SARAH LACHANCE ADAMS ET CAROLINE R. LUNDQUIST (eds), Coming to Life. Philosophies of Pregnancy, Childbirth, and Mothering, New-York, Fordham University Press, 2013.
Texte intégral
1Fruit d’un colloque organisé en 2009 par l’Université de l’Oregon, le présent ouvrage dirigé par Sarah LaChance Adams et Caroline Lundquist, paru en 2013, tente d’esquisser une philosophie de la grossesse, de l’accouchement et de la maternité. Les différentes contributions tendent à montrer que ces thèmes, loin d’être en marge des questions philosophiques, peuvent permettre une redéfinition du sujet, de l’intersubjectivité, ou encore de l’éthique, tout en prenant soin d’éviter l’essentialisme ou l’engluement dans l’expérience personnelle. Les différentes contributions puisent à la fois dans la philosophie française du XXe siècle (surtout Merleau-Ponty, Derrida, Levinas) et dans les travaux des philosophes féministes (Young, Kristeva, Irigaray, Held, Ruddick).
2Dans le présent ouvrage collectif, certains articles s’attachent à esquisser une phénoménologie du corps maternel, quand d’autres étudient la manière dont la société ou la culture influencent cette expérience. L’ouvrage est divisé en cinq parties, mais pour plus de lisibilité j’ai choisi de les regrouper : les articles à teneurs phénoménologiques (I), et les contributions diverses sur la grossesse, l’accouchement et la maternité (II).
I. Articles phénoménologiques
3Trois articles apportent une contribution essentielle pour une phénoménologie de la grossesse : celui de Frances Gray, de Florentien Verhage, et de Talia Welsh. Tous trois reprennent à leur compte la phénoménologie merleau-pontienne pour repenser le sujet à partir de la grossesse, en recourant notamment au concept de « chair ». Ils pointent également la nécessité d’une nouvelle philosophie du sujet, où le sujet est entremêlé au non-moi, toujours déjà dans intersubjectivité et l’intercoporéité.
4Frances Gray montre dans son article « Original Habitation : Pregnant Flesh as Absolute Hospitality » que la conscience de soi présuppose l’existence d’autrui, et plus spécifiquement l’existence du corps maternel : c’est par l’hospitalité du corps enceint que nous venons tous au monde, « la chair enceinte est la maison originelle et le fondement de la socialité » (71). Tout d’abord, en s’appuyant sur les travaux de Merleau-Ponty, Frances Gray montre que toute « chair » est immergée dans le monde, chair pour une autre chair, et ce dès l’existence intra-utérine. Le corps maternel est ainsi l’existence pré-personnelle qui précède la mienne. Frances Gray revint également sur la notion d’« hospitalité absolue », telle que décrite par Derrida dans Adieu : non conditionnelle, elle s’exerce envers un total inconnu que j’accueille chez moi, dont je deviens responsable, sans attendre de réciprocité. Si pour Derrida, cette « hospitalité absolue » n’est qu’un idéal inexistant, Frances Gray montre qu’elle s’accomplit parfaitement dans le corps enceint, même si elle ne peut alors se comprendre sur le modèle du don (la grossesse est une hospitalité qui fait être, alors que l’autre préexiste au don). « L’hospitalité absolue » permet ainsi de comprendre l’intersubjectivité étrange qui se joue dans la grossesse, où « l’hôte [host] fait un avec l’hôte [guest] sans que l’hôte puisse jamais être un » (82).
5Talia Welsh dans son article « The Order of Life : How Phenomenologies of Pregnancy Revise and Reject the Theories of the Subject » fournit une excellente synthèse sur la remise en cause de la subjectivité par la phénoménologie de la grossesse, en reprenant notamment les travaux de I. Young et L. Irigaray. Tout d’abord, elle revient sur le fait qu’au nom de son entremêlement originaire à un autre in utero, le sujet doit être repensé non pas comme une monade indépendante mais comme inséré dans un « continuum d’existence » 289). En outre, c’est le sujet enceint lui-même qui est ébranlé, à la fois pluriel et à la frontière floue. Plutôt que de rejeter toute théorie du sujet en considérant la grossesse comme une « expérience limite » (Foucault), Talia Welsh propose de réviser la théorie du sujet en s’appuyant sur la méthode phénoménologique telle que déployée par Merleau-Ponty. Elle montre à son tour que la phénoménologie de la grossesse poursuit l’intuition merleau-pontienne de la « chair » comme insérée dans le tissu du monde. Dans le souci de ne pas enfermer l’expérience de la grossesse dans un particularisme qui empêcherait toute phénoménologie, T. Welsh s’efforce de montrer qu’elle est similaire à d’autres expériences, en la pensant comme « chair ». Mais on peut se demander si finalement elle ne tombe pas dans le travers qu’elle dénonce au début de son article : celui d’effacer la spécificité de l’expérience genrée pour en rester à une phénoménologie toujours universelle. L’ébranlement du sujet dans la grossesse, écrit-elle, « pourrait être universellement vraie pour toute expérience humaine » (291). On risque alors de rater la spécificité de l’expérience de la grossesse, qui est la seule expérience d’entremêlement au non-moi, au sens littéral.
6Dans un très clair article intitulé « The Vision of the Artist/Mother : The Strange Creativity of Painting and Pregnancy », Florentien Verhage montre que la grossesse n’est pas seulement procréative, mais est le modèle de toute création. Elle part du constat que si la grossesse est le plus souvent considérée comme n’impliquant pas le sujet enceint, c’est qu’implicitement on la comprend comme un état de passivité et d’attente, où la femme n’est que le « contenant » d’une autre vie. Pour contrecarrer ce préjugé, elle redéfinit la créativité elle-même, qui n’est pas l’œuvre d’un esprit désincarné, mais qui se fait par le corps. En s’appuyant sur L’Œil et l’esprit de Merleau-Ponty, elle montre que la créativité artistique n’est pas l’œuvre de l’esprit seul, mais de la chair. Toute créativité est ainsi « étrange ». Je la cite : « comprendre la créativité comme une créativité de la chair c’est rendre “étrange” la créativité, autrement dit, c’est introduire la passivité, la générativité et l’intercoporéalité dans l’acte créateur lui-même » (306). Le sujet enceint doit ainsi être compris sur le modèle de l’artiste : par son corps, la femme enceinte n’est pas dans la pure passivité mais dans une créativité « étrange », fait d’intersubjectivité, d’intercorporéité, de passivité. Deux autres articles abordant des points plus spécifiques de la grossesse ont une orientation phénoménologique. Celui de Lisa Guenther (« The Birth of Sexual Diference : A Feminist Response to Merleau-Ponty ») étudie la temporalité propre à la grossesse et aborde la question de la différence des sexes que toute grossesse présuppose. L’apport le plus notable de l’article se trouve dans la relecture critique qu’il propose des textes de Merleau-Ponty abordant la grossesse, dans Signes, ainsi que dans Le Visible et l’invisible, où la grossesse est présentée comme le rapport de tout sujet au monde et à autrui. L’article propose également quelques pistes de réflexions sur le rapport de la femme enceinte à son corps, entre une « divergence à soi » et une « divergence envers un autre » (102).
7Enfin dans son article « Birthing Responsibility : A Phenomenological Perspective on the Moral Significance of Birth », Gail Weiss montre que toute naissance est également naissance d’une responsabilité nouvelle, face à un autre totalement vulnérable, responsabilité qui excède la mère. Dans une précieuse analyse, l’article montre que le fondement de l’éthique ne réside pas seulement dans la rencontre du visage de l’autre mais aussi et surtout dans la rencontre tactile des corps, qui fait que la rencontre de l’autre n’est pas à sens unique mais est une « reconnaissance mutuelle ».
II. Contributions diverses
8Les sept autres articles de l’ouvrage s’attachent surtout à montrer que la manière de vivre la grossesse, l’accouchement, l’allaitement et plus généralement la maternité est impactée par la manière de les percevoir sur le plan médical et culturel
9Cynthia D. Coe (« Plato, Maternity, and Power : Can We Get a Different Midwife ? ») observe que la grossesse est vue socialement et médicalement comme un état pathologique (« disease model », 35) qui génère une anxiété qui aliène les femmes. L’article montre que cette manière de voir la grossesse au fond ne fait que perpétuer les siècles de dévalorisation des femmes et de contrôle de leur corps. Pour contrer cela, C. D. Coe propose de revaloriser théoriquement la grossesse : contrairement à l’idée platonicienne que l’engendrement physique est la mise au monde d’un mortel vulnérable, il faut revaloriser la mise au monde. En remède à cet état d’anxiété dans lequel on maintient les femmes dès la grossesse, l’article reprend le concept de la « good enough mother » (Winicott).
10Sonya Charles (« Disempowered Women ? The Midwifery Model and Medical Intervention ») oppose le « modèle de la sage-femme », qui considère la femme comme sujet de son accouchement – le rôle de la médecine étant alors simplement de l’aider – et le « modèle médi- cal », qui considère l’accouchement comme un événement dangereux qui doit être contrôlé. Le « modèle de la sage-femme », observe Sonya Charles, moins interventionniste, a été vu par les féministes comme émancipant les femmes. Elle montre cependant qu’il peut leur faire perdre confiance dans leur corps quand l’accouchement ne se passe pas comme prévu et qu’une intervention médicale est nécessaire, et propose des solutions pour y remédier.
11Alors que sans l’aide de la médecine les femmes ont une morta- lité en couche élevée, Candace Johnson (« The Political “Nature”of Pregnancy and Childbirth ») s’étonne du fait que dans les pays développés il y ait une demande d’accouchement plus naturels. Elle y voit une revendication identitaire de femmes privilégiées. Son argumentaire repose cependant sur une opposition caricaturale entre le modèle médical et naturel de l’accouchement. L’article assimile au fond accouchement « naturel » (avec une sage-femme) et accouchement sans aucun contrôle médical (comme le free-birthing). Mais entre un accouchement sur-médicalisé et un accouchement sans médecine, on peut concevoir un juste milieu : un accouchement avec un contrôle médical au service de la femme qui accouche, et une médecine qui n’intervient qu’en cas de complications. L’article s’enferme par conséquent dans une critique des accouchements non médicalisés et refuse de considérer les excès de l’interventionnisme médical que les femmes peuvent subir dans leurs accouchements.
12Dans « Of Courage Born : Reflections on Childbirth and Manly Courage », Kayley Varnallis s’attache à montrer que l’accouchement demande de faire preuve d’un courage aussi héroïque que celui dont peut faire preuve le soldat dans la bataille, s’opposant par là à l’idée qu’il ne serait qu’un acte instinctif et passif. Comme le courage à la guerre, le courage nécessaire pour accoucher a pour finalité la survie de la communauté et suppose la mise en péril de sa propre vie. L’article permet ainsi d’amorcer une phénoménologie de l’accouchement.
13Dans un très clair article croisant regards culturels et philosophiques, Rebecca Tuvel fait le point sur la gêne voire la révulsion que peut susciter le sein allaitant (« Exposing the Breast : the Animal and the Abject in American Attitudes Towards Breastfeeding »). Le sein étant principale- ment vu comme objet sexuel dans la culture occidentale, l’allaitement choque en ce qu’il semble soit incestueux, soit vulgaire, et révèle notre dépendance au corps maternel ainsi que notre propre animalité. Pour réhabiliter le corps et le corps maternel en particulier, il faut selon R. Tuvel développer une éthique non-humaniste, qui cesse de penser notre humanité dans ce qui la distingue de l’animal. L’autrice montre à juste titre que l’allaitement et le corps maternel ne peuvent être revalorisés qu’à condition de revaloriser l’animal. L’article ne questionne cependant à aucun moment le présupposé selon lequel l’allaitement n’est qu’une activité corporelle et laisse au contraire entendre que l’allaitement maternel est totalement similaire à celui des autres mammifères, sans pourtant le démontrer. Dire que l’allaitement est commun à l’animal ne signifie pas que cet acte n’a rien de spécifiquement humain dans la manière de le vivre – nous avons aussi la sexualité en commun avec les animaux ; cela ne veut pas dire que la sexualité n’est qu’animale. Et cette équivalence entre l’allaitement maternel et celui des autres mammifères est loin d’être évidente. Pour ne prendre qu’un exemple, l’allaitement des mammifères se fait souvent à l’initiative du petit, qui s’avance pour prendre la mamelle, et la mère est peu ou pas du tout impliquée (la chèvre continue de manger et repousse souvent son petit qui l’importune). Dans le cas d’un allaitement maternel du nourrisson, au contraire, la mère prend son enfant pour lui donner le sein : l’allaitement implique ici une action de la part de la mère, une volonté de prendre soin, et n’est donc pas un événement seulement passif. Pour réhabiliter le corps maternel, il faudrait également se demander ce que l’allaitement a de spécifiquement humain.
14Bertha Alvarez Manninen montre que la dichotomie autour de l’avortement entre « pro-choice » et « pro-life » est trop simpliste : elle laisse entendre que ceux qui défendent le droit à l’avortement ne considèrent pas la vie intra-utérine comme ayant une valeur intrinsèque. Elle dessine ainsi la possibilité d’une troisième voie : les « pro-life pro-choiser », autrement dit elle veut à la fois défendre l’avortement comme un droit tout en affirmant la valeur intrinsèque de la vie fœtale. Très ancré dans le contexte socio-culturel des Etats-Unis, où les débats sur l’avortement sont encore très vifs, l’article de Manninen permet de dépasser la question du « pour » ou « contre » l’avortement, pour avan- cer une position morale nuancée : l’avortement est toujours un drame, car le fœtus n’est pas une simple chose qu’on pourrait jeter, mais il peut être dans certains cas légitime.
15Dorothy Rogers montre que les mères qui abandonnent leur enfant à la naissance gardent en elles une identité maternelle, un attachement à leur enfant abandonné (« Birthmothers and Maternal Identity : The Terms of Relinquishment »). L’article, basé à la fois sur un témoignage en première personne et sur des récits de mères biologiques, fournit un exemple peu étudié du lien affectif que la grossesse tisse entre la femme enceinte et l’enfant qu’elle porte, et ce même si la grossesse n’est pas désirée.
16Melissa Burchard, dans son article « What’s an Adoptive Mother to Do ? When your Child’s Desires Are a Problem » propose des pistes de réflexion pour l’éducation sexuelle d’enfants adoptés ayant subi des abus sexuels. Elle invite à partir de son propre témoignage à reconsi- dérer la finalité du rôle parental et de ce que l’on considère comme une éducation réussie. Il s’agit cependant plus d’un témoignage personnel de l’autrice que d’une réflexion théorique ou philosophique sur l’éducation sexuelle, traité sous un angle tellement spécifique qu’on peine à en dégager une portée plus générale.
17Coming to Life fournit ainsi un ensemble de contributions essentielles pour une phénoménologie du corps maternel, qui reste à poursuivre. Il est à espérer que de tels projets se multiplient, surtout dans le concept francophone où il n’y a pas à ce jour d’équivalent.
Pour citer cet article
Référence papier
Marie Leborgne Lucas, « SARAH LACHANCE ADAMS ET CAROLINE R. LUNDQUIST (eds), Coming to Life. Philosophies of Pregnancy, Childbirth, and Mothering, New-York, Fordham University Press, 2013. », Alter, 30 | 2022, 387-393.
Référence électronique
Marie Leborgne Lucas, « SARAH LACHANCE ADAMS ET CAROLINE R. LUNDQUIST (eds), Coming to Life. Philosophies of Pregnancy, Childbirth, and Mothering, New-York, Fordham University Press, 2013. », Alter [En ligne], 30 | 2022, mis en ligne le 31 octobre 2023, consulté le 17 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/alter/2549 ; DOI : https://doi.org/10.4000/alter.2549
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