 5 septembre 1999, la CDU obtient 45,5 % des voix ; elle détient la majorité absolue et prend le pouvoir. AKK entre au parlement régional où elle devient secrétaire générale du groupe chrétien-démocrate11. C’est un poste de gestion politique qui lui confère une autorité certaine. En travaillant étroitement avec le chef du groupe parlementaire et le chef du gouvernement sarrois, à nouveau, elle « tire les ficelles » en coulisses12.

• 13  Hans Süssmuth, Kleine Geschichte der CDU-Frauen-Union : Erfolge und Rückschläge 1948-1990, Baden-B (...)
• 14  F. Bösch, Macht (note 3), p. 258.
• 15  Interview « Von der Saula zur Paula » (note 1), p. 79-90, ici p. 80.
• 16  Dunz/Quadbeck, Ich kann (note 1), p. 69.

8Dans son parcours, AKK a manifestement profité du patronage d’hommes de pouvoir comme Rudolf Müller, Klaus Töpfer ou Peter Müller qui, à chaque étape de sa carrière, l’ont encouragée à aller plus loin, mais elle compte aussi parmi ses soutiens des femmes et plus particulièrement l’Union des femmes (Frauen-Union, FU) dont elle dirige la section sarroise à partir de 1999. Dès sa fondation en 1948, cette organisation féminine a milité pour une plus grande prise en compte des femmes par le parti, autant dans la répartition des postes et mandats que par la valorisation politique de « leurs » thèmes traditionnels, l’éducation et la famille13. Au début des années 1990, la FU et Kramp-Karrenbauer sont aux avant-postes de la lutte pour l’introduction de quotas féminins à la CDU. Elles se heurtent néanmoins au refus de la plupart des dirigeants chrétiens-démocrates, mais aussi de dirigeantes comme Angela Merkel, Claudia Nolte, Erika Steinbach ou Hanna-Renate Laurien qui ont gravi les échelons sans l’aide de la FU. Pour elles, la carrière doit se fonder sur la compétence et non pas sur une promotion qu’elles jugent « artificielle »14. AKK, en revanche, défend le bien-fondé des quotas, autant pour la politique que pour le marché du travail. Selon elle, les quotas doivent offrir aux femmes l’opportunité de faire leurs preuves à des postes à responsabilité auxquels elles n’accèdent pas « naturellement » parce qu’elles sont des femmes15. En 1995, elle échoue à faire adopter en Sarre, au congrès de Dillingen, la règle d’un quota féminin de 30 % pour les fonctions et mandats régionaux. La règle sera finalement adoptée par la CDU à l’échelle fédérale l’année suivante, dans une version toutefois assez peu contraignante16.

• 17  Ina vom Hofe, Die Frauenpolitik der CDU : Traditionen, Entwicklungen, Einflüsse 1945 bis 2013, Ber (...)
• 18  Birgit Meyer, « ‘Nachts, wenn der Generalsekretär weint’ – Politikerinnen in der Presse », BPB, 02 (...)

9Avec le recul, il semble que Kramp-Karrenbauer ait moins profité des quotas que du changement provoqué par la réunification de l’Allemagne en 1990, car l’intégration de fédérations chrétiennes-démocrates de l’Est beaucoup plus féminisées, plus jeunes, plus sécularisées et plus revendicatives17 dans la CDU bouleverse profondément l’organisation interne du parti. Le chancelier Kohl tente de répondre aux nouvelles attentes en nommant ministres plusieurs femmes : Angela Merkel (1991-1994) et Claudia Nolte (1994-1998), deux femmes de l’Est, occupent ainsi le poste de ministre des Femmes et de la Jeunesse ; Merkel passe ensuite à la tête du ministère de l’Environnement (1994-1998) avant d’être élue secrétaire générale du parti en 1998, puis présidente de la CDU en 2000. Cette ascension fulgurante et inédite pour une femme, encore impensable quelques années auparavant, aurait été impossible sans l’effet de modernisation des structures qui a accompagné le processus d’unification partisane. Birgit Meyer qualifie, plus globalement, les années 1990 d’« ère inaugurale » (Gründerzeit) des femmes en politique : la décennie a vu émerger, dans les communes, les régions et le Bund, des ministères spécifiquement dédiés aux femmes (Frauenministerien) et des postes de « promotion de l’égalité des sexes » dans la fonction publique (Frauen-/Gleichstellungsbeauftragte)18. Dans cette période, certaines femmes percent le « plafond de verre » et normalisent leur présence dans les plus hautes sphères de la politique. Elles deviennent, ce faisant, des modèles à suivre pour d’autres.

• 19  A. Kramp-Karrenbauer, « Macht verändert Einflussnahme » (note 7), p. 316.

10À l’orée du nouveau millénaire, alors qu’Angela Merkel profite de la retentissante « affaire des caisses noires » pour accéder à la plus haute fonction de la CDU, AKK fait, elle aussi, un bond considérable dans sa carrière. En 2000, le ministre-président sarrois Peter Müller lui propose de prendre le poste de ministre de l’Intérieur de la Sarre. Elle est alors la première femme en Allemagne à assumer un tel poste régalien, l’Intérieur étant souvent rattaché à des représentations de politique « dure » et « virile » parce qu’il touche entre autres aux questions de sécurité, d’immigration et d’intégration ; AKK n’a alors que 38 ans. On peut imaginer qu’outre sa compétence, sa féminité a joué en sa faveur : le changement de genre devait faire oublier le scandale de corruption entourant son prédécesseur. Passant du pouvoir législatif à l’exécutif, elle hérite d’un ministère qui lui confère une forte capacité d’agir, du prestige et une grande visibilité. Toute la différence, explique-t-elle, réside dans le « pouvoir de la fonction » (Macht des Amtes), à savoir l’autorité et le pouvoir de décision politique19.

• 20  Ibid., p. 318.

11Son action, à l’Intérieur, porte sur la politique d’immigration qu’elle veut restrictive et sur la réforme de la police qu’elle entend à la fois féminiser et sensibiliser à la violence faite aux femmes20. En 2004, après les élections régionales, la CDU conserve sa majorité absolue et Kramp-Karrenbauer ajoute la politique féminine et familiale à ses domaines de compétence. En septembre 2007, elle quitte l’Intérieur pour prendre la direction du ministère de l’Éducation, des Femmes, de la Famille et de la Culture. Deux ans plus tard, elle est nommée ministre du Travail, de la Famille, de la Prévention, des Affaires sociales et du Sport. En passant ainsi de ministère en ministère, en démultipliant les domaines d’expertise, elle se forge une réputation de dirigeante zélée et polyvalente, mais aussi de fine connaisseuse du terrain comme des dossiers. À la fois généraliste et spécialiste, elle se mue en véritable « couteau suisse » de la politique sarroise.

• 21  Annegret Kramp-Karrenbauer, « Grußwort », in : Hans-Jürgen Lüsebrink, Claudia Polzin-Haumann, Chri (...)

14Durant son mandat de ministre-présidente, Kramp-Karrenbauer coordonne la gestion des affaires courantes. Parmi ses priorités, nous l’avons dit, figurent la réduction des déficits par une politique d’austérité budgétaire, l’éducation, la recherche et la « stratégie France » (Frankreichstrategie), point fort de son programme politique. Chargée par Merkel, en 2011, des échanges franco-allemands à l’échelle fédérale, AKK met un point d’honneur à renforcer les transferts économiques et culturels existant notamment entre la Sarre et le pays voisin. Dans le cadre du 50^e anniversaire du traité de l’Élysée (2013) par exemple, elle multiplie les mesures d’ouverture dans le domaine de la formation professionnelle, de la mobilité, des échanges universitaires et encourage l’apprentissage du français dans les écoles. Pour elle, le bilinguisme est un atout censé accroître la compétitivité de la Sarre21.

• 22  « Kramp-Karrenbauer bleibt beliebteste Saar-Politikerin », Saarländischer Rundfunk, 26.01.2017, ww (...)

15Son action et son style de gouvernement sont globalement plébiscités par les Sarrois, sa cote de popularité est élevée. En 2017, 75 % des sondés se disent satisfaits de leur ministre-présidente22. On apprécie son pragmatisme, sa simplicité, sa cordialité tout comme son attachement au terroir, au dialecte et aux traditions régionaux. Pour beaucoup, AKK incarne tout simplement l’identité sarroise. Aussi, ses valeurs empreintes de catholicisme social ne sont pas sans plaire dans une région réputée plus catholique que la Bavière. Elle jouit de la même popularité auprès des membres de la CDU sarroise qui, en 2012, la réélisent à la présidence avec 98,2 % des voix. Cinq ans plus tard, ils la désignent comme tête de liste (98,4 %) pour les élections régionales de 2017.

• 23  Cathrin Elss-Seringhaus, « AKK will bei Wahlniederlage raus aus Landespolitik », SOL.DE, 14.03.201 (...)
• 24  M. Otzelberger, Die Macht ist weiblich (note 8), p. 75-79.

16Ces dernières ont une portée nationale, car 2017 est une année électorale de premier ordre (Superwahljahr), ponctuée à l’automne par les élections législatives fédérales. Les élections sarroises, les premières de l’année, doivent donner la tendance générale. Or les conflits et problèmes liés à la crise dite des réfugiés de 2015-2016 ont fortement entamé la confiance des électeurs, la chancelière et la CDU sont affaiblies. Pendant sa campagne régionale, AKK avance ses pions et fait savoir dans les médias qu’elle se retirera de la politique si son parti n’arrive pas en première position23. Le résultat électoral, le 26 mars 2017, est sans appel : avec 40,7 % des voix, elle améliore sensiblement le score du scrutin précédent (35 %) et renforce sa position dans la politique régionale. Et même au-delà, car de nombreux acteurs considèrent que son succès a permis de remettre en selle la CDU pour les élections ultérieures24. Le scrutin sarrois la propulse ainsi définitivement sur le devant de la scène et lui offre de nouvelles opportunités, sur le plan national cette fois.

• 25  Udo Bauer, « Mini-Merkel, Anti-Merkel und Rebell », Deutsche Welle, 02.11.2018, www.dw.com/de/mini (...)

17Annegret Kramp-Karrenbauer a souvent été comparée à Angela Merkel, avec laquelle elle entretient un rapport mimétique et partage une carrière politique exceptionnelle. Le surnom de « Mini-Merkel »25 que lui donnent certains médias parce qu’elle était sa dauphine désignée l’irrite passablement. Elle déclare dans une interview :

• 27  B. Meyer, « ‘Nachts, wenn der Generalsekretär weint’ » (note 18).
• 28  Interview « Von der Saula zur Paula » (note 1), p. 87.
• 29  F. Bösch, Macht (note 3), p. 262.

20Comme d’autres, elles ont certes bénéficié de l’appui d’hommes – cet appui était et reste, semble-t-il, une condition préalable à toute carrière féminine en politique –, mais elles ont également dû faire face aux préjugés sexistes et à la dévalorisation presque « naturelle » que suscitait, surtout au début de leur carrière, leur genre ou leur origine. En les affublant de surnoms comme la « fille de Kohl » ou la « fille de l’Est » pour Merkel ou bien la « fille de Müller » et « la fille de la Sarre » pour AKK, on cherchait à les discréditer27. Comme l’explique AKK, les femmes ont en commun une certaine expérience du politique qui les lie en tant que femmes28 – le renvoi systématique à leur « différence » de genre ou à des thèmes dits féminins (comme le care), la surmédiatisation de leur physique (vêtements, coiffure) ou de leur vie familiale –, l’expérience d’une « étrangeté » qui les incite également à s’appuyer sur des réseaux de solidarités féminines. En arrivant à la tête de la CDU, Merkel s’est d’abord entourée de femmes de confiance à la centrale du parti, ce qui lui a été reproché29 ; AKK, pour sa part, qualifie de « filet de protection » la Frauen-Union et ses dirigeantes, Maria Böhmer et Annette Widmann-Mauz, avec lesquelles elle entretient des liens d’amitiés. Quant à la relation entre les deux femmes : Merkel et Kramp-Karrenbauer sont, à l’évidence, des « amies politiques » mues par une loyauté réciproque. Elles s’estiment, se respectent et se soutiennent. Leur style politique – le sang-froid et le pragmatisme plus que l’idéologie – est comparable. C’est sans doute cette ressemblance aussi qui pousse Angela Merkel à miser sur le potentiel d’AKK lorsqu’elle la convainc de se lancer dans la « grande politique ».

• 30  Christina Rentmeister, Phil Ninh, « Mehr als eine Million Wähler der Union laufen zur AfD über », (...)
• 31  Interview « Kein Hexenwerk », Die politische Meinung, « Mitte – Aufbruch oder Abgesang », n^o 540 ( (...)
• 32  Dunz/Quadbeck, Ich kann (note 1), p. 123.

21Les élections législatives de 2017 mettent à rude épreuve la CDU et sa dirigeante, Angela Merkel. Son parti a certes gagné les élections, mais perdu des voix par rapport à 2013 (– 8,6 %) et les discussions préparant la formation d’une coalition de gouvernement (Sondierungsgespräche) s’avèrent difficiles. AKK est appelée à la rescousse à Berlin. Forte de son expérience sarroise, de sa patience et de ses talents de négociatrice, elle doit aider à mettre en place la première coalition « jamaïcaine » à l’échelle fédérale. Kramp-Karrenbauer n’est alors pas tout à fait novice à « Berlin » puisqu’elle fait partie, depuis 2010, du comité directeur du parti (Präsidium) et qu’elle siège depuis 2011 à la chambre haute (Bundesrat), ainsi qu’au congrès des ministres-présidents. Le 19 novembre 2017, Christian Lindner, leader des libéraux, fait échouer les discussions menées avec les Verts et la CDU. Merkel doit à tout prix empêcher la tenue de nouvelles élections si elle veut sauver son dernier mandat et a fortiori son héritage politique. Ses adversaires, à l’instar de Friedrich Merz ou de Jens Spahn, adeptes d’une droite plus conservatrice, souhaitent un changement de paradigme politique ; ils reprochent à la chancelière qui est aussi présidente de la CDU d’avoir « gauchisé » le parti en permettant l’émergence, à sa droite, de la formation nationale-populiste AfD qui lui a ravi plus d’un million de voix en 201730. À l’inverse, AKK défend la ligne merkelienne ; elle est, en certains points, ostensiblement plus conservatrice que la chancelière, mais partage comme elle des convictions centristes fortes : l’appartenance au système de valeurs occidental, à l’OTAN, à l’Union européenne, la défense de l’ordre et de la sécurité, de l’économie sociale de marché, d’un État fort au budget équilibré et du principe de performance (Leistungsprinzip) comme moteur de l’ascension sociale31. Fin 2017, 45 % des membres de la CDU considèrent qu’AKK serait apte à perpétuer cette ligne politique à la place d’Angela Merkel. Les deux femmes s’entendent sur la stratégie à adopter afin de positionner AKK : le 26 février 2018, au congrès exceptionnel du parti, cette dernière se fait élire, avec 98,8 % des voix – le meilleur score jamais atteint –, au poste de secrétaire générale de la CDU32. Pour la première fois de son histoire, la CDU est ainsi dirigée par deux femmes.

• 33  Elle-même qualifie l’année 2018 de « folle ». Interview « Das bin ich als Parteivorsitzende », in  (...)

24Cette fin toutefois s’amorce plus vite que prévu. Après avoir obtenu des résultats décevants aux élections de Hesse, qui lui sont directement imputés, la chancelière annonce en octobre 2018 qu’elle ne se représentera ni à la présidence du parti ni à la chancellerie, les deux postes étant traditionnellement détenus par la même personne quand la CDU/CSU dirige le gouvernement. Friedrich Merz, Jens Spahn et AKK annoncent aussitôt leur candidature à la succession de Merkel à la tête de la CDU. Issu du monde des affaires, Merz, l’anti-Merkel néo-libéral, peut compter sur de puissants appuis au sein du parti, notamment sur les entrepreneurs, les grands patrons et Wolfgang Schäuble, éminence grise de la CDU et président du Bundestag. AKK, en revanche, la dauphine d’Angela Merkel, obtient le soutien des chrétiens-sociaux et de Peter Altmaier, également Sarrois et ministre de l’Économie ainsi que de l’Union des femmes. Elle réussit aussi à rallier Paul Ziemiak, chef de la Jeune Union (Junge Union, JU) à qui elle propose le poste de secrétaire général en cas de victoire. Le jour du vote, au congrès du 7 décembre 2018, le score est serré ; avec 51,75% des voix au second tour, elle l’emporte de justesse sur Friedrich Merz. Elle est dès lors la seconde femme à occuper, après Merkel, le poste de cheffe de la CDU. En l’espace de dix mois seulement, au terme d’une année « folle »33, elle réussit à se hisser au sommet du parti. La chancellerie semble à portée de main, mais elle ne l’atteindra pas.

• 34  « Lesben und Schwule in der Union fordern Entschuldigung », FAZ, 03.03.2019, www.faz.net/aktuell/p (...)
• 35  Interview « …und dann die Forderung nach Heirat von mehr als zwei Menschen ? », Saarbrücker Zeitun (...)
• 36  Dunz/Quadbeck, Ich kann (note 1), p. 147.

25Au début de l’année 2019, AKK est au faîte de sa carrière : la base du parti lui a exprimé sa confiance, sa popularité est au zénith et les médias lui sont favorables. Elle occupe désormais une place stratégique. Dans l’éventualité, déjà discutée à l’époque, que Merkel se retire de la chancellerie avant la fin de son mandat en 2021, elle semble mieux placée que quiconque pour lui succéder. Mais l’état de grâce ne dure pas, sa présidence est émaillée de controverses qu’elle provoque en partie elle-même. En mars 2019, en plein carnaval, elle tourne en dérision le « troisième genre » récemment introduit en Allemagne et s’en prend aux intersexuels et transgenres. Les critiques sont vives, notamment dans son propre camp où l’on trouve malencontreuse l’attaque contre des minorités sexuelles34. Face au tollé, elle refuse de présenter ses excuses. AKK, du reste, est connue pour ses positions droitières en termes de mœurs. Elle s’est ainsi toujours opposée à l’ouverture du mariage et de l’adoption aux couples homosexuels qu’elle rapproche sans vergogne de l’inceste ou de la polygamie35 ; elle mène d’ailleurs ouvertement campagne contre la loi qui finit par autoriser le « mariage pour tous » en juin 2017. L’IVG est un autre sujet sensible. En 2018, au moment où s’enflamme le débat public autour de la gynécologue de Gießen, Kristina Hänel, condamnée conformément au § 219a du code pénal pour avoir « promu » l’avortement, alors qu’elle informait les femmes des possibilités offertes par son cabinet médical pour mettre un terme aux grossesses involontaires, AKK envoie un courrier à tous les cadres dirigeants et députés chrétiens-démocrates, dans lequel elle leur enjoint de combattre, au nom de la « protection de la vie », la proposition de loi du SPD visant à supprimer le § 219a36. Les prises de position très nettes contre l’avortement et en faveur du modèle familial hétéronormé trahissent le traditionalisme qui sous-tend sa vision du monde. Elles ne surprennent toutefois pas de la part d’une chrétienne-démocrate qui a toujours assumé un discours très conservateur sur des sujets de société aussi clivants et idéologiques que la famille ou la sexualité ; elle rejoint, sur ce point, la ligne de l’Église catholique dont elle a toujours été la fidèle alliée.

• 37  A. Kramp-Karrenbauer, tweet du 29.05.2019, twitter.com/akk/status (consulté le 21.01.2021).
• 38  « Es bleibt die Tatsache, dass sie dafür die Schule schwänzen », Zeit online, 15.03.2019, www.zeit (...)

26Deux mois après la polémique sur les minorités sexuelles, elle commet un autre impair, vis-à-vis de la jeunesse cette fois et de sa lutte pour l’environnement. Alors que le youtubeur Rezo appelle les jeunes électeurs à ne pas donner leur voix aux conservateurs aux élections européennes de 2019, en raison, dit-il, de leur incapacité à atteindre le but qu’ils se sont eux-mêmes fixé, à savoir la neutralité climatique d’ici à 2035, AKK propose de réguler le numérique pour « limiter » ce genre d’appels au boycott qu’elle qualifie de « manipulation électorale »37. Ses détracteurs lui reprochent alors de vouloir censurer l’Internet et d’étouffer la liberté d’expression. Cette maladresse semble aussi témoigner de l’impéritie d’AKK face à la jeune génération. Confrontée au même moment à Fridays for Future, le mouvement de « grève scolaire pour le climat » dont les manifestations connaissent un vaste écho tout au long de l’année 2019, elle fait montre d’une certaine condescendance, préférant dénoncer la pratique de « l’école buissonnière » de Greta Thunberg et de ses partisans plutôt que de s’intéresser à leurs revendications climatiques38. Outre la fracture générationnelle, il semble y avoir là un certain aveuglement à vouloir ignorer avec une telle ténacité les enjeux politiques majeurs du xxi^e siècle.

• 39  « CDU-Spitze erinnert : Keine Zusammenarbeit mit Linke erlaubt », Süddeutsche Zeitung, 13.01.2020, (...)

27Ces controverses plongent la CDU et son électorat dans le doute. Celui-ci se fait d’abord ressentir dans les résultats électoraux assez mitigés qu’obtient la CDU/CSU (28,9 %) aux élections européennes du 26 mai 2019, mais la déception est encore plus grande à l’issue des scrutins régionaux dans les Länder de l’Est de l’Allemagne, dans le Brandebourg (01.09.2019), en Saxe (01.09.2019) et en Thuringe (27.10.2019). La CDU y perd de nombreuses voix au profit de l’AfD qui rafle environ un quart des suffrages dans les trois régions est-allemandes. Peu après, le 5 février 2020, survient le coup de théâtre d’Erfurt : Thomas Kemmerich, président du groupe du FDP, soutenu par la CDU, l’emporte face à Bodo Ramelow, candidat du parti de la gauche radicale, Die Linke, et se fait élire ministre-président de Thuringe grâce aux voix du groupe nationaliste de l’AfD. Quelque peu abasourdi par le résultat, Kemmerich accepte le vote et approuve ce faisant que les députés d’extrême droite jouent le rôle de faiseurs de roi ; il rompt ainsi avec la règle des démocrates qui vise à empêcher toute alliance avec les forces antisystèmes de l’AfD. Cette élection met AKK dans une situation très inconfortable. En tant que présidente de la CDU, elle doit convaincre le chef de file chrétien-démocrate en Thuringe, Mike Mohring, de se retirer de la coalition avec le FDP et de préparer de nouvelles élections. AKK manque manifestement d’autorité, car elle ne réussit pas à soumettre Mohring et la CDU thuringeoise à la discipline du parti, jusqu’à ce que Kemmerich annonce sa démission, le 8 février. Cette épreuve décrédibilise d’autant plus AKK que Merkel, alors en voyage en Afrique du Sud, sort des conventions diplomatiques et intervient dans les affaires du parti en qualifiant d’« impardonnable » les agissements de la CDU en Thuringe. Puis, lors du processus menant au vote d’investiture du ministre-président thuringeois, Kramp-Karrenbauer attise la situation en appelant son parti à ne pas soutenir le candidat de la Linke. Elle le renvoie dos-à-dos avec l’AfD, alors que Bodo Ramelow, lui, est clairement démocrate39. AKK reprend ainsi à son compte un positionnement certes cher à sa famille politique, mais qui rappelle les schémas de pensée antitotalitaires de la guerre froide et semble donc particulièrement anachronique. Les critiques sont vives : on reproche à AKK son manque de discernement et d’intuition politiques. Le 10 février 2020, elle annonce qu’elle renonce à toute candidature à la chancellerie et démissionne de la présidence de la CDU. La dauphine de Merkel abdique toute ambition et met ainsi un terme à une carrière jusque-là parfaitement maîtrisée.

• 40  « Moskau wirft Annegret Kramp-Karrenbauer Unfähigkeit vor », zeit online, 27.11.2020, www.zeit.de/ (...)

29Après son retrait de la présidence de la CDU en février 2020, AKK reste ministre de la Défense fédérale, poste « viril » par excellence auquel elle a été nommée suite au départ d’Ursula von der Leyen à la Commission européenne en juillet 2019. Elle s’y forge une solide réputation de réformatrice, notamment en prenant à bras-le-corps le problème de noyautage de l’armée par l’extrême droite : elle donne congé au chef du Service de contre-intelligence militaire (Militärischer Abschirmdienst), Christof Gramm, et dissout une compagnie des forces spéciales KSK. En 2020, elle suscite la controverse en proposant la réintroduction du service militaire et l’établissement de zones de protection en Syrie, le renforcement du rôle de l’Allemagne dans l’OTAN et le durcissement de la position allemande face à la militarisation accrue en Russie. Cette posture lui vaut d’ailleurs de vives critiques du Kremlin qui, dans la personne du général de division Igor Konachenkov, lui reproche son « incompétence » politique et stratégique40 – peut-être aussi parce qu’elle est une femme à un « poste d’homme ». Son mandat, en tout cas, court jusqu’aux prochaines élections fédérales et la constitution d’un nouveau gouvernement, dont elle ne fera vraisemblablement plus partie.