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I. Dossier

Origine du sexe et construction du genre

Pascal Nouvel
p. 189-208

Texte intégral

Introduction

1Afin d’articuler les notions de sexe et de genre sans les envisager l’une contre l’autre, je propose d’engager une réflexion sur chacune de ces notions successivement. Cette réflexion se déploiera ainsi en deux parties : la première sera consacrée à la notion de sexe et au savoir sur son origine qui a pu être acquis dans le cadre de la biologie contemporaine ; la seconde sera consacrée à la notion de genre et à sa construction dans le cadre du thème plus général de la construction sociale de la réalité dont on soulignera l’ancrage phénoménologique. Dans une troisième partie, j’analyserai la rencontre de ces deux notions.

Position du problème

  • 1 Judith Butler, Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, London, Routledge, Kegan &(...)
  • 2 J. Butler, Trouble dans le genre ; le féminisme et la subversion de l’identité, trad. par Cynthia K (...)

2Pour poser le problème que je voudrais aborder, je partirai d’un passage du livre publié par Judith Butler en 1990, dans Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity1, traduit en français en 2005 sous le titre : Trouble dans le genre ; le féminisme et la subversion de l’identité2.

3Le livre se présente explicitement comme relevant d’une approche « féministe », donc militante. Or, si la notion de genre peut avoir un intérêt, on peut se demander s’il est possible qu’elle le doive à un quelconque militantisme. Car ou bien cette notion est militante et elle devient, du même coup, suspecte sur le plan théorique (on la soupçonne immédiatement de servir une cause plutôt que de servir une compréhension des choses elles-mêmes), ou bien elle vise une pertinence théorique, mais elle doit alors, très logiquement, se défier de tout militantisme.

4Newton, lorsqu’il propose, dans les Principes mathématiques de la philosophie naturelle (1687), une théorie de la gravitation, ne milite nullement pour la gravitation. Il la présente en tant que vérité. On pourrait prendre mille autres exemples du même type, y compris en philosophie : Husserl ne milite pas pour les choses quand il propose un « retour aux choses mêmes », mais il indique par cette formule qu’il entend s’attacher non aux théories mais aux phénomènes de conscience les plus élémentaires eux-mêmes. Il y a ainsi une opposition princi- pielle entre militantisme et connaissance.

5Dire qu’on s’emploie à développer une approche « féministe » pourrait donc d’emblée sonner comme une restriction du propos qui réserverait ce dernier à ceux qui partagent les objectifs annoncés par ce parti-pris, seuls capables d’en apprécier les raisonnements parce qu’ils s’accordent d’avance avec leurs propres présupposés.

Angle du questionnement

6J’aborderai la question du rapport entre sexe et genre en m’appuyant sur le texte de Judith Butler, même si ce dernier revendique explicite- ment sa nature militante. Le but ne sera pas de servir ou de desservir une cause, mais seulement d’essayer de comprendre ce qui est en jeu dans les questions soulevées par le texte et, plus généralement, par la notion de genre à travers les liens qu’elle entretient avec la notion de sexe.

7Je m’appuierai plus particulièrement sur un passage qui se situe dans le premier chapitre, dans un alinéa intitulé L’ordre obligatoire sexe/ genre/désir, qui concentre l’essentiel des problématiques du livre et qui même pourrait faire figure de résumé de son contenu.

8On y trouve mentionnés les deux concepts de sexe et de genre dans un rapport d’opposition, mais qui tend néanmoins à l’englobement du premier (le sexe) par le second (le genre). Voici ce qu’écrit Butler :

  • 3 Judith Butler, Gender trouble, op . cit . p. 9

Pouvons-nous faire référence à un sexe « donné » ou à un genre « donné » sans d’abord nous demander comment, par quels moyens le sexe et/ou le genre est donné ? Et, au fond, qu’est-ce que le « sexe » ? Est-il naturel, anatomique, chromosomique ou hormonal, et comment faire pour analyser d’un point de vue féministe les discours scientifiques qui entendent nous le prouver « faits » à l’appui ? Le sexe a-t-il une histoire ? Est-ce que chacun des deux sexes a une ou des histoires différentes ? Y a-t-il une histoire de la manière dont la dualité du sexe fut établie ? Une généalogie qui per- mette de démontrer que cette dualité est une construction variable dans le temps et l’espace ? Les faits prétendument naturels du sexe sont-ils produits à travers différents dis- cours scientifiques qui servent d’autres intérêts, politiques et sociaux ? Si l’on mettait en cause le caractère immuable du sexe, on verrait peut-être que ce que l’on appelle « sexe » est une construction culturelle au même titre que le genre ; en réalité, peut-être le sexe est-il toujours déjà du genre et, par conséquent, il n’y aurait plus vraiment de distinction entre les deux.3

9Le sexe « pourrait donc » n’être qu’une construction sociale au même titre que le genre, à ceci près qu’il prétendrait se parer d’une existence naturelle attestée par le caractère scientifique des discours qui en exposent la nature, lesquels seraient susceptibles d’être analysés sous le rapport des préjugés idéologiques qu’ils comportent.

Références à la biologie

  • 4 Anne Fausto-Sterling, Myths of gender: Biological theories about women and men, New York, BasicBook (...)

10Dans ce passage figure un appel de note qui renvoie à une longue série de références. Parmi les auteurs cités dans cette note, on trouve notamment un renvoi aux œuvres d’Anne Fausto-Sterling, une biologiste qui s’est fait connaître en publiant plusieurs ouvrages sur les notions de sexe et de genre. Le premier d’entre eux s’intitule Myth of gender: Biological theories about women and men4.

11Pourtant, c’est en vain qu’on chercherait dans le texte de Butler ou dans les références qui sont mentionnées dans cette note, une réponse précise à la question formulée dans le texte qui vient d’être cité : « le sexe a-t-il une histoire ? ».

12Anne Fausto-Sterling, de qui on aurait certainement pu attendre, étant donné sa connaissance du savoir biologique de son époque, qu’elle pose la question de l’histoire de la dualité sexuelle sans détour, s’en tient à une question dérivée qui consiste à demander : « comment la science a-t-elle établi un savoir sur le sexe ? » Ce qui est assurément une toute autre question. De plus, et le titre de son livre en porte déjà la marque, elle ne s’intéresse pas à l’histoire de la sexualité dans la nature, mais à l’histoire de la sexualité humaine. Elle s’attache, en effet, aux théories qui concernent l’homme et la femme, non le mâle et la femelle. En d’autres termes, elle pose le problème à l’échelle de la seule espèce humaine, non à l’échelle de la totalité du monde vivant.

13Fausto-Sterling ne s’interroge pas sur ce qu’est le savoir sur l’origine du sexe dans la nature, mais seulement sur le fait qu’il est un savoir sur une binarité ou un dualisme pour demander ensuite ce qui a pu motiver la recherche d’un tel savoir.

14La question « le sexe a-t-il une histoire ? » mérite pourtant d’être posée, ne serait-ce que par curiosité pour ce qu’on entend ensuite critiquer. Ce questionnement devrait, de plus, être conduit sans préjuger de la réponse à laquelle il peut conduire. Pourtant, tout se passe, dans le texte d’Anne Fausto-Sterling, comme si cette question devait être soigneusement évitée. Esquiver une pareille question est peut-être compréhensible de la part de Judith Butler qui peut s’estimer peu compétente sur un savoir relevant de la biologie, mais l’est moins quand il s’agit d’une biologiste comme Anne Fausto-Sterling.

15L’idée qui prédomine chez cette dernière, et que Butler reprend à son compte, est toute autre. Elle consiste à affirmer que les discours scientifiques sur le sexe « servent d’autres intérêts » que ceux de la pure connaissance. Cette idée servira elle-même à ne pas examiner ces discours mais seulement les intérêts qu’ils sont présumés servir. Ces discours sont, en effet, censés être pénétrés d’une idéologie qui les disqualifie. Ils seraient ainsi lysenkistes sans le savoir. Les discours « scientifiques » sur le sexe seraient non seulement traversés d’idéologie mais, de plus, ils ignoreraient qu’ils le sont. Telle est la thèse directrice de la présentation de Fausto-Sterling.

  • 5 The Biology and Gender Study Group : Athena Beldecos, Sarah Bailey, Scott Gilbert, Karen Hicks, Lor (...)

16Telle est aussi la thèse que défend un groupe de biologistes (« the biology and study group ») dans un article de la revue Hypathia, publié en 1988, sous le titre : The Importance of Feminist Critique for Contemporary Cell Biology5. Beaucoup de travaux de biologie, est-il expliqué dans cet article, comportent des biais sexistes et les auteurs se proposent de fournir un moyen d’identifier ces biais.

17Se prévalant de ces analyses, Judith Butler soutient que la génétique et, d’une façon plus générale, la biologie, auraient indûment favorisé la notion de binarité sexuelle. Ayant été, pour l’essentiel, constituée par des hommes, la biologie refléterait le point de vue intéressé et tendan- cieux de ces derniers.

18Ces hommes auraient constitué une science qui tendrait à consolider l’idée selon laquelle la différence sexuelle a son fondement dans la nature et non dans la culture. Or, cette idée ne serait rien d’autre qu’un biais idéologique. La notion de genre aurait ainsi pour fonction de rectifier ce biais en montrant que la différence sexuelle dont l’origine a été imputée à la nature a en fait ses racines dans nos seuls préjugés, lesquels sont socialement construits.

La question “Le sexe a-t-il une histoire ?’’

19Mais qu’advient-il si la question « le sexe a-t-il une histoire ? » est réellement posée ? Qu’advient-il si, au lieu de l’esquiver par les procédés que je viens de décrire, elle est, au contraire, abordée de face ? Ne pourrait-elle pas, ainsi posée, déboucher sur des aperçus nouveaux concernant les rapports entre sexe et genre ?

20Car la biologie possède ses propres thèses sur l’apparition de la sexualité dans le monde vivant. Dès lors, ne serait-il pas méthodologiquement plus rigoureux de prendre d’abord connaissance de ces thèses pour, éventuellement, les critiquer ensuite sur la base de ce qu’elles affirment plutôt que de le faire sur la base d’une appréciation sur la manière dont elles ont été construites ou sur les biais qu’elles sont supposées comporter ?

21De toute façon, si ces biais existent effectivement, ils devraient être retrouvés dans l’exposition de ce savoir. Ainsi, les auteurs se revendiquant d’une approche féministe ne courent pas le risque de voir leurs arguments négligés par la seule restitution de ces savoirs. Je voudrais faire ici l’essai de ne pas contourner la question, mais de l’aborder, au contraire, sans détours, afin de voir si vraiment elle débouche sur l’impasse idéologique à laquelle elle est réputée conduire et je voudrais donc demander, pour commencer : que dit la biologie de l’histoire de la sexualité ?

Histoire de la sexualité

  • 6 Thomas Cavalier-Smith, Origins of the machinery of recombination and sex, Heredity, 88 (2002), p. 1 (...)

22Il ne saurait, évidemment, être question d’exposer cette histoire dans le détail. Je m’attacherai plutôt à en dégager une de ses caractéristiques décisives du point de vue du débat qui intéresse la question des rapports entre sexe et genre. Et je m’appuierai sur les travaux de Thomas Cavalier-Smith, spécialiste de biologie évolutive, et tout particulièrement sur un article publié par ce dernier dans la revue Heredity en 2002 intitulé Origins of the machinery of recombination and sex6.

  • 7 Voir, par exemple : Marc Kalinowski, « La cosmologie traditionnelle en Chine », in La voie du Tao, (...)

23À la question « le sexe a-t-il une histoire ? », la réponse de la biologie consiste d’abord à remarquer que la question a bel et bien un sens : la vie est apparue sur Terre avant toute En d’autres termes, la vie est apparue avant la sexualité. D’après Cavalier-Smith, le décalage temporel entre les deux événements est d’ailleurs considérable : environ trois milliards d’années. Il retient, en effet, comme époque d’apparition de la vie sur Terre une date se situant aux alentours de 3,8 milliards d’années et une date d’apparition des cellules eucaryotes, qui précède de peu celle de la sexualité, se situant aux alentours de 800 millions d’années. Or si la vie est apparue avant la sexualité, cela signifie que cette dernière a dû être elle-même inventée. Autrement dit qu’elle a une histoire. La question de l’histoire biologique de la sexualité a donc bien un sens. C’était le premier point. De ce point de vue, la biologie ne s’accorde pas du tout avec les conceptions cosmiques de la sexualité qu’on trouve dans certaines philosophies orientales où le Yin et le Yang représentent des généralisations de la différenciation sexuelle à la totalité de l’Univers7. Selon ces philosophies, la sexualité animale (et donc aussi humaine) serait ancrée dans le cosmos à travers la différenciation du féminin et du sexualité. Les formes les plus archaïques du vivant ne sont pas différenciées en mâle et femelle. Aux époques les plus reculées de l’histoire de la vie, des échanges génétiques entre cellules ont déjà lieu, mais sans être médiés par un système d’échange obligatoire (comme l’est la sexualité). Cavalier-Smith donne le nom de « proto-sexualité » à cette période de l’histoire du vivant. La sexualité n’y est pas encore constituée comme telle : nul mâle, nulle femelle.

  • 8 Anne Cheng, « “Un Yin, un Yang, telle est la Voie” : les origines cosmologiques du parallélisme dan (...)

24En d’autres termes, la vie est apparue avant la sexualité. D’après Cavalier-Smith, le décalage temporel entre les deux événements est d’ailleurs considérable : environ trois milliards d’années. Il retient, en effet, comme époque d’apparition de la vie sur Terre une date se situant aux alentours de 3,8 milliards d’années et une date d’apparition des cellules eucaryotes, qui précède de peu celle de la sexualité, se situant aux alentours de 800 millions d’années. Or si la vie est apparue avant la sexualité, cela signifie que cette dernière a dû être elle-même inventée. Autrement dit qu’elle a une histoire. La question de l’histoire biologique de la sexualité a donc bien un sens. C’était le premier point. De ce point de vue, la biologie ne s’accorde pas du tout avec les conceptions cosmiques de la sexualité qu’on trouve dans certaines philosophies orientales où le Yin et le Yang représentent des généra- lisations de la différenciation sexuelle à la totalité de l’Univers7. Selon ces philosophies, la sexualité animale (et donc aussi humaine) serait ancrée dans le cosmos à travers la différenciation du féminin et du masculin et il existerait ce qu’Anne Cheng nomme un parallélisme entre le cosmos et la vie humaine dans tous ses aspects8.

25La biologie soutient une toute autre version du rapport entre sexualité et cosmos : la sexualité serait une création de la vie elle-même, une invention (même si il faut toujours prendre, sur ces questions, le mot « invention » avec précaution puisque, bien entendu, il ne s’agit pas de l’invention d’un ingénieur qui aurait su ce à quoi il voulait aboutir). Elle serait donc une spécificité du vivant qui ne serait en rien préfigurée par l’organisation du cosmos.

26En quoi cette histoire de l’invention de la sexualité a-t-elle consisté, fondamentalement ? C’est cette question qu’il convient de poser, à présent. Car si on s’intéresse à cette étonnante et remarquable invention, on constate deux choses : 1) qu’elle s’est très vite répandue ; 2) qu’elle s’en est tenue à la dualité du masculin et du féminin.

  • 9 François Jacob, Le jeu des possibles, Paris, Fayard, 1981.

27On constate donc d’abord que la sexualité s’est, une fois cette « invention » apparue, très vite répandue dans le monde vivant. Ce qui, en termes évolutionnistes, signifie qu’elle présentait un « avantage » pour la vie. Mais de quel genre d’avantage a-t-il pu s’agir ? Par rapport à quoi la situation créée par la sexualité constitue-t-elle un avantage ? La réponse est bien connue des biologistes et soulignée par Thomas Cavalier-Smith : cet avantage réside dans la possibilité qu’offre la sexualité de brasser, de mélanger, de réorganiser des informations génétiques, de les remodeler, de les « bricoler » disait François Jacob9. Cela signifie que les espèces qui possèdent une différenciation sexuelle sont beaucoup plus variées que celles qui n’en possèdent pas.

28De fait, l’invention de la sexualité correspond à un accroissement très remarquable et même spectaculaire de la diversité des formes vivantes, de la biodiversité. Cavalier-Smith estime que cette diversité est telle qu’on dénombre aujourd’hui environ huit millions d’espèces sexuées contre quelques dix mille espèces non sexuées, alors même que ces dernières prospèrent sur Terre, comme on l’a vu, depuis une époque bien plus reculée dans le temps. Avant que la différence sexuelle n’ait été inventée, la vie existait sur Terre, mais elle était beaucoup moins variée, beaucoup plus uniforme, beaucoup moins diverse qu’elle ne commençât à l’être avec la sexualité. Et cette diversification correspond aussi, et c’est ici que nous retrouvons notre sujet, à une diversification des individus à l’intérieur de chaque espèce.

  • 10 Pascal Nouvel, « Nous sommes tous des clones différents », in Revue Autrement, Paris, Les Éditions (...)

29Ce que créé la sexualité, fondamentalement, ou, à tout le moins, ce qu’elle amplifie considérablement, c’est la diversité des formes vivantes, diversité qu’il est facile de constater dans toutes les espèces vivantes qui nous sont familières, lesquelles ont ceci de commun avec notre espèce qu’elles sont toutes des espèces sexuées : dans ces espèces, les petits, les descendants, les enfants, ressemblent à leurs parents sans leur être jamais strictement identique10.

30On constate ensuite, c’est le deuxième point, que la nature s’en est tenue à ce qu’il y a de plus simple en matière de dispositif de brassage génétique. C’est-à-dire à seulement deux formes, l’une pourvoyeuse d’éléments génétiques et l’autre receveuse de ces mêmes éléments génétiques.

31Conventionnellement, nous les appelons respectivement « mâle » et « femelle ». En théorie, des formes plus complexes, associant trois, quatre ou un plus grand nombre encore d’individus, sont parfaitement concevables. Mais la nature s’en est tenue au système d’échange le plus simple comportant un donneur et un receveur et distinguant ensuite ces deux fonctions génétiques primordiales par des caractéristiques morphologiques spécifiques dans pratiquement toutes les espèces.

32Le point crucial est ici l’intime connexion qui existe entre l’apparition de ce processus de brassage de l’information génétique et la diversification des formes vivantes. Si les espèces se diversifient, si, autrement dit, la biodiversité se constitue, c’est parce que les individus qui composent ces espèces sont eux-mêmes rendus chacun différents les uns des autres, en grande partie par ce processus de brassage de l’information génétique, lui-même fondé sur la différenciation de deux sexes.

33Autrement dit, et pour le dire d’une façon plus conceptuelle, l’apparition de la binarité sexuelle (du dualisme sexuel), qui définit d’un côté un mâle donneur et, de l’autre, une femelle receveuse, génère aussi une multitude de variants, caractéristique que j’appellerai la multinarité (unique concept original dont je ferai usage dans cet article) : la binarité est ainsi la clé de la multinarité. Le concept de multinarité vise à thématiser le fait que chaque individu est différent de tous les autres, même au sein d’une seule espèce. La conséquence des remarques de Thomas Cavalier-Smith est donc que binarité et multinarité, loin de s’opposer, sont au contraire solidaires l’une de l’autre.

34C’est la multinarité qui est au fondement de la diversification des espèces, comme Darwin l’avait bien saisi en son temps, même s’il ne disposait d’aucune notion qui lui aurait permis d’entrevoir le fonde- ment génétique que pouvait avoir cette diversité interne aux espèces vivantes. Et c’est la binarité qui fonde la multinarité. En d’autres termes, il existe un lien étroit entre les petites différences qui s’observent entre les descendants d’un même couple de géniteurs, donc la diversité interne aux espèces, et la diversité des espèces vivantes entre elles. Le processus qui donne naissance à l’une comme à l’autre est fondé sur la distinction de deux sexes.

Basculement vers l’analyse phénoménologique

35L’analyse s’est, pour l’instant, déroulée uniquement sous le rapport des connaissances objectives dont nous disposons sur le vivant. Il est temps d’opérer un basculement du côté de la phénoménologie, il est temps de voir ce que les notions qu’on vient de dégager impliquent une fois saisies dans le réseau de la vie humaine prise dans sa totalité culturelle, sociale et politique.

36Les petites différences entre les individus, dont nous venons de voir qu’elles sont intrinsèquement liées à l’apparition de la sexualité, sont aussi, dans le monde humain, à l’origine des différences de perception de soi et d’autrui. C’est parce que je saisis les différences ou les similitudes qu’autrui peut avoir par rapport à moi-même que du désir ou du retrait, de l’attraction ou de la répulsion, de l’attachement ou du dédain, sont générés.

  • 11 Voir, par exemple : Yves Coppens, Le singe, l’Afrique et l’homme, Fayard, 2014.

37Si on souhaite analyser la complexité du champ de désirs qui se constitue dans les relations que les individus ont les uns avec les autres, comme Judith Butler cherche à le faire, il faut donc tout d’abord reconnaître que la différence binaire des sexes en est le fondement : la variété des désirs, dans leur luxuriante diversité, s’enracine dans ce tissu qui dépasse de beaucoup les limites de la vie humaine puisque ses fondements remontent à plusieurs centaines de millions d’années, tandis que la vie ne devient humaine, sur Terre, qu’il y a quelques centaines de milliers d’années11.

38On ne peut alors éviter la conclusion suivante : loin d’être une entre- prise de légitimation d’un dualisme qui entretiendrait un système de domination idéologiquement constitué, la biologie a plutôt permis d’éclairer le lien qui existe entre multinarité et binarité, lien qui est longtemps apparu comme un paradoxe. C’est parce qu’il y a binarité qu’il y a multinarité dans les espèces vivantes, y compris dans l’espèce humaine, et c’est parce qu’il y a multinarité que les désirs prennent des formes multiples. Reconnaître l’un (l’invention du dualisme sexuel) n’implique donc nullement de nier l’autre, comme voudrait nous en convaincre Judith Butler, mais en est au contraire la condition constitutive.

39Depuis toujours, le paradoxe est un stimulant notoire de la philosophie. Or, sur la question de l’origine de la diversité des désirs et de ses liens avec binarité sexuelle, la science permet de mettre en lumière l’un d’entre eux tout en préservant les deux pôles qu’implique tout paradoxe (ici binarité et multinarité). Pourquoi le philosophe devrait-il s’en refuser l’accès ? Le fait que le savoir positif de la biologie et de l’histoire du vivant sur Terre fasse partie de ce qui éclaire le paradoxe doit-il empêcher le philosophe de le prendre en considération pour la seule raison que, dans d’autres contextes, la science peut aussi être associée à diverses idéologies ?

40Une analyse suffisamment critique des résultats de la science appuyée sur une connaissance de ces savoirs permet de faire la part des choses et de discriminer ce qui peut être considéré comme un savoir de ce qui est idéologie.

La notion de genre et son développement

41J’en viens maintenant à l’examen de la notion de « genre » et à son développement dans le contexte de l’élaboration de la notion, plus large, de construction sociale ou, pour reprendre le terme qu’emploie de Judith Butler, de construction culturelle.

42Dans l’extrait dont je suis parti, tiré de Gender trouble, c’est cette notion qui est prise comme point de départ de la réflexion : « on verrait peut-être que ce que l’on appelle “sexe” est une construction culturelle au même titre que le genre. » Butler utilise, en fait, indifféremment les expressions de « construction sociale » et de « construction culturelle » avec une nette préférence pour la première, même si, dans le passage qui nous intéresse, c’est l’expression « construction culturelle » qui est employée.

43D’où vient cette notion de « construction sociale » ? Comment a-t-elle elle-même été construite ? Il s’agira, dans un premier temps, de retrouver les racines de la notion de « construction sociale » qu’emploie Butler. Car l’écart entre la présentation qu’elle propose du savoir biologique et ce que ce dernier présente réellement ne peut qu’éveiller le soupçon que d’autres écarts du même genre se soient glissés dans l’élaboration de la notion de « genre ». Un tel soupçon ne peut être levé ou, à contrario, confirmé, que par une généalogie de la notion de construction sociale dans laquelle la phénoménologie va prendre, on va le voir, toute sa place.

Généalogie de la notion de construction sociale de la réalité

  • 12 François Cusset, French Theory, Foucault, Derrida, Deleuze et Cie et les mutations de la vie intell (...)
  • 13 Éric Marty, Le sexe des modernes, Pensée du Neutre et théorie du genre, Paris, Le Seuil, 2021.

44Plusieurs commentateurs ont remarqué que les analyses de Judith Butler devaient beaucoup à des penseurs français. Des enquêtes très fouillées et circonstanciées, comme celle de François Cusset, l’auteur du livre French theory12, ou, plus récemment, celle d’Éric Marty, auteur du livre Le sexe des modernes13, ont fort bien documenté ce que les ana- lyses qui mobilisent la notion de genre doivent à des penseurs comme Foucault, Derrida, Deleuze, Barthes et quelques autres.

45On insiste moins sur le fait que ces mêmes théories doivent aussi beaucoup à des penseurs américains. Tout se passe comme si l’étonnement consécutif au fait que certains penseurs français aient pu contribué à l’élaboration de la notion de genre et à son déploiement, jouait le rôle d’un écran, jetant dans l’oubli un certain nombre d’autres contributions fondatrices qu’il nous faut aujourd’hui exhumer si on souhaite obtenir une compréhension plus complète de ce qui est en jeu dans la notion de genre.

46Si la notion de « genre » peut très légitimement se revendiquer comme l’une des descendantes de la notion de construction sociale, cette dernière n’est, à aucun moment, présentée par les auteurs du livre qui en a fourni la première expression comme une théorie qui aurait le caractère de la dénonciation d’une idéologie. Comment se fait-il alors que l’élaboration de la notion de genre prenne si souvent, comme nous l’avons vu encore avec Butler, le caractère d’une telle dénonciation ? Pour le comprendre, il faut s’interroger sur la manière dont a été initialement forgée la notion de construction sociale de la réalité.

  • 14 Hubert Knoblauch et René Wilke remarquent que même si l’expression « construction sociale » est uti (...)

47L’expression construction sociale de la réalité, est issue des travaux de Peter Berger et Thomas Luckmann (tous deux, originaires d’Europe, ont fait une part importante de leur carrière aux États-Unis ; pratiquement la totalité, même, pour Peter Berger). Elle trouve ses fondements théoriques dans la phénoménologie14.

  • 15 Peter Ludwig Berger et Thomas Luckmann, The Social Construction of Reality : A Treatise in the Soci (...)
  • 16 Hubert Knoblauch et René Wilke, « The Common Denominator: The Reception and Impact of Berger and Lu (...)

48En 1966, Berger et Luckmann publient un livre qui connaîtra immédiatement un succès considérable : The social construction of reality15. Comme le remarquent Hubert Knoblauch et René Wilke, ce « livre fut à l’origine du paradigme de la construction sociale »16. Pourtant, ses auteurs ne se sont pas reconnus dans le « constructivisme » qui faisait de l’idée de construction sociale son principe central d’analyse.

  • 17 P. L. Berger, Adventures of an accidental sociologist . How to explain the world without becoming a (...)

49Loin de les cautionner, Berger et Luckmann se sont au contraire opposés aux développements de la notion de « construction sociale de la réalité » qui ont pu être tirés de leurs travaux dans divers domaines se revendiquant du constructivisme et notamment dans le domaine de ce qu’on appellera les études sur le genre17.

  • 18 H. Knoblauch et R. Wilke, op . cit .

50C’est, qu’en effet, leur livre est bien loin de poser les bases d’une opposition aux sciences de la nature : « Berger et Luckmann ont sou- tenu que les sciences ne sont pas “socialement construites” »18.

Construction sociale de la réalité et phénoménologie

51Berger et Luckmann sont tous deux des élèves d’Alfred Schütz, lui-même élève de Husserl, à la New School for Social Research de New York. Et c’est par le biais de Schütz que la notion de construction sociale de la réalité, qu’ils vont développer, s’enracine dans la phéno- ménologie. Berger et Luckmann revendiquent d’ailleurs explicitement cette filiation. Comme leur maître, ils entendent développer une phénoménologie sociale. Par cet intitulé, il faut comprendre une doctrine s’appuyant sur les apports de la sociologie de Durkheim et de Max

  • 19 P. Berger et T. Luckmann, op . cit .

52Weber tout autant que sur la phénoménologie de Husserl. Ils articulent leur élaboration autour d’un questionnement qui, selon leurs déclarations, forme le cœur de leur investigation et le « problème central de la théorie sociologique » : « comment se fait-il que des significations subjectives deviennent des facticités objectives ? »19.

  • 20 H. Knoblauch et R. Wilke, op . cit .

53La notion de « construction », qu’ils introduisent dans leur texte, fait pendant à la notion de « constitution » proposée par Husserl : « contrairement à la phénoménologie qui se présentait comme une analyse de la genèse du sens subjectif dans la conscience – que Husserl appelle constitution –, on peut entendre par construction la production des structures sociales dans l’interaction des actions sociales par différents acteurs »20. C’est ainsi que la notion de « construction sociale de la réalité », loin de récuser les sciences (en l’occurence, ici, les sciences humaines), constitue, au contraire, une tentative pour les compléter d’une lecture phénoménologique.

54On peut deviner la surprise Berger et Luckmann et le sentiment qu’ils purent avoir d’avoir été mal compris, quand ils virent, peu de temps après la publication de leur livre, leurs analyses mises au service d’une attaque de la science au motif qu’elle serait elle- même une construction sociale pénétrée d’enjeux idéologiques et politiques.

55Plutôt que d’en rester à une dénonciation du caractère idéologique des sciences, Berger et Luckmann invitent à voir comment ces dernières peuvent se nouer à des interprétations phénoménologiques comme le souligne Thomas Eberle qui note aussi que leur thèse fut, dès sa parution, la source de malentendus tenaces :

  • 21 Thomas Eberle, A new paradigm for the sociology of knowledge: The social construction of reality, a (...)

La construction sociale de la réalité de Berger et Luckmann est devenu un des livres de sociologie les plus cités des vingt- cinq dernières années. Il doit, sans aucun doute, une grande part de ce succès à son titre. Son contenu, cependant, bien que brillamment présenté, n’a peut-être jamais été vraiment compris par nombre de ses lecteurs21.

  • 22 T. Luckmann, On the boundaries of the social world, in Phenomenology and social reality . Essays in (...)

56Thomas Luckmann, conscient de ces malentendus, a d’ailleurs, par la suite, repris l’investigation du rapport entre la phénoménologie et la notion de « construction sociale » pour mieux dégager la différence entre la notion de constitution héritée de Husserl et la notion de construction (sociale) héritée de Schütz22.

57L’idée de « construction sociale de la réalité » possède une force suggestive (ou rhétorique) telle qu’elle sera très tôt reprise dans un sens qui se veut radical et qui se nommera lui-même « constructiviste ». Cette radicalité repose, en réalité, sur la confusion entre les deux notions de constitution et de construction, pourtant parfaitement distinguée à l’origine.

  • 23 Ian Hacking, The social construction of what?, Boston, Harvard University Press, 2000.
  • 24 Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob, 1997.

58Berger et Luckmann seront les premiers à signaler cette confusion. Mais les « constructivistes », loin de tenir compte de ces alertes, iront chercher d’autres références qui leur sembleront pouvoir jouer le rôle qu’ils avaient, un temps, attribué au livre La construction sociale de la réalité. C’est ainsi qu’ils se tourneront vers des auteurs français. Quand, plus tard, un philosophe des sciences comme Ian Hacking se penchera sur l’histoire de la notion de « construction sociale », il ne pourra que constater à quel point le thème en est devenu confus et insaisissable23. D’autres, laissant poindre une sensible exaspération, iront jusqu’à parler d’imposture24.

59La notion de construction sociale sous-jacente à celle de genre n’a ainsi de rapport que nominal avec l’élaboration de la notion proposée par Berger et Luckmann, l’expression n’ayant fourni qu’une formule séduisante à ceux qui l’ont ensuite reprise dans un cadre qui n’avait que peu de lien avec ce qui avait été conçu initialement sous ce nom. Et il faut donc en venir à l’évidence : nous avons ici à distinguer deux significations de la même expression « construction sociale de la réalité ».

60Il n’en est que plus instructif de revenir aux élaborations initiales de Berger et Luckmann. Car non seulement ce détour conduit à relativiser singulièrement le caractère polémique de la notion construction sociale telle qu’elle est mobilisée dans les études sur le genre mais, de plus, il permet de faire émerger une base conceptuelle sur laquelle la notion de « genre » peut être restructurée d’une façon plus pénétrante, comme nous allons le montrer.

61Berger et Luckmann nous invitent, en somme, à retrouver la pensée biologique plutôt qu’à n’en retenir qu’une caricature destinée principalement à instruire un procès en idéologie. Restituer la place qu’occupait initialement la phénoménologie dans la notion de construction sociale devient alors un moyen de régénérer la notion de genre sur une base élargie.

Le genre et le sexe

62Pour cela, il faut tout d’abord préciser la distinction qu’il convient de faire entre les deux notions de « construction sociale de la réalité » que j’évoquais à l’instant.

63La « construction sociale de la réalité » est, dans la conception que Berger et Luckmann en proposent (phénoménologiquement consistante, donc), le système d’interprétations qu’adopte une communauté humaine et qui lui permet de donner sens aux actions des individus qui la composent. Loin de se substituer à la science, la construction sociale ainsi conçue s’appuie constamment sur les savoirs qu’élabore cette dernière. Elle distingue ainsi les choses elles-mêmes du sens qui leur est donné dans le monde humain et social en se fondant, comme on l’a vu, sur une distinction principielle entre constitution et construction. Berger et Luckmann peuvent ainsi écrire :

  • 25 Alexis Gros a consacré un article à l’analyse des liens entre phénoménologie et sociologie dans l’œ (...)

Il nous suffira, dans le cadre de notre propos, de définir la « réalité » comme une qualité appartenant à des phénomènes que nous reconnaissons comme ayant une existence indépendante de notre propre volonté (nous ne pouvons pas les “souhaiter”), et de définir la « connaissance » comme la certitude que les phénomènes sont réels et qu’ils possèdent des caractéristiques spécifiques25.

  • 26 Alexis Gros a consacré un article à l’analyse des liens entre phénoménologie et sociologie dans l’œ (...)

64Cette conception distingue donc, fondamentalement, deux modes d’être : le mode d’être de la conscience, pourvoyeuse première de sens (désigné par le terme de « constitution »), et le mode d’être de la vie sociale qui est toujours une construction relative impliquant plusieurs actes de constitution indépendants et leur rencontre. Ce dernier mode d’être ne peut prendre son sens qu’en se dégageant sur le fond du mode d’être constitutif de toute conscience.26

65Cette analyse, dans laquelle on reconnaît immédiatement la marque typique des réflexions phénoménologiques, reprise par Berger et Luckmann, sera ensuite écartée ou ignorée par le courant constructiviste au profit d’une interprétation dans laquelle constitution et construction seront confondus. Butler, de son côté, privilégiant une lecture hégélienne de la notion de construction sociale, en vient à donner à cette notion le statut d’un savoir absolu qui peut ainsi se muer en idéologie. À ses yeux, tout est construction sociale. Et c’est ainsi que le sexe peut être considéré, lui aussi, comme une construction exclusivement sociale. Le savoir de la biologie dont on a rappelé plus haut quelques-uns des principaux acquis, ne peut alors apparaître que comme une idéologie.

66Cette seconde conception de la construction sociale de la réalité est phénoménologiquement problématique. Elle s’appuie d’ailleurs manifestement sur une équivoque puisque, reprenant une expression née sur le terreau de la phénoménologie (« construction sociale de la réalité »), elle laisse entendre qu’elle se situe dans son sillage, alors même que c’est justement cette part phénoménologique de la notion qui a été perdue de vue dans ce qu’elle a élaboré. Comme le remarque Thomas Eberle :

  • 27 T. Eberle, op . cit .

Le « constructivisme » est devenu une perspective radicale qui prétend avoir contribué à révéler la réalité, à la débarrasser des distorsions idéologiques qui la recouvraient, ouvrant la voie à de nouvelles interprétations. Le féminisme universitaire est un exemple particulièrement frappant de ce point de vue. Aussi inspirante qu’une telle interprétation puisse être, elle est fort éloignée des intentions de Berger et de Luckmann27.

67Tout ceci éclaire d’un nouveau jour le passage du texte de Butler cité en introduction. Pour cette dernière, on l’a vu, la différence entre sexe et genre, conformément au point de vue que développe le « constructivisme radical », n’est que provisoire. Elle ne fait que marquer le moment de la prise de conscience du caractère socialement construit des rapports de genre. Elle signale, autrement dit, le moment de l’arrachement à la conception biologique des déterminations sexuées. Cet arrachement passe par une dénonciation du caractère idéologique des savoirs scientifiques sur le sexe. Une fois ce travail effectué, une fois le caractère de construction du genre pleinement mis en évidence, le sexe lui-même bascule entièrement du côté du genre et il n’existe plus aucune raison de maintenir une distinction entre sexe et genre.

68En d’autres termes, le fait de faire une distinction entre sexe et genre constitue un moment de transition au cours duquel le dévoilement du fondement social de la différenciation sexuelle est opéré ; affirmation pleinement exprimée dans le passage dont nous sommes partis : « en réalité, peut-être le sexe est-il toujours déjà du genre et, par conséquent, il n’y aurait plus vraiment de distinction entre les deux. »

  • 28 P. L. Berger, « Reflections on the Twenty-Fifth Anniversary of The Social Construction of Reality » (...)
  • 29 Mary Rogers, « Weather Vanes, Tokens and Texts », in Perspectives, 15, 2, 1992.

69Il n’y a pas de meilleur critique de cette idée que les fondateurs de la notion de construction sociale de la réalité eux-mêmes. Berger et Luckmann, conformément, cette fois, aux fondements phénoménologiques sur lesquels s’appuient la notion de construction sociale, font certes sa part au mode d’être relationnel et socialement construit de la conscience, mais sans négliger son mode d’être premier et constitutif. C’est pourquoi Peter Berger jugera sévèrement les interprétations constructivistes, à ses yeux pénétrés d’idéologie et d’utopisme, des élaborations théoriques conduites dans La constructions sociale de la réalité : « Une débauche d’idéologie et d’utopisme a déferlé sur la scène universitaire à la fin des années 1960, presque immédiatement après la parution de notre livre. Ni Luckmann ni moi n’avions de sympathie pour ce Zeitgeist »28. Mary Rogers va plus loin encore, affirmant : « Le constructivisme social n’est qu’un shibboleth théorique accompagné de quelques propositions plates sur la façon dont les gens « construisent » leur identité, leur vision du monde »29.

70Les bases théoriques du « constructivisme », qui auraient dû servir de socle à ce dernier, se sont ainsi dérobées sous les pieds des constructivistes. Faute d’avoir repéré le contexte phénoménologique au sein duquel la notion de construction sociale a été développée, ils n’en ont saisi qu’un fantôme.

71Si quelque chose est « subverti » dans le livre de Judith Butler qui, comme on l’a indiqué plus haut, porte comme sous-titre « le féminisme et la subversion de l’identité », c’est donc moins l’identité que la notion de « construction sociale » elle-même. Héritée de Berger et Luckmann, elle y prend un sens bien différent des intentions de ses créateurs. On comprend, dès lors, pourquoi cette référence est souvent estompée au profit de la référence à la « French theory ». On comprend aussi pourquoi les thèses de la biologie évolutionniste sur l’histoire de la sexualité, que nous avons rappelées dans la première partie de cet article, ont toute leur place dans le débat sur les rapports entre sexe et genre et qu’il ne suffit pas de les qualifier « d’idéologiques » pour les en écarter.

Reconstruction du genre

72Reprendre l’analyse de la notion de genre au point où elle subvertit la notion de construction sociale de la réalité permet de rebâtir ensuite une notion de genre, qui, cette fois, reste en adéquation avec la base phénoménologique dont ses concepteurs s’étaient initialement nourris. Il n’y a plus alors d’un côté le sexe qui serait une construction sociale idéologiquement présentée comme biologique, et de l’autre le genre qui serait cette même construction sociale mais cette fois lucidement présentée comme telle. Mais il y a désormais une conscience constitutive qui construit des sens divers selon le type d’attention qu’elle porte à sa propre constitution. Il y a, dès lors, une attention qui peut être portée soit à la binarité, soit à la multinarité. Ces deux dimensions de toute espèce sexuée sont, comme on l’a vu, toujours intimement liées l’une à l’autre. Mais elles sont aussi susceptibles de retenir différemment l’attention.

73L’origine des constructions sociales du genre est cette attention qui peut soit se diriger vers la différentiation en deux sexes de l’espèce, soit vers la diversité des membres de l’espèce et des désirs que génère cette diversité.

74L’analyse de Berger et Luckmann repose sur le fait que l’attention est un phénomène qui n’est pas seulement individuel mais qui est aussi collectif. C’est ainsi que, bien que la binarité et la multinarité soient toujours présentes, l’attention dominante peut se tourner vers l’une ou vers l’autre. Cela ne prouve pas que la vérité de la binarité est la multinarité. Pas plus que cela ne prouve l’inverse. Mais cela prouve plutôt que binarité et multinarité sont toujours étroitement tressées l’une à l’autre. L’attention qui se porte sur elles est toujours susceptible de basculer soit du côté de la binarité soit du côté de la multinarité, sans qu’aucun de ces deux côtés soit plus ou moins socialement construit que l’autre. Car c’est, en réalité, l’attention seule qui est socialement construite.

75Des circonstances extérieures, qui n’ont rien à voir avec la différentiation sexuelle elle-même, vont, à certaines périodes ou dans certains contextes culturels et sociaux, favoriser une attention se tournant vers la binarité et, à d’autres périodes ou dans d’autres contextes, favoriser une attention se tournant vers la multinarité. Ce qu’on appelle les « études de genre » ne sont donc rien d’autre que le signe d’une réorientation de l’attention. Car comme les circonstances que traverse un groupe humain, quel qu’il soit, fluctuent inévitablement, il est aussi inévitable que l’attention à la multinarité et à la binarité suive ces fluctuations et, du même coup, fluctue elle aussi.

76Ce qui est en jeu dans ces fluctuations n’est pas la nature de l’identité de genre, mais c’est le déplacement de l’attention qui, selon les circonstances, se tourne vers la binarité ou vers la multinarité.

Conclusion

77On peut conclure de ces remarques qu’un retour à Berger et Luckmann, et, par là, à la notion originelle, phénoménologiquement fondée, de construction sociale, permet de réévaluer le sens relatif que peuvent avoir les notions de sexe et de genre : à suivre ces deux auteurs, il n’y a pas d’un côté le sexe ancré dans la biologie et de l’autre le genre, ancré dans la vie sociale. Mais il y a deux pôles, ancrés l’un et l’autre dans le vivant, l’un de binarité, l’autre de multinarité, qui, selon les circonstances sociales, politiques et culturelles, font l’objet, pour un groupe humain donné, d’une attention différenciée et fluctuante.

78La notion de construction sociale de la réalité a fourni, on l’a vu tout au long de cet article, un argument rhétorique puissant pour un certain type de militantisme. Pourtant, à prendre les choses avec un recul historique suffisant, la notion prend un tout autre sens.

79Elle devient un moyen de mieux comprendre comment biologie et construction sociale se conjuguent dans la formation des désirs humains et elle invite à apercevoir le lien qui existe entre binarité et multinarité plutôt qu’à se limiter à leur opposition (à laquelle les études de genre s’en sont, le plus souvent, tenues).

80Ainsi, en revenant aux sources de la notion de construction sociale pour engager l’examen des théories qui prétendaient en faire usage pour élever des doutes à l’endroit des savoirs biologiques, on aboutit à une conception plus consistante de la notion de genre qui apparaît dès lors comme le symptôme d’un pivotement de l’attention, dans certaines sociétés et à certaines époques, du côté de la multinarité au détriment de la binarité.

81La phénoménologie s’est toujours présentée comme un retour à l’étoffe même des choses et élevée contre les élaborations théoriques qui tendent, parfois abusivement, à prendre leurs places, au moins dans la réflexion des philosophes. En revenant à la phénoménologie, la notion de genre pourrait s’assurer une base moins étroitement idéologique et militante que celle qui lui a été fournie jusqu’ici par un constructivisme prompt à dénoncer les idéologies d’autrui, qui sont des formes de confusion, mais bâti lui-même en grande partie sur une confusion entre constitution et construction.

82Cette notion de genre, une fois phénoménologiquement rectifiée, peut rendre compte des mouvements de l’attention collective sur la sexualité et ses modes variés de manifestation. En revenant au terreau phénoménologique sur lequel elle s’est constituée, elle pourrait ainsi échapper aux idéologies qui l’ont récupérée.

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Notes

1 Judith Butler, Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, London, Routledge, Kegan & Paul, 1990.

2 J. Butler, Trouble dans le genre ; le féminisme et la subversion de l’identité, trad. par Cynthia Kraus, avec une préface d’Eric Fassin, Paris, La découverte, 2005.

3 Judith Butler, Gender trouble, op . cit . p. 9

4 Anne Fausto-Sterling, Myths of gender: Biological theories about women and men, New York, BasicBooks, 1992, 2e éd.

5 The Biology and Gender Study Group : Athena Beldecos, Sarah Bailey, Scott Gilbert, Karen Hicks, Lori Kenschaft, Nancy Niemczyk, Rebecca Rosenberg, Stephanie Schaertel and Andrew Wedel, « The Importance of Feminist Critique for Contemporary Cell Biology », in Hypatia, Vol. 3, No 1, 1988, p. 61-76.

6 Thomas Cavalier-Smith, Origins of the machinery of recombination and sex, Heredity, 88 (2002), p. 125–141.

7 Voir, par exemple : Marc Kalinowski, « La cosmologie traditionnelle en Chine », in La voie du Tao, un autre chemin de l’être, in Geoffroy-Schneider, D. et al., Paris, Réunion des musées nationaux, Musée Guimet, 2010.

8 Anne Cheng, « “Un Yin, un Yang, telle est la Voie” : les origines cosmologiques du parallélisme dans la pensée chinoise », in Extrême-Orient, Extrême-Occident, vol. 11, 1989, p. 35-43.

9 François Jacob, Le jeu des possibles, Paris, Fayard, 1981.

10 Pascal Nouvel, « Nous sommes tous des clones différents », in Revue Autrement, Paris, Les Éditions Autrement, 2001.

11 Voir, par exemple : Yves Coppens, Le singe, l’Afrique et l’homme, Fayard, 2014.

12 François Cusset, French Theory, Foucault, Derrida, Deleuze et Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, La découverte, 2003.

13 Éric Marty, Le sexe des modernes, Pensée du Neutre et théorie du genre, Paris, Le Seuil, 2021.

14 Hubert Knoblauch et René Wilke remarquent que même si l’expression « construction sociale » est utilisée par Lester Ward dès 1905 (Evolution of social structures, in American Journal of Sociology, 10(5), 589–605, 1905), ce n’est qu’après la publication de Berger et Luckmann qu’il acquiert la dimension d’un fondement des approches constructivistes de la connaissance.

15 Peter Ludwig Berger et Thomas Luckmann, The Social Construction of Reality : A Treatise in the Sociology of Knowledge, New York, Anchor Books, 1966.

16 Hubert Knoblauch et René Wilke, « The Common Denominator: The Reception and Impact of Berger and Luckmann’s The Social Construction of Reality », in Human studies, 39:51–69, 2016.

17 P. L. Berger, Adventures of an accidental sociologist . How to explain the world without becoming a bore, New York, Prometheus Books, 2011.

18 H. Knoblauch et R. Wilke, op . cit .

19 P. Berger et T. Luckmann, op . cit .

20 H. Knoblauch et R. Wilke, op . cit .

21 Thomas Eberle, A new paradigm for the sociology of knowledge: The social construction of reality, after 25 years, in Revue Suisse de Sociologie, 2, 1992, p. 493-502.

22 T. Luckmann, On the boundaries of the social world, in Phenomenology and social reality . Essays in memory of Alfred Schütz, M. Natanson (Ed.), The Hague, Nijhoff, 1970, p. 73–100.

23 Ian Hacking, The social construction of what?, Boston, Harvard University Press, 2000.

24 Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob, 1997.

25 Alexis Gros a consacré un article à l’analyse des liens entre phénoménologie et sociologie dans l’œuvre de T. Luckmann : Alexis Gros, « Thomas Luckmann on the Relation Between Phenomenology and Sociology: A Constructive Critical Assessment », in Human Studies, 44, 2021, p. 201–231.

26 Alexis Gros a consacré un article à l’analyse des liens entre phénoménologie et sociologie dans l’œuvre de T. Luckmann : Alexis Gros, « Thomas Luckmann on the Relation Between Phenomenology and Sociology: A Constructive Critical Assessment », in Human Studies, 44, 2021, p. 201–231.

27 T. Eberle, op . cit .

28 P. L. Berger, « Reflections on the Twenty-Fifth Anniversary of The Social Construction of Reality », in Perspectives, 15, 2, 1992.

29 Mary Rogers, « Weather Vanes, Tokens and Texts », in Perspectives, 15, 2, 1992.

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Pour citer cet article

Référence papier

Pascal Nouvel, « Origine du sexe et construction du genre »Alter, 30 | 2022, 189-208.

Référence électronique

Pascal Nouvel, « Origine du sexe et construction du genre »Alter [En ligne], 30 | 2022, mis en ligne le 31 octobre 2023, consulté le 15 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/alter/2458 ; DOI : https://doi.org/10.4000/alter.2458

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