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Positions d'habilitations et de thèses

Savoirs de l’expertise et trajectoire sociale : le cas de Philippe Frédéric de Dietrich (1748-1793)1

Daniel Fischer
p. 319-330

Texte intégral

  • 1 . La thèse a été préparée au sein de l’UR 3400 ARCHE de l’Université de Strasbourg, sous la directi (...)
  • 2 . Louis Spach, « Frédéric de Dietrich, premier maire de Strasbourg », Revue d’Alsace, no7, 1856, p. (...)
  • 3 . Albert de Dietrich, Au pays de la Marseillaise, Paris, Éditions de la Renaissance contemporaine, (...)
  • 4 . Albert de Dietrich, Alsaciens, corrigeons notre accent !, Paris, Berger-Levrault, 1917.

1Philippe Frédéric de Dietrich (1748-1793), présenté habituellement comme un homme des Lumières, un savant entré dans l’administration à la fin de l’Ancien Régime et qui réussit, à Strasbourg, une entrée en politique à la faveur de la Révolution française, est une figure bien installée dans une double historiographie : celle, régionale, reposant sur les travaux de l’archiviste Louis Spach au XIXe siècle2, et celle du roman national forgé par les historiens et polygraphes de la IIIe République qui instrumentalisaient sa mémoire pour rappeler que l’Alsace devait redevenir française, le berceau de l’hymne national ne pouvant indéfiniment rester allemand. Un descendant du premier maire de Strasbourg, le collectionneur Albert de Dietrich, s’était lui-même prêté à cet exercice en publiant deux brochures pendant la Première Guerre mondiale Au pays de la Marseillaise3 et Alsaciens, corrigeons notre accent!4 avec une préface de Maurice Barrès.

2Cependant, la place des savoirs dans la trajectoire de Dietrich n’avait jamais suscité de travaux historiques, alors même que des sources particulièrement riches, essentiellement conservées au château de Reichshoffen, au sein des archives de l’Association de Dietrich, permettent à la fois de ne pas enfermer l’homme dans des catégories auxquelles ses ambitions le rattacheraient a priori et de saisir, à l’échelle d’une carrière, l’importance de la mobilisation de savoirs dans une trajectoire sociale au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle.

Présentation du sujet et du corpus de sources : « retrouver » Philippe Frédéric de Dietrich par ses pratiques de l’écrit

  • 5 . Gabriel G. Ramon, Frédéric de Dietrich, premier maire de Strasbourg sous la Révolution française, (...)

3Une importante distorsion existe dans la production historiographique concernant Dietrich : ses trente mois à la mairie de Strasbourg, ses deux procès et sa condamnation occupent dans la seule biographie publiée que Gabriel G. Ramon lui a consacrée en 19195 83 % du livre. Ses voyages en Europe, sa carrière savante et administrative, couvrant pourtant deux décennies, sont rapidement traités en début d’ouvrage, alors que des archives auraient permis de les documenter.

  • 6 . Johann Jacob Ferber, Lettres sur la minéralogie de l’Italie, Strasbourg, Bauer & Treuttel, 1776.
  • 7 . Carl Wilhelm Scheele, Traité chimique de l’air et du feu, Paris, Serpente, 1781.
  • 8 . Supplément au Traité chimique de l’air et du feu, contenant un Tableau abrégé des nouvelles décou (...)
  • 9 . Friedrich Wilhelm Heinrich von Trebra, Observations sur l’intérieur des montagnes, sur la grotte (...)
  • 10 . Archives nationales (AN), site de Pierrefitte-sur-Seine, F12/680.
  • 11 . Charles-Edmond Perrin, « A lost identity: Philippe Frederic, Baron de Dietrich (1748-1793) », Isi (...)
  • 12 . Avant d’être naturalisé français, le baron d’Holbach portait les prénoms et noms de Paul Heinrich (...)

4Celles de l’Académie des sciences renferment par exemple des lettres et mémoires envoyés à Paris par Dietrich en qualité de correspondant rattaché en 1775 au marquis de Courtanvaux – une ironie de l’histoire, l’académicien étant un descendant de Louvois, qui avait fait exiler puis placer en résidence surveillée l’aïeul de Dietrich, l’Ammeister Dominicus Dietrich refusant d’abjurer le protestantisme –, ainsi que les rapports des académiciens chargés d’expertiser les soumissions de l’Alsacien, notamment ses traductions des Lettres sur la minéralogie de l’Italie de Ferber (1776)6, le Traité chimique de l’air et du feu de Scheele (1781)7, le supplément de ce même traité (1785)8 et les Observations sur l’intérieur des montagnes de Trebra (1787)9. Les archives de l’Académie des sciences conservent également les rapports rédigés par Dietrich – devenu associé libre le 2 août 1786 – dans le cadre de commissions d’examen d’instruments, de mémoires, d’ouvrages à paraître et sollicitant l’approbation et le privilège de l’Académie. Aux Archives nationales de Pierrefitte-sur-Seine, des cartons des séries F14 (mines et travaux publics) et F12 (bureau du Commerce) renferment des pièces importantes permettant d’éclairer les missions exercées par Dietrich au Contrôle général des Finances : commissaire du roi à la recherche et à la visite des mines dès 1784 mais officiellement à partir de 1785, il est lié au département des Mines, dont l’organisation est fluctuante, mais aussi au département des Eaux et forêts et à celui du Commerce. C’est avec ce dernier qu’il souhaite travailler plus étroitement à partir de 1787, rendant des avis aux députés du commerce ou répondant à l’appel de l’intendant du commerce Tolozan qui lui confie, en 1788, une vaste enquête quantitative sur l’état des usines et la consommation de bois en France10. Dietrich a fait réunir lettres et tableaux renvoyés par tous les intendants du Royaume sommés de lui répondre, et a fait dresser des « extraits », témoins des pratiques de lecture, d’écriture, de classement, d’archivage du commissaire du roi et de son secrétariat. Charles-Edmont Perrin, en conclusion d’un article sur l’« identité perdue » de Philippe Frédéric de Dietrich11, souvent confondu dans les travaux d’histoire des sciences avec d’Holbach12, avait invité à s’intéresser à sa carrière de savant et d’expert. Un premier tour d’horizon des sources a semblé permettre de répondre à son appel.

5Au cœur du corpus à disposition se trouve le fonds privé des Archives de Dietrich. Elles renferment la correspondance active et passive du baron, une partie de ses papiers, des mémoires inachevés ou copiés lorsqu’ils étaient terminés, les articles, les traductions et les ouvrages qu’il a publiés. Les minutiers de ses lettres « familières » ou « d’affaires », conservés pour les périodes 1781-1782 et 1786-1792, – 3 400 pages, soit plus de deux pages quotidiennes – ne sont qu’un exemple de cette apparente abondance de sources qui aurait permis de rédiger une biographie linéaire, du berceau à la guillotine, s’il ne s’était agi de ne pas tomber dans le dangereux confort du corpus préconstitué – par Dietrich lui-même ou ses descendants désireux de construire sa légende, puis au moment du classement du fonds opéré par Hélène Georger-Vogt (1926‑2014).

6La confrontation des sources conservées à Reichshoffen avec celles d’autres fonds d’archives publics et privés a permis d’éviter cet écueil. Aux Archives nationales et aux Archives de l’Académie des sciences déjà mentionnées s’ajoutent celles du Service historique de la Défense, de la bibliothèque des Mines ParisTech et du Muséum national d’histoire naturelle, des Archives départementales du Bas-Rhin et de la Ville et de l’Eurométropole de Strasbourg, des Archives de Karlsruhe ainsi que des fonds privés comme celui de la famille de Turckheim déposé à la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg ou le fonds Ochs-His à Bâle. Un matériau très important a donc pu être réuni et questionné après la définition d’une problématique spécifique.

La méthodologie retenue : l’étude d’un cas pour approcher les savoirs experts et l’attention portée aux « actions d’écriture »

  • 13 . Anne Conchon, Guyénot de Châteaubourg (1745-1824) ou le commerce des relations, Paris, Publicatio (...)
  • 14 . Hélène Vérin, Entrepreneurs et entreprise. Histoire d’une idée, Paris, PUF, 1992 ; Hélène Vérin, (...)
  • 15 . Christelle Rabier (dir.), Fields of Expertise: A Comparative History of Expert Procedures in Pari (...)

7Le minéralogiste, le traducteur, l’académicien, l’entrepreneur, l’administrateur, l’homme politique : les différentes activités de Dietrich méritaient de trouver une articulation satisfaisante. Elles auraient pu structurer le plan d’une biographie intellectuelle si elles n’avaient pas l’inconvénient d’enfermer le sujet dans des appartenances présupposées et d’empêcher de montrer à quel point ces rôles pouvaient en réalité être concomitants et combinés, comme l’a montré Anne Conchon dans le cas de Guyénot de Châteaubourg13. La lecture des ouvrages d’Hélène Vérin sur la place de l’entreprise dans le couple savoir et action14 et les travaux de Christelle Rabier sur les champs de l’expertise et la définition de l’expertise comme des savoirs en action15 ont permis de réinterroger le schéma des postures a priori successives mais en réalité enchevêtrées de Dietrich au profit d’une approche par les savoirs experts.

  • 16 . Edoardo Grendi, « Micro-analyse et histoire sociale », Écrire l’histoire, no3, p. 67-80.

8Car le sujet retenu n’était pas Philippe Frédéric de Dietrich lui-même ou sa contribution réelle ou supposée à une ou plusieurs sciences dont les frontières se dessinent au XVIIIe siècle, mais la mobilisation des savoirs experts dans une trajectoire sociale à partir d’une étude de cas. L’homme est pris non pour sa personnalité mais parce que le corpus de sources éclairant la construction et la préservation de sa réputation et de sa carrière peut offrir un observatoire privilégié : celui de la trajectoire sociale d’un personnage « exceptionnel normal » ou « normal exceptionnel »16.

  • 17 . Notamment grâce à l’action de l’Association de Dietrich conduite par Henri Mellon.

9L’exceptionnalité repose in fine sur la très bonne conservation des archives17. Le dernier chapitre de la thèse a été l’occasion de montrer que la correspondance de Dietrich avec Condorcet était l’une des mieux conservées grâce aux registres des minutes et copies de lettres du secrétariat de Dietrich, parvenus jusqu’à nous. Cette exceptionnalité réside aussi dans la légende du martyr de la Révolution modérée que ses précédents biographes ont toujours célébrée.

  • 18 . Ernst Kugler, Phil. Fried. von Dietrich. Ein Beitrag zur Geschichte der Vulkanologie, Munich, Mün (...)

10En réalité, aux yeux du chercheur en sciences sociales, la « normalité » du personnage présente d’indéniables atouts. Dietrich est « normal » à plus d’un titre. Tout d’abord, il n’a pas eu de destin exceptionnel : il n’est ni Lavoisier ni Condorcet, n’est ni un découvreur ni un précurseur – même si la modernité de ses vues en matière de vulcanologie a été soulignée par Ernst Kugler18 –, ce qui permet, opportunément, de faire l’économie de la déconstruction d’une histoire internaliste des sciences au développement desquelles il a cependant pu contribuer. Cela le rend représentatif du groupe social des savants ou des administrateurs dont le travail quotidien peut dès lors être appréhendé. De plus, il n’a pas toujours été promu aux postes qu’il briguait ou avec le titre qu’il souhaitait porter. Au Contrôle général, il subit le sort commun d’autres administrateurs, tels les dix autres solliciteurs en attente d’une place d’inspecteur général du commerce et des manufactures en 1787‑1788 au moment où sont attendues des restructurations dans les bureaux du ministère. Enfin, le ministère des Affaires étrangères puis le ministère de l’Intérieur lui échappent successivement en 1792.

  • 19 . Jean-Claude Perrot, Une histoire intellectuelle de l’économie politique (XVIIe-XVIIIe siècle), Pa (...)

11Le cas peut dès lors servir le projet d’écriture d’une biographie intellectuelle dont le but serait de reconstituer un horizon des savoirs en contextualisant le travail de Dietrich et ce qu’il dit de la construction de l’identité individuelle par rapport aux identités collectives, ainsi que de dégager les « orientations » des centres d’intérêt qui s’ajoutent les uns aux autres, « par contiguïté des savoirs », selon l’expression de Jean-Claude Perrot19. L’une des questions à résoudre est de saisir la manière dont Dietrich parvient à faire reconnaître son expertise dans des domaines voisins et aux contours évolutifs.

12Inscrivant ce projet de recherche et d’écriture dans le sillage de l’histoire sociale des savoirs, une entrée possible dans la question des savoirs experts et de leur mobilisation a été suggérée par les perspectives défendues par le GRIHL (Groupe de Recherche Interdisciplinaire sur l’Histoire du Littéraire) appelant à prendre en compte les « actions d’écriture » dans une chaîne d’autres actions, ce qui permet d’éviter à l’historien deux écueils lorsqu’il s’agit d’analyser les publications d’un auteur : la recherche, toujours subjective et vaine, des intentions de celui qui désire publier et le piège de tout réduire à une stratégie qui aurait été conscientisée par Dietrich lui-même.

  • 20 . Nicolas Schapira, Maîtres et secrétaires (XVIe-XVIIIe siècles). L’exercice du pouvoir dans la Fra (...)

13La lecture des travaux de Nicolas Schapira20 a également permis d’éviter une importante méprise : ce qui, dans les archives, pouvait être pris pour l’écriture de Dietrich était en réalité celle de son prête-main, d’un fidèle secrétaire, ce qui invite à se pencher avec précision sur l’environnement et les conditions de travail du commissaire du roi, le rôle joué par différents collaborateurs et le fonctionnement de son bureau fort d’une demi-douzaine de personnes, à son domicile du 54 rue du Faubourg Poissonnière à Paris, de 1786 à 1789. Devaient s’y croiser le prête-nom et le chargé d’affaires Gaudbert, le précepteur et traducteur Fontallard, l’auteur Louvet de Couvray, le fidèle secrétaire Goblet qui sait si bien imiter la main de son maître et quelques commis plus intermittents.

  • 21 . Ludwik Fleck, Genèse et développement d’un fait scientifique. Paris, Les Belles Lettres, 2005.
  • 22 . Jean-François Braunstein, « Thomas Kuhn lecteur de Ludwik Fleck », Archives de philosophie, no66/ (...)

14Habitudes de travail, quotidien d’un savant et d’un administrateur, pratiques de l’écrit sont au cœur de cette recherche en ce qu’ils permettent de saisir le positionnement de Dietrich par rapport à plusieurs « collectifs de pensée ». Avoir privilégié cette expression empruntée à l’épidémiologiste polonais Ludwik Fleck nécessite deux justifications21. Il apparaît d’abord que les collectifs de pensée ne s’opposent en rien aux collectifs de pratiques. Chaque collectif de pensée est porteur d’un style de pensée spécifique qui détermine au sein d’un même groupe ce que ses membres ne peuvent concevoir autrement, à savoir l’ensemble des habitudes devenues inconscientes, donc les pratiques. Jean-François Braunstein a montré que la pensée de Fleck, qui nous est parvenue grâce aux travaux de Thomas S. Kuhn, ne peut se résumer à ce que ce dernier en a retenu dans le cadre de sa théorie des changements paradigmatiques en sciences. Un style de pensée offre une permanence relative au collectif tout en ne fixant pas de frontières tranchées, permet la multi-appartenance à des collectifs différents, le libre choix de se situer au cœur ou à la marge d’un collectif ou de plusieurs, les pratiques permettant justement d’apprécier l’intensité de la participation à ce ou à ces styles de pensée22.

15Ainsi, le choix d’écrire une biographie intellectuelle reposant sur neuf études de cas organisées selon un tuilage chronologique a émergé : partant d’une action d’écriture de Dietrich, chaque dossier permet d’apprécier la place de celui-ci par rapport à l’un ou plusieurs de ces collectifs de pensée. Au gré des montées en généralisation, ces études de cas séparées permettent de saisir la manière dont Dietrich a mobilisé les savoirs, bâti son expertise, construit sa réputation.

16Cette méthodologie permet en outre de se prémunir contre l’« effet de sources » qui aurait naturellement conduit à consacrer l’essentiel de nos travaux aux années 1789-1792. Les quatre premiers chapitres de la thèse sont attachés à la période comprise entre 1770 et 1786, pour laquelle la correspondance n’a pas été conservée. Le premier dossier est celui renfermant des minutes de mémoires, des notes, des comptes rendus d’expériences, des fiches de lecture au sujet des salines de Bruchsal. Il est – avec les « extraits » de l’estimation des productions industrielles de chaque généralité en 1788‑1789 – l’un des rares dossiers renfermant des écritures intermédiaires que Dietrich n’a pas brûlées une fois le mémoire définitif écrit ou l’ouvrage publié. Il donne à voir comment l’homme tente de se conformer aux usages qu’il incorpore afin de donner au résultat final – un mémoire qui ne verra jamais le jour – une forme savante (chapitre 1).

17Les autres dossiers reposent sur une publication ou l’échange d’une correspondance, que nous choisissons de considérer également comme une action d’écriture, car elle peut être mise en réseau avec d’autres actions. Après une première partie inductive et replaçant chaque écrit dans son régime d’historicité, la mise en réseau de l’écriture avec d’autres actions permet de saisir les enjeux de la fabrique et de la mobilisation de savoirs, mais aussi les modalités de revendication et de mise en œuvre d’une expertise.

Principaux résultats et apports historiographiques

18Cette thèse a été tout d’abord l’occasion d’obtenir confirmation de plusieurs apports de l’historiographie récente. La traduction des Lettres sur la minéralogie de l’Italie de Ferber permet de comprendre comment, de son Grand Tour minéralogique à la publication d’une traduction d’un livre allemand plutôt que d’un ouvrage de sa plume mais sans originalité, Dietrich bâtit sa réputation de minéralogiste (chapitre 2). Le choix de publier ou de renoncer à publier permet de saisir les logiques d’entrée dans les collectifs dont il s’agit, pour Dietrich, de ne pas se priver. Le dialogue entre savoirs théoriques et pratiques est un attendu déjà bien ancré lorsqu’il débute sa carrière au milieu des années 1770, notamment en minéralogie et en science des mines. Ce n’est donc pas une originalité que d’avoir cherché à les allier : l’articulation des deux est au cœur des enjeux de la reconnaissance de la qualité savante des écrits. C’est en minéralogiste que Dietrich s’intéresse à la « nouvelle chimie » de Lavoisier (chapitre 3) : il la juge propre à permettre d’importants progrès attendus dans son domaine de spécialité. Travaillant à la traduction du Traité de l’air et du feu de Scheele qui lui permet de soutenir la démarche de Lavoisier tout en ne se privant pas de l’appui des contradicteurs du chimiste – tel Sage, le directeur de l’École des Mines – Dietrich s’insère dans le collectif de l’Arsenal, ce qui lui ouvre les portes de l’Académie royale des sciences.

19La publication, en 1786, de sa Description des gîtes de minerai des Pyrénées éclaire la manière dont Dietrich, à l’occasion de ses tournées de commissaire du roi à la recherche et à la visite des mines, a pu mettre en œuvre une expertise minière (chapitre 4). Le rapport sur les productions des frères Sanche à la manufacture des aciers d’Amboise permet de comprendre comment le savant entend construire une expertise sur l’ensemble des questions liées à la production de fer et d’acier, dans l’ombre de Guillot-Duhamel, spécialiste reconnu en la matière. Un des moyens par lui employés est la création de la catégorie des « bouches à feu » : il cherche à en imposer sa définition, d’ailleurs évolutive, aux intendants lors de l’enquête industrielle de 1788. Le lien qui existe entre création d’une catégorie administrative et volonté d’exercer une autorité sur un champ d’action trouve ici une illustration. Se lisent dans la définition des contours de cette catégorie à la fois l’influence du caméralisme d’outre-Rhin qui allie dans de mêmes objets d’administration les mines et leurs usines de transformation mais aussi un moyen de se ménager, en France, un passage de l’intendance des Mines à celle du Commerce.

  • 23 . Liliane Hilaire-Pérez, L’invention technique au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 2000.
  • 24 . Patrick Pion et Nathan Schlanger (dir.), Apprendre. Archéologie de la transmission des savoirs, P (...)

20La promotion technicienne, au cœur des travaux de Liliane Hilaire-Pérez23, est manifeste dans la place importante laissée aux échanges avec des experts de terrain, à l’image des insertions des lettres du maître de forges Vergniès de Bouischère, dans la Description des gîtes de minerai des Pyrénées. Elle est une composante essentielle de la part interactionnelle de l’expertise que Dietrich cherche à se faire reconnaître. Ce travail a permis de mieux connaître la façon dont s’opère cette captation – parfois de manière concurrente, un expert de terrain pouvant être interrogé, visité par plusieurs savants désireux de réduire en art un ensemble de savoirs techniques – et sa finalité savante et académique. La légitimité du discours savant repose de plus en plus sur la capacité d’importer et de dominer les savoirs techniques, de mobiliser des savoirs « de traverse »24, empruntés à d’autres champs, provenant d’autres univers mais que Dietrich sait identifier et mobiliser.

  • 25 . Joel Mokyr, La culture de la croissance. Les origines de l’économie moderne, Paris, Gallimard, 20 (...)

21Dans la correspondance reliant Dietrich au comte de Beust, au sujet de la manufacture de safres et d’azurs de Saint-Mamet, apparait ce que les entrepreneurs du Royaume attendent du commissaire du roi : les aider à construire l’histoire de leur succès et obtenir une protection gouvernementale, juste reconnaissance des risques pris (chapitre 6). L’essentiel du progrès et de la croissance économique est obtenu par des améliorations incrémentales. Si cela ne se lit pas dans les demandes de privilèges qui ont tendance à surévaluer la part innovante de l’entreprise à protéger, la correspondance entretenue entre Dietrich, des entrepreneurs et des inspecteurs de manufactures (Huet de Vaudour à Amboise par exemple) le confirme. Souligner ce décalage permet de saisir les limites des schémas des « Lumières industrielles » et de la « culture de croissance » chères à Joel Mokyr25 qui n’expliquent pas ce qui se joue réellement dans la mobilisation des savoirs. La partie centrale de la thèse conclut à l’indissolubilité du couple savoir et pouvoir : la coupure entre savoirs savants, techniques, administratifs, et d’État est artificielle, trahit un regard trop contemporain et ne permet pas de saisir en quoi tout savoir est déjà un savoir d’action. Le recours de Dietrich aux entreprises, auxquelles sont déléguées la mission d’expérimenter « en grand » pour étendre le stock de savoirs à disposition du Contrôle général, est à ce titre tout à fait éloquent.

  • 26 . Jean-Luc Chappey, La Révolution des sciences. 1789 ou le sacre des savants, Paris, Vuibert, 2020.

22Enfin, le cas « Dietrich » a permis de fournir un exemple de réformateur qui place ses espoirs non pas dans la politique, mais dans le progrès technique et l’innovation d’une part et dans l’entreprise d’autre part. Ils sont à ses yeux les seuls à même de pouvoir changer l’ordre social et la société. La correspondance de Dietrich et Trebra donne à voir ce qui se joue dans l’engagement du premier dans la Societät der Bergbaukunde (chapitre 7) : il y apparaît comme un administrateur français influencé par le caméralisme germanique, attentif au développement équilibré et durable d’un territoire. Son objectif est de connaître sans appauvrir, et il développe pour cette raison une approche de la richesse minérale qui consiste à mettre en valeur ce qui existe et ce qui peut être exploité sans gâcher le potentiel d’une exploitation à venir et dont on ignore encore l’intérêt. La Révolution française faisant des savants les piliers de la légitimation des réformes entreprises26, il n’est pas surprenant de retrouver Dietrich exercer des responsabilités politiques à partir de mars 1790. Deux correspondances permettent d’apprécier la place des savoirs de la réforme dans son action : celle entretenue par le maire avec le député de Strasbourg François-Étienne Schwendt fait comprendre comment sont anticipées les conséquences de la suppression des corporations dans une ville où elles sont encore le ciment de la vie sociale et politique (chapitre 8) et les échanges entre Dietrich et Condorcet donnent à voir comment évoluent les préoccupations du premier, la correspondance entre confrères académiciens devenant un lieu de publication de la réputation (chapitre 9).

23De manière spécifique au cas étudié, un renouvellement de la perception de la carrière de Dietrich reposant sur une vision moins linéaire et moins rétrospective a permis de déconstruire des idées reçues, au nombre desquelles figure celle d’un deuil fondateur à l’origine de sa carrière savante et administrative : l’échec entrepreneurial de l’aciérie de Zinswiller en 1774-1775, qui aurait conduit le jeune homme à se construire une trajectoire en dehors de l’empire sidérurgique de son père. En réalité, Dietrich continue d’être entrepreneur « autrement » tout au long de sa carrière, si on considère que l’entreprise est une volonté d’exercer le pouvoir d’agir.

24Ce travail a également montré qu’une vision fixiste de l’organigramme des bureaux du Contrôle général, que l’Almanach royal a tendance à colporter, n’est pas opérante : le commissaire du roi n’effectue plus de tournée à partir de 1787, bien qu’il apparaisse comme un employé du département des Mines jusqu’en 1790. Les contours des missions qu’il a obtenues en 1784 grâce à l’appui du clan Turgot, de Blondel et de Douet de la Boullaye, sont évolutifs et dépendants du bon vouloir des ministres et des intendants qui se succèdent à la tête des bureaux. Dietrich se plaint d’être un fonctionnaire « ambulant » qui ne serait pas employé à la hauteur de ses mérites. Mais l’intérêt du Contrôle général de le maintenir dans une fonction non pérenne repose sur la volonté de ne pas faire de lui un agent à part entière, ce qui lui ferait automatiquement perdre la confiance des entrepreneurs qu’il rencontre lors de ses tournées. Malgré les suppliques de Dietrich qui souhaite être reçu en qualité de premier commis des mines puis d’inspecteur général du commerce et des manufactures, ce statut à la fois au-dedans et au-dehors du Contrôle général lui assure une précieuse spécificité.

25Enfin, il faut le remarquer : le dénominateur commun des travaux de Dietrich est celui de la traduction et de la transposition de savoirs entre deux univers, qui devient un style de pensée en soi. Les entreprises éditoriales de traduction conduites par l’intéressé n’en sont que des exemples parmi d’autres. Le fait qu’elles soient au cœur de ses logiques de carrière prouvent que c’est son statut de go-between, notamment entre mondes francophone et germanophone, qui lui donne une spécificité. De manière constante, Dietrich se distingue par ses actions transductives dont la traduction de l’allemand au français n’est qu’un élément du répertoire.

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Notes

1 . La thèse a été préparée au sein de l’UR 3400 ARCHE de l’Université de Strasbourg, sous la direction de Mme Isabelle Laboulais, professeure d’histoire moderne à l’Université de Strasbourg. Elle a été soutenue le 15 juin 2021 devant un jury présidé par Pierre-Yves Beaurepaire (professeur d’histoire moderne à l’Université de Nice-Sophia Antipolis) et dans lequel ont siégé la directrice, Mme Liliane Hilaire-Pérez (professeure d’histoire moderne à l’Université de Paris, rapportrice), M. Gilles Bertrand (professeur d’histoire moderne à l’Université de Grenoble-Alpes, rapporteur), M. Patrice Bret (chercheur en histoire des sciences et des techniques au Centre Alexandre Koyré), Mme Charlotte Le Chapelain (maître de conférences HDR en sciences économiques à l’Université Lyon 3) et M. le Prof. Dr. Jakob Vogel (professeur d’histoire contemporaine au Centre Marc-Bloch de Berlin).

2 . Louis Spach, « Frédéric de Dietrich, premier maire de Strasbourg », Revue d’Alsace, no7, 1856, p. 481-505 ; 529-552 et no8, 1857, p. 71-80 ; 145-166 ; 193-223.

3 . Albert de Dietrich, Au pays de la Marseillaise, Paris, Éditions de la Renaissance contemporaine, 1918.

4 . Albert de Dietrich, Alsaciens, corrigeons notre accent !, Paris, Berger-Levrault, 1917.

5 . Gabriel G. Ramon, Frédéric de Dietrich, premier maire de Strasbourg sous la Révolution française, Paris-Nancy-Strasbourg, Berger-Levrault, 1919.

6 . Johann Jacob Ferber, Lettres sur la minéralogie de l’Italie, Strasbourg, Bauer & Treuttel, 1776.

7 . Carl Wilhelm Scheele, Traité chimique de l’air et du feu, Paris, Serpente, 1781.

8 . Supplément au Traité chimique de l’air et du feu, contenant un Tableau abrégé des nouvelles découvertes sur les diverses espèces d’air par Jean Godefroi Léonhardy, des notes de M. Richard Kirwan, & une lettre du docteur Priestley à ce chimiste anglois, sur l’ouvrage de M. Scheele, Paris, Serpente, 1785.

9 . Friedrich Wilhelm Heinrich von Trebra, Observations sur l’intérieur des montagnes, sur la grotte de Blankenbourg, et sur une druse d’Andreasberg, précédées d’un plan d’une histoire générale de la minéralogie par M. de Veltheim, avec un discours et des notes préliminaires de M. de Dietrich, Paris, Imprimerie de Monsieur, 1787.

10 . Archives nationales (AN), site de Pierrefitte-sur-Seine, F12/680.

11 . Charles-Edmond Perrin, « A lost identity: Philippe Frederic, Baron de Dietrich (1748-1793) », Isis: Official Journal of the History of the Sciences Society, no73, p. 545-551.

12 . Avant d’être naturalisé français, le baron d’Holbach portait les prénoms et noms de Paul Heinrich Dietrich von Holbach, francisé en Paul Thiry d’Holbach. « Dietrich » devenu « Thiry » est à l’origine de la confusion repérée par Charles-Edmond Perrin.

13 . Anne Conchon, Guyénot de Châteaubourg (1745-1824) ou le commerce des relations, Paris, Publications de la Sorbonne, 2009.

14 . Hélène Vérin, Entrepreneurs et entreprise. Histoire d’une idée, Paris, PUF, 1992 ; Hélène Vérin, « Expertise et État fondé en raison », in Robert Damien (dir.), L’expertise, Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2001, p. 175-195.

15 . Christelle Rabier (dir.), Fields of Expertise: A Comparative History of Expert Procedures in Paris and London, 1600 to Present, Newcastle, Cambridge Scholars Publishing, 2007 ; Christelle Rabier, « Écrire l’expertise, traduire l’expérience », Rives méditerranéennes, no44, p. 39-51.

16 . Edoardo Grendi, « Micro-analyse et histoire sociale », Écrire l’histoire, no3, p. 67-80.

17 . Notamment grâce à l’action de l’Association de Dietrich conduite par Henri Mellon.

18 . Ernst Kugler, Phil. Fried. von Dietrich. Ein Beitrag zur Geschichte der Vulkanologie, Munich, Münchener Geographische Studien, vol. 7, 1899.

19 . Jean-Claude Perrot, Une histoire intellectuelle de l’économie politique (XVIIe-XVIIIe siècle), Paris, Éd. de l’EHESS, 1992, p. 381.

20 . Nicolas Schapira, Maîtres et secrétaires (XVIe-XVIIIe siècles). L’exercice du pouvoir dans la France d’Ancien Régime, Paris, Albin Michel, 2020.

21 . Ludwik Fleck, Genèse et développement d’un fait scientifique. Paris, Les Belles Lettres, 2005.

22 . Jean-François Braunstein, « Thomas Kuhn lecteur de Ludwik Fleck », Archives de philosophie, no66/3, 2003, p. 403-422.

23 . Liliane Hilaire-Pérez, L’invention technique au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 2000.

24 . Patrick Pion et Nathan Schlanger (dir.), Apprendre. Archéologie de la transmission des savoirs, Paris, La Découverte, 2020, p. 13.

25 . Joel Mokyr, La culture de la croissance. Les origines de l’économie moderne, Paris, Gallimard, 2020.

26 . Jean-Luc Chappey, La Révolution des sciences. 1789 ou le sacre des savants, Paris, Vuibert, 2020.

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Pour citer cet article

Référence papier

Daniel Fischer, « Savoirs de l’expertise et trajectoire sociale : le cas de Philippe Frédéric de Dietrich (1748-1793) »Revue d’Alsace, 147 | 2021, 319-330.

Référence électronique

Daniel Fischer, « Savoirs de l’expertise et trajectoire sociale : le cas de Philippe Frédéric de Dietrich (1748-1793) »Revue d’Alsace [En ligne], 147 | 2021, mis en ligne le 01 janvier 2022, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/alsace/4991 ; DOI : https://doi.org/10.4000/alsace.4991

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Auteur

Daniel Fischer

Docteur en histoire moderne de l’Université de Strasbourg (UR 3400 ARCHE), professeur agrégé à l’INSPE de Lorraine

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