De l’Être et le néant à la Critique de la raison dialectique : le tournant ‘’marxiste’’ de Sartre
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On a voulu installer le Royaume des cieux sur terre. Le paradis ! La cité du soleil ! Et au bout du compte, il n’est resté qu’un océan de sang et des millions de vies gâchées pour rien. Mais il fut un temps où aucune idée politique du xxe siècle ne pouvait être comparée au communisme (et à son symbole, la révolution d’octobre), aucune n’exerçait sur les intellectuels occidentaux et sur les hommes du monde entier une fascination aussi puissante, aussi éclatante. Raymond Aron appelait la révolution russe ‘’l’opium des intellectuels’’1.
Pour Bérenger
Texte intégral
- 2 F. Furet, Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Paris, Robert Laffont (...)
1Rétrospectivement, il est difficile de ne pas s’étonner de la facilité avec laquelle des esprits ‘’éclairés’’ du vingtième siècle, en Europe comme en dehors de l’Europe, se sont convaincus de la vérité du marxisme et, plus particulièrement, du matérialisme historique. Que l’histoire de toute société jusqu’à nos jours soit l’histoire de la lutte des classes passe alors pour une évidente et donc incontestable vérité historique. Mais ce qui est tout aussi étonnant, c’est la rapidité avec laquelle cette ‘’évidence’’, élevée dans certains pays au rang de vérité d’État, s’est dissipée, dévoilant alors son caractère proprement métaphysique, comme si l’on sortait d’un long rêve éveillé auquel un beau jour on ne croit plus. Les témoignages à ce sujet sont si nombreux qu’on se contentera ici d’évoquer celui du grand historien de la révolution française, François Furet (1927-1997), qui fut communiste de 1949 à 1956. Bien des années après, dans Le Passé d’une illusion, Furet s’interroge longuement sur le fascisme comme sur le bolchévisme et se demande « comment ces idéologies ont pu mobiliser tant d’espoir ou tant de passions chez tant d’individus »2.
- 3 J.-P. Sartre, Situations IV, Paris, Gallimard, 1964, p.248-9.
- 4 J.-P. Sartre, L’Être et le néant, édition corrigée par A. Elkaïm-Sartre, Paris, Gallimard, col. TEL (...)
- 5 R. Aron, « Marxisme et existentialisme », Marxismes imaginaires. D’une sainte famille à l’autre, Pa (...)
2Il n’est pas exagéré de dire que Sartre fut une figure majeure de cette aventure planétaire, avant tout politique, que fut le communisme. Soit dit en passant, son engagement aux côtés du Parti Communiste Français, fidèle soutien de la terreur stalinienne, bénéficie encore, dans certains milieux tout du moins, d’une étonnante ‘’compréhension’’ que pourrait lui envier post mortem un Martin Heidegger. En 1961, dans son hommage à Maurice Merleau-Ponty, Sartre persiste et signe : « un anticommuniste est un chien, je ne sors pas de là, je n’en sortirai plus jamais »3. Mais si cet engagement nous rappelle cette vérité générale qu’un philosophe est un homme qui n’est jamais à l’abri des aveuglements de son époque, il pose un problème proprement philosophique qui concerne les relations possibles de la phénoménologie existentielle et du marxisme. Comment, en effet, passer de l’un à l’autre ? Que peut-il y avoir de commun entre une pensée qui s’inspire de Husserl et de Heidegger et Le Capital de Marx ? Entre l’existentialisme, au sens large, et le marxisme, il y a, comme l’écrit en 1946 Raymond Aron, un fossé infranchissable. Tout en indiquant certains points de rencontre, surtout avec le jeune Marx, Aron est convaincu que « ce qui empêchera toujours un existentialiste d’être à proprement parler marxiste, c’est que la révolution ne résoudra pas son problème philosophique, celui du dialogue de l’individu avec l’absence de Dieu dans l’existentialisme athée, avec Dieu dans l’existentialisme croyant ». Se souvenant peut-être de la formule de Sartre : « l’homme est une passion inutile »4, Aron dit respirer dans L’Être et le néant, « une atmosphère pascalienne » qui, selon lui, l’éloigne irrémédiablement d’une perspective révolutionnaire5.
- 6 Dans ce même texte, Aron pointe avec une incontestable perspicacité l’obstacle philosophique majeur (...)
- 7 J.-P. Sartre, Situations X, Politique et autobiographie, Paris, Gallimard, 1976, p. 150.
3Vraisemblablement, Aron a dû être bien surpris par ce qu’on peut appeler le tournant marxiste de Sartre6. De fait, Sartre s’est voulu marxiste et, dans son « Autoportrait à 70 ans », il définit la Critique comme un ouvrage « marxiste » « écrit contre les communistes »7. Reste alors à prendre la juste mesure de ce tournant et à comprendre comment l’auteur de L’Être et le néant a pu devenir celui de la Critique de la raison dialectique. Sartre aurait-il délaissé la phénoménologie pour devenir un philosophe marxiste ? C’est la question à laquelle nous tenterons de répondre en étudiant sa ‘’conversion’’, puis sa tentative de refondation et de reconstruction du marxisme.
Sartre furieux
- 8 Selon l’index établi par A. Elkaïm-Sartre, on compte en tout et pour tout trois occurrences du nom (...)
- 9 S. de Beauvoir, La Cérémonie des adieux, suivi d’Entretiens avec Jean-Paul Sartre, Paris, Gallimard (...)
- 10 Dans Questions de méthode, Sartre évoque la manière dont il a lu Marx sans le lire : « Quand j’avai (...)
4Comme l’indique l’index établi par Arlette Elkaïm-Sartre, le nom de Marx est pour ainsi dire absent de L’Être et le néant8. Cette quasi absence n’est guère surprenante. Sartre, si l’on en croit ses entretiens avec Simone de Beauvoir, aurait lu Marx « en troisième ou quatrième année d’École »9, donc autour de 1927 ou 1928 et, ce, en normalien curieux et consciencieux, sans que cela infléchisse sa manière de penser10. À cette époque Sartre, bien que très lié avec Paul Nizan, qui est lui-même un militant actif du PCF, se tient à l’écart de la vie politique. Puis, comme on le sait, Sartre découvre la phénoménologie et, à l’occasion d’un séjour à l’Institut français de Berlin où il succède en 1933 à Raymond Aron, se plonge alors dans la lecture de Husserl. Aussi ses premiers textes philosophiques se placent-ils explicitement dans le prolongement de la phénoménologie husserlienne qu’il s’agisse de La Transcendance de l’ego, de l’Esquisse d’une théorie des émotions ou de L’Imaginaire. C’est au cours de sa captivité, comme le rapporte l’un de ses compagnons, le père Marius Perrin, que Sartre lit ou plutôt relit Heidegger et notamment Être et temps, qui devient avec l’œuvre de Husserl l’une des principales sources philosophiques de son premier grand ouvrage : L’Être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique (1943).
- 11 J.-P. Sartre, « Autoportrait à 70 ans », Situations X, op. cit., p.180.
- 12 J. Simont, “Sartre et l’être-de-classe », Sartre et le marxisme, E. Barot (éd.), Paris, La Dispute/ (...)
- 13 J.-P. Sartre, Situations III, Paris, Gallimard, 1949, p.175, p.138, p.141.
5Si l’on en croit Sartre, sa découverte du marxiste remonterait à la seconde guerre mondiale : « La guerre a vraiment divisé ma vie en deux : il y a un avant et un après »11. Cependant, comme le souligne Juliette Simont, sans être fausse cette version n’est pas vraie non plus et demande à être précisée. Car il est un peu trop facile d’opposer l’intellectuel engagé de l’après-guerre au petit-bourgeois individualiste et apolitique12. Sans souhaiter ici rentrer dans les détails, rappelons simplement que Sartre, au sortir de la guerre, fonde avec quelques amis, notamment Raymond Aron et Maurice Merleau-Ponty, la revue Les Temps modernes et qu’il cherche à cette époque une troisième voie entre la droite conservatrice et la gauche communiste. Cette position politique n’est guère surprenante si l’on tient compte de son opposition résolue au marxisme et au matérialisme. Ainsi, en 1946, dans deux textes rassemblés ultérieurement sous le titre « Matérialisme et révolution », Sartre dénonce les prétentions philosophiques du matérialisme : si l’idéalisme est tout à la fois une métaphysique et un mythe, le mythe des classes possédantes, le matérialisme est de même un mythe, « le seul mythe qui convienne aux exigences révolutionnaires » concède Sartre, et une métaphysique. En 1946, trois traits caractérisent le matérialisme aux yeux de Sartre : la négation de l’existence de Dieu ; la réduction des mouvements de l’esprit à ceux de la matière et l’élimination de la subjectivité. Il va de soi que, l’athéisme mis à part, Sartre ne peut partager une telle conception qui, au nom de l’objectivité scientifique, ignore la subjectivité comme l’opposition de l’en-soi et du pour-soi. Sartre refuse, par conséquent la célèbre définition de Engels, « La conception matérialiste du monde signifie simplement la conception de la nature telle qu’elle est, sans aucune addition étrangère ». Si, par « addition étrangère », on prétend exclure la subjectivité humaine de la nature, force est de reconnaître qu’on se paye alors de mots et que la subjectivité niée réapparaît aussitôt sous la forme du regard objectif sur la nature. En 1946, Sartre renvoie dos-à-dos matérialisme et idéalisme au nom du réalisme et de l’existentialisme13.
- 14 En 1947, Merleau-Ponty, qui est alors très proche de Sartre, écrit : « On ne peut pas être anticomm (...)
- 15 J.-P. Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952, p. 383.
- 16 Plus précisément, Merleau-Ponty se retire des Temps modernes en 1952 et la rupture avec Sartre et L (...)
- 17 S. de Beauvoir, La Force des Choses, Paris, Gallimard, 1963, p. 281. Quelques années plus tard, en (...)
- 18 Cette guerre de Corée provoque chez Merleau-Ponty un tournant politique en sens inverse : il abando (...)
6De fait, il est à cette époque encore très loin du PCF. Les Mains sales (1948), tout comme Le Diable et le bon Dieu (1951) et contrairement à Nekrassov (1955), est une pièce relativement neutre, qu’on ne saurait sans mauvaise foi accuser d’anticommunisme, et dont la problématique est avant tout sartrienne. Au même moment, du reste, Sartre adhère au R.D.R. (Rassemblement Démocratique Révolutionnaire) dont la particularité est de se vouloir à la fois révolutionnaire et non communiste14. Dans Saint Genet, comédien et martyr, publié en 1952, Sartre peut encore écrire : « ‘’Changer le monde’’, dit Marx. ‘’Changer la vie’’ dit Rimbaud. A la bonne heure : changez-les si vous pouvez. Cela veut dire que vous accepterez beaucoup de choses pour en changer quelques-unes »15. Manifestement, l’auteur de ces lignes n’est alors pas encore prêt à chanter L’Internationale. Pourtant, cette même année 1952 est, à bien des égards, décisive dans son parcours politique et philosophique. Sartre se brouille non seulement avec Camus mais également, un an plus tard, avec Merleau-Ponty16. Surtout, selon différents témoignages, dont celui de Simone de Beauvoir17, la répression de la manifestation contre la venue du général Ridgway, en charge des opérations en Corée, et l’arrestation de Jacques Duclos déclenchent la ‘’fureur’’ — et ce terme mériterait d’être approfondi — de Sartre et le convainquent que tout atermoiement est désormais impossible : il faut choisir son camp, ses amis et ses ennemis18.
- 19 Ce compagnonnage ne dure que quelques années et l’invasion de la Hongrie en 1956 par les forces du (...)
- 20 Quelques années auparavant, en 1948, Alexandre Fadeïev, Président de l’Union des écrivains soviétiq (...)
- 21 J.-P. Sartre, « Les communistes et la paix », Situations VI, t.1, Paris Gallimard, 1964, p.251.
- 22 Ibid., p.168.
7Ainsi, tandis que la guerre de Corée (juin 1950- juillet 1953) fait rage, que la guerre froide oppose irrémédiablement l’Est et l’Ouest et divise profondément la société française, Sartre décide non pas de s’inscrire au PCF mais d’en devenir, selon une formule consacrée, le compagnon de route19. Car aux yeux de Sartre, seuls les communistes — qui pourtant le vomissent et le couvrent d’insultes20— représentent le camp de la paix, seuls, ils défendent la classe ouvrière et offrent une authentique perspective révolutionnaire. C’est en ce sens qu’il écrit fiévreusement un ensemble de trois articles, publiés dans Les Temps modernes et repris sous le titre « Les Communistes et la paix », au cours desquels il soutient que la classe ouvrière, loin de pouvoir exister par elle-même, a un besoin vital du Parti qui en est le tiers unifiant21. Dans ces conditions, avant tout politiques, une tâche proprement philosophique s’impose à lui : définir l’articulation de l’existentialisme au marxisme. Car, comme nous allons le voir, il n’est pas question pour Sartre de renoncer à ses propres convictions : compagnon de route des communistes, oui, mais « à partir de ses propres principes et non des leurs »22.
Le marxisme ou l’indépassable philosophie de notre temps
- 23 Dans Questions de méthode, Sartre soutient curieusement que « le marxisme est tout jeune encore » b (...)
8L’entreprise ne va nullement de soi et peut être résumée par cette simple question : comment devenir marxiste tout en restant existentialiste ? Sartre se lance au cours des années cinquante dans une vaste entreprise philosophique qui ne vise rien de moins qu’à assurer au marxisme, malgré un âge certain, comme une seconde jeunesse23.
- 24 J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique. Théorie des ensembles pratiques, t.1, Paris, Galli (...)
- 25 R. Aron, Mémoires, Paris, Julliard, 1983, p. 820.
9Le point de départ de cette entreprise est bien connu : « Je considère le marxisme comme l’indépassable philosophie de notre temps »24. Dire que cette déclaration dérouta bien des contemporains est un euphémisme. Pour Raymond Aron, aucun doute n’est permis, Sartre « déconne ». Et il ajoute : « vue de Harvard ou d’Oxford, la philosophie d’aujourd’hui est analytique et nullement marxiste »25. Difficile, rétrospectivement, de lui donner tort sur ce point. Mais, quitte à reconnaître la partialité de la thèse sartrienne, comprenons bien ce qu’elle signifie. D’une part, Sartre est loin d’ignorer tout ce qui s’écrit par ailleurs, c’est-à-dire en-dehors du cercle relativement étroit en Occident des philosophes marxistes. Simplement, son interlocuteur privilégié est désormais, non plus Husserl ou Heidegger, mais Marx dont la pensée a été, selon lui, appauvrie, caricaturée, stérilisée par les marxistes eux-mêmes et à laquelle il est nécessaire philosophiquement de redonner toute sa puissance révolutionnaire.
- 26 J.-P. Sartre, Questions de méthode, op. cit., p. 44.
10D’autre part, il ne s’agit pas de tenir le marxisme pour l’alpha et l’oméga de la philosophie en général : l’affirmation sartrienne ne concerne que « notre temps », au sens de notre époque. Elle s’inscrit, par conséquent, dans une philosophie de l’histoire que l’on peut qualifier d’hegéliano-marxiste qui, à sa manière, reconnaît l’irrémédiable finitude de la pensée humaine : nul n’échappe à son temps et un philosophe ne saurait enjamber son époque en adoptant le point de vue de Sirius. Ainsi, le marxisme est la philosophie qui permet de nos jours la « totalisation du Savoir », au sens de l’unification en un tout cohérent, systématique, des différentes connaissances du moment. Et cette totalisation est dite indépassable, au sens dialectique du terme, aussi longtemps que les circonstances historiques qui l’ont engendrée ne sont pas encore dépassées26. Car la philosophie est inséparable de la lutte des classes et notre époque est, pour Sartre comme pour tous ses contemporains marxistes, marquée par l’essor du prolétariat, qui est historiquement appelé à instaurer de nouveaux rapports de production. Tant que la classe ouvrière ne se sera pas emparée du pouvoir aussi bien économique que politique et spirituel, le marxisme demeurera indépassable. Enfin, Sartre ne « déconne » pas autant que le pense Aron et que le laisse entendre son affirmation, en apparence gratuite, car, comme nous allons le voir, Sartre entend fonder philosophiquement le marxisme et la conception matérialiste de l’histoire.
- 27 Ibid., p. 14.
- 28 Ce concept n’est pas sans ambiguïté sous la plume de Sartre dont il fait un usage soit neutre, comm (...)
- 29 J.-P. Sartre, Questions de méthode, op. cit., p. 34.
11En effet, si le marxisme est « l’horizon indépassable », que faire de l’existentialisme ? Quelle place ce courant de pensée conserve-t-il dans le cadre du marxisme en tant que Savoir ? Dans Questions de méthode, texte repris en 1960 en ouverture de la Critique de la raison dialectique, Sartre consacre une bonne quarantaine de page à cette question et, de manière quelque peu déroutante, envisage l’existentialisme comme « un système parasitaire qui vit en marge du Savoir »27. De ce point de vue l’existentialisme chrétien serait une simple « idéologie »28, et Kierkegaard aussi bien que Jaspers seraient des idéologues dont les œuvres n’ont donc qu’une signification marginale par rapport à celles de Hegel et de Marx. Cependant, on ne peut en dire autant de l’existentialisme athée que représente Sartre. Car cet existentialisme-là est contemporain d’une crise profonde du marxisme, qui est liée à la construction du socialisme dans un seul pays, l’U.R.S.S., et qui est marquée par une scission de la théorie et de la pratique, telle que le marxisme est devenu un « Savoir pur et figé », coupé de la réalité dont il prétend détenir a priori l’explication29.
- 30 Ainsi le tuberculeux se trouve-t-il totalement éliminé. On lui refuse « jusqu’au rôle élémentaire d (...)
- 31 Ibid., p.245.
12C’est pourquoi l’existentialisme a désormais un rôle décisif à jouer. Son souci du concret, des hommes réels avec leurs travaux et leurs peines, lui permet de poser la question de l’homme, à laquelle le marxisme, qui en a désormais une idée totalement stéréotypée, n’est plus capable de répondre. Mieux : la renaissance de l’existentialisme au vingtième siècle est mise explicitement en relation avec l’expulsion de l’homme du Savoir marxiste dont témoigne ces affiches qui couvrent en 1949 les murs de Varsovie : « La tuberculose freine la production »30. Il revient ainsi à l’existentialisme d’offrir au marxisme la possibilité de renouer avec l’expérience et de retrouver toute sa fécondité révolutionnaire. On voit ainsi comment Sartre, tout en relativisant l’importance de son œuvre par rapport au marxisme ne lui en confère pas moins une signification historique décisive : de l’existentialisme ne dépend rien de moins que le salut du marxisme. En d’autres termes, il revient à l’idéologie de l’existence de combler le « manque profond »31dont souffre le marxisme en lui donnant son véritable fondement qui n’est autre que la compréhension de l’existence.
- 32 R Aron, « La lecture existentialiste de Marx », Marxismes imaginaires, op. cit., p.174.
- 33 J.-P. Sartre, Questions de méthode, op. cit., p. 45-46.
13On pourrait à dire vrai se demander ce que Sartre peut bien trouver au marxisme au point de se déclarer marxiste. Aron note en 1964 : « Sartre, quoi qu’il en ait, ne parvient jamais à être un bon marxiste, mais il resterait à savoir pourquoi il attache tant de prix à l’être »32. On répondra sans hésiter : une conception de l’histoire alias le matérialisme historique dont dérivent ses propres engagements politiques. Plus précisément, Sartre fait sienne la conception matérialiste de l’histoire selon laquelle, comme l’écrit Engels dans une lettre célèbre, ce sont « les hommes qui font leur histoire eux-mêmes mais dans un milieu donné qui les conditionne, sur la base de conditions réelles antérieures, parmi lesquelles les conditions économiques […] n’en sont pas moins, en dernière instance, les conditions déterminantes »33. En d’autres termes, si ce sont bien les hommes qui font l’histoire, car sans la médiation des hommes et de leurs actions il ne saurait y avoir d’histoire, cela ne signifie pas que l’histoire soit le pur et simple fruit de la libre volonté humaine. Les hommes font l’histoire sur la base de conditions réelles antérieures. Et parmi ces conditions antérieures, il convient d’accorder aux conditions économiques, par rapport aux conditions politiques et idéologiques, et conformément au concept juridique de « dernière instance », la place de conditions déterminantes.
- 34 Ibid., p. 49.
- 35 Contrairement à ce que soutient G. Seel, La dialectique de Sartre, Il n’y a pas trace de dialectiqu (...)
14Cette conception de l’histoire, Sartre la trouve avant tout chez Marx, qui en serait le véritable concepteur, lorsqu’il soutient dans sa préface de la Critique de l’économie politique, contre Hegel et l’idéalisme hégélien, que « le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle ». C’est donc dans les moyens de production, c’est-à-dire les savoirs et les techniques dont les hommes disposent pour satisfaire leurs besoins, et dans les rapports sociaux de production qui leurs sont liés, comme l’esclavage par exemple, qu’il convient de chercher l’origine de la vie spirituelle au sens le plus large, qui est pour ainsi dire le « reflet » de la vie matérielle. Mais Sartre ajoute immédiatement, corrigeant ce faisant cette métaphore par trop mécanique du reflet : « et nous ne pouvons concevoir ce conditionnement sous une autre forme que celle d’un mouvement dialectique (contradictions, dépassement, totalisations) »34. Apparaît ici la notion décisive de dialectique – qu’ignore L’Être et le néant, quand bien même Sartre y reprendrait l’opposition hégélienne de l’en-soi et du pour-soi35– qui va désormais régir le mode de pensée sartrien.
Dialectique de la rareté
- 36 « Nous avons, peut-être un peu longuement, tenu registre des métamorphoses par lesquelles la praxis (...)
- 37 Raymond Aron résume ainsi les principaux articles de cette doctrine : « primat de la matière, théor (...)
- 38 Il faudrait également évoquer la question de l’aliénation comme réification dont Sartre développe d (...)
15Contrairement à Aron, mais aussi à Merleau-Ponty qui ne cesse de souligner le fossé qui sépare Sartre de Marx36, nous ne saurions dire dans quelle mesure le marxisme de Sartre est hétérodoxe. Pour la simple raison que l’œuvre de Marx, comme celle de Freud, est suffisamment riche et ambiguë pour qu’il soit impossible de la réduire à une doctrine établie une fois pour toutes. Aussi y a-t-il à partir de Marx non pas un mais des marxismes possibles. De son côté, Sartre se veut marxiste mais sans pour autant renoncer à ses convictions. C’est donc à partir de ses propres principes et contre un marxisme sclérosé qu’il entend fonder et reconstruire la pensée marxiste. Nous allons retenir ici deux notions fondamentales qui sont à chaque fois l’occasion pour Sartre de remettre en question sinon le marxisme du moins un certain marxisme dogmatique, ce qu’on appelle parfois le diamat ou matérialisme dialectique37: d’une part, la dialectique qui est au cœur de l’entreprise refondatrice, d’autre part, la rareté qui conduit à une réélaboration du matérialisme historique38.
- 39 Cette question est également au cœur des réflexions de Merleau-Ponty qui, après avoir écrit Les Ave (...)
- 40 J.-P. Sartre, Situations III, Paris, Gallimard, 1949, p. 145.
- 41 J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, t.1, op. cit., p.136.
- 42 Ibid., p.154.
16Qu’est-ce que la dialectique pour Sartre39? Disons, une certaine manière d’appréhender la réalité-humaine. En d’autres termes, adopter un point de vue dialectique, délaisser la raison analytique au profit d’une raison dialectique, signifie tout d’abord prendre une attitude totalisante par rapport à ce qui est étudié. Car, comme Sartre l’écrit déjà en 1946, « le ressort de toute dialectique, c’est l’idée de totalité »40. Par exemple, à rebours d’une conception analytique de la Révolution Française, typique de l’historiographie dite bourgeoise, il faut saisir la Révolution française comme l’unité d’une totalisation en cours, c’est-à-dire comme le développement d’un processus et non comme la résultante d’une pluralité de facteurs indépendants que dévoile l’analyse de la situation : crise financière, chômage, pénurie, faiblesse du roi, etc.41Toutefois, Sartre se distingue d’un certain marxisme dogmatique par son refus de faire de la dialectique « une loi divine et une fatalité métaphysique »42qui s’impose de l’extérieur à l’univers et à l’histoire, ou encore une « loi d’être qui est au-dessus de tout être » et que l’on pourrait retrouver, comme le pense Engels, dans la nature elle-même. Mais elle doit être cherchée dans le rapport des hommes avec la nature et dans les relations des hommes entre eux.
- 43 Ibid., p. 141.
- 44 Ibid., p. 167.
- 45 Ibid., p.194.
17En effet, la dialectique est avant tout, pour Sartre, non pas la logique de la pensée, encore moins la logique de la matière mais la logique vivante de l’action créatrice. C’est dans cette perspective que Sartre reconnaît à Marx l’insigne mérite d’avoir, selon une formule célèbre, « remis la dialectique sur ses pieds »43. Ce qui signifie que, contrairement à l’idéalisme hégélien qui assimile la dialectique au mouvement spontané de l’Esprit, la dialectique chez Marx se confond avec la praxis. Nous devinons ainsi de quelle manière Sartre entend fonder la rationalité dialectique et, du même coup, fonder le matérialisme historique. Ce fondement — avatar du cogito cartésien et du cogito préréflexif de L’Être et le néant — n’est autre que ce qu’il appelle l’expérience critique. Car le point de départ épistémologique doit toujours, écrit Sartre, « être la conscience comme certitude apodictique (de) soi et comme conscience de tel ou tel objet »44. L’expérience critique n’est rien d’autre que la praxis telle qu’elle se dévoile à elle-même avec évidence dans la réflexion, en tant que la praxis est « dépassement négateur d’une contradiction, détermination d’une totalisation présente au nom d’une totalité future, travail réel et efficace de la matière »45. Sur cette expérience critique repose ainsi la rationalité dialectique de l’anthropologie structurelle et historique que constitue le marxisme.
- 46 Ibid., p. 239.
- 47 Cependant, Sartre envisage la possibilité que les transformations des rapports sociaux et les progr (...)
18En reconnaissant une place fondamentale à la praxis individuelle Sartre reprend à sa manière l’un des concepts centraux des Thèses sur Feuerbach, rédigées par Marx en 1845, qui, contre le primat de l’activité théorique, affirment le primat de la pratique. Mais l’activité humaine ou praxis ne prend sa pleine signification qu’en fonction de ce qui manque à un organisme et qui met sa vie en danger, c’est-à-dire le besoin. De ce point de vue, le besoin institue le premier rapport de l’homme à la réalité matérielle et la première contradiction entre l’organique et l’inorganique dont dépend l’organique dans son être soit directement (oxygène) soit indirectement (nourritures). Mais le besoin est également ce qui découvre à l’organisme une donnée fondamentale de la condition humaine, que Sartre dénomme la rareté et qui désigne le fait rigoureusement contingent « qu’il n’y en a pas assez pour tout le monde »46. Qu’il s’agisse en effet de la nourriture mais aussi de l’eau, du logement, des vaccins, des places en crèches, du temps, de l’argent, etc. les hommes sont confrontés à l’insuffisance systématique des ressources. Plus rigoureusement, la rareté est le fait quantitatif que « telle substance naturelle ou tel produit manufacturé existe, dans un champ social déterminé, en nombre insuffisant étant donné le nombre des membres des groupes ou des habitants de la région ». Sans doute la rareté est-elle variable selon la région et le moment historique mais elle n’en est pas moins un fait universel qui détermine la relation fondamentale de l’homme avec la nature et avec les autres hommes. De ce point de vue, les naufragés du Radeau de la Méduse peint par Géricault offrent l’image même de la condition dramatique des hommes47.
- 48 J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, t.1, op. cit., p. 258.
- 49 Ibid., p. 235-237. Cette notion de rareté a suscité bien des objections. Dans Histoire et dialectiq (...)
19C’est la rareté qui impose à l’homme de gagner son pain à la sueur de son front, comme il est dit dans la Genèse ; c’est de même la rareté qui conduit chaque société à « choisir ses morts et ses sous-alimentés », c’est-à-dire à déterminer lesquels seront sacrifiés afin que les autres puissent vivre (en refoulant par exemple les étrangers qui se pressent aux frontières). C’est encore la rareté qui fait de l’homme un ennemi de l’homme, ce que Sartre appelle un contre-homme de telle sorte que des relations humaines fondées sur la réciprocité se métamorphosent en relations inhumaines fondées sur la rupture de la réciprocité et sur la violence. C’est enfin la rareté qui rend l’histoire humaine possible. « Toute l’aventure humaine – au moins jusqu’ici – est une lutte acharnée contre la rareté ». Reprenant ce qu’il dénomme lui-même un lieu commun de l’économie classique, représentée notamment par Adam Smith et Thomas Malthus48, Sartre s’oppose ici explicitement à Marx et Engels auxquels il reproche de ne parler que fort peu de la rareté et dont les analyses laisseraient croire que toute société jouit toujours du nécessaire (compte tenu des instruments dont elle dispose et des besoins qui sont les siens) et que c’est le mode de production qui, à travers les institutions qu’il conditionne, engendre la rareté et les inégalités sociales. Pour Sartre, au contraire la rareté est absolument première et c’est dans le milieu de la rareté que s’opère la différenciation des fonctions de telle sorte qu’un groupe improductif comme le clergé dans l’occident médiéval, qui est nourri si l’on peut dire à ne rien faire (prier), a pour condition la sous-alimentation des autres. Ainsi, le concept de rareté est la condition d’intelligibilité de la lutte des classes, c’est-à-dire de la transformation de la division sociale du travail, qui est une différenciation positive, en lutte des classes ou différenciation négative : sans la rareté, pas de luttes des classes, pas de contradiction et l’Histoire est inintelligible49.
Conclusion
- 50 J.-P. Sartre, Questions de méthode, op. cit., p.47-8.
- 51 Reçu à l’ENS en 1939, Trần Đức Thảo (1917-1993) découvre la phénoménologie au début des années 40 à (...)
- 52 R. Aron, Marxismes imaginaires, op. cit., p.160-161.
- 53 J.-P. Sartre, Questions de méthode, op. cit., p. 247.
- 54 J.-P. Sartre, Situations X, op. cit., p.193.
- 55 J.-P. Sartre, Questions de méthode, op. cit., p.12. R. Aronson, « Après le marxisme : perspectives (...)
20En affirmant en 1957 que le marxisme est l’indépassable philosophie de notre temps, Sartre peut à bon droit revendiquer son attachement au marxisme. Marxiste, il l’est en effet dans la mesure où il souscrit sans réserve au matérialisme dialectique de Marx et soutient donc que « le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle »50. Il s’agit cependant d’un marxisme à nul autre pareil, bien différent du marxisme dogmatique (Diamat) dont Sartre dévoile aussi bien l’idéalisme que l’absence manifeste de fondements. Car Sartre, contrairement à Trần Đức Thảo51, demeure fidèle pour l’essentiel aux thèses élaborées auparavant d’un point de vue phénoménologique. Ainsi, l’analyse du besoin et de la rareté vient non pas annuler mais compléter celle du désir ontologique développée dans L’Être et le néant. De même la praxis n’est une praxis aliénée que parce qu’elle est originellement une libre praxis et, comme le montre Aron, « entre ce que Sartre appelle aujourd’hui praxis individuelle ou dialectique constituante et le Pour-soi de L’Être et le néant, il n’y a pas de différence essentielle »52. Grâce à ces analyses, Sartre se livre à une véritable réélaboration de « l’anthropologie inhumaine » que constitue à ses yeux le marxisme dogmatique53, au sein de laquelle il s’attache à réintroduire l’homme, dont la praxis se heurte alors à la matière et ses besoins à la rareté. Enfin, en admettant même que Sartre soit marxiste, son allégeance au marxisme n’est jamais que provisoire : quinze ans après la publication de la Critique, Sartre affirme à propos du marxisme : « J’estime qu’aujourd’hui […], c’est une autre pensée qu’il faut, une pensée qui tienne compte du marxisme pour le dépasser, pour le rejeter et le reprendre, l’envelopper en soi »54. Selon Ronald Aronson, l’auteur de la Critique aurait compris au milieu des années 1970, que le marxisme, « l’humus de toute pensée particulière et l’horizon de toute culture », était mort alors que le capitalisme ne l’était pas55.
- 56 Veuve en 1906, la mère de Jean-Paul Sartre se remarie en 1917 avec Joseph Mancy. De cette haine de (...)
- 57 A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Introduction, Paris, Garnier-Flammarion, 1981, p. (...)
- 58 Citations du Président Mao Tsé-toung, Pékin, éditions en langues étrangères, 1972, p.14.
- 59 « Le pluralisme (ce concept de droite) », J.-P. Sartre, Questions de méthode, op. cit., p. 29 ; J.P (...)
21Dans cet essai pour éclairer le tournant marxiste de Sartre, nous avons délibérément laissé de côté un certain nombre d’aspects relatifs à la personne de Sartre. Nous pensons à la haine de Sartre pour la bourgeoisie alias son beau-père, Joseph Mancy, polytechnicien, ingénieur et industriel à La Rochelle56; à son goût pour la provocation et son rejet viscéral de l’autorité, dont il fait preuve en particulier lorsqu’il est étudiant normalien ; ou encore à la honte qui aurait, dit-on, précipité Sartre dans un incessant engagement politique destiné à occulter sa relative inactivité sous l’Occupation. Sans doute, ces différents aspects, dans la mesure où ils sont avérés, devraient-ils être intégrés dans une approche approfondie de l’engagement de Sartre conformément aux réquisits de la méthode régressive-progressive de la psychanalyse existentielle. Nous nous contenterons ici de souligner certains aspects moins personnels de ce tournant, que l’on peut par commodité rapporter à l’année 1952, et dont la compréhension, d’une manière générale, passe par sa réinscription dans un contexte à la fois intellectuel et politique plus large qui le dépasse et qui lui dicte pour une part sa forme aussi bien que son contenu. Ainsi, (1) il convient tout d’abord de réinscrire l’engagement sartrien ainsi que, du reste, l’ensemble de l’aventure communiste dans la lente révolution démocratique décrite par Alexis de Tocqueville et que domine une marche continue vers l’égalité des conditions57. De ce point de vue, les inégalités sociales ou économiques sur lesquelles reposait l’Ancien Régime, sont jugées proprement scandaleuses et doivent être éradiquées. (2) Il faut également s’arrêter sur le contexte géopolitique de ce tournant et rappeler la violence de la guerre froide qui divise la planète en deux camps ennemis. Il s’ensuit que chacun est sommé de choisir son camp et de traiter l’autre en ennemi, ce qu’on retrouve sous la plume de Sartre lorsqu’il écrit : « un anticommuniste est un chien ». (3) En outre, Sartre est animé par cette étrange passion politique, qui se fonde sur la croyance dans la fécondité du conflit et la nécessité de la violence et dont témoigne sa conception du groupe en fusion, incarné par la foule qui se lance à l’assaut de la Bastille. Pour Sartre comme pour Mao, « la révolution n’est pas un dîner de gala […] mais un soulèvement, un acte de violence par lequel une classe en renverse une autre »58. Aussi Sartre est-il un ‘’démocrate’’ qui rejette radicalement la démocratie parlementaire dite aussi démocratie bourgeoise, au nom d’une démocratie directe qui s’accomplit dans l’insurrection59. (4) Enfin, Sartre est convaincu que
- 60 J.-P. Sartre, Questions de méthode, op. cit., p. 45 et p.119.
- 61 F. Furet, Le Passé d’une illusion, op. cit., p.46.
- 62 R. Aron, Marxismes imaginaires, op. cit., p.16. On retrouve une conception analogue de la révolutio (...)
22« l’homme fait l’histoire dans l’exacte mesure où elle le fait »60et qu’il lui incombe la tâche de de se libérer. En un sens, Sartre est habité par cette ivresse prométhéenne caractéristique de la modernité, qui est au cœur de l’aventure communiste et dont l’aspiration fondamentale est de changer le monde. Comme si c’était l’homme qui changeait le monde et non le monde qui change l’homme. Toutefois, loin d’annoncer un avenir radieux, La Critique condamne l’homme révolté à une tâche infinie dont les étapes sont : aliénation dans le pratico-inerte, libération par le groupe en fusion, fatalité de l’organisation, puis des institutions et retombée dans le pratico-inerte. La révolution — cette invention des Français à la fin du XVIIIe61—devient alors sous la plume de Sartre une version nouvelle du mythe de Sisyphe62.
Notes
1 Svetlana Alexievitch, extrait de sa conférence prononcée à l’occasion de la remise de son Prix Nobel de littérature 2015 ; https://www.nobelprize.org/prizes/literature/2015/alexievich/25388- conference-nobel-2/
2 F. Furet, Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Paris, Robert Laffont/Calmann-Lévy,1995, p.15.
3 J.-P. Sartre, Situations IV, Paris, Gallimard, 1964, p.248-9.
4 J.-P. Sartre, L’Être et le néant, édition corrigée par A. Elkaïm-Sartre, Paris, Gallimard, col. TEL, 2008, p. 662.
5 R. Aron, « Marxisme et existentialisme », Marxismes imaginaires. D’une sainte famille à l’autre, Paris, Gallimard, collection Folio/Essais, 1970, p. 51 et p. 41.
6 Dans ce même texte, Aron pointe avec une incontestable perspicacité l’obstacle philosophique majeur qui sépare l’existentialisme sartrien du marxisme : « Pour arriver à une anthropologie marxiste, il ne suffit pas de dire que l’homme est en situation ou même que le porteur de l’histoire, c’est l’homme concret ; il convient d’abord, première proposition banale mais fondamentale, d’affirmer que le travail est l’essence de l’homme ». Sartre entendra à sa manière le conseil en construisant son anthropologie en partant du besoin et de sa satisfaction par la médiation du travail. R. Aron, Marxismes imaginaires. D’une sainte famille à l’autre, p. 43.
7 J.-P. Sartre, Situations X, Politique et autobiographie, Paris, Gallimard, 1976, p. 150.
8 Selon l’index établi par A. Elkaïm-Sartre, on compte en tout et pour tout trois occurrences du nom de Marx dans L’Être et le néant.
9 S. de Beauvoir, La Cérémonie des adieux, suivi d’Entretiens avec Jean-Paul Sartre, Paris, Gallimard, 1981, p.481.
10 Dans Questions de méthode, Sartre évoque la manière dont il a lu Marx sans le lire : « Quand j’avais vingt ans, en 1925, il n’y avait pas de chaire de marxisme à l’Université… Certes, on nous permettait de lire Marx, on nous en conseillait la lecture : il fallait le connaître ‘’pour le réfuter’’… C’est vers cette époque que j’ai lu Le Capital et L’Idéologie allemande : je comprenais tout lumineusement et je n’y comprenais absolument rien », J.-P. Sartre, Questions de méthode, Paris, Gallimard, 1967, p.26-27.
11 J.-P. Sartre, « Autoportrait à 70 ans », Situations X, op. cit., p.180.
12 J. Simont, “Sartre et l’être-de-classe », Sartre et le marxisme, E. Barot (éd.), Paris, La Dispute/SNÉDIT, 2011, p. 26.
13 J.-P. Sartre, Situations III, Paris, Gallimard, 1949, p.175, p.138, p.141.
14 En 1947, Merleau-Ponty, qui est alors très proche de Sartre, écrit : « On ne peut pas être anticommuniste, on ne peut pas être communiste », M. Merleau-Ponty, préface, Humanisme et terreur, Paris, Gallimard, 1980, p. 49.
15 J.-P. Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952, p. 383.
16 Plus précisément, Merleau-Ponty se retire des Temps modernes en 1952 et la rupture avec Sartre et Les Temps modernes est consommée en 1953.
17 S. de Beauvoir, La Force des Choses, Paris, Gallimard, 1963, p. 281. Quelques années plus tard, en 1961, dans son hommage à Merleau-Ponty, Sartre rapporte : « Je vouais à la bourgeoisie une haine qui ne finira qu’avec moi. Quand je revins à Paris, précipitamment, il fallait que j’écrive ou que j’étouffe. J’écrivis, le jour et la nuit, la première partie des Communistes et la paix », J.-P. Sartre, Situations IV, p. 248-249 ; A. Cohen-Solal, Sartre (1905-1980), Paris, Gallimard, 1985, p. 560.
18 Cette guerre de Corée provoque chez Merleau-Ponty un tournant politique en sens inverse : il abandonne alors ce qu’il appelle sa « sympathie sans adhésion » au PCF, son « attentisme marxiste » du lendemain de la seconde guerre mondiale. Car, aux yeux de Merleau-Ponty, la guerre de Corée lève certaines ambiguïtés quant à l’attitude soi-disant défensive de l’U.R.S.S. M. Merleau-Ponty, Humanisme et terreur, op. cit., p. 305 ; Les Aventures de la dialectique, Paris, Gallimard, collection Idées/Gallimard, 1991, p. 335 et sq.
19 Ce compagnonnage ne dure que quelques années et l’invasion de la Hongrie en 1956 par les forces du pacte de Varsovie y met un terme. J.-P. Sartre, « Le fantôme de Staline », Situations VII, op. cit., p. 144
20 Quelques années auparavant, en 1948, Alexandre Fadeïev, Président de l’Union des écrivains soviétiques, avait traité Sartre de « Chacal muni d’un stylographe » et de « hyène dactylographe » lors du Congrès mondial des intellectuels pour la paix de Wroclaw (Pologne).
21 J.-P. Sartre, « Les communistes et la paix », Situations VI, t.1, Paris Gallimard, 1964, p.251.
22 Ibid., p.168.
23 Dans Questions de méthode, Sartre soutient curieusement que « le marxisme est tout jeune encore » bien que les premières œuvre de Marx aient, en 1957, plus d’un siècle. On comprend cependant qu’il s’agit de prévenir l’idée que, la sclérose du marxisme serait liée à son grand âge et que cette pensée appartient à un passé révolu, J.-P. Sartre, Questions de méthode, op. cit., p. 44.
24 J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique. Théorie des ensembles pratiques, t.1, Paris, Gallimard, 1985, préface, p.14.
25 R. Aron, Mémoires, Paris, Julliard, 1983, p. 820.
26 J.-P. Sartre, Questions de méthode, op. cit., p. 44.
27 Ibid., p. 14.
28 Ce concept n’est pas sans ambiguïté sous la plume de Sartre dont il fait un usage soit neutre, comme dans ce texte Questions de méthode, soit négatif, comme dans la tradition marxiste où l’idéologie est tenue pour une mystification c’est-à-dire pour une représentation faussée de la réalité économique et sociale. Cf. l’analyse approfondie de ce concept chez Sartre par E. Barot dans « Aux racines de l’idéologie », Sartre et le marxisme, E. Barot (ed.), op. cit., p. 253 et sq.
29 J.-P. Sartre, Questions de méthode, op. cit., p. 34.
30 Ainsi le tuberculeux se trouve-t-il totalement éliminé. On lui refuse « jusqu’au rôle élémentaire de médiateur entre la maladie et le nombre des produits usinés », J.-P. Sartre, Questions de méthode, op. cit., p. 246.
31 Ibid., p.245.
32 R Aron, « La lecture existentialiste de Marx », Marxismes imaginaires, op. cit., p.174.
33 J.-P. Sartre, Questions de méthode, op. cit., p. 45-46.
34 Ibid., p. 49.
35 Contrairement à ce que soutient G. Seel, La dialectique de Sartre, Il n’y a pas trace de dialectique dans L’Être et le néant. Néanmoins, le concept de totalisation fait écho à cette conviction exposée dans L’Être et le néant qu’un homme n’est pas une juxtaposition de traits de caractères mais une totalité synthétique, G. Seel, La dialectique de Sartre, trad. par E. Müller, Ph. Müller et M. Reinhardt, Lausanne, L’âge d’homme, 1995.
36 « Nous avons, peut-être un peu longuement, tenu registre des métamorphoses par lesquelles la praxis, la révolution l’histoire, le prolétariat, le Parti au sens de Marx se changent en leurs homonymes sartriens », écrit Merleau-Ponty en 1955, à propos donc des Communistes et la paix. M. Merleau-Ponty, « Sartre et l’ultra-bolchevisme », Les Aventures de la dialectique, op. cit., p. 224.
37 Raymond Aron résume ainsi les principaux articles de cette doctrine : « primat de la matière, théorie de la connaissance-reflet, lois objectives du devenir aussi bien cosmique que social, lois dont les plus générales présentent un caractère dialectique », R. Aron, Marxismes imaginaires, p.154.
38 Il faudrait également évoquer la question de l’aliénation comme réification dont Sartre développe dans L’Être et le néant puis dans la Critique de la raison dialectique une conception plus hégélienne que marxiste, comme l’établit Franck Fischbach, « L’Aliénation comme réification », Sartre et le marxisme, E. Barot (éd.), op. cit., p. 285-312.
39 Cette question est également au cœur des réflexions de Merleau-Ponty qui, après avoir écrit Les Aventures de la dialectique et dénoncé la ruine de la dialectique dans Les Communistes et la paix, s’interroge sur la possibilité d’une « bonne dialectique ou hyperdialectique », c’est-à-dire d’une dialectique sans synthèse, M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1986 ; J. Taminiaux, « Merleau-Ponty. De la dialectique à l’hyperdialectique », Tijdschrift Voor Filosofie, vol. 40, N°1, 1978, p. 34-55.
40 J.-P. Sartre, Situations III, Paris, Gallimard, 1949, p. 145.
41 J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, t.1, op. cit., p.136.
42 Ibid., p.154.
43 Ibid., p. 141.
44 Ibid., p. 167.
45 Ibid., p.194.
46 Ibid., p. 239.
47 Cependant, Sartre envisage la possibilité que les transformations des rapports sociaux et les progrès techniques délivrent un jour l’homme du « joug de la rareté », ibid., p. 39.
48 J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, t.1, op. cit., p. 258.
49 Ibid., p. 235-237. Cette notion de rareté a suscité bien des objections. Dans Histoire et dialectique de la violence, Raymond Aron met en question le caractère factuel de ce fait : loin d’être une donnée de fait, une détermination a posteriori, la rareté ne désigne-t-elle pas en réalité une détermination a priori de la condition humaine, mieux : une condition transcendantale à partir de laquelle il serait possible pour Sartre de déduire dans sa vérité non empirique l’histoire de l’humanité ? Cette interrogation peut en outre se nourrir de certains travaux anthropologiques qui, précisément, contestent la représentation dramatique de l’histoire humaine comme lutte acharnée contre la rareté. Marshall Sahlins (1930-2021), dans son essai de 1972 au titre éloquent : Âge de pierre, âge d’abondance, soutient que les sociétés paléolithiques et, plus précisément, les sociétés de chasseurs- collecteurs ignorent la rareté.
50 J.-P. Sartre, Questions de méthode, op. cit., p.47-8.
51 Reçu à l’ENS en 1939, Trần Đức Thảo (1917-1993) découvre la phénoménologie au début des années 40 à l’université de Clermont-Ferrand. Son engagement contre le colonialisme le rapproche à la fin de la seconde guerre mondiale du Parti communiste français et c’est dans un esprit de synthèse qu’il publie en 1946 un article intitulé « Marxisme et phénoménologie ». Puis, prenant ses distances avec la phénoménologie, censée selon lui trouver son fondement dans le matérialisme dialectique, il publie en 1951, juste avant de retourner au Viêt Nam, Phénoménologie et matérialisme dialectique. Cf. J. Benoist et M. Espagne, L’Itinéraire de Tran Duc Thao. Phénoménologie et transferts culturels, Paris, Armand Colin, 2013. On trouvera dans ce même numéro 29 de la Revue de phénoménologie ALTER la correspondance entre Louvain et Paris à propos des archives de Husserl et dont Trần Đức Thảo est l’un des protagonistes majeurs. Signalons la thèse d’A. Feron, Le moment marxiste de la phénoménologie française (Sartre, Merleau-Ponty, Trần Đức Thảo), Dordrecht, Heidelberg, New York, London, Springer, coll. « Phaenomenologica », 2021.
52 R. Aron, Marxismes imaginaires, op. cit., p.160-161.
53 J.-P. Sartre, Questions de méthode, op. cit., p. 247.
54 J.-P. Sartre, Situations X, op. cit., p.193.
55 J.-P. Sartre, Questions de méthode, op. cit., p.12. R. Aronson, « Après le marxisme : perspectives sartriennes sur l’oppression et la lutte », Sartre et le marxisme, E. Barot (ed.), p.351-372, traduction d’un extrait du livre, After Marx, New York, The Guilford Press, 1994.
56 Veuve en 1906, la mère de Jean-Paul Sartre se remarie en 1917 avec Joseph Mancy. De cette haine de la bourgeoisie, François Furet écrit : « De ces passions, filles de la démocratie moderne acharnées à dévaster leur terre nourricière, la plus ancienne, la plus constante, la plus puissante est la haine de la bourgeoisie », F. Furet, Le Passé d’une illusion, op. cit., p.20.
57 A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Introduction, Paris, Garnier-Flammarion, 1981, p. 57 et sq.
58 Citations du Président Mao Tsé-toung, Pékin, éditions en langues étrangères, 1972, p.14.
59 « Le pluralisme (ce concept de droite) », J.-P. Sartre, Questions de méthode, op. cit., p. 29 ; J.P. Sartre, « Élections piège à cons » (1973), Situations X, op. cit., p. 77.
60 J.-P. Sartre, Questions de méthode, op. cit., p. 45 et p.119.
61 F. Furet, Le Passé d’une illusion, op. cit., p.46.
62 R. Aron, Marxismes imaginaires, op. cit., p.16. On retrouve une conception analogue de la révolution dans Les Aventures de la dialectique : « Que toutes les révolutions connues dégénèrent, ce n’est pas là un hasard : C’est qu’elles ne peuvent jamais, comme régime institué, être ce qu’elles étaient comme mouvement, et, que justement, parce qu’il a réussi et a abouti à l’institution, le mouvement historique n’est plus lui-même, c’est qu’il se ‘’trahit’’ et se ‘’défigure’’ en se faisant », M. Merleau-Ponty, Les Aventures de la dialectique, op. cit., p. 303.
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Référence papier
Philippe Cabestan, « De l’Être et le néant à la Critique de la raison dialectique : le tournant ‘’marxiste’’ de Sartre », Alter, 29 | 2021, 85-100.
Référence électronique
Philippe Cabestan, « De l’Être et le néant à la Critique de la raison dialectique : le tournant ‘’marxiste’’ de Sartre », Alter [En ligne], 29 | 2021, mis en ligne le 01 février 2023, consulté le 01 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/alter/2322 ; DOI : https://doi.org/10.4000/alter.2322
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