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I. Dossier

Le genre contre le sexe : l’énigme du transsexualisme

Philippe Cabestan
p. 245-261

Texte intégral

  • 1 M. de Montaigne, Essais, I, 21 Œuvres complètes, Paris, éditions du Seuil, 1967, p. 54.

Pline dit avoir vu Lucius Cossitius, de femme, changé en homme le jour de ses noces1

Pour Christophe Soulard

1En dénonçant l’inadéquation de leur genre à leur sexe, les trans- sexuels demandent non pas à changer de genre, ce qui paradoxalement leur paraît impossible, mais à changer de sexe. Afin de saisir un peu mieux de quoi il est question, voici le cas de Gérard, exposé dans les années soixante-dix, par le psychiatre Arthur Tatossian (1929-1995) :

  • 2 Depuis novembre 2016, il est possible de modifier la détermination du sexe sur son état civil. Tel (...)
  • 3 Le transsexualisme a fait l’objet de très nombreux travaux, en majorité anglo-saxons, dont on trouv (...)

Gérard, 25 ans, peu après une intervention chirurgicale de changement de sexe, demande une modification de son état civil2. Il se présente comme une jeune femme fort séduisante et au contact facile. Il travaille comme barmaid et stripteaseuse dans un night-club et c’est un projet de mariage qui motive sa demande. Malgré une personnalité assez immature et superficielle, dominée par une forte dépendance à autrui et une vulnérabilité aux frustrations, il ne présente aucune anomalie d’ordre psychotique. Par ailleurs, le niveau intellectuel atteint très certainement la moyenne. Gérard a mené, depuis plusieurs années, sans difficulté majeure, une vie de type féminin, dans le domaine professionnel comme dans le domaine sexuel, avec tous les attributs extérieurs vestimentaire et autres du sexe féminin, ce qui, a posteriori, prouve son aptitude à cet égard. Dès l’âge de trois ans, sa mère constate avec surprise les allures féminines de ce garçon qu’elle a désiré lors de la grossesse et rapporte son caractère extrêmement pudique pendant toute son enfance. À douze ans, il se parait des vêtements de sa sœur aînée et aimait se contempler ainsi vêtu dans la glace avec l’impression d’un changement de sexe. Gérard n’a jamais connu de relation hétérosexuelle mais a entretenu plusieurs liaisons homosexuelles ». Tatossian en conclut que « Gérard représente un cas de changement de sexe incontestablement très réussi du point de vue esthétique et cette réussite facilite certainement son intégration du rôle féminin3.

  • 4 La relative rareté du transsexualisme féminin demeure énigmatique. Pour Tatossian, quatre-vingts po (...)
  • 5 A. Tatossian, Œuvres complètes, t.1, op . cit ., p.236.
  • 6 Depuis 1979, la sécurité sociale prend en charge le traitement hormonal et les opérations de change (...)

2Le cas de Gérard est plutôt rare et, d’une manière générale, le trans- sexualisme semble un phénomène relativement marginal. Même s’il est difficile d’en donner une évaluation chiffrée. Tatossian note, pour sa part, que le transsexualisme MtF (male to female) est beaucoup plus fréquent que le transsexualisme FtM (female to male)4 et qu’on compterait un transsexuel MtF pour 100.000 hommes5. Mais ces chiffres sont évidemment datés, sujets à caution et sont en outre contestés par certains mouvements transgenres qui avancent une fréquence dix fois supérieure. Quoi qu’il en soit, le transsexualisme soulève d’emblée une question délicate : la médecine doit-elle répondre positivement aux souhaits de ses patients et procéder aux traitements hormonaux comme aux opérations chirurgicales que les transsexuels lui demandent6 ?

3Tatossian souligne à plusieurs reprises l’étrangeté d’une situation où le diagnostic comme le traitement sont fixés par le malade et non par son médecin. En d’autres termes, les transsexuels souffrent-ils bien, comme ils le soutiennent, d’une dysphorie de genre et sinon n’est-il pas absurde et déontologiquement discutable de pratiquer sur eux des opérations pour une large part irréversibles ? Mais le plus déroutant dans le transsexualisme est naturellement la conviction inébranlable d’une inadéquation du genre et du sexe, à laquelle il ne serait possible de remédier que par un changement de sexe. L’idée, avancée par certains, qu’il s’agirait d’une erreur de la nature est bien obscure et n’est guère satisfaisante. Difficile également de rapporter la dysphorie de genre à des facteurs biologiques tels que des troubles hormonaux. Est-ce à dire que le transsexualisme serait le résultat d’une histoire et qu’on pourrait en établir comme une psychogenèse ?

4Il faut souligner que, quelle que soit sa nature, la souffrance des transsexuels ne saurait être sous-estimée et que, si certains renoncent à être opérés, d’autres menacent et parfois tentent de s’auto-émasculer quand ils ne se suicident pas. C’est sur le cas dramatique de ces derniers que nous voudrions ici nous arrêter afin de cerner sinon d’élucider l’étrange trouble qui les hante.

I. Questions de vocabulaire

5Le réel résisterait-il aux classifications sommaires, il convient néanmoins de mettre de l’ordre dans notre vocabulaire et de justifier le maintien dans cet article du terme de transsexualisme. Nous pouvons prendre pour point de départ la distinction entre les personnes cis- genres et transgenres. Les cisgenres (cisgenders) sont les personnes dont le genre est en accord avec le sexe qui leur a été assigné à la naissance alors que les transgenres (transgenders) considèrent que leur genre ne correspond pas au sexe assigné à la naissance. Toutefois, le terme trans- genre est ambigu et il convient de ne pas confondre, d’une part, les transgenres non binaires ou genderqueer, qui ne se ressentent ni homme ni femme, qui ne souhaitent appartenir ni à l’un ni à l’autre genre et qui, au nom de la fluidité des genres, rejettent même toute identité de genre. Et, d’autre part, les transgenres binaires qui se sentent ou homme ou femme en dépit d’une assignation sexuelle opposée. Enfin, parmi les transgenres binaires nous pouvons distinguer les transsexuels qui ont recours à des traitements hormonaux et à la chirurgie (vaginoplastie dans un cas, pénoplastie dans l’autre) afin de modifier leur corps et de l’adapter à leur genre.

  • 7 P.-H. Castel, La métamorphose impensable, op . cit ., p.355.
  • 8 A. Tatossian, Œuvres complètes, t.1, op . cit ., p.235.

6Parce que le changement de sexe permettrait d’aimer un être du même sexe sous l’apparence de l’hétérosexualité, il est tentant d’assimiler le transsexualisme à une forme d’homosexualité qui n’oserait pas s’avouer comme telle voire à une forme d’homophobie7. Cependant, il ne faut pas confondre les homosexuels, les travestis et les transsexuels quoique le port des habits de l’autre sexe ainsi que les relations homosexuelles soient fréquentes chez les transsexuels8. En effet, ni les travestis ni les homosexuels ne refusent leur sexe au point de vouloir en changer, bien au contraire. Ainsi les homosexuels comme les travestis sont-ils du côté des cisgenres puisqu’ils ne remettent pas en question leur appartenance à l’un des deux sexes. De plus, porter des habits de l’autre sexe n’a pas la même signification pour le travesti et le transsexuel. Pour le travesti, le travestissement a une dimension à la fois ludique et érotique. Cela peut être un instrument de jouissance sexuelle. Il s’agit d’une fin en soi. Alors que pour le transsexuel le port des habits de l’autre sexe n’est que l’expression secondaire de la conviction profonde et inentamable d’appartenir à l’autre sexe.

  • 9 Ibid ., p.237.
  • 10 A. Tatossian, Œuvres complètes, t.2, op . cit ., p. 71-73.

7Par ailleurs, les transsexuels refusent d’être assimilés à des homosexuels : tandis que les homosexuels recherchent des relations avec des personnes du même sexe, les transsexuels aspirent à des relations hétérosexuelles. Sans doute, extérieurement, la relation sexuelle entre un transsexuel MtF (Male to Female) et un homme ou bien entre un transsexuel FtM (Female to Male) et une femme n’a qu’une apparence d’hétérosexualité. Mais tel n’est pas le point de vue du transsexuel qui cherche un partenaire dont l’orientation est hétérosexuelle. Enfin, et contrairement à ce que laisse entendre le terme de transsexualisme, la sexualité n’est pas le cœur du projet des transsexuels dont la préoccupation majeure est identitaire. Tatossian note que leur sexualité est relativement pauvre, et que si la sexualité inquiète et travaille les transsexuels, c’est au sens où, dans certains cas, ils la refusent9. On pourrait dire alors que le transsexuel voudrait changer le sexe plutôt que changer de sexe et, ce, en se situant au-delà du sexe. Tatossian parle à ce propos de l’idéalisme de certains transsexuels dont l’ambition ultime serait au fond de n’être ni homme ni femme, et cite le cas de Jan Morris qui envisage la suppression de ses organes génitaux masculins comme une purification qui lui permettrait d’approcher « la blancheur immaculée » de la Vierge Marie10.

  • 11 M. Foucault, Herculine Barbin dite Alexina B [1978], Paris, Gallimard, 2014. Loin d’assimiler l’un (...)

8Il convient de ne pas non plus confondre les transsexuels et les intersexes ou hermaphrodites. Remarquons à ce propos que parler de « sexe assigné à la naissance » est loin d’être une coquetterie et soulève la question — bien connue dans le milieu de la compétition sportive — des critères de la détermination du sexe d’un individu. On ne peut pas toujours se fier au sexe anatomique qui est parfois une simple apparence et force est de constater un relatif arbitraire de l’assignation du sexe par l’état civil dans le cas de l’intersexuation, puisque la seule vue des organes génitaux à la naissance de même que l’observation des gonades (testicules ou ovaires) ou l’étude chromosomique peuvent ne pas suffire. Une jeune fille peut, par exemple, être génétiquement un mâle (XY) sans avoir de pénis. Toutefois, cette problématique est distincte de celle du transsexualisme dans la mesure où le transsexuel se plaint non de son assignation sexuelle à la naissance mais du divorce entre son sexe biologique et son genre ou sexe psychique. Abel Barbin, né Herculine Barbin, dont l’autobiographie a fait l’objet d’une publication en 1978 par Michel Foucault, est par exemple un cas d’hermaphrodisme ou d’intersexuation et non transsexualisme11.

  • 12 Psychiatre et psychanalyste, R. Stoller (1924-1991) est l’auteur d’un ouvrage au titre emblématique (...)

9Il va de soi que ces précisions terminologiques sont contestables. D’une part, d’aucuns les jugent insuffisantes, et des psychiatres comme Norman Fisk ou Robert J. Stoller12 distinguent entre les transsexuels primaires qui depuis leur plus jeune âge ont le senti- ment d’une erreur de la nature et les transsexuels secondaires qui ne seraient pas de véritables transsexuels et qui ne devraient pas être opérés. D’autre part, elles sont rejetées par certains activistes qui contestent la dénomination même de transsexualisme qui serait étroitement liée à la pathologisation indue par la psychiatrie de ce qu’ils considèrent comme une déviance et qu’ils appellent de préférence “dysphorie de genre”. Enfin et surtout, ces distinctions sémantiques peuvent facilement induire en erreur car elles tendent à étiqueter, classer et exclure artificiellement des individus singuliers dont les désirs sont eux-mêmes multiples et toujours susceptibles de changer au cours du temps. Elles nous semblent cependant en mesure de faciliter la discussion, quitte à ce qu’elles soient nuancées, contestées et retravaillées.

II. Le transsexualisme au vingtième siècle

10Le premier article d’Arthur Tatossian consacré à cette question remonte à 1970. Il importe de le replacer dans son contexte comme dans l’histoire du transsexualisme. Rappelons ainsi que, dans le sillage du Women’s lib américain et de mai 68, le Mouvement de Libération de la Femme (M.L.F.) voit le jour en France en 1970 ; qu’un an plus tard est fondé le Front homosexuel d’action révolutionnaire (F.H.A.R.) ; mais que, la question du transgenrisme reste, à cette époque relativement marginale. Il faut attendre le début des années 1990 pour qu’apparaissent l’acronyme L.G.B.T.

  • 13 P.-H. Castel, La Métamorphose impensable, op .cit ., p. 27. On doit à Jean-Étienne Esquirol (1772-1 (...)
  • 14 S’inspirant du récit romancé de David Ebershoff, The Danish Girl, publié en 2000, le réalisateur To (...)

11Pourtant la question est loin d’être nouvelle et la psychiatrie s’y est depuis un certain temps intéressé. Le premier cas de transsexualisme recensé par la clinique scientifique est celui d’un médecin hongrois, dont Richard von Krafft-Ebing offre une description détaillée dans sa Psychopathia sexualis (1886)13. Le terme de transsexualité est proposé pour la première fois en 1912 par le docteur Magnus Hirschfeld, de l’Institut des sciences sexuelles de Berlin, dont le nom est attaché à celui de Dora Richter (1891-1933), qui a tenté de s’émasculer à l’âge de six ans et à celui de Lili Elbe (1882-1931), une peintre danoise, vrai- semblablement intersexe (hermaphrodite). L’une et l’autre font partie des premières personnes à avoir “bénéficié” d’une chirurgie de réattribution sexuelle. Ainsi, en 1922 Dora subit une ablation des testicules (orchiectomie), suivie quelque dix ans plus tard d’une pénectomie et d’une vaginoplastie. Il semble que Dora soit morte lors de l’attaque en 1933 de l’institut de sexologie de Berlin par les nazis. Selon d’autres sources elle serait morte en 1941 au cours d’un bombardement. De son côté, Lili Elbe se rend en 1930 en Allemagne où elle est opérée à cinq reprises en deux ans. En juin 1931 a lieu la cinquième opération qui consiste en une vaginoplastie et une greffe d’utérus. Mais la greffe est rejetée par son système immunitaire et Lili Elbe meurt en septembre 1931 d’un arrêt cardiaque provoqué par l’infection14.

  • 15 P.-H. Castel, La Métamorphose impensable, op . cit ., p. 52-53. Sa vie a inspiré le premier film d’ (...)

12Mais le cas le plus célèbre dans l’histoire de la transidentité est sans doute celui de Christine dont les opérations de réassignation sexuelle ont fait la une des journaux, entraîna une explosion des demandes de changement de sexe et suscita parallèlement un véritable tollé dans les milieux psychiatriques : comment céder à la demande d’un fou peut-il tenir lieu de traitement15 ? Né en 1926 dans le Bronx, Georges Jorgensen rencontre à Copenhague le doc- teur Christian Hamburger, chirurgien danois qui, à la suite d’un traitement hormonal, procède en 1951-1952 à une série d’opérations aboutissant à la castration. Georges choisit de s’appeler Christine en hommage au Docteur qui l’a opérée. Quelques années plus tard, de retour aux États-Unis, Christine subit une vaginoplastie sous la direction du docteur Angelo. Elle publie en 1967 The story of my life qui s’est vendue à plus de 500.000 exemplaires. Elle meurt en 1989. Elle est devenue depuis une figure majeure du mouvement LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres) et en 2019 son nom figure parmi les 50 premiers « pionniers, précurseurs, héros » du National LGBTQ Wall of Honor (New York).

  • 16 J. Austin, Quand dire, c’est faire, trad. par G. Lanne, Paris, éditions du Seuil, 1991.
  • 17 K. Jaspers, Psychopathologie générale, trad. par A. Kastler et J. Mendousse, Paris, Bibliothèque de (...)

13À la même époque, la psychiatrie s’interroge sur le caractère patho- logique du transsexualisme. Non sans raison, on s’interroge sur le caractère délirant — il s’agirait alors d’un délire partiel — de la conviction transsexuelle. Strictement subjective, elle ne peut ni être partagée au sens où on partage une émotion ni faire l’objet d’une quelconque attestation. Selon la théorie des actes de langage, dire : « je suis une femme » relèverait des actes illocutoires expositifs, si on s’en tient à la classification de John Austin16. Mais ce qui distingue cette conviction c’est que, comme toute conviction délirante, elle échappe totalement à l’argumentation ou à la réfutation. Elle se distingue donc non par sa vérité ou sa fausseté mais par ce que Jaspers appelle son incorrigibilité17.

14En outre, il y a une forme de déni de la maladie que l’on retrouve dans certaines psychoses. En effet, le transsexuel ne se considère pas malade et rejette toute proposition de psychothérapie puisqu’il souffre d’une erreur de la nature.

  • 18 En 1965, le psychiatre Ira Pauly retient l’hypothèse d’une « paranoia transsexualis », P.-H. Castel (...)
  • 19 J. Delay, P. Deniker, R. Volmat et J.-M. Alby, « Une demande de changement de sexe : le trans-sexua (...)
  • 20 Nous laissons de côté les débats parallèles qui animent l’Organisation Mondiale de la Santé et sa C (...)
  • 21 M. Minard, « Robert Spitzer et le diagnostic homosexualité du DSM-II », Sud/Nord, 2009/1 (n° 24), p (...)

15En 1949, David Oliver Cauldwell assimile le transsexualisme à une pathologie qu’il rattache à la catégorie des perversions sexuelles — ce qui n’est guère étonnant à une époque où l’homosexualité est elle-même considérée comme une perversion — et, par suite, lui donne le nom de « psychopathia transsexualis »18. Plus près de nous, Jean Delay (1907-1987) publie en 1956 une étude du cas « Henri »19 qui a fait date et dans laquelle le psychiatre fait part de son embarras. En l’occurrence, Jean Delay refuse d’opérer Henri. Mais c’est surtout au cours des années soixante-dix que les débats autour du transsexualisme dans le cadre de l’APA (l’Association Américaine de Psychiatrie)20 se développent, alors même que l’homosexualité est retirée en 1973 de la liste des troubles mentaux et se trouve remplacée par la notion de perturbation de l’orientation sexuelle21. En 1980, l’APA place le transsexualisme dans la catégorie des troubles de l’identité sexuelle, qui est elle-même une sous-catégorie des troubles psychosexuels (DSM III). Si le DSM IV reconduit en 1994 la définition de la transsexualité du DSM III, en revanche le DSM V prend en compte les critiques de différentes associations LGBT telles que Stop Trans Pathologisation, qui en appellent à une déstigmatisation du transsexualisme. Ainsi, à la catégorie des troubles de l’identité sexuelle se substitue celle de « dysphorie de genre (gender disphoria) ». Il est alors précisé que « la non-conformité de genre n’est pas en elle-même un trouble mental. Ce qui caractérise la dysphorie de genre, c’est la présence d’une souffrance clinique significative associée à la non-conformité de genre ».

III. Identité, identité de genre et transsexualisme

  • 22 l’hermaphrodisme. La distinction genre et sexe dans le vocabulaire médical se rencontre dès 1915 so (...)
  • 23 P.-H. Castel, La Métamorphose impensable, op . cit .,p. 87.

16Le transsexuel MtF ne désire nullement devenir une femme. Pour la simple raison qu’il est une femme dans un corps d’homme. Ce qui frappe alors, c’est la force de cette conviction, comme si le genre d’un individu était une évidence indépendante de son sexe, qui s’impose à lui dès la naissance voire avant la naissance s’il est vrai que le transsexuel est né dans un corps dont le sexe ne correspond pas à son genre. Une telle conviction soulève la question de savoir non seulement ce que signifie être un homme quand on est né de sexe masculin mais aussi et surtout ce que signifie être une femme quand on est né de sexe masculin. C’est afin de répondre à une telle interrogation que Stoller élabore en 1964 la notion d’identité de genre (gender identity) qu’il reprend dans son livre publié en 1968, Sex and Gender22. En effet, pour ce psychanalyste, l’identité de genre reposerait sur un feeling alimenté non seulement par l’anatomie et l’attitude des parents et de l’entourage mais également par une mystérieuse force biologique qui serait alors « une force sexuante originaire 23». Cette conception du fondement de l’identité de genre est loin d’être évidente.

  • 24 « L’anatomie c’est le destin », S. Freud, « La disparition du complexe d’Œdipe », La Vie sexuelle, (...)
  • 25 « Le corps étant l’instrument de notre prise sur le monde, le monde se présente tout autrement selo (...)
  • 26 Rappelons que ce roman n’est de « bout en bout qu’une farce… une récréation d’écrivain », V. Woolf, (...)
  • 27 V. Woolf, Orlando, op . cit ., p. 673.

17Que cette identité dépende tout d’abord de l’anatomie, Stoller n’est pas le premier à le dire et peut même se réclamer de certaines formules — jugées malheureuses par certains disciples — de Freud24. Ce serait faire preuve en effet d’un étrange idéalisme et d’un dualisme extrême, que d’envisager la différence entre les hommes et les femmes indépendamment de leurs corps et de leurs possibilités ou impossibilités respectives. D’un point de vue à la fois phénoménologique et non conventionnaliste, c’est sans doute du côté de la corporéité féminine, comme l’a montré Simone de Beauvoir dans Le Deuxième sexe, qu’il faut se tourner si on veut établir une quelconque spécificité féminine du rapport au monde25. Que cette identité soit en outre liée à l’attitude des parents envers l’enfant, au choix de son prénom, à l’éducation, à l’assimilation de différents rôles sociaux, etc., ne fait pas vraiment difficulté. En revanche, l’idée d’une force biologique originaire sexuante laisse perplexe, notamment de la part d’un psychanalyste. Cette thèse n’est pas sans rappeler ce qu’on peut lire à propos du changement de sexe d’Orlando, le personnage éponyme du roman de Virginia Woolf26 : contrairement à l’idée que c’est une simple question de vêtement, la narratrice affirme pour sa part que « La différence entre les sexes est, heureusement, fort profonde, et (que) les vêtements ne sont que le symbole de ce qui se dissimule loin dessous. C’est un changement dans la personne même d’Orlando qui lui avait dicté de choisir des vêtements de femme et un sexe de femme »27. Manifestement, Woolf entend bien disqualifier une compréhension strictement anatomique de la différence des sexes qui est alors rapportée à des profondeurs insondables. Toutefois, invoquer à l’instar de Stoller une force biologique n’offre en vérité qu’une explication verbale du phénomène, qui n’est pas sans rappeler la vertu dormitive de l’opium du Malade imaginaire.

  • 28 C. Romano, « Être soi-même : une chimère ? », L’Identité pour quoi faire ? J. Birnbaum (éd.), Paris (...)
  • 29 V. Woolf, Orlando, op . cit ., p. 643.

18En outre, l’idée même d’une identité de genre repose sur un usage abusif de la notion d’identité, particulièrement courant de nos jours et dont il est difficile de se garder. En effet, on distingue habituellement entre l’identité numérique d’un être qui est un seul et même objet, ou une seule et même personne, et l’identité qualitative de deux objets qui partagent les mêmes qualités tout en n’étant pas numériquement identique. De ce point de vue, être homosexuel ou bien être protestant n’est pas une identité mais seulement une caractéristique parmi d’autres d’une identité personnelle28. Dans le cas d’Orlando, on peut dire qu’il est une seule et même personne à travers l’histoire (identité numérique) mais qu’il n’est plus le même au cours de cette histoire (identité qualitative) puisqu’il était un homme jusqu’à l’âge de trente ans et devient à partir de là une femme29. En toute rigueur, donc, ce qu’on appelle l’identité de genre telle qu’être une femme ou être un homme n’indique que l’appartenance à un groupe ou à une catégorie et ne saurait se confondre avec l’identité personnelle de l’individu.

  • 30 J.-P. Sartre, L’Être et le néant, Paris, Gallimard, 2019, p. 117.

19De plus, il faut prendre garde à ne pas réifier cette identité personnelle qui n’est nécessairement qu’une identité en sursis de telle sorte que nul ne peut dire qu’il est ceci ou cela sans mauvaise foi au sens sartrien du terme. On se souvient de l’homosexuel dans L’Être et le néant qui affirme qu’il n’est pas homosexuel sur le mode de la chose qui n’est pas ce qu’elle est. Et il va de soi que ce même homosexuel serait tout autant de mauvaise foi s’il affirmait en « champion de la sincérité » qu’il est homosexuel sur le mode de l’être qui est ce qu’il est. Dans un cas comme dans l’autre, l’homosexuel se donne l’identité d’une chose alors même que son mode d’être est celui d’un existant qui, comme l’explique Sartre, est ce qu’il n’est pas et qui n’est pas ce qu’il est. De manière analogue, il y a une mauvaise foi manifeste du transsexuel qui soutient qu’il est une femme dans un corps d’homme : non seulement la féminité n’est pas plus une essence ou nature qu’une identité mais en outre l’existence en tant que mode d’être interdit au transsexuel — comme à tout être humain — d’être quoi que ce soit sur le mode de la chose qui est ce qu’elle est alias l’être en-soi30. De ce point de vue, il n’est pas plus possible d’être un homme dans un corps d’homme ou une femme dans un corps de femme que d’être un homme dans un corps de femme ou une femme dans un corps d’homme.

  • 31 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, collection TEL, 1985, p. 175.

20Enfin, le transsexuel entretient avec son corps un rapport déroutant dans la mesure où il ne se reconnaît pas dans ce corps qui est pourtant le sien. Certes, il ne nie pas que son corps est bien le sien au sens de la mienneté heideggérienne (Jemeinigkeit) et il n’est pas comme certains psychotiques qui saisissent telle ou telle partie de leur corps comme leur étant étrangères ; mais il refuse son corps comme si au moment de sa naissance il s’était incarné dans un corps qui ne lui était pas destiné. Il va de soi qu’une telle attitude suppose un dualisme rigoureux du genre et du sexe alias de l’âme et du corps, comme si l’un pouvait être totalement indépendant de l’autre. Du transsexuel on peut dire, pour reprendre la formule de Platon, qu’il est logé dans son corps comme un pilote en son navire, à ceci près que le navire en question n’est pas le bon. En d’autres termes, le transsexuel se rapporte à son corps selon la modalité de l’avoir et ignore la leçon de Merleau-Ponty dans La Phénoménologie de la perception : « Mais je ne suis pas devant mon corps, je suis dans mon corps, ou plutôt je suis mon corps »31. Le corps du transsexuel est pour lui un outil (Zeug) mais, en l’occurrence, un outil inapproprié qu’il convient d’adapter à son malheureux propriétaire en le modifiant.

IV. Du transsexualisme au transgenrisme non binaire

  • 32 A. Tatossian, Œuvres complètes, t.2, op . cit ., p.314-318. J. Lacan, D'un discours qui ne serait p (...)
  • 33 A. Tatossian, « Qu'est-ce que l'antipsychiatrie ? », Œuvres complètes, t.2, op .cit ., p. 177-184.

21À propos de deux transsexuels, Pierre et Marielle, Tatossian note qu’il « n’y a pas de signe de névrose ou de psychose » mais seulement une « composante dépressive qui peut être considérée comme une réaction à la situation. Pierre est même dit « très souriant et d’un contact facile ». Par ce diagnostic, Tatossian se démarque nettement de la thèse lacanienne selon laquelle le transsexualisme doit être pensé à partir de la forclusion du nom du père et donc comme psychose32. De son côté, en 2009, le ministère de la santé déclare que « la transsexualité ne sera plus considérée comme une maladie psychiatrique en France ». Dans ces conditions, peut-on encore considérer les transsexuels comme des malades ? Il y a sans aucun doute, une souffrance qui est reconnue par tous même si les différents protagonistes du transsexualisme ne lui donnent pas la même signification. Or, non seulement, comme l’atteste le deuil d’un être cher, il ne suffit pas de souffrir pour être malade. Mais en outre, avec certains activistes transgenres, qui retrouvent à leur manière un thème de l’antipsychiatrie33, on peut soutenir que c’est le regard médical qui engendre la souffrance des transsexuels. C’est pourquoi, afin de « dé-psychiatriser » et « dé-pathologiser » le transsexualisme, ces mêmes militants préfèrent parler de transidentité et de personnalités transgenres. Reste que cette volonté de “normaliser” le transsexualisme qui, rappelons-le, peut conduire à des extrémités telles que le suicide, ne laisse pas de se heurter à un scepticisme bien compréhensible.

  • 34 Concept développé par Hacking à propos des personnalités multiples et repris dans Mad Travelers à p (...)
  • 35 Le livre fut écrit par une journaliste, Flora Rheta Schreiber, et publié en 1973. Voir Élise de Vil (...)

22Une hypothèse développée par Ian Hacking à la fin du siècle dernier mérite de retenir l’attention : et si le transsexualisme était « une maladie de passage (transient illness) »34, c’est-à-dire un trouble dont l’émergence est historiquement sinon déterminée du moins datée et dont la compréhension est étroitement liée à celle de l’époque dans laquelle il s’inscrit ? Au cours des années soixante-dix, par exemple, se développe aux États-Unis une étrange maladie : des personnes toujours plus nombreuses se plaignent d’avoir plusieurs personnalités. Elles souffrent, disent alors les psychiatres, du syndrome de personnalités multiples. Le cas le plus célèbre est celui de Sybil Dorsett qui prétend n’avoir pas moins de seize personnalités distinctes, ayant chacune ses émotions, ses talents comme ses souvenirs et ses projets. Son trouble fait l’objet d’un livre, puis d’un film en 197635. Sybil Dorsett devient vite célèbre et son cas engendre, dit-on, une véritable “épidémie’’. Ainsi, au milieu des années quatre-vingt, quelque 50.000 cas de personnalités multiples ont été recensés au États-Unis, et le DSM-III se voit dans la nécessité de faire place à cette nouvelle entité nosographique. Mais au cours des années quatre-vingt-dix, le nombre de cas chute brutalement. Il s’avère que Sybil Dorsett, de son vrai nom, Shirley Mason, a surtout souhaité faire parler d’elle et qu’elle a bénéficié de la complicité de sa psychanalyste, Cornelia Wilbur. Cependant, comparaison n’est pas raison et il convient en l’occurrence d’avancer à pas comptés. Certes, il est fort possible qu’il y ait chez certains transsexuels un désir de célébrité dont les médecins sont éventuellement heureux de se faire les complices. Par ailleurs, ne négligeons pas la dimension économique du phénomène qui a donné naissance à des cliniques où les opérations de réassignation sexuelle sont une source de profits très confortables. Reste que le transsexualisme, du moins dans ses formes extrêmes, semble autrement plus grave qu’un effet de mode ou de contagion mentale, ce qui n’exclut pas son historicité.

  • 36 Dans son étude du cas d’un transgenre MtF, Harold Garfinkel analyse les efforts accomplis par Agnès (...)
  • 37 P. Manent souligne l’importance de cette loi de 2013 reconnaissant aux couples homosexuels le droit (...)
  • 38 Le changement de sexe implique de nos jours non seulement un traitement hormonal à vie qui est pote (...)

23En effet, il y a dans la demande transsexuelle de réassignation sexuelle une évidente dimension historique qui est étroitement liée aux progrès de la chirurgie, au développement de la psychopathia sexualis et, plus généralement, à l’évolution des relations entre les sexes en Occident. Toutefois, alors que le transgenrisme semble tourné vers l’avenir, le transsexualisme paraît déjà relever du passé. En reprenant le dualisme de l’âme et du corps, de la culture et de la nature, du genre et du sexe, le transsexualisme dit binaire demeure dans une perspective fondamentalement naturaliste et essentialiste de la différence sexuelle alias le dimorphisme sexuel homme/femme : non seulement le transsexuel reconnaît la dualité naturelle des genres et des sexes mais il est convaincu qu’il est possible d’être une femme ou d’être un homme. Ainsi, loin de mettre en question un ordre social fondé sur un partage sexué des activités, le transsexuel (binaire) le reconnaît et le conforte à sa manière en reprenant les stéréotypes du féminin ou du masculin, non sans mal36. En outre, loin de revendiquer le droit pour tout être humain de choisir son sexe comme il l’entend, il s’en tient à contester dans son cas particulier le sexe qui est le sien. Il invoque alors une erreur de la nature et demande à ce qu’elle soit réparée. Sa demande est en ce sens à l’opposé d’une modernité qui dissocie la loi, l’organi- sation sociale, les rapports entre les sexes de la nature37. En revanche, toujours prête à opérer, la chirurgie lui réserve dans ses Gender Clinics un accueil éminemment moderne. Le corps du transsexuel s’y réduit à un objet bio-technologique, manipulable et transformable en fonction d’exigences sociales ou de convenances individuelles, même si les opérations en question, soulignons-le, n’aboutissent qu’à de pseudo organes féminins ou masculins : qu’ils le reconnaissent ou non, les chirurgiens demeurent en l’occurrence les proches parents du docteur Frankenstein38.

  • 39 J. Butler, Undoing Gender, 2004, trad. par M. Cervulle, Défaire le genre, Amsterdam, 2016. É. Marty (...)
  • 40 C. Froidevaux-Metterie, La révolution du Féminin, Paris, Gallimard, 2020, p. 22.
  • 41 Sans qu’on puisse dire si le phénomène est ou non irréversible, on assiste de fait à une « défémini (...)

24Mais tandis que transsexualisme binaire relève d’une pensée éminemment hétéronormative, le transgenrisme, en tant qu’il dénonce la binarité des sexes, présente une tout autre signification historique. En effet, si l’un reconduit une conception essentialiste de la différence sexuelle, l’autre met au contraire en question cette différence au nom d’une altérité qu’il entend laisser indéterminée. Le transgenrisme répond à une absolutisation de la liberté individuelle et à une « revendication plus générale de la fabrication de soi » que l’on retrouve sous la plume féministe de Judith Butler39 ou de Camille Froidevaux-Metterie. Dans La révolution du féminin, cette dernière envisage la sexuation comme « le processus de construction de soi par lequel nous choisissons de faire de notre devenir corporel ce que nous voulons par une appropriation réflexive des déterminations tant biologiques (sexe) que culturelles (genre) »40. De manière analogue et contrairement au transsexualisme, le transgenrisme prétend également construire sa propre singularité et décider librement de sa non appartenance à un genre. Il semble esquisser à sa manière les contours d’une société à venir dominée par « la convergence des sexes »41, c’est-à-dire dominée par l’exigence d’égalité, mieux : d’indifférenciation croissante entre les sexes que ce soit du point de vue de la profession, des revenus, mais aussi des loisirs, des postures corporelles, de l’habillement, etc.. Les rôles sociaux pourraient ainsi se confondre au point d’abolir la différence entre le féminin et le masculin. On devine alors que le concept de genre lui-même n’y résistera pas. Déjà, le gouvernement des Pays-Bas annonce la suppression de la mention du sexe sur les cartes d’identité à partir de 2024 ou 2025. Gageons que cela ne saurait tarder en France. Comme si, dans un avenir plus ou moins lointain et dans le prolon- gement de la révolution démocratique dévoilée par Tocqueville, il ne devait plus y avoir que des individus, dégagés de tout appartenance que ce soit et dont l’identité singulière serait leur œuvre propre.

Conclusion

  • 42 Cette polémique a fait l’objet d’une publication par Frank Töpfer, sous le titre : Verstümmelung od (...)
  • 43 À l’époque, le patient est présenté comme un cas de transvestisme (Transvestismus). Dans son introd (...)

25Au tout début des années cinquante, à l’occasion d’un colloque consacré à la Daseinsanalyse et réunissant à Badenweiler (Allemagne) des psychiatres et des neurologues, une polémique quant à la légitimité d’une opération de changement de sexe oppose le psychiatre Medard Boss (1903-1990) et le psychanalyste Alexander Mitscherlich (1908-1982) — polémique à laquelle prennent part entre autres et à des degrés divers Ludwig Binswanger, Viktor von Weizsäcker, Carl-Gustav Jung et même Martin Heidegger42. En effet, au cours d’un exposé sur la Daseinsanalyse, Boss évoque brièvement le cas d’un patient qui demande à changer de sexe43. Après de très nombreuses heures d’entretien, Boss en arrive à la conviction que le trouble est de nature telle que toute démarche psychothérapeutique est vouée à l’échec. Contrairement à Mitscherlich qui rapporte spontanément la « perversion » à la relation du patient à sa mère, Boss tient l’hermaphrodisme psychique de son patient pour une donnée constitutionnelle. Faute de pouvoir l’aider, il lui donne alors son accord pour une ablation du pénis et des testicules. L’opération aurait, selon Boss, pleinement satisfait son patient.

  • 44 Paradoxalement, tout en comptant le transvestisme au nombre des perversions, Boss reproche à son ad (...)
  • 45 M. Houellebecq, Plateforme, Paris, Flammarion, 2001, p. 154.

26On pourrait s’étonner qu’un disciple de Heidegger, penseur de la technique comme Gestell, se soit résolu à une telle intervention chirurgicale. Deux arguments ont emporté sa décision. D’une part, il lui fallait parer au plus pressé car son patient menaçait de se mutiler ou de suicider ; d’autre part, cette opération ouvrait à son patient la possibilité d’une auto-réalisation (Selbstverwirklichung), d’un pouvoir-être-soi le plus authentique (das eigentlichste Sebst-sein-Können)44. Il conviendrait sans aucun doute d’approfondir cette conception de la réalisation de soi comme la controverse — ce que nous ferons dans une prochaine publication — entre les deux hommes qui finirent par se brouiller. Nous nous contenterons ici de souligner à quel point l’analyse existentielle (Daseinsanalyse) comme la psychanalyse sont déroutées par l’énigme du transsexualisme. Sans doute parce que le transsexualisme ne rentre dans aucune case nosographique et que nul ne sait comment le traiter mais aussi et surtout parce le transsexualisme met en question leurs convictions éminemment hétéronormatives quant à l’irréductibilité de la différence sexuelle, qu’ils partagent avec leur patient transsexuel. Le transgenrisme non binaire offre, en revanche, une tout autre perspective. Comme nous l’avons souligné en dernière partie, autant le transsexualisme paraît une pathologie du passé, autant le transgenrisme, semble éminemment moderne et s’inscrire — sans grande résistance du reste — dans la marche de nos sociétés démocratique vers une indifférenciation des individus condamnés alors à s’auto-réaliser et à être soi-même. Au prix, toutefois, d’une étrange cécité quant à la facticité corporelle des hommes et des femmes et du rapport au monde qu’elle implique. Le transgenrisme annoncerait ainsi la dissolution du féminin et du masculin et, par suite, du transsexualisme. Comme l’écrivait Michel Houellebecq, il y a déjà plus de vingt ans, « ce qui va probablement se passer, c’est que les femmes deviendront de plus en plus semblables aux hommes »45.

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Notes

1 M. de Montaigne, Essais, I, 21 Œuvres complètes, Paris, éditions du Seuil, 1967, p. 54.

2 Depuis novembre 2016, il est possible de modifier la détermination du sexe sur son état civil. Tel n’était évidemment pas le cas en 1978.

3 Le transsexualisme a fait l’objet de très nombreux travaux, en majorité anglo-saxons, dont on trouvera une liste quasi exhaustive dans l’ouvrage remarquable de Pierre-Henri Castel, La métamorphose impensable : Essai sur le transsexualisme et l’identité personnelle, Paris, Gallimard, 2003. Pour ce qui concerne le point de vue plus particulier de la phénoménologie qui est ici le nôtre, nous disposons notamment de trois articles d’Arthur Tatossian, qui remontent aux années soixante-dix et sur la lecture desquels nous prendrons ici appui : « Le Transsexualisme » [1970], Œuvres complètes (1956-1970), t.1, Paris, MJW Fédition, 2018, p. 235 et sq. « A propos du transsexualisme » [1978], en collaboration avec D. Pringuey et S. Giudicelli, Œuvres complètes (1970-1978), t.2, Paris, MJW Fédition, 2019, p. 313 et sq. « “A propos du transsexualisme” » (1979), en collaboration avec D. Pringuey et S. Giudicelli, Œuvres complètes (1978-1980), t.3, Paris, MJW Fédition, 2020, p. 63 et sq.

4 La relative rareté du transsexualisme féminin demeure énigmatique. Pour Tatossian, quatre-vingts pour cent des transsexuels seraient des transsexuels masculins (MtF). Cette prédominance du transsexualisme masculin est inattendue et paradoxale : doit-on en conclure que la condition féminine est plus enviable que la condition masculine ? A. Tatossian, Œuvres complètes, t.2, op . cit ., p.317, et t.3, op . cit ., p. 64.

5 A. Tatossian, Œuvres complètes, t.1, op . cit ., p.236.

6 Depuis 1979, la sécurité sociale prend en charge le traitement hormonal et les opérations de changements de sexe, voir P.-H. Castel, La métamorphose impensable, op . cit ., p.53.

7 P.-H. Castel, La métamorphose impensable, op . cit ., p.355.

8 A. Tatossian, Œuvres complètes, t.1, op . cit ., p.235.

9 Ibid ., p.237.

10 A. Tatossian, Œuvres complètes, t.2, op . cit ., p. 71-73.

11 M. Foucault, Herculine Barbin dite Alexina B [1978], Paris, Gallimard, 2014. Loin d’assimiler l’un à l’autre, Foucault oppose la non-identité sexuelle d’Herculine à la figure du trans qui aspire à passer du côté du sexe désiré, M. Foucault, « Le vrai sexe », Dits et écrits, t.2, Paris, Gallimard, 2001 ; É. Marty, Le Sexe des modernes, Paris, éditions du Seuil, 2021, p.480.

12 Psychiatre et psychanalyste, R. Stoller (1924-1991) est l’auteur d’un ouvrage au titre emblématique, Sex and Gender: On the Development of Masculinity and Feminity, publié à New York en 1968 et consacré à l’hermaphrodisme, au transvestisme et au transsexualisme. Le livre a été traduit en français par M. Novodors qui, Recherches sur l’identité sexuelle, Paris, Gallimard, 1979.

13 P.-H. Castel, La Métamorphose impensable, op .cit ., p. 27. On doit à Jean-Étienne Esquirol (1772-1840), dans son traité Des maladies mentales, la première description médicale d’un cas de transidentité sous la dénomination d’inversion génitale.

14 S’inspirant du récit romancé de David Ebershoff, The Danish Girl, publié en 2000, le réalisateur Tom Hooper a porté l’histoire de Lili à l’écran en 2015.

15 P.-H. Castel, La Métamorphose impensable, op . cit ., p. 52-53. Sa vie a inspiré le premier film d’Ed Wood, Glen or Glenda (1953).

16 J. Austin, Quand dire, c’est faire, trad. par G. Lanne, Paris, éditions du Seuil, 1991.

17 K. Jaspers, Psychopathologie générale, trad. par A. Kastler et J. Mendousse, Paris, Bibliothèque des introuvables, 2000.

18 En 1965, le psychiatre Ira Pauly retient l’hypothèse d’une « paranoia transsexualis », P.-H. Castel, La Métamorphose impensable, op . cit ., p. 57 et p. 429 note 23.

19 J. Delay, P. Deniker, R. Volmat et J.-M. Alby, « Une demande de changement de sexe : le trans-sexualisme », L’encéphale, 1956, N°45, p. 41-80.

20 Nous laissons de côté les débats parallèles qui animent l’Organisation Mondiale de la Santé et sa Classification Internationale des Maladies ou CIM dont la neuvième version (CIM-9), en 1975, introduit le transsexualisme aux côtés de l’homosexualité parmi les déviations (perversions) sexuelles.

21 M. Minard, « Robert Spitzer et le diagnostic homosexualité du DSM-II », Sud/Nord, 2009/1 (n° 24), p. 79-83. DOI: 10.3917/sn.024.0079. URL: https://www.cairn.info/revue-sud-nord- 2009-1-page-79.html.

22 l’hermaphrodisme. La distinction genre et sexe dans le vocabulaire médical se rencontre dès 1915 sous la plume de Blair Bell. Voir É. Marty, Le Sexe des modernes . Pensée du neutre et théorie du genre, Paris, éditions du Seuil, 2021, p. 25 ; P.-H. Castel, La Métamorphose impensable, op . cit., p. 62, p. 466.

23 P.-H. Castel, La Métamorphose impensable, op . cit .,p. 87.

24 « L’anatomie c’est le destin », S. Freud, « La disparition du complexe d’Œdipe », La Vie sexuelle, trad. par D. Berger et alia, Paris, PUF, 1992, p. 121.

25 « Le corps étant l’instrument de notre prise sur le monde, le monde se présente tout autrement selon qu’il est appréhendé d’une manière ou d’une autre », par un corps masculin ou par un corps féminin. S. de Beauvoir, Le Deuxième sexe, I, Paris, Gallimard, 1976, p. 71.

26 Rappelons que ce roman n’est de « bout en bout qu’une farce… une récréation d’écrivain », V. Woolf, Journal du 18 mars 1928, cité dans Romans et nouvelles (1917-1941), trad. par M. Merle et alia, La Pochothèque, 1993, p. 563.

27 V. Woolf, Orlando, op . cit ., p. 673.

28 C. Romano, « Être soi-même : une chimère ? », L’Identité pour quoi faire ? J. Birnbaum (éd.), Paris, Gallimard, 2020, p. 21.

29 V. Woolf, Orlando, op . cit ., p. 643.

30 J.-P. Sartre, L’Être et le néant, Paris, Gallimard, 2019, p. 117.

31 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, collection TEL, 1985, p. 175.

32 A. Tatossian, Œuvres complètes, t.2, op . cit ., p.314-318. J. Lacan, D'un discours qui ne serait pas du semblant, Séminaire (1971), livre XVIII, Paris, Seuil, 2006, p. 31 ; É. Marty, Le Sexe des modernes, op . cit ., p. 24.

33 A. Tatossian, « Qu'est-ce que l'antipsychiatrie ? », Œuvres complètes, t.2, op .cit ., p. 177-184.

34 Concept développé par Hacking à propos des personnalités multiples et repris dans Mad Travelers à propos de la fugue hystérique 1998. P.-H. Castel, La Métamorphose impensable, op . cit., p. 310 et sq.

35 Le livre fut écrit par une journaliste, Flora Rheta Schreiber, et publié en 1973. Voir Élise de Villeroy, « Les personnalités multiples, histoire d’une illusion psychiatrique », Sciences humaines, février 2012.

36 Dans son étude du cas d’un transgenre MtF, Harold Garfinkel analyse les efforts accomplis par Agnès dans l’Amérique des années soixante pour se conformer aux exigences d’une conduite féminine, H. Garfinkel, Recherches en ethnométhodologie, trad. par M. Barthélémy et alia, Paris, PUF, collection Quadrige, 2020.

37 P. Manent souligne l’importance de cette loi de 2013 reconnaissant aux couples homosexuels le droit de se marier et à laquelle il reconnaît une signification « métaphysique » dans la mesure où elle porte sur « le sens et le tout de la vie humaine ». C’est en effet, le rapport de la loi à la nature qui est ici en jeu. Lorsque le mariage était réservé aux couples hétérosexuels, la loi positive prenait appui sur la différence naturelle entre l’homme et la femme en même temps qu’elle la consacrait. Désormais la loi exclut toute référence à une nature humaine et à une quelconque norme naturelle. Pierre Manent, « Le mariage pour tous », La loi naturelle et les droits de l’homme, Paris, PUF, 2018, p. 17-19.

38 Le changement de sexe implique de nos jours non seulement un traitement hormonal à vie qui est potentiellement cancérigène et, selon les individus, plus ou moins bien supporté ; mais en outre une série d’opérations chirurgicales dite de réattribution ou de réassignation sexuelle relativement lourdes. Dans le cas d’un transsexuel FtM, on procède bien souvent à une mastectomie ou ablation des seins, une hystérectomie ou ablation de l’utérus, à l’insertion de prothèses testiculaires, et à une phalloplastie. Ces opérations ne permettent toutefois pas au transsexuel d’éjaculer et a fortiori de procréer. Dans le cas d’un transsexuel MtF, on procède à une émasculation ou castration ainsi qu’à une vaginoplastie. Il semble, d’après des études consultées sur internet, que la sensibilité érogène soit préservée et que le transsexuel puisse atteindre l’orgasme. En revanche, dans la mesure où le transsexuel MtF ne bénéficie ni d’une implantation d’ovaires ni d’une transplantation utérine, la personne opérée ne peut ni être enceinte ni avoir de menstruation. En ce sens, la vaginoplastie n’offre jamais qu’une apparence de vagin ou néo-vagin. C’est pourquoi il serait plus juste de parler d’une démasculinisation, dans un cas, ou, dans l’autre, d’une déféminisation plutôt que d’un changement de sexe qui reste de l’ordre du fantasme. Pourtant, il ressort des études dites catamnestiques que les transsexuels opérés sont plutôt satisfaits du traitement hormonal et des opérations qu’ils ont subies, P.-H. Castel, La métamorphose impensable, op .cit ., p. 156. Il faut relativiser cette appréciation dans la mesure où, comme le souligne Tatossian, « Le devenir des opérés semble délicat à apprécier ». Les chiffres sont très variables. Il y a parfois des complications postopératoires. On constate en outre un nombre non négligeable d’épisodes dépressifs, op .cit ., A. Tatossian, Œuvres complètes, t.2, p. 320 et t.3, p. 64.

39 J. Butler, Undoing Gender, 2004, trad. par M. Cervulle, Défaire le genre, Amsterdam, 2016. É. Marty, Le Sexe des modernes, op . cit ., p. 481 et sq.

40 C. Froidevaux-Metterie, La révolution du Féminin, Paris, Gallimard, 2020, p. 22.

41 Sans qu’on puisse dire si le phénomène est ou non irréversible, on assiste de fait à une « déféminisation-masculinisation de la sphère privée » et à une « féminisation- démasculinisation de la sphère publique ». En d’autres termes, que ce soit sur le plan familial ou le plan social, les tâches domestiques comme les activités professionnelles sont de moins en moins “genrées”. Cette convergence des genres est également manifeste du point de vue de la procréation et des possibilités à la fois scientifiques et juridiques qui permettent aux hommes comme aux femmes de satisfaire leur désir d’un ou plusieurs enfants. En effet, sans parler de la gestation pour autrui (G.P.A.), les couples homosexuels mariés ont depuis 2013 la possibilité d’adopter un enfant. En outre, la fécondation in vitro ainsi que la perspective d’un utérus artificiel et donc la possibilité de faire naître des enfants sans relation hétérosexuelle ni grossesse ni accouchement permet d’envisager une dissociation complète de la procréation et du corps féminin. On en conclut que l’enfantement ne sera bientôt plus une spécificité féminine. Ainsi se dessine un monde neutre du point de vue du genre dont les individus seront désexualisés. Voir C. Froidevaux-Metterie, La révolution du Féminin, op .cit ., p. 36, p. 161, p. 175 et p. 181.

42 Cette polémique a fait l’objet d’une publication par Frank Töpfer, sous le titre : Verstümmelung oder Selbstverwerklichung ? Die Boss-Mitscherlich-Kontroverse, Frommann Holzboog, Stuttgart, 2012. Elle comprend une lettre de Heidegger au Professeur Gustav Bailly du 20 novembre 1950, à qui il déclare son incompétence en la matière, p. 118-119.

43 À l’époque, le patient est présenté comme un cas de transvestisme (Transvestismus). Dans son introduction, Frank Töpfer indique qu’au regard des classifications actuelles, il ne s’agit ni de transvestisme ni, en toute rigueur, de transsexualisme : père de deux enfants, le patient souhaite changer de sexe et donner une expression à sa part féminine mais ne souhaite pas devenir une femme.

44 Paradoxalement, tout en comptant le transvestisme au nombre des perversions, Boss reproche à son adversaire de vouloir imposer une théorie du développement normal et hétéronormative de l’être humain. La décision de Boss repose sur une théorie de l’amour, inspirée de Binswanger et qui est au cœur de son essai sur les perversions sexuelles en tant que tentatives de réaliser malgré tout l’union amoureuse.

45 M. Houellebecq, Plateforme, Paris, Flammarion, 2001, p. 154.

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Pour citer cet article

Référence papier

Philippe Cabestan, « Le genre contre le sexe : l’énigme du transsexualisme »Alter, 30 | 2022, 245-261.

Référence électronique

Philippe Cabestan, « Le genre contre le sexe : l’énigme du transsexualisme »Alter [En ligne], 30 | 2022, mis en ligne le 27 octobre 2023, consulté le 27 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/alter/2483 ; DOI : https://doi.org/10.4000/alter.2483

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Auteur

Philippe Cabestan

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