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I. Dossier

Les implications existentielles et éthiques de l’intégration du féminin dans la phénoménologie d’Edith Stein

Bénédicte Bouillot
p. 31-49

Texte intégral

1Edith Stein est l’une des premières phénoménologues formées à l’école de Husserl à s’intéresser à la question féminine, puisque sa réflexion sur le sujet remonte aux années 1928-1933, et précède donc d’une vingtaine d’années la publication du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir.

  • 1 E. Stein, Lettre à sr. C. Kops du 8 août 1931, in Correspondance I, Paris, Cerf, 2009, 542 (cité Co (...)
  • 2 E. Stein, Lettre à sr. A. Jaegerschmid du 28 avril 1931, Corr I, 513 ; ESGA 2, 167.

2Or son rapport à la question féminine est complexe1. Féministe militante lorsqu’elle est lycéenne et jeune étudiante à Breslau, elle perd tout intérêt pour la question à l’époque où elle rejoint Husserl à Göttingen, en 1913 ; aucun de ses travaux phénoménologiques de l’époque, pourtant tous centrés sur la question de la personne humaine, n’aborde en effet la question de l’identité sexuelle. Elle n’engage véritablement de réflexion sur le sujet qu’à partir de la fin des années 20, alors que, jeune convertie au catholicisme, elle est sollicitée à travers toute l’Europe germanophone pour des conférences sur la réforme de l’éducation des filles, sur la place des femmes dans la société et dans l’Église, devenant ainsi progressivement une figure de référence du féminisme catholique. Edith Stein a alors conscience de devoir ainsi répondre à des attentes pratiques, sans avoir pu elle-même engager en amont la réflexion philosophique radicale qu’elle aurait souhaitée : « Toute mon activité de conférencière m’est tombée dessus sans que j’aie pu y réfléchir de manière fondamentale, confesse-t-elle en 19312. Ses propos ont donc un caractère plus programmatique que véritable- ment abouti. Ils mêlent différents types de considérations : pratiques et théoriques ; phénoménologiques, métaphysiques et théologiques, qui ne peuvent être clairement articulées dans le cadre de ces interventions. Ses analyses se fondent cependant sur un socle phénoménologique relativement autonome par rapport aux déploiements métaphysico-théologiques à travers lesquels elles se poursuivent.

3Il s’agira donc de mettre en évidence les suggestions offertes par Stein pour une approche phénoménologique de la question de l’identité sexuelle, en sollicitant ses études phénoménologiques antérieures, auxquelles elles font implicitement écho, et qui permettent de les éclairer : son investigation s’inscrivant dans le sillage de la Wesensanschauung husserlienne, quelles sont les motivations d’une approche de la question de la différence sexuelle en termes essentiels ? Est-elle possible sans cultiver les stéréotypes de genre ? Les implications existentielles et éthiques de l’approche steinienne – qui annoncent à certains égards les recherches sur le care –, ne sont-elles pas ce qui mérite finalement le plus d’attention ?

4Pour aborder ces questions, il s’agira tout d’abord de préciser la visée et la méthode de Stein dans son approche de la différence sexuelle ; puis d’examiner comment elle aborde phénoménologiquement celle-ci en termes de style motivationnel, et de réfléchir alors à la nature complexe de « l’essentialisme » ainsi envisagé, pour finalement évaluer les enjeux existentiels et éthiques de la reconnaissance d’un éthos féminin dans la perspective steinienne.

I. Visée et méthode de l’approche steinienne de la question féminine

  • 3 Stein voit à deux reprises ses tentatives d’habilitation échouer : en 1919 puis en 1931 ; voir C. R (...)
  • 4 E. Stein, Der Aufbau der menschlichen Person, ESGA 14, Fribourg-en-Brisgau, Herder, 2011, 2. Éd. fr (...)
  • 5 PH, 229 ; ESGA 14, 134 (nous traduisons).
  • 6 PH, 42 ; ESGA 14, 16.

5Du fait des circonstances de sa réflexion sur la question féminine, le questionnement steinien sur la différence sexuelle est gouverné en premier lieu par des impératifs éducatifs. Ces circonstances, d’abord personnelles, sont liées à la réticence de l’université allemande à s’ouvrir aux femmes en dépit du droit d’accès au professorat universitaire qui leur a été reconnu en 1919 : n’ayant pu obtenir de chaire de philosophie3, Stein se résout à occuper un poste d’enseignante dans une école secondaire de filles tenue par des dominicaines à Spire, puis à l’Institut allemand de science pédagogique de Münster. Dans ce contexte, elle est donc directement confrontée à la question éducative. Or à l’heure où l’éducation traditionnelle des filles est remise en ques- tion en Allemagne, où s’ouvrent des possibilités nouvelles en matière de formation intellectuelle, de profession et de participation à la vie publique, grâce notamment aux améliorations notables de la condition des femmes réalisées sous la République de Weimar, la question de l’enseignement qu’il convient de dispenser aux jeunes filles réinterroge ce qu’il en est de l’individu à former : « tout travail visant à éduquer des êtres humains puise son orientation dans une certaine conception de l’homme, sa place dans le monde, ses occupations existentielles, de même que dans des possibilités d’agir pratiquement sur l’homme et de le former »4 ; et l’existence de l’homme étant « une existence dans un monde, sa vie […] une vie en communauté »5, c’est également ce qu’il en est de la société humaine que l’éducation cherche à promouvoir qui se trouve interrogé. Or précisément, la communauté authentique, que dans son Essai sur l’État, Stein distingue de la masse et de la société, suppose d’honorer la valeur et la singularité de chacun de ses membres. C’est pourquoi l’« on ne peut pas former les [enfants] à un objectif qui serait le même pour tous, selon un schéma général, mais il faut respecter ce qui est propre à chacun », l’activité de l’éducateur étant de « nourrir et soutenir les tendances [propres à l’enfant], mais aussi [d’]en limiter certaines et [de] les élaguer »6.

  • 7 « Maintes figures de proue radicales ont […] exigé l’accès à toutes les possibilités de formation e (...)

6Dans cette perspective, Stein pose le problème d’une éventuelle spécificité (Eigenart) féminine que l’éducation aurait à prendre en compte. Face à un féminisme purement égalitaire qui, en associant l’émancipation féminine à une certaine uniformisation des sexes qui continue peut-être finalement à faire le jeu de la suprématie masculine, en la dissimulant sous la neutralité d’une nature humaine homogène et abstraite7, elle s’interroge sur un exister féminin spécifique que l’éducation aurait à considérer, par respect d’abord pour les femmes elles-mêmes, mais également dans l’intérêt de la société dans son ensemble.

  • 8 F, 272 ; ESGA 13, 141.

7Peut-on donc parler d’un spécifique féminin ? Y a-t-il, au-delà des différentes manières d’être-femme, au-delà des différences individuelles, historiques et culturelles, des éléments invariables, « un noyau uniforme et immuable »8, qui autoriserait à parler d’essence féminine ? Qu’est-ce qui, chez les garçons et chez les filles, est susceptible d’être formé, et comment ? Y a-t-il dans l’un et l’autre cas, des prédispositions originaires à encourager, d’autres à rééquilibrer pour un meilleur épanouissement de l’enfant ?

  • 9 F, 301 ; ESGA 13, 157.
  • 10 Ibid .

8Ces problèmes, qu’une réflexion sur l’éducation ne peut éluder, exigent selon Stein une étude sérieuse et scientifique, qu’elle juge encore balbutiante à son époque. Elle craint plus que tout les généralisations hâtives et les portraits idéaux érigés en norme du féminin : « Chacun, dit-elle, connaît […] les femmes par expérience et croit, de ce fait, savoir ce qu’est une femme. Mais si chacun esquisse un tableau général à partir de sa propre expérience, nous ne sommes pas sûrs qu’il ne s’agisse pas là d’une fausse généralisation ni que ce que l’on aura effec- tivement pu observer dans tel ou tel cas soit valable pour d’autres »9. Rien ne garantit non plus que l’expérience individuelle ait été correcte- ment analysée. Pour toute expérience, il y a des risques d’erreurs et de méprises, mais dans ce domaine, avertit Stein, elles sont certainement plus nombreuses et plus importantes qu’ailleurs. L’expérience immédiate doit donc être critiquée, tout comme doivent être déconstruites les représentations idéales de la femme à l’aune desquelles « l’on jauge les femmes prises individuellement pour vérifier si ce sont des femmes ‘authentiques’ »10.

  • 11 F, 172-179 ; ESGA 13, 80-84.

9Quelle méthode adopter alors pour porter un regard objectif sur la question ? Stein souligne l’apport incontestable en la matière de la littérature, qui à la fois analyse et élargit l’expérience individuelle immédiate – ses analyses convoquent ainsi de nombreuses figures littéraires féminines, telles Ingunn dans Olaf de Sigrid Undset, Iphigénie de Goethe, ou bien encore Nora, dans Une maison de poupée d’Henrick Ibsen, etc., qui seront intégrées à une variation imaginative11. Si les sciences positives sont également à prendre en compte, qu’il s’agisse de biologie, de psychologie, d’histoire ou de sociologie, Stein souligne cependant les limites de ces dernières. L’anatomie ou la physiologie sont certes susceptibles de décrire les caractères distinctifs des hommes et des femmes, mais sans pouvoir accéder à une vue d’ensemble de leur spécificité, ni en déterminer la nature ontologique : à savoir s’il s’agit d’un type variable ou d’une essence immuable. La biologie présente par exemple des cas d’hermaphrodisme qui, loin de résoudre la difficulté, poussent au contraire à clarifier ce qu’il en est ontologiquement des rapports entre genre, espèce, type et individu :

  • 12 F, 292 ; ESGA 13, 152.

Si nous ne devons pas considérer l’« homme » et la « femme » comme des espèces, mais s’il nous faut les considérer uniquement comme des types […], alors le passage d’un type à l’autre sera possible à certaines conditions. Ce n’est pas aussi absurde que cela pourrait paraître à première vue. De fait, on a déjà soutenu cette conception en considérant les différences physiques comme invariables et les différences psychiques, en revanche, comme indéfiniment variables ; mais même à l’encontre de cette irrévocabilité des différences physiques, l’on pourrait alléguer certains faits - des formes hybrides ou intermédiaires (Zwitter- und Übergansformen)12.

10Quant à la psychologie, elle ne permet pas de mettre en évidence ce qui, dans le comportement psychique, relève de l’influence de l’environnement, de l’individualité, et d’une éventuelle spécificité masculine ou féminine.

  • 13 E. Stein, Zum Problem der Einfühlung, ESGA 5, Fribourg-en-Brisgau, Herder, 2008. Éd. fr : Le Problè (...)
  • 14 E. Stein, Beiträge zur philosophischen Begründung der Psychologie und der Geisteswissenschaften, ES (...)
  • 15 E. Stein, Einführung in die Philosophie, ESGA 8, Fribourg-en-Brisgau, Herder 2004.

11Ainsi, conformément à ce qu’elle a établi dans des ouvrages antérieurs, notamment dans sa thèse sur l’Empathie13, ses Contributions aux fondements philosophiques de la psychologie et des sciences humaines14, et son Introduction à la philosophie15, c’est à la phénoménologie, qu’il revient pour Stein de mener une investigation ontologique radicale sur cette question :

  • 16 F, 300. ; ESGA 13, 156.

Je partage avec l’école phénoménologique (c’est-à-dire l’école de E. Husserl) la conception selon laquelle la méthode de la philosophie est fondamentalement différente de celle des sciences positives, qu’elle dispose d’une fonction cognitive qui lui est propre, et que, de ce fait précisément, elle offre la possibilité de réaliser ce qui est nécessaire au fondement des autres sciences, mais que ces dernières ne sont pas capables de réaliser elles-mêmes, à savoir de définir leur domaine d’objet et de présenter les méthodes ainsi que les moyens cognitifs conformes à chacun de leur domaine d’objet. La phénoménologie a qualifié d’intuition ou de vision de l’essence (Wesensanschauung) cette fonction cognitive particulière16.

  • 17 PH, 62-63 ; ESGA 14, 29.
  • 18 Nous renvoyons sur ce point à notre ouvrage : Le Noyau de l’âme selon Edith Stein. De l’épokhè phén (...)
  • 19 L. López McAlister, « Edith Stein : Essential différences », in Philosophy Today 37/1 (1993), 76.

12Cette intuition, rappelle-t-elle, est présente dans toute expérience particulière à titre de facteur indispensable ; nous ne pourrions parler d’humains, d’animaux, de plantes, si nous ne saisissions dans chaque « ceci » que nous percevons quelque chose de général – mais qui peut également en être détaché et opérer pour elle-même17. Jusque dans ses derniers ouvrages, Stein continue de faire de la recherche essentielle, envisagée en termes de corrélation noético-noématique et menée à partir de la réduction transcendantale, le point de départ de ses investigations, même si, dans ses travaux des années 30, elle envisage des prolongements métaphysiques et théologiques de la démarche ainsi initiée18. Mais ce socle phénoménologique reste en partie autonome. Ainsi, selon la philosophe féministe Linda López McAlister, « ses arguments religieux et ses arguments philosophiques [et même d’abord ses arguments proprement phénoménologiques, peut-on ajouter] sont séparables. [...]. [Et] c’est pourquoi la philosophie des femmes de Stein peut être étudiée par des philosophes féministes laïques »19.

13Cependant, reconstituer les contours de son approche philosophique de la différence sexuelle suppose d’adosser les suggestions offertes par ses écrits explicitement consacrés à la question de la différence sexuelle, aux recherches phénoménologiques que Stein a menées antérieurement sur la personne humaine – à travers notamment les thèmes de l’empathie et de la théorie des valeurs, de la causalité psychique et de la liberté, ainsi que des rapports entre individu et communauté.

II. Masculin, féminin comme styles de motivation

  • 20 S. de Beauvoir, Le Deuxième sexe I, Paris, Gallimard, 1973, 13 : « il suffit de se promener les yeu (...)
  • 21 PH, 242, ESGA 14, 142 (nous traduisons).

14Comme Simone de Beauvoir, qui entame le Deuxième sexe par le constat que nous percevons spontanément l’humanité, en l’état actuel des choses du moins, selon deux catégories d’individus20, les hommes et les femmes, Stein fonde son analyse sur l’habitude perceptive d’une apparition sexuellement différenciée de l’humanité : « l’humanité apparaît sous deux formes, masculine et féminine »21. Nous ne percevons jamais simplement des êtres humains, mais toujours des hommes ou des femmes ; et si la perception est susceptible d’erreurs, de corrections ; si l’intuition peut être non remplie, notre habitude perceptive est bien, en l’état actuel des choses, structurée selon cette dualité.

  • 22 F, 337 ; ESGA 13, 179.
  • 23 Voir par exemple, F, 211 ; ESGA 13, 104.
  • 24 E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 32, Paris, Vrin, 2008, 117 ; voir aussi E. Husserl, Recherc (...)

15Sur quoi, alors, se fonde cette expérience d’une humanité duelle ? Quels sont, transcendantalement, les éléments constitutifs de l’expérience de soi-même ou d’autrui comme homme ou femme ? Sans répondre directement à ces questions, Stein explore une voie consistant, sur la base de ses études antérieures de la constitution de la personne, à envisager le masculin et le féminin à partir de la vie intentionnelle, comme des styles motivationnels – qu’elle désigne comme des modes22 d’existence ou encore des « attitudes fondamentales23 (Grundeinstellung)». Dans le sillage de Husserl, elle a en effet examiné comment la personne humaine se donne comme une entité stratifiée, constituée de couches distinctes : celles du corps, de l’âme et de l’esprit, que la phénoménologie considère transcendantale- ment, à partir du mode de donation qui en fournit l’accès, et dont elle analyse l’articulation, de sorte que la personne forme une totalité concrète indivisible, qui se manifeste par le corps en tant qu’« unité expressive ». Cette unité personnelle concerne non seulement l’entrelacement des différentes couches de sens, mais aussi la manière dont l’ego se maintient, dont il garde, selon les mots de Husserl « un ‘style’ constant, un ‘caractère personnel’ »24. À l’instar de son maître, Stein ressaisit cette unité, dès l’Empathie, en termes de style propre de motivation : une certaine manière de se laisser toucher et motiver par les situations, qui se donne à voir phénoménalement dans les expressions corporelles et les façons d’agir, et peut être saisie, selon Stein, non à travers une intuition intellectuelle claire et distincte, mais plutôt un sentir subjectif (spüren) : sentir de soi ou sentir empathique d’autrui. Cette manière d’approcher la question de la différence sexuelle du point de vue de la vie intentionnelle sera d’ailleurs ultérieurement suggérée par Husserl lui-même, au § 55 de la Krisis, quand il considère le « problème des sexes » comme l’un des problèmes génétiques transcendantaux avec notamment aussi, ceux de la naissance et de la mort. C’est pourquoi, selon Sarah Heinämaa :

  • 25 S. Heinämaa, « A Phenomenology of Sexual Difference : Types, Styles et personnes”, in : C. Witt (ed (...)

[…] le concept personnaliste de style chez Husserl offre la possibilité de formuler la question de l’identité de genre et de la différence sexuelle d’une manière philosophique radicale. Nous n’avons pas besoin de nous limiter à expliquer ces identités et ces différences par des réalités empiriques : les hormones, […] rôles sociaux ou faits historiques. Plus fondamentalement, nous pouvons comprendre la différence sexuelle comme une différence entre deux styles de vie intentionnelle, c’est-à-dire comme une différence dans la manière d’envisager les réalités et les idéalités et d’être motivé par les expériences et les objets expérimentables25.

  • 26 Cf. Ideen II, § 4, 33.

16Si Husserl lui-même n’explore pas davantage cette voie, c’est bien en ces termes qu’Edith Stein, pour sa part, envisage en premier lieu la différence sexuelle, qu’elle ramène ainsi à une prédominance de l’intentionnalité théorétique du côté masculin, et de l’intentionnalité affective (Gemütsintentionalität) du côté féminin. Elle offre de cette dernière une caractérisation originale à partir de la double influence de Husserl et de Scheler. L’intentionnalité affective renvoie ainsi aux vécus égologiques, à travers lesquels, dans une sorte d’auto-affection, de senti-sentant, le sujet se sent lui-même, se sent impliqué comme sujet, dans l’acte de sentir quelque chose26. L’intentionnalité théorétique correspond au contraire aux actes dans lesquels le moi peut être tourné vers son objet en s’oubliant lui-même dans cette considération., Ainsi en va-t-il des actes purs de regarder, d’écouter, de penser, de rai- sonner, dans lesquels le moi peut vivre sans cependant se sentir vivre.

  • 27 PE, 161 ; ESGA 5, 89.
  • 28 À propos du Gemüt chez E. Stein, voir E. Boublil, « Stein’s Perspectives on the Heart at the Crossr (...)

17Or si le vécu égologique est à la fois sentir de quelque chose et sentir de soi, il est également pour Stein, qui suit ici Le Formalisme de Scheler, sentir d’une valeur, les valeurs se donnant phénoménologiquement selon une hiérarchie corrélée à des couches de profondeur du moi, qui dessinent cet espace intérieur que Stein définit comme l’âme (Seele) : « le Moi qui est vécu dans le sentiment a des niveaux de diverses profondeurs, qui se dévoilent au moment où les sentiments jaillissent d’eux »27. L’âme est ainsi « ce monde intérieur qui ne doit pas être séparé de tout ce qui ressent, pense et veut », dont le centre, « l’âme de l’âme », est le Gemüt : en lui, établit Stein, « l’âme recueille ce qui lui vient du dehors », mais aussi « prend position face à tout cela » pour intervenir dans le monde. Associant ainsi affectivité et cognitivité, la Gemütsintentionnalität permet de saisir les choses, et spécialement les êtres, soi-même, et autrui dans la connaissance empathique, dans leur valeur spécifique28.

  • 29 F, 69, ESGA 13, 18.
  • 30 F, 181 ; ESGA 13, 86.

18La prédominance de l’intentionnalité affective, la propension à l’implication de soi dans ses vécus se conjugue avec une tendance à associer tout son être à son agir, à rechercher la complétude. Elle va ainsi de pair avec une propension à l’homogénéité et à un abord holistique des situations et des problèmes : « ce qui est vivant et personnel est ce qui préoccupe [les femmes], et forme un tout concret qui demande à être conservé et stimulé en tant que tout et non en tant que partie au détriment d’une autre ou des autres parties ; non l’es- prit au détriment du corps ou inversement, pas plus qu’une faculté psychique au détriment des autres »29. Cette tendance holistique se traduit donc également dans un rapport différent au corps, davantage vécu comme possession du côté masculin (« j’ai un corps »), tandis que les femmes s’identifient plus immédiatement à celui-ci (« je suis mon corps »). Si la femme, souligne Stein, semble « plus intensément présente à son corps, dans toutes ses parties, plus affectée intérieurement par ce qui arrive à ce dernier […] chez l’homme, le corps revêt plus fortement le caractère d’un instrument qui le sert dans ses activités, ce qui lui permet, dans une certaine manière, de s’en distancier »30.

  • 31 F, 68-69, ESGA 13, 18.
  • 32 F, 151 ; ESGA 13, 69.
  • 33 F, 188-189 ; ESGA 13, 90-91.

19Si l’univers masculin est davantage objectif, l’univers féminin est donc quant à lui davantage concentré sur ce qui est personnel ; il est marqué par une disposition empathique, une « propension à tendre vers ce qui est vivant et personnel [...] Ce qui est privé de vie, l’« objet », intéresse en premier lieu [les femmes] dans la mesure où il sert à ce qui est vivant et personnel ; et pas tellement comme fin en soi »31. Être ainsi en prise avec le vivant et le personnel est aussi ce qui oriente les femmes à vivre spontanément le temps comme celui de la naissance, d’une maturation à accompagner, et « les rendent [donc] sensibles à tout ce qui veut naître et croître et s’épanouir, et qui, à cette fin, demande que l’on tienne compte de ses lois propres »32. Cette prédominance du sens affectif correspond donc à une disposition à se porter sur ce qui est concret, individuel et personnel, une capacité à l’appréhender dans sa spécificité et son unité, de s’adapter à celle-ci, et un désir de favoriser son développement33.

III. Statut ontologique de la différence sexuelle

20Edith Stein cherche donc à inscrire sa réflexion sur la différence sexuelle dans le cadre de la Wesensanschauung husserlienne. Il s’agit de prendre acte du fait que l’expérience ordinaire est structurée selon cette dualité du masculin et du féminin, et de saisir ces derniers comme des structures intelligibles, essentielles et invariables, des eidos. Mais qu’en est-il des résultats atteints ? Que peut-on en déduire sur le statut de ces traits essentiels masculins et féminins qu’elle prétend ainsi dégager ? Peut-on véritablement parler d’essentialisme à son sujet ?

  • 34 E. Grosz, « A note on essentialism and difference », Feminist Knowledge, Londres et New-York, Routl (...)

21Soulignons, tout d’abord, que l’essentialisme, si décrié en la matière, ne constitue pas une position uniforme. La philosophe féministe Elizabeth Grosz, dans son essai « A Note on Essentialism and Difference » en distingue ainsi au moins trois formes : l’essentialisme universaliste, consistant à assigner des fonctions et des rôles sociaux immuables aux femmes indépendamment de leur époque et de leur culture. L’essentialisme naturaliste, fondé sur des arguments théologiques ou ontologiques, qui prétend « que la nature de la femme est dérivée d’attributs donnés par Dieu qui ne sont pas explicables ou observables simplement sur le plan biologique »34. Enfin, l’essentialisme biologiste, qui définit l’essence de la femme à partir de ses caractéristiques biologiques. Or si Stein, en inscrivant son investigation dans le sillage de la Wesensanschauung husserlienne tend vers un certain essentialisme, celui-ci ne correspond à aucune des positions recensées par Elizabeth Gross.

22Tout d’abord en effet, si le projet initial de Stein est d’atteindre l’eidos, force est pour elle de reconnaître l’impossibilité de parvenir en la matière à des essences intemporelles et immuables, du fait de l’indépassable part culturelle dans la détermination d’un spécifique masculin et féminin. Il est vain, souligne-t-elle, de chercher à distinguer absolument, dans l’humain, ce qui relève de la nature et ce qui est à mettre au compte de la culture, le propre des dispositions originaires étant précisément de ne pouvoir se déployer que par le biais d’une culture et de ses contingences :

  • 35 E. Stein, De la personne humaine, 242 ; ESGA 14, 142 (nous traduisons).

Les spécificités masculine et féminine doivent évoluer et s’actualiser au cours de la vie, sous l’influence du milieu, et c’est pourquoi ce qui nous apparaît à chacun des stades ultérieurs de l’évolution, et que l’on pourrait désigner comme type ‘masculin’ et ‘féminin’ est effectivement un type social, dans lequel il est très difficile de distinguer la part due à l’influence du milieu et celle qui est ‘spécifique’, sous-jacente à la formation sociale.35

  • 36 M. Merleau-Ponty, La Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, 221.

23Elle s’accorderait ainsi avec Merleau-Ponty pour dire que « tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme36 », l’un et l’autre étant inextricables.

  • 37 Elle dénonce « la « position brutale adoptée par le groupe de pression politique actuellement le pl (...)
  • 38 The reproduction of Mothering . Psychoanalysis and the Sociology of Gender, Berkeley, University of (...)
  • 39 C. Diamond, « Knowing Tornados », New Literary History, Autumn, 1991, Vol. 22, No. 4.

24Par ailleurs, si Stein suggère que penser la différence sexuelle à partir de la vie intentionnelle revient à intégrer la dimension du corps vécu dans la caractérisation du masculin et du féminin, elle rejette en même temps vigoureusement tout biologisme. Dans les notes d’un cours de pédagogie théorique prévu à Münster, que les lois antijuives l’empêcheront de dispenser, elle dénonce un tel réductionnisme, qu’elle voit à l’œuvre à son époque dans l’idéologie nazie37. Il n’y a pas pour elle aucune détermination biologique qui dicterait ses lois au devenir subjectif, et assignerait ipso facto des fonctions et des rôles sociaux. Certes, elle ne s’engage pas dans une phénoménologie approfondie du corps vécu féminin, et de ses liens avec la Gemütsintentionnalität, sauf à évoquer la virtualité de la maternité chez les femmes. Comprendre les raisons pour lesquelles le style motivationnel féminin, tel que l’identifie Stein, est relié à l’existence empirique d’individus de sexe féminin supposerait probablement aussi de prendre en compte les répercussions différentes sur les hommes et sur les femmes, du fait d’être tous nés d’une femme. Des études comme celles de la psychanalyste Nancy Chodorow38 pourraient ici venir à l’appui des analyses steiniennes : celle-ci s’intéresse en effet à la manière dont la capacité relationnelle des femmes, et donc une certaine disposition empathique chez elles, trouve son origine dans la relation de la petite fille à sa mère, à l’égard de laquelle elle ne vivra jamais le même détachement que le petit garçon vis-à-vis de son père, ce qui conduit les filles à se vivre et se penser comme toujours reliées aux autres, et les garçons au contraire comme distincts et séparés. D’autres études, comme celles de l’épistémologue Cora Diamond examinent dans le même sens la possibilité d’un lien entre le fait que les hommes aient à se construire dans la différenciation d’avec leur mère, du moins dans un certain type de société « patriarcale », et le développement d’une pensée séparatrice (séparant sujet et objet, esprit et corps, ou pensant en termes de « ce qui appartient aux individus en tant que tels » plutôt qu’en vertu de réseaux de relations)39.

  • 40 F, 264 ; ESGA 13, 136.
  • 41 F, 265 ; ESGA 13, 137.
  • 42 F, 170 ; ESGA 13, 79.

25Enfin, si l’une des critiques récurrentes adressées à l’essentialisme est d’étouffer les différences individuelles, de valoriser un type de femme idéalisé, de l’imposer comme norme de la féminité, pour finalement enfermer le féminin dans des rôles convenus, Stein ne cesse de pourfendre les discours sur l’éternel féminin, ainsi que les « expressions rebattues » de « sexe faible » ou de « beau sexe » et à critiquer ceux qui les « emploient sans s’être jamais livrés à des réflexions profondes [sur la question] et sans s’être efforcés d’avoir une vue d’ensemble des réalisations féminines effectives40 ». Elle dénonce ainsi les relents d’idéologie romantique qui, à la faveur des difficultés économiques des années 30 en Allemagne, et dans une certaine complicité avec la politique montante de ségrégation raciale, tentent « d’enrayer l’évolution des dernières décennies et de limiter l’action de la femme au foyer et à la famille »41. Elle fustige également toutes les représentations aliénantes de la femme comme « créature angélique » ou au contraire « démoniaque », et dénonce ces « guides spirituels [qui], dit-elle, nous représentent un idéal lumineux de la nature féminine et escomptent de sa réalisation le salut pour tous les maux et pour toutes les détresses qui sévissent à notre époque »42.

  • 43 ESGA 13, 168.
  • 44 Voir F, 47 ; 68 ; 76 ; 81 ; 100 ; 159 ; 161 ; 212 ; 357, etc.
  • 45 F, 319 ; ESGA 13, 168.
  • 46 F, 75 ; ESGA 13, 22.
  • 47 F, 119 ; ESGA 13, 48.
  • 48 Cf. sa lettre à E. Lücke du 6 février 1933 (Corr I, 660). Voir aussi F, 387 sqq.
  • 49 F, 94 ; ESGA 13, 34.

26Edith Stein y insiste : aucune femme ne se réduit à son être-femme. La détermination « femme » ne supplante pas celle d’humain d’un côté, et ne nie pas non plus les singularités individuelles de l’autre. Les traits fondamentaux (Grundzüge43) masculins ou féminins sont en effet des principes d’intelligibilité toujours associés à une structure intelligible plus complexe. La masculinité ou la féminité doivent être pensées en rapport avec d’autres traits constitutifs du sujet : son humanité en premier lieu, mais aussi sa singularité propre. Stein souligne ainsi le fait que les traits d’essence masculins et féminins se présentent « dans la moyenne des cas », selon une formule qui scande toutes ses descriptions44 : la masculinité (chez les hommes) ou la féminité (chez les femmes) « se manifeste[nt] de diverses façons dans les individus [...]. Hommes et femmes ont les mêmes traits fondamentaux d’humanité dans leur être, parmi lesquels l’un ou l’autre prédomine non seulement dans un sexe ou l’autre, mais chez les individus. C’est pourquoi des femmes peuvent avoir une manière quasi masculine et vice versa »45. D’un côté, donc, la différence du masculin et du féminin s’inscrit à l’intérieur d’une même identité (et dignité) humaine. Mais de l’autre, cette différence ne prend tout son sens qu’articulée à la singularité qui caractérise chaque individu : son « noyau personnel », auquel Stein prête une attention particulière, ce qui singularise les humains ayant autant d’importance et de valeur, selon elle, que ce qu’ils ont en commun, dans le partage d’une même humanité. « Aucune femme n’est uniquement femme, insiste-t-elle, car chacune a sa disposition naturelle et sa spécificité individuelle »46 ; « de même que chaque femme participe à l’essence humaine générale, de même chacune est une personne individuelle avec sa particularité et ses dons propres. L’essence humaine générale et l’individualité ne sont pas juxtaposées en tant que composantes dissociées dans l’individu, mais chacun d’eux incarne l’essence humaine à travers une empreinte individuelle irréductible »47 . Stein défend de manière plus vigoureuse encore le respect de la singularité dans le contexte du développement du nazisme et de ses conceptions collectivistes qui nient la valeur de la personnalité individuelle au profit de la masse48. Ainsi, l’« on ne saurait nier qu’il y ait [chez les femmes] de profondes différences individuelles qui, dans certains cas, s’approchent ou vont au-delà des limites du type masculin. Chaque femme a des dispositions et des dons individuels et a, par là même, l’expectative d’une profession particulière »49. La féminité, donc, n’est pas un destin pour Stein. À chaque femme revient l’exigence et la responsabilité de vivre son humanité dans une attention exigeante à ses aspirations les plus personnelles, dans une distance critique à l’égard de certaines normes aliénantes de féminité – et réciproquement pour la masculinité.

  • 50 Stein mentionne l’Évolution créatrice dans plusieurs de ses ouvrages, notamment dans son Cours d’an (...)
  • 51 Cf. Bergson, L’Évolution créatrice, Paris, PUF, 2014, 137.
  • 52 Ibid ., 136.
  • 53 F ., 337 ; ESGA 13, 179.
  • 54 F, 188 ; ESGA 13, 91.
  • 55 C. Romano, Les repères éblouissants . Renouveler la phénoménologie, Paris, PUF, « Epiméthée », 2019 (...)

27Si donc Stein s’emploie à mettre évidence une spécificité du mode d’être féminin, elle admet la possibilité d’une variation infinie dans l’incarnation de ce mode d’être. Peut-être la catégorie bergsonienne de « tendance » pourrait-elle éclairer la manière qu’a Stein de penser la différence sexuelle, d’une manière qui n’exclut pas la ressemblance. Dans l’Évolution créatrice, ouvrage dont elle était une lectrice attentionnée50, la notion de « tendance » renvoie en effet à ce qui ne se prête pas à des définitions rigides, à des déterminations strictes, mais admet au contraire une certaine souplesse51. Bergson l’emploie notamment pour qualifier la différence entre des réalités issues d’une même origine, se développant dans des directions différentes, mais entre lesquelles il n’y a pas de rupture complète : « l’une continue à hanter l’autre ; partout nous les trouvons mêlées ; c’est la proportion qui diffère »52, dit Bergson. Stein n’affirme-t-elle pas que les modes53 d’existence masculin et féminin se rapportent à un jeu différencié entre des facultés identiques - « [...] les mêmes dons [ou facultés], affirme-t-elle, apparaiss[ant] chez [l’homme et la femme], mais dans une mesure et des proportions différentes »54 ? La catégorie de « tendance » peut aider, nous semble- t-il, à ressaisir la manière souple et ouverte qu’a Stein de penser la différence phénoménologique entre le masculin et le féminin : le fait que l’essence du féminin comme celle du « masculin » désignent des dispositions non pas absentes, mais moins spontanément déployées en général, dans l’autre tendance : comme les valeurs personnelles, relationnelles, empathiques qui, sans être bien évidemment exclusives des femmes, apparaissent comme plus spontanément portées par celles-ci. Quoi qu’il en soit, l’approche steinienne de la différence sexuelle semble bien illustrer de manière exemplaire, à propos d’un sujet particulier, l’analyse plus générale que propose Claude Romano du problème des essences en philosophie dans ses Repères éblouissants55 : les problèmes inextricables posés par une recherche des essences, en particulier dans la perspective husserlienne, en même temps que « la difficulté à se passer des essences, c’est-à-dire des caractéristiques nécessaires à tout ce qui est », dès lors que l’on cherche à répondre à la question « qu’est-ce que », qui oriente fondamentalement le projet philosophique.

28Si le statut ontologique des traits essentiels prétendument féminins et masculins reste ainsi indécidable par l’investigation phénoménologique, ne faut-il pas plutôt se tourner vers la considération des intérêts existentiels et éthiques que l’on peut dégager d’une telle approche de la différence sexuelle ?

IV. Enjeux existentiels et éthiques de l’approche steinienne de la différence sexuelle

  • 56 Dans sa philosophie de la mystique, Stein affirme radicalement : « Plus l’on s’élève pour s’élever (...)
  • 57 F, 69 ; ESGA 13, 19.
  • 58 F, 56 ; ESGA 13, 11.

29L’intérêt de l’approche steinienne n’est-il pas en effet de mettre en évidence le fait que chacun de ces modes d’être correspond à une attention plus spécifique à un aspect de l’expérience humaine, à des valeurs, auxquels l’autre est spontanément moins sensible, mais auxquels chacun a accès56, auxquels chacun est potentiellement ouvert, et dont la valorisation est légitime et importe à tous ? Chaque mode d’être a sa valeur et ses vertus, mais également ses limites. Ainsi, le mode d’être féminin, tourné vers la sphère personnelle, prédispose-t-il à saisir les êtres dans leur complétude et leur spécificité et tend-il à protéger de l’investissement unilatéral des facultés dans un seul domaine au détriment des autres, et de la tendance, plus caractéristique de l’être au monde masculin, à vivre « entièrement absorbé par son ‘objet’ »57. En contrepartie, ce mode d’être féminin peut favoriser une certaine dispersion et prédispose ainsi moins, constate Stein, « à des réalisations maximales dans un domaine d’objets », lesquelles supposent une concentration de toute la force psychique vers un seul but. Or pour chacun de ces modes d’être prédominants, l’autre approche permet précisément d’apporter un « correctif58 », sur le plan individuel – à travers l’éducation notamment – comme social.

30Ainsi, si les deux formes d’intentionnalité interviennent pour une juste saisie du réel, dessinant l’une un univers personnel et l’autre un univers chosique, leur ajustement n’exigera pas le même type d’effort du côté féminin et masculin : apprendre à se détacher de son affectivité et développer l’objectivité chez l’un ; se laisser toucher intérieurement par ce qui se donne, unifier toutes les dimensions de son être, et intégrer davantage son corps à son être-au-monde, chez l’autre.

  • 59 F, 44 ; ESGA 13, 4.
  • 60 F, 86 ; ESGA 13, 29.

31D’un point de vue social, Stein souligne l’enrichissement consécutif à une prise en compte des valeurs portées plus spontanément par les femmes, et écartées dans les sphères dominées par les valeurs « masculines » : « cette disposition à se porter sur la sphère personnelle est objectivement légitime et précieuse, souligne-t-elle, parce que la personne a effectivement plus d’importance que toutes les valeurs objectives. Toute vérité demande à être connue par des personnes, toute beauté à être contemplée et appréciée par des personnes. En ce sens, toutes les valeurs objectives sont là pour des personnes59 ». Prenant l’exemple, parmi d’autres, de l’exercice de la médecine, elle signale ainsi l’intérêt d’une approche holistique des problèmes des patients, face à un développement croissant de la spécialisation médicale à son époque, qui conduit à traiter un membre ou un organe, sans souci du reste de la personne. Plus largement, Stein en appelle à une « coopération salutaire (heilsame Zusammenarbeit) »60 des modes d’être masculin et féminin dans tous les domaines de la vie sociale, politique, artistique et intellectuelle. L’enjeu est de faire droit à d’autres voix que celle de conscience objectivante, d’honorer l’expérience humaine dans sa diversité, pour une ouverture plus large, plus riche au réel.

32Force est de constater qu’à partir de méthodes très différentes, les analyses steiniennes convergent pour une large part avec les travaux plus récents de philosophes féministes, notamment ceux de Carol Gilligan et des théoriciennes du care. Pour celles-ci, comme pour Stein, il s’agit de faire entendre une voix différente, de mettre en évidence des valeurs plus spécifiquement portées par les femmes, telles le souci des relations, l’attention au vulnérable, la sollicitude ; de valoriser une manière d’aborder la question morale à partir de situations concrètes, face à une éthique classique, plus typiquement masculine, conçue en termes d’autonomie, de justice et d’égalité, soit en référence à des principes universalisables et abstraits.

  • 61 M. Garrau, A. Le Goff, Care, justice et dépendance ; Introduction aux théories du care, Paris, PUF, (...)
  • 62 Ibid, 249 : « Les hommes donnent les pleins pouvoirs au moi qui s’est affirmé dans la séparation, l (...)

33Or si l’éthique du care a pu se présenter d’abord comme une alter- native à l’éthique classique, notons que dans ses développements plus récents, elle s’envisage davantage aujourd’hui comme complémentaire de celle-ci. « Gilligan présente […] les éthiques du care et la justice comme deux orientations morales dont il est nécessaire de percevoir la complémentarité, définissant la maturité morale comme l’intégration de ces deux perspectives »61 - celle du care ayant elle-même besoin d’être pondérée pour éviter par exemple le risque de maternalisme. En ce sens, le care cherche à honorer des valeurs portées plus spécifique- ment par les femmes, et telles que Stein a pu les identifier : des valeurs relevant d’une sensibilité à « ce qui relie et non pas seulement à ce qui isole et individualise »62. Une telle éthique ne se pense plus comme une éthique exclusivement féminine ; elle est en effet aujourd’hui pleinement assumée par des hommes. Elle s’envisage par ailleurs explicitement, non plus comme substitut aux théories de la justice du type de celles de John Rawls, mais plutôt comme « correctif » – selon le terme employé précisément par Stein, pour qualifier cette « coopération salutaire » entre hommes et femmes : une coopération permettant de faire droit à ce qu’est la personne humaine dans toute sa richesse et sa complexité.

Conclusion

34Au terme de cette analyse, il semble bien que l’on puisse ajouter le nom d’Edith Stein à la liste, dressée par la philosophe féministe Annette Baier, de ces femmes dont la pensée fait entendre une voix différente dans le domaine philosophique et particulièrement éthique :

  • 63 A. Baier, « What do women want in a moral theory ? », Moral Prejudices, Cambridge, Mass ; Harvard U (...)

On peut regarder et voir quel genre de contributions les femmes ont apporté à la philosophie morale. Un tel regard confirme, je pense, les découvertes de Gilligan. Ce que l’on découvre est un peu différent dans le ton et l’approche du type standard de la philosophie morale telle qu’elle est pratiquée par les hommes suivant les traces des grands philosophes moraux (tous des hommes). Les généralisations sont extrêmement hâtives, mais quand je pense au travail de Philippa Foot sur les vertus morales, au travail d’Eliza- beth Anscombe sur l’intention et sur la philosophie morale moderne, aux écrits philosophiques d’Iris Murdoch, au travail de Ruth Barcan Marcus sur les dilemmes moraux, au travail des philosophes moraux féministes radicaux qui ne se contentent pas des lignes de pensée marxistes orthodoxes, au livre de Jenny Teichman sur l’illégitimité, les articles de Susan Wolf, l’essai de Claudia Card sur la pitié, les écrits de Sabina Lovibond, les travaux de Gabriele Taylor sur la fierté, l’amour et l’intégrité, les travaux de Cora Diamond et de Mary Midgley sur notre attitude envers les animaux, les travaux de Sissela Bok sur le mensonge et le secret, les travaux de Virginia Held, les travaux d’Alison Jaggar, de Marilyn Frye et de bien d’autres, il me semble entendre une voix différente de celle des philosophes moraux habituels. J’entends la voix que Gilligan a entendue, rendue réflexive et philosophique63.

35Chez Stein, cette voix différente consiste, dans le champ phénoménologique, en une attention au Gemüt, à « l’ordre du cœur », aux liens qui s’y nouent entre l’affectif et le cognitif. Certes, cette attention ne constitue en aucun cas une exclusivité féminine, comme l’attestent nombre d’exemples, dont celui de Scheler, dans le sillage duquel s’inscrit la réflexion steinienne sur l’intentionnalité affective. Celle-ci ne correspondrait-elle pas cependant à un aspect de l’expérience humaine davantage assumé et exploré par des approches féminines ?

36En ce sens, l’un des intérêts majeurs de la réflexion steinienne sur la question féminine, nous semble-t-il, est de trouver un sens au fait de la différence sexuelle, en lien avec sa phénoménologie de la personne et de la communauté. Ce sens est celui d’un élargissement64 possible de l’humanité, à travers la « coopération salutaire » qu’elle préconise entre deux manières prédominantes d’être au monde. Une telle humanité élargie est une humanité enrichie qualitativement, une humanité devenue « co-humanité », faisant droit aux valeurs plus spécifiquement portées par les femmes, autant qu’à celles relevant d’une intentionnalité objectivante : une voie que Simone de Beauvoir évoque à la fin du Deuxième sexe comme une alternative, malheureusement manquée, aux rapports de domination d’un sexe sur un autre – l’évolution « aurait pu engendrer une collaboration des deux sexes »65 affirme-t-elle. Pour Stein, si la réussite de l’entreprise n’est pas assurée, et si les modalités de sa réalisation restent à inventer, il s’agit, du point de vue de son éthique des valeurs, d’une exigence et en ce sens, d’une tâche à réaliser et d’un horizon.

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Notes

1 E. Stein, Lettre à sr. C. Kops du 8 août 1931, in Correspondance I, Paris, Cerf, 2009, 542 (cité Corr.) ; E . Stein Gesamtausgabe (cité ESGA) 2, Fribourg-en-Brisgau, Herder, 2000, 188.

2 E. Stein, Lettre à sr. A. Jaegerschmid du 28 avril 1931, Corr I, 513 ; ESGA 2, 167.

3 Stein voit à deux reprises ses tentatives d’habilitation échouer : en 1919 puis en 1931 ; voir C. Rastoin, Enquête sur la source, Paris, Cerf, 2007, 168-9.

4 E. Stein, Der Aufbau der menschlichen Person, ESGA 14, Fribourg-en-Brisgau, Herder, 2011, 2. Éd. fr., De la personne humaine (cité PH), Paris, Ad Solem, 2012, 22.

5 PH, 229 ; ESGA 14, 134 (nous traduisons).

6 PH, 42 ; ESGA 14, 16.

7 « Maintes figures de proue radicales ont […] exigé l’accès à toutes les possibilités de formation et d’activité et ont complètement relégué au second plan le point de vue qui mettait en avant la spécificité féminine », E. Stein, La Femme, Cours et conférences, Paris, Cerf, 2008, 258 (cité F) ; ESGA 13, 132-133.

8 F, 272 ; ESGA 13, 141.

9 F, 301 ; ESGA 13, 157.

10 Ibid .

11 F, 172-179 ; ESGA 13, 80-84.

12 F, 292 ; ESGA 13, 152.

13 E. Stein, Zum Problem der Einfühlung, ESGA 5, Fribourg-en-Brisgau, Herder, 2008. Éd. fr : Le Problème de l’empathie, Paris, Cerf, 2012 (cité PE).

14 E. Stein, Beiträge zur philosophischen Begründung der Psychologie und der Geisteswissenschaften, ESGA 6, Fribourg-en-Brisgau, Herder, 2010. Le texte réunit deux essais : « Psychische Kausalität » et « Individuum und Gemeinschaft ».

15 E. Stein, Einführung in die Philosophie, ESGA 8, Fribourg-en-Brisgau, Herder 2004.

16 F, 300. ; ESGA 13, 156.

17 PH, 62-63 ; ESGA 14, 29.

18 Nous renvoyons sur ce point à notre ouvrage : Le Noyau de l’âme selon Edith Stein. De l’épokhè phénoménologique à la nuit obscure, Paris, Hermann, 2015.

19 L. López McAlister, « Edith Stein : Essential différences », in Philosophy Today 37/1 (1993), 76.

20 S. de Beauvoir, Le Deuxième sexe I, Paris, Gallimard, 1973, 13 : « il suffit de se promener les yeux ouverts pour constater que l’humanité est divisée en deux catégories d’individus, [les hommes et les femmes], dont les vêtements, visages, corps, sourires, allures, intérêts et occupations sont manifestement différents. Peut-être, ajoute-t-elle, ces différences sont- elles superficielles, peut-être sont-elles destinées à disparaître. Ce qui est certain, c’est qu’elles existent avec une évidence évidente ».

21 PH, 242, ESGA 14, 142 (nous traduisons).

22 F, 337 ; ESGA 13, 179.

23 Voir par exemple, F, 211 ; ESGA 13, 104.

24 E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 32, Paris, Vrin, 2008, 117 ; voir aussi E. Husserl, Recherches phénoménologiques pour la constitution . Livre second (cité Ideen II), § 55, Paris, PUF, « Epiméthée », 1996, 322-330.

25 S. Heinämaa, « A Phenomenology of Sexual Difference : Types, Styles et personnes”, in : C. Witt (ed.), Feminist Metaphysics: Explorations in the Ontology of Sex, Gender and Identity, Springer : Dordrecht - Heidelberg- Londres - New York, 2011, 132.

26 Cf. Ideen II, § 4, 33.

27 PE, 161 ; ESGA 5, 89.

28 À propos du Gemüt chez E. Stein, voir E. Boublil, « Stein’s Perspectives on the Heart at the Crossroads of Phenomenology, Anthropology and Carmelite Mysticism », Edith Steins intellektueller Weg Phänomenologie, Christliche Philosophie und karmelitische Spiritualität, Münster, Aschendorff Verlag, 2020, 471-479.

29 F, 69, ESGA 13, 18.

30 F, 181 ; ESGA 13, 86.

31 F, 68-69, ESGA 13, 18.

32 F, 151 ; ESGA 13, 69.

33 F, 188-189 ; ESGA 13, 90-91.

34 E. Grosz, « A note on essentialism and difference », Feminist Knowledge, Londres et New-York, Routledge, 1990, 334.

35 E. Stein, De la personne humaine, 242 ; ESGA 14, 142 (nous traduisons).

36 M. Merleau-Ponty, La Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, 221.

37 Elle dénonce « la « position brutale adoptée par le groupe de pression politique actuellement le plus fort et consistant à évaluer la femme d’un point de vue purement biologique » (F, 265 ; ESGA 13, 136).

38 The reproduction of Mothering . Psychoanalysis and the Sociology of Gender, Berkeley, University of California Press, 1999.

39 C. Diamond, « Knowing Tornados », New Literary History, Autumn, 1991, Vol. 22, No. 4.

40 F, 264 ; ESGA 13, 136.

41 F, 265 ; ESGA 13, 137.

42 F, 170 ; ESGA 13, 79.

43 ESGA 13, 168.

44 Voir F, 47 ; 68 ; 76 ; 81 ; 100 ; 159 ; 161 ; 212 ; 357, etc.

45 F, 319 ; ESGA 13, 168.

46 F, 75 ; ESGA 13, 22.

47 F, 119 ; ESGA 13, 48.

48 Cf. sa lettre à E. Lücke du 6 février 1933 (Corr I, 660). Voir aussi F, 387 sqq.

49 F, 94 ; ESGA 13, 34.

50 Stein mentionne l’Évolution créatrice dans plusieurs de ses ouvrages, notamment dans son Cours d’anthropologie philosophique de Münster (PE, 83).

51 Cf. Bergson, L’Évolution créatrice, Paris, PUF, 2014, 137.

52 Ibid ., 136.

53 F ., 337 ; ESGA 13, 179.

54 F, 188 ; ESGA 13, 91.

55 C. Romano, Les repères éblouissants . Renouveler la phénoménologie, Paris, PUF, « Epiméthée », 2019, 145-166.

56 Dans sa philosophie de la mystique, Stein affirme radicalement : « Plus l’on s’élève pour s’élever à la ressemblance du Christ, plus l’homme et la femme deviennent semblables » (F, 447 ; ESGA 13, 246).

57 F, 69 ; ESGA 13, 19.

58 F, 56 ; ESGA 13, 11.

59 F, 44 ; ESGA 13, 4.

60 F, 86 ; ESGA 13, 29.

61 M. Garrau, A. Le Goff, Care, justice et dépendance ; Introduction aux théories du care, Paris, PUF, 2010, 46 ; cf. C. Gilligan, o .c ., 261-262.

62 Ibid, 249 : « Les hommes donnent les pleins pouvoirs au moi qui s’est affirmé dans la séparation, les femmes plaident en faveur de l’attachement qui tisse le fil dont dépend la vie de la communauté humaine tout entière ».

63 A. Baier, « What do women want in a moral theory ? », Moral Prejudices, Cambridge, Mass ; Harvard University Press, 1994, 263-264

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Pour citer cet article

Référence papier

Bénédicte Bouillot, « Les implications existentielles et éthiques de l’intégration du féminin dans la phénoménologie d’Edith Stein »Alter, 30 | 2022, 31-49.

Référence électronique

Bénédicte Bouillot, « Les implications existentielles et éthiques de l’intégration du féminin dans la phénoménologie d’Edith Stein »Alter [En ligne], 30 | 2022, mis en ligne le 31 octobre 2023, consulté le 20 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/alter/2414 ; DOI : https://doi.org/10.4000/alter.2414

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