1Le vote des personnes handicapées reste un sujet peu abordé en sciences sociales (Baudot & Revillard 2014). Les études portent principalement sur l’accessibilité électorale (Lucas & Lloren, 2008; Lopez, 2017; Bouquet, 2018; UNIA, 2019; Kupper, 2020), l’évaluation des capacités des personnes (Bosquet & Mahé, 2018; Gagnona & Clément-Sainte-Marie, 2019), le retrait du droit de vote (FRA, 2010; Prince, 2012; Agran & Hughes, 2013) ou la participation au vote (Duval, 2005; Schur & Adya, 2013; Kjellberg & Hemmingsson, 2013; Van Hess, Boeije & de Putter, 2019; Baudot et al., 2020). Elles montrent notamment l’exclusion électorale des personnes handicapées ainsi que l’apprentissage technique, politique, moral et militant susceptible de recouvrir la question du vote. Un angle encore davantage éludé est celui de la pratique électorale en action et de la manière de mettre en acte ce rituel social (Desjeux, 2020a). Or, ces pratiques sont importantes à décrire pour comprendre les effets réels de la récente réforme française sur le régime de protection des majeurs et leur droit de vote. Depuis la loi du 23 mars 2019, un juge des tutelles ne peut plus retirer le droit de vote à une personne en tutelle. En outre, les personnes pour qui ce droit avait été retiré l’ont automatiquement retrouvé. Cette réforme fait écho à des pays qui ont ouvert ce droit depuis plusieurs années comme le Canada, la Suède, le Royaume-Uni, ou à des pays qui l’ont fait plus récemment comme l’Espagne et l’Allemagne (Desjeux, 2020b). La France tend ainsi à se mettre en conformité avec l’article 29 de la Convention relative aux droits des personnes handicapées, qui enjoint aux États signataires de faire en sorte que les personnes handicapées aient le droit et la possibilité de voter. Cependant, s’agit-il réellement d’une mise en conformité?
2Premièrement, la réforme ajoute de nouvelles conditions législatives pour les personnes en curatelle ou avec une sauvegarde de justice1 quant à la personne qu’elles pourraient désigner pour une demande de procuration (Article 72-1 du Code électoral). La ministre de la justice parlera de “garde-fous” afin de limiter les risques “d’influençabilité”2 pour des personnes jugées avec des capacités de discernement limitées, en ne permettant plus à ces personnes de désigner un professionnel social, médico-social ou sanitaire qui les accompagnent.
3Deuxièmement, cette ouverture du droit de vote ne s’accompagne pas d’une stratégie plus globale favorisant les conditions d’accès à l’exercice de ce droit pour les personnes qui viennent de le recouvrer. Ces personnes peuvent avoir une altération des fonctions mentales, psychiques et/ou cognitives plus ou moins sévères, continues, durables et évolutives. Ces altérations peuvent être perçues par leur entourage comme étant fondamentalement liées à une incapacité à voter. Pour les personnes les plus déficitaires, cet accès au droit de vote peut être décrit par les personnes qui les représentent comme un non-sens au regard de leur évidente incapacité à émettre un jugement politique. Que cela soit du côté des détracteurs de la réforme ou du côté du gouvernement qui la porte, leur postulat repose finalement sur le même principe: celui de capacité, de compétence et de potentialité.
4Après avoir présenté le contexte d’élaboration des notes de terrain, cet article décrira la manière dont les professionnels d’un FAM ont accompagné le premier tour, puis le second tour des élections municipales de 2020. Cette description montrera la manière dont le respect des droits se travaille en situation, au regard de normes sociales et de règles juridiques, dans des institutions qui incarnent une certaine représentation de la justice (Ricœur, 1990). Nous verrons comment l’accompagnement au vote s’accommode de savoir-faire bricolés et de tactiques (Certeau, 1990) qui permettent de contourner les paradoxes et les effets non prévus de la réforme. Ces tactiques sont à la fois composées d’actions souterraines pouvant prendre la forme de pactes invisibles autour d’entorses discrétionnaires et de pratiques qui peuvent aller à l’encontre de la culture élective du droit français. Nous verrons qu’elles décrivent des formes d’arrangements, plus ou moins implicites, autour de petites entorses faites à la procédure dans une volonté de “bien faire” et de permettre aux résidents du FAM d’exercer leur citoyenneté. La conclusion ouvrira de nouvelles perspectives de recherche sur la question des pratiques électorales des personnes handicapées en termes de capacitation et d’empowerment, mais également de modalités relationnelles. La conclusion reviendra sur les limites de penser le handicap sous l’angle des capacités qui tend à maintenir les personnes dans un raisonnement en termes de limitations et de restrictions, qu’elles soient personnelles ou environnementales.
5Ces notes de terrain concernent un accompagnement au vote de personnes vivant avec une maladie psychiatrique et résidents dans un Foyer d’Accueil Médicalisé (FAM) pour les élections municipales de 2020, en France. Cet accompagnement se fait au démarrage de la crise sanitaire de la COVID-19. Ce FAM est un établissement médico-social autorisé pour trente-cinq places et spécialisé en santé mentale. Créé il y a sept ans dans une ville de 10 000 habitants, le FAM comprend cinq pavillons de sept résidents. Il est implanté un peu à l’extérieur de la ville, à environ vingt minutes à pied de la Mairie. Ces notes sont construites à partir d’un temps d’observation participante de trois heures, d’échanges informels (trajet dans la voiture, visite de l’établissement, échanges téléphoniques) et d’un entretien de deux heures avec un des travailleurs sociaux qui a participé à la sensibilisation et à l’accompagnement au vote des résidents. Les extraits de citations d’un professionnel du FAM sont issus de cet entretien. Elles sont également complétées d’échanges emails sur l’organisation de ces actions et la transmission des documents utilisés par les professionnels (livret d’accueil, projet d’établissement, programmes originaux et en “version simplifiée,” “dossier personnalisé,” article de presse, invitation des candidats, affiches d’information). Ces matériaux fournissent une description permettant d’avoir la représentation d’un système composé d’acteurs, de logiques d’action, de contraintes et de ressources.
6Lors de la visite de l’établissement, le FAM est décrit par un professionnel de ce foyer comme accueillant “beaucoup d’anciens travailleurs d’ESAT” (Établissement et Service d’Aide par le Travail). Cette précision illustre une certaine autonomie des personnes, mais qui s’est dégradée et qui ne leur permet plus de travailler, y compris en milieu protégé. Les personnes rencontrées peuvent avoir des difficultés à initier, planifier, exécuter et coordonner une action, à formuler une pensée ou à mémoriser, à interagir avec autrui, ainsi que des difficultés à avoir conscience de leurs troubles ou à demander de l’aide, mais elles peuvent se déplacer et communiquer verbalement, bien que parfois avec un langage succinct. Malgré les questions posées à l’assistante sociale du FAM ou aux résidents lors de l’observation, il n’a pas été possible de connaître la situation électorale de chaque résident antérieur à la réforme de 2019: les professionnels rencontrés supposent que “le droit de vote devait être maintenu pendant qu’ils travaillaient en ESAT,” mais qu’il a été “interrompu.” Les professionnels précisent que cette interruption a pu être juridique avec “un retrait du droit de vote par le juge des tutelles” et que d’autres ont “toujours eu le droit de vote, mais ont pu s’arrêter de voter.” Enfin, ils rappellent que certains ont leur droit de vote et ont continué à l’exercer. Ces notes de terrain sont le prolongement d’une recherche-action qui continue à se nourrir de “conversations sociologiques” avec les acteurs de terrain, c’est-à-dire dans un faire sociologique “qui s’engage, qui est empêtré, affecté par des conversations avec d’autres acteurs” et dans un “enchevêtrement des paroles distinctes qui se font suite et s’instituent mutuellement” (Laforgue, 2018: 10-1).
7Cette recherche-action a commencé en 2017. L’association Handéo obtient alors un soutien de la Fondation de France pour réaliser un projet sur l’accompagnement au vote des personnes handicapées par un tiers. La recherche s’est faite à partir d’une approche participative: la méthodologie, le questionnement et la connaissance produite ont reposé sur un croisement de savoirs différemment situés. Pour permettre cette intersection, un comité de pilotage, qui s’est réuni à trois reprises en 2017, a été mis en place. Il a compris onze personnes dont des représentants des pouvoirs publics, des chercheurs, des représentants du secteur associatif, des professionnels de l’aide à domicile et des personnes vivant avec un handicap. Vingt et une situations, réalisées à partir d’entretiens et d’observations, ont été discutées avec ce comité (Desjeux, 2020a). À partir de cette recherche, un guide de recommandations pour faciliter les pratiques de vote a été élaboré avec neuf personnes, chacune vivant avec un handicap pouvant être lié à une déficience motrice, visuelle, intellectuelle, ou à un trouble cognitif. Ce guide a été complété par un tutoriel vidéo en “facile à comprendre” pour aider les personnes handicapées à appréhender le parcours d’un votant, de son domicile au bureau de vote, et ainsi comprendre le rôle de soutien d’un tiers dans l’acte du vote.
- 3 Départements et Régions d’Outre-Mer et Collectivités d’Outre-Mer
8En 2019, Handéo réalise également un livret pédagogique qui propose une méthodologie pour mettre en place des ateliers de sensibilisation. Ce livret sera complété par un programme de sensibilisation sur douze mois en préparation des élections européennes et des élections municipales. Entre avril 2019 et mars 2020, Handéo a animé quatorze rencontres dans différentes régions (dont les DROM-COM3) pour présenter le guide et le tutoriel. L’objectif a été de réunir des groupes d’une vingtaine de personnes pour leur présenter ces outils, et éventuellement les mettre en situation de voter. Le choix des participants s’est fait par l’intermédiaire des demandeurs de la sensibilisation (associations, gestionnaires d’établissement, Agence Régionale de Santé, Conseil Départemental) qui ont envoyé l’invitation à leurs contacts: adhérents, partenaires, résidents ou habitants du territoire. L’enjeu est ainsi de promouvoir l’autonomie des personnes lors de la pratique du vote, c’est-à-dire leur permettre de choisir un candidat et de pouvoir réaliser les gestes relatifs aux pratiques électorales.
- 4 En France, les élections municipales servent à élire les conseillers municipaux qui éliront le mair (...)
9Ces rencontres n’impliquaient pas de suites, à l’exception d’un FAM dans lequel Handéo avait mis en place un bureau de vote fictif et qui souhaitait s’appuyer sur les ressources de Handéo pour engager un programme de sensibilisation sur six mois. Vingt personnes ont participé à cet atelier: deux professionnels de l’établissement, quinze résidents de 55 à 65 ans avec des troubles psychiques et une mesure de protection, ainsi que trois proches aidants. L’objectif a été de sensibiliser et de préparer les résidents aux élections municipales à venir. La première réunion de sensibilisation a eu lieu en novembre 2019 pour un premier tour le 15 mars 2020 et un second tour le 26 juin (du fait de la COVID 19).4
- 5 J’ai participé à la recherche de 2017 au côté de deux autres collègues. Par la suite, j’ai animé de (...)
10Ces actions de sensibilisation ont également permis de prolonger la production de connaissances de la recherche de 2017 à partir d’une méthodologie plus diffuse et informelle, mais également plus engageante dans la mesure où elle a impliqué de participer à l’action observée et de l’animer.5 Elle a pris également une teinte plus émancipatrice puisqu’elle a consisté à agir sur le processus d’autodétermination des personnes en développant leurs propres compréhensions des expériences de vote (Oliver, 1992). L’intérêt de la méthode de ce projet est double. D’une part, la dimension participative permet de partir des problèmes auxquels les acteurs sont confrontés en situation. Elle offre ainsi un capital de réflexion contraignant le chercheur à discuter ses résultats ou à questionner des éléments qu’il pouvait prendre comme des évidences. D’autre part, le prolongement plus émancipatoire ancre la réflexion dans la recherche de résolutions de problèmes concrets que le chercheur peut tester et ajuster avec les acteurs. Elle oblige le chercheur à une certaine diffraction de sa pensée (Haraway, 2007 [1996]: 324-7). Cette dynamique de déviation favorise la chrysalide de la pensée pour réinvestir la manière d’envisager le handicap et l’exercice électoral: en faisant avec les personnes, il a semblé plus facile de rendre compte de certaines ambivalences ou ambiguïtés, voire incohérences dans les stratégies législatives et les tactiques des acteurs. Comme nous le verrons par la suite, cela permet notamment de se demander si la réforme du 23 mars 2019, présentée par les pouvoirs publics comme une ouverture au droit de vote des personnes handicapées, ne serait pas finalement qu’une ouverture en demi-teinte au regard des nouvelles contraintes qu’elle produit et des moyens donnés aux professionnels pour mettre en œuvre cette réforme. Cette dynamique participative amène également à questionner la manière dont le vote est pensé en France.
11Depuis 2002, en France, chaque structure médico-sociale doit formaliser un projet d’établissement conformément à l’article L. 311-8 du Code de l’Action Sociale et des Familles. Dans le cas du FAM de cette recherche, le projet mentionne la participation à la citoyenneté mais il ne précise pas qu’elle peut porter sur le vote. Cette mention est perçue par les deux professionnels accompagnants comme “trop large” et comme n’aidant pas à promouvoir “ce moment précis” qu’est l’exercice de voter. L’absence de formalisation explicite de la question du vote dans le projet d’établissement ou dans le projet individuel de la personne apparaît comme une limite à la promotion de ce droit. Un des professionnels suggère également que le désengagement politique des professionnels de ce FAM (infirmiers, moniteurs éducateurs, aides médico-psychologiques, etc.) serait une contrainte pour qu’ils soutiennent l’accessibilité au processus électoral. Il explique qu’il a “beaucoup de collègues qui ne votent pas” et il répète des propos tenus par ces derniers: “tiens ça ressemble à ça une carte d’électeur,” ou “je ne savais pas qu’il fallait ça, je ne vote pas.” Une autre contrainte est de faire reposer la dynamique du projet d’accompagnement au vote sur une seule personne et moins sur un collectif et une organisation:
“Tout ça dépend quand même de la bonne volonté des encadrants. Moi j’avais envie que les résidents puissent voter. Si cela avait été quelqu’un d’autre, je pense que ça n’aurait pas été fait. En plus, cela prend beaucoup de temps d’aller chercher des enveloppes, rassembler les cartes d’identité et aider à choisir le bulletin avec les résidents. Cela implique également d’aller voir plusieurs fois les collègues pour récupérer les documents. Dire qu’il y a une date limite n’est pas suffisant. Il faut relancer. Seulement un cinquième des documents reviennent. Après j’ai aussi été voir individuellement les collègues. Les collègues vont juger très annexe le fait d’aller voter. Ce n’est pas rentré dans les pratiques. Ce n’est pas inscrit au même titre qu’assurer un rendez-vous médical. La capacité ou non à voter n’a jamais été mise en avant par les collègues. Je ne les ai jamais entendus en parler ni eu le ressenti que ça les intéressait.” (Professionnel du FAM, entretien du 7 juillet 2020)
12La dynamique d’accompagnement au vote repose sur une volonté de porter le projet, une acceptation de la charge mentale et temporelle que le projet va demander et une connaissance du droit (pièce à fournir, date limite d’inscription, connaissance de la réforme, etc.). Pour que les collègues jouent le jeu, cela implique aussi une bonne entente si l’on veut que le projet puisse aboutir, d’autant plus qu’il n’y a pas de relation hiérarchique. Cette entente peut, par exemple, varier selon la compatibilité des personnalités, la manière de légitimer les compétences ou le métier du professionnel pour mener le projet, l’organisation de la structure (notamment les temps d’échanges formels et informels possibles ou le temps de présence des professionnels dans l’établissement), la formalisation de cette organisation (notamment les plannings ou l’organigramme), la position de la direction à l’égard du projet ou du porteur du projet. Le temps pris pour réaliser le projet, réunir ou construire les documents a également un coût que la structure doit être en mesure d’accepter. Cette acceptation peut être plus ou moins facilitée ou freinée au regard de la manière dont les pouvoirs publics et les financeurs priorisent la thématique du vote et organisent les activités professionnelles. Le rendez-vous médical est aussi une contrainte à prendre en compte dans des structures spécialisées en santé mentale. Par exemple, lors du temps d’observation réalisé, un résident n’a pas pu participer au temps de sensibilisation organisé par Handéo car son référent professionnel a privilégié son rendez-vous chez le psychiatre. La priorisation de ce type de rendez-vous par rapport à la promotion de la citoyenneté dépend notamment de la manière dont le professionnel perçoit la maladie et le handicap psychique, et ce, parfois indépendamment du point de vue de la personne sur ses besoins de soins.
13Le lieu de l’action des deux professionnels accompagnants repose sur des ressources limitées et sur des rapports de force plus ou moins négociables et contraints (Certeau, 1990: 56-7). C’est dans ce contexte que se déploieront des manières de faire discrètes et socialement silencieuses pour déployer des tactiques qui permettront aux résidents du FAM de développer leur capabilité d’électeur.
14Ces tactiques composent inévitablement avec le temps, d’une part en transformant une circonstance précise en situation favorable, d’autre part dans la manière de s’investir dans la durée (Certeau, 1990: 63). Aussi, face au manque de ressources, deux professionnels ont sollicité Handéo afin d’animer un atelier de sensibilisation en novembre 2019. À la suite de cet atelier, les deux professionnels ont dit avoir réalisé “un travail soutenu” afin de permettre aux résidents du foyer de voter: 10 à 15 heures au premier tour, réparties entre deux professionnels, et 8 à 10 heures au second tour, assignées à un seul professionnel et échelonnées sur plusieurs mois. Premièrement, un travail de recensement a été réalisé auprès des résidents pour identifier ceux qui souhaitaient s’inscrire sur les listes électorales. Pour les élections municipales, cette opération s’est déroulée jusqu’au 7 février 2020. Un peu moins d’une vingtaine de personnes sont allées s’inscrire en étant accompagnées, en petits groupes, par un professionnel. Puis, à la mi-février, une réunion d’information a été organisée au sein du FAM. Seulement une dizaine des quinze résidents qui avaient prévu d’aller voter ont participé à cette réunion. Les ateliers de sensibilisation organisés par Handéo ont montré plusieurs facteurs explicatifs à ces absences. Les personnes avec des troubles psychiques ont des besoins et des attentes qui fluctuent et qui peuvent être discontinues ou d’une intensité variable. La réunion peut aussi survenir dans une phase de décompensation de la personne. La décompensation peut se résumer comme un déséquilibre psychique pouvant aller jusqu’à amener la personne à sortir du réel (hallucinations, idées délirantes, etc.). En outre, certaines activités considérées comme prioritaires, tel un rendez-vous chez le psychiatre, peuvent avoir été programmées au même moment que la réunion. Enfin, quelle que soit la situation de la personne, elle peut changer d’avis et ne plus vouloir aller voter ou ne pas considérer avoir besoin d’une réunion d’information.
15Cette réunion d’information avait trois objectifs. Premièrement, les professionnels ont animé un atelier dans lequel ils devaient remettre dans l’ordre des vignettes représentant les étapes du vote. Cet atelier avait pour objectif de leur rappeler le déroulement du vote, le jour du scrutin, qui leur avait été expliqué en novembre. Deuxièmement, cette réunion d’information a servi à présenter les programmes des trois candidats. Cette présentation s’est faite avec des programmes en “version simplifiée”: l’un des professionnels a repris les programmes des candidats pour les réécrire sur une seule page (au lieu de dix à douze pages) avec des pictogrammes et des couleurs. Il comprenait également le nom du candidat en tête de la liste et de sa photo. Le nom du parti était également indiqué sur le programme. Il y avait trois programmes. Pour chacun des trois programmes, le professionnel a retraduit trois à cinq propositions du candidat. Les programmes ont également été présentés oralement. Cette “version simplifiée” inclut différentes questions, notamment sur le choix des informations retenues par le professionnel, le choix des visuels pour l’illustrer, le choix d’expliciter ou non certains sous-entendus à l’écrit et à l’oral, la manière de mettre en perspective les programmes des différents candidats dans ce qui peut les opposer ou les rendre conflictuels.
16Malgré le manque de moyens institutionnels, les particularités de fonctionnement des résidents et l’incertitude quant à l’éthique des choix de traduction, les professionnels ont bricolé un ensemble de ressources pour rechercher un contexte capacitant, c’est-à-dire fournissant les conditions individuelles, techniques, organisationnelles et sociales nécessaires à un rôle participatif et citoyen des résidents. Ce bricolage montre comment la dimension personnelle du vote se construit en réalité dans des dynamiques d’interrelation. Ici, cela passe par un travail de traduction, mais ces dynamiques ne sont pas une spécificité liée au handicap. Comme tout débat d’idées, elles se construisent autour d’échange avec l’entourage rappelant le rôle du collectif dans les modalités de participation au vote (Desjeux, 2020b). Cette dimension apparaît également dans l’accompagnement qui sera fait pour se rendre au bureau de vote. Une des professionnels du FAM explique qu’“au premier tour des élections, on était venu [par groupe de] cinq ou six résidents. Mais sur place c’était moins agréable. Ça faisait le groupe des résidents handicapés.” Au second tour, elle expliquera avoir fait des passages d’une ou deux personnes. Elle trouvait que “ça faisait plus individuel, plus comme une famille qui vient voter. [Elle trouvait] ça plus ‘humain’ ou ‘naturel’.”
17Par ailleurs, ce bricolage montre aussi l’inaccessibilité des contenus politiques de la propagande électorale pour une partie de la population questionnant l’effectivité du principe d’universalité du suffrage. Enfin, ce bricolage n’est pas uniquement mû par des contraintes économiques, mais on y retrouve aussi une volonté de bien faire au regard des circonstances et des représentations que ces deux professionnels ont de ce qui est bon et juste pour l’autre concernant le développement de son auto-détermination.
18Ces considérations morales et éthiques se construisent avec une certaine subjectivité quant au choix des informations retenues, ou dans la manière de reformuler la traduction simplifiée:
“Pour les programmes des candidats en FALC, ils ont été écrits par [un professionnel du foyer]. Cela n’a pas été simple de trouver des informations, parce que dans les petites villes il n’y a pas vraiment de programme très détaillé, pas de site internet des listes candidates non plus. Nous n’avons eu des informations précises qu’au moment de la réception du matériel électoral, quelques jours seulement avant le scrutin, donc cela aurait été trop tard pour rendre accessibles les programmes.
Du coup, nous avons pu travailler à partir d’articles de presse et heureusement c’était assez fidèle à ce que les candidats sont venus présenter au FAM ensuite. Ils ont été surpris et contents du travail mené et aucun n’a critiqué la transcription faite, c’est que cela devait être assez fidèle!” (Professionnel du FAM, 7 juillet 2020)
19Cette subjectivité fait souvent planer un doute quant à la sincérité du vote, notamment au regard de l’influençabilité de certaines personnes (Desjeux, 2020b). Pour autant, cette subjectivité est aussi ce qui permet aux professionnels de se positionner dans une relation de facilitateur entre la personne et l’institution électorale. En plus du recueil, par les professionnels, des questions que les résidents voulaient poser aux candidats, les travailleurs sociaux du FAM ont remis à chaque résident un dossier, intitulé “Je suis citoyen, je vote.” Ce dossier reprenait les points qui avaient été abordés collectivement. Le but de ce dossier est de laisser aux résidents une trace de cette formation afin qu’ils puissent, s’ils le souhaitent, s’y référer et en discuter avec d’autres professionnels. L’objectif a été également qu’ils puissent avoir le dossier avec eux lors des rencontres avec les candidats. Enfin, suite à cette réunion d’information, les trois candidats ont été invités à venir se présenter, parler de leur programme et écouter les questions des résidents: ils ont accepté tous les trois cette invitation. Cette phase a été perçue comme importante par les professionnels dans le processus de conscientisation civique:
“Les échanges ont été riches et nous avons pu constater une évolution au cours des rencontres: les résidents se sont saisis des questions préparées, ils ont été dans l’échange avec les candidats, ils ont compris ce qui se déroulait et ce à quoi ils participaient.” (Professionnel du FAM, 7 juillet 2020)
20La représentation que les professionnels ont de l’efficacité de leur action repose ici sur quatre critères: leur interprétation d’un changement dans la manière d’être, de faire ou de se représenter les élections pour les résidents; les signes qu’ils perçoivent d’une appropriation des outils qu’ils ont préparés; une dynamique d’interactions qu’ils peuvent analyser comme une participation des résidents; le sentiment que les résidents ont assimilé les informations et qu’ils peuvent être des acteurs dans leur rôle d’électeur.
21Simultanément, les professionnels du FAM ont également déployé une sensibilisation tournée vers le grand public, notamment par l’entremise d’une entrevue avec un journal local du département. L’article a voulu faire connaître l’extension du droit de vote prévu par la loi du 23 mars 2019 pour les personnes en tutelle et montrer que ces personnes ont une opinion politique. L’objectif était notamment de limiter des réactions négatives de la part des autres citoyens et ainsi favoriser un contexte capacitant.
22Cette tactique montre notamment l’importance de l’anticipation quant à la manière de favoriser l’auto-détermination des personnes. Cette anticipation repose à la fois sur des “occasions” et une “dépendance” à l’environnement (Certeau, 1990: 60-1) dans lequel le droit de vote s’exerce.
- 6 Ce service s’occupe notamment des inscriptions et du suivi des opérations électorales. Il peut égal (...)
23Cette anticipation est également perceptible lorsque les deux professionnels, qui ont animé les ateliers de sensibilisation et de présentation des programmes, ont également accompagné seize résidents au premier tour des élections, malgré les premières annonces de la COVID-19. Pour faciliter cet accompagnement, un travail de préparation avait eu lieu avec le “service population” de la mairie6 afin d’identifier les moments creux de la fréquentation du bureau de vote et éviter d’emboliser la file d’attente. Un professionnel a décrit ce service comme “très aidant pour faciliter l’organisation” et comme ayant réservé un “très bon accueil.” La mairie avait également prévu plus d’assesseurs aux horaires convenus avec les professionnels pour aider les résidents, notamment en entrant avec eux dans l’isoloir, s’ils avaient besoin d’aide pour choisir le bon bulletin ou le mettre dans l’enveloppe. Elle avait aussi prévu une file “électeurs prioritaires” qui a pu être utilisée par les résidents. Après le premier tour (et également après le second tour), cinq affiches ont été construites afin d’indiquer le résultat des élections. Avec la COVID 19, elles n’ont pas été mises dans les espaces communs, mais dans chacun des pavillons des résidents.
24Le processus de sensibilisation du premier tour a inclus des éléments du débat politique, ce qui n’est pas toujours le cas au regard de l’embarras des travailleurs sociaux à s’emparer de la question du vote sous cet angle: les temps de sensibilisation médico-sociale des personnes vivant avec un handicap ont tendance à être dépolitisés au profit de la gestuelle technique à avoir pour voter (Bouquet, 2018). Cette articulation entre la sensibilisation aux gestes et l’opinion des électeurs a été renforcée par le Conseil de la Vie Sociale (CVS) du FAM. Ce Conseil “est composé de représentants de résidents, de représentants des familles, de représentants de l’association et de représentants du personnel élus par les salariés de l’établissement. Le président de cette instance est un résident ou le représentant de celui-ci.” (Extrait du livret d’accueil du FAM).
25Pour l’une des réunions de ce Conseil, les résidents ont énoncé des attentes politiques qui les ont aidés à sélectionner un programme. Ces attentes concernaient l’aménagement d’un chemin pour faciliter les déplacements hors du foyer de manière sécurisée (ce chemin sera aussi utile aux cyclistes et aux joggers). Chaque candidat avait été interpellé sur ce sujet lorsqu’il était venu présenter son programme aux résidents. En outre, les membres du CVS ont prévu, avec l’aide des professionnels, de ré-interpeller l’équipe élue après les élections concernant leur engagement sur ce chemin. Les CVS ne sont pas toujours perçus comme utiles ou favorisant la participation sociale des personnes (Anesm, 2014). Cependant, dans l’exemple de ce Conseil, l’appartenance des résidents à un groupe contribue, à l’instar d’autres dynamiques collectives (Tremblay, 2009), au développement d’habiletés requises pour débattre, revendiquer, s’engager et participer politiquement. Quels que soient leurs effets, l’impact émancipatoire de ce type de groupe a des formes hétérogènes sur les différentes personnes le composant.
26La recherche d’un processus de capacitation aurait pu permettre aux personnes de mieux s’approprier les gestes liés au vote. Cependant, les professionnels ne décrivent pas de différences de ces gestes entre le premier et deuxième tour. En outre, l’ouverture du droit de vote à des personnes qui n’avaient jamais voté, et à qui on apprend à avoir les bons gestes, semble se faire comme s’il ne fallait pas qu’il y ait d’incidence sur l’institution électorale pour qu’elle continue à fonctionner comme avant, comme si le respect du droit de vote devait se faire sans reconnaître l’altérité de ces nouveaux votants (Ricœur, 1990: 226-7 et 254-62). Au second tour des élections municipales, quatorze résidents sur quinze ont souhaité aller voter:
“Elle n’a pas voulu se déplacer car la candidate pour qui elle voulait voter serait forcément perdante.” (Professionnel du FAM, 7 juillet 2020)
27Le désistement de la quinzième personne n’est pas à interpréter comme une incapacité, mais bien comme un pouvoir d’agir matérialisé par le refus d’aller voter (Ricœur, 1990: 214). Il illustre également une des manières dont la sensibilisation à l’acte de voter a été promue comme un droit et non comme une obligation légale. Il a été rappelé pendant l’atelier de sensibilisation de Handéo que les résidents pouvaient voter pour un candidat, renoncer à voter, voter blanc ou voter nul. Néanmoins, la mise en situation dans un bureau de vote a uniquement été orientée sur le choix d’un candidat et non sur les alternatives possibles afin de faciliter la compréhension de cet atelier.
28Sur les quatorze résidents qui ont souhaité voter, seulement treize ont pu le faire:
“[La quatorzième personne] s’apprêtait à voter. Elle avait choisi son bulletin mais ce jour-là elle ne pouvait pas: elle était dans le creux de la vague; impossible de sortir, impossible de s’arrêter de pleurer. Ça l’empêchait de penser à autre chose qu’à sa souffrance.” (Professionnel du FAM, 7 juillet 2020)
29La variabilité de l’intensité des troubles psychiatriques est une incertitude à prendre en compte dans l’accompagnement de ces personnes, dans le sens où l’on ne peut pas toujours l’anticiper. Ces troubles sont parfois incompatibles avec les normes de l’institution électorale du vote en présentiel. Pour anticiper ce risque, il aurait pu être envisagé de prévoir une procuration. Mais la personne n’a pas de contact avec des personnes extérieures au FAM. En outre, cette personne avait une curatelle renforcée. Aussi, elle n’aurait pas pu désigner un professionnel pour voter pour elle (Article 72-1 du Code électoral).
30Comme au premier tour, les assesseurs du bureau de vote ont été informés du passage des résidents. Mais, contrairement à ce qui s’était alors passé, la mairie a informé les professionnels qu’il ne serait pas possible que les assesseurs entrent dans l’isoloir avec les résidents, afin de respecter la distanciation physique imposée par la COVID-19. La mairie a encouragé les personnes du FAM à se tourner vers le vote par procuration. Cependant cette alternative a été difficilement envisageable car les résidents n’ont pas de contact auprès d’habitants de la ville pour leur demander de voter en leur nom et ceux ayant une mesure de protection ne peuvent désigner un professionnel de l’établissement (Article 72-1 du Code électoral).
31Finalement, et malgré le contexte de la pandémie, un professionnel dit que “les assesseurs ont été très conciliants pour faciliter le vote des résidents.” Par exemple, un assesseur s’est proposé pour aller aider un résident dans l’isoloir. Une autre conciliation a été d’être souple avec la loi:
“J’ai guidé la main d’une résidente mal voyante de 61 ans pour diriger sa main jusque dans l’urne. Cette personne a une tutelle. Elle a déjà voté par le passé, mais elle a eu besoin d’aide car physiquement elle ne pouvait pas trouver l’urne.” (Professionnel du FAM, 7 juillet 2020)
32Alors que l’article 64 du Code électoral ne permet pas à un professionnel du foyer des résidents d’aider ceux qui sont en tutelle dans les gestes liés au vote (dont mettre l’enveloppe dans l’urne), les assesseurs ont accepté de faire une entorse à cet article. Un second exemple concerne un résident dont le régime de protection est inconnu:
“Un autre résident a été seul dans l’isoloir. Mais il n’arrivait pas à mettre le bulletin dans l’enveloppe. Alors j’ai été de l’autre côté de l’isoloir sans y entrer et c’est moi qui ai mis l’enveloppe dans le bulletin. Ce résident a de l’arthrose et il n’a pas réussi à mettre le bulletin dans l’enveloppe. Mais je ne sais pas s’il avait une curatelle ou une tutelle.” (Professionnel du FAM, 7 juillet 2020)
33La complexité juridique qui demande de différencier une personne en tutelle des autres régimes de protection pour pouvoir aider, représente également un frein à l’application des textes. Elle crée une incertitude quant à l’application de ce droit. Un troisième exemple concerne un monsieur qui devait jouer un rôle de pair-aidant avec les autres résidents, mais qui finalement a eu besoin d’être aidé par le professionnel, sans doute du fait de son hypersensibilité à l’anxiété et au stress que l’on retrouve souvent dans les troubles psychiques:
“On comptait sur lui pour aider les autres. Il était dans l’isoloir pour aider un autre résident et il m’a redonné une enveloppe vide qui était l’enveloppe officielle (avant d’arriver au bureau de vote, les personnes avaient choisi leur candidat qu’ils avaient glissé dans une autre enveloppe. Il devait faire le transfert du bulletin de l’enveloppe personnelle vers l’enveloppe officielle). Je leur ai dit de retourner dans l’isoloir. Il a rigolé de son erreur. J’étais un peu gêné car il commençait à y avoir la queue. Les assesseurs étaient tranquilles et je n’ai rien entendu des autres électeurs qui faisaient la queue.” (Professionnel du FAM, 7 juillet 2020)
34L’accord tacite entre les assesseurs et les professionnels amène à construire une forme de pacte invisible autour d’une entorse discrétionnaire. Ce pacte crée une forme d’assouplissement de la règle juridique, mais produit également le risque d’invalider un vote ou une élection en cas de contestation de la procédure électorale (Lopez, 2013). Ce risque reste néanmoins faible dans la mesure où les résultats entre les deux candidats ont été très différents.
35Dans tous les cas, ces exemples montrent que les personnes ont bien des capacités, des compétences, des potentialités et également des difficultés. Ces difficultés, tant qu’elles ne sont pas verbalisées par les spectateurs, permettent de faire comme si la “mise en scène” fonctionnait et restait discrète. Mais cette scène tient également car il ne s’agit plus de mettre la focale sur les critères capacitaires, mais sur le type de relation qui est construite dans le jeu social et symbolique que l’institution prescrit, permet ou interdit. Cela implique une responsabilité partagée et négociée, ou du moins accommodée (Ricœur, 1990: 212-24). Les jeux d’interactions viennent jouer un rôle dans la charge de responsabilité que chacun est prêt à prendre et à faire porter à l’autre au niveau du votant (le résident), de la personne qui aide à voter (le professionnel) et des personnes qui contrôlent (l’assesseur). Cette responsabilité est juridique (respecter la loi), mais elle est aussi morale (ne pas influencer et préserver le secret), éthique (être dans des pratiques considérées comme bonnes) et sociale (construire les conditions permettant l’exercice du droit de vote).
36Permettre à treize résidents de voter au deuxième tour a demandé une organisation qualifiée “d’importante” par les professionnels. Par exemple, il y a eu, de nouveau, un temps de préparation, comme au premier tour:
“C’est une grosse organisation au niveau du foyer. J’y ai passé plusieurs heures durant les deux dernières semaines: pour rassembler les cartes d’électeur et d’identité, réexpliquer le déroulement du scrutin, reparler du programme des candidats, expliquer que deux candidats se sont unis sur les trois candidats du premier tour, etc.” (Professionnel du FAM, 7 juillet 2020)
37Le changement de position des assesseurs, annoncé par la mairie au regard de la COVID-19, en ce qui a trait à l’aide qu’ils pouvaient apporter aux résidents, a amené le foyer à essayer de trouver une alternative. Pour faciliter le vote, ils ont acheté des enveloppes qui se rapprochaient des enveloppes officielles. Une fois le matériel électoral reçu (quelques jours avant le deuxième tour), ils ont recueilli le choix de vote des résidents et mis le bulletin correspondant dans l’enveloppe. Ils y ont ajouté une pièce d’identité (carte d’identité ou carte d’invalidité) et la carte d’électeur. Cependant, cette procédure se heurte à deux obstacles. D’une part, les professionnels connaissent le choix politique du résident et le caractère secret du vote n’est donc pas préservé (Article L. 79 du Code électoral). D’autre part, les enveloppes achetées ne peuvent pas être utilisées pour être mises dans l’urne du bureau de vote. Le fait d’avoir choisi des enveloppes se rapprochant des enveloppes officielles a même participé à brouiller le processus électoral pour les résidents:
“Certains résidents ont confondu les enveloppes. Ils sont ressortis de l’isoloir avec la mauvaise enveloppe. Je leur ai indiqué l’erreur. Alors ils sont retournés dans l’isoloir pour changer l’enveloppe.” (Professionnel du FAM, 7 juillet 2020)
38Ces difficultés participent à dévoiler les ficelles qui soutiennent l’autonomie et l’inclusion des personnes auprès des autres électeurs:
“Ma journée de dimanche y a été entièrement consacrée car nous nous sommes rendus au bureau de vote avec deux résidents, maximum, pour ne pas trop allonger la file d’attente. Malgré cela, nous avons créé parfois un bon ralentissement, ce n’était pas fluide: à chaque étape la personne revient vers moi plutôt que de poursuivre jusqu’au registre. Il fallait redire sur place ce qu’ils doivent prendre ou non. Au début, il a fallu réexpliquer aux assesseurs que c’étaient des personnes en situation de handicap. Il fallait redire de prendre une seule enveloppe, mais pas deux ou trois, dans quel sens on entre dans l’isoloir, expliquer l’ouverture de la carte d’électeur, ne pas appuyer sur l’urne si le bulletin n’est pas ouvert, etc. L’envie de bien faire et de ne pas se tromper fait qu’ils revenaient vers moi.” (Professionnel du FAM, 7 juillet 2020)
39L’ordre social demande au travail du care d’être caché, discret et perçu comme inné (Molinier, 2005). Il demande de maintenir les personnes handicapées dans un monde parallèle invisible que l’on habille et maquille à l’image de cet ordre sans pour autant les y admettre (Desjardins, 2002). Les autres électeurs n’ont pas montré ou émis de jugements de valeur, mais les professionnels accompagnants ont exprimé une peur sur la manière dont pouvaient être perçues cette mise en visibilité du travail de care et cette perturbation de l’ordre social. Cet accompagnement remet notamment en cause les principes fondateurs de l’institution électorale concernant l’idée d’un vote personnel et rationnel qui repose sur les compétences et l’autonomie des personnes (Baudot & Bouquet, 2021). Alors que l’institution électorale attend un choix personnel et raisonné ainsi qu’une sincérité du scrutin, cette mise en visibilité ne montre-t-elle pas le caractère construit de ces attendus? N’invite-t-elle pas à redéfinir les normes de cette institution et le sens à donner à l’acte de vote? Cet accompagnement et cette incitation au vote interrogent également de manière plus transversale toute forme d’incitation que l’on peut avoir à l’égard de publics considérés comme politiquement désengagés: les jeunes, les habitants des banlieues, les résidents des Ehpad, les prisonniers, etc. Faut-il voir ces actions comme des stratégies pour lutter contre un affaiblissement d’un engagement citoyen, comme une valorisation de certaines communautés ou encore comme le signe d’une dépréciation de la valeur de l’exercice du vote dans nos sociétés?
40Cet article ne fournit des éléments d’appréciation que sur l’accompagnement d’un type de public: des personnes catégorisées avec un handicap psychique ayant une relative autonomie. Contrairement à d’autres établissements (Lucas & Lloren, 2008), la compétence de ces personnes à pouvoir voter n’a jamais été remise en cause à l’exception d’une personne que les professionnels ont considérée trop affectée par ses troubles psychiatriques le jour du vote. Pour ces votants, on voit qu’une montée en compétences a été recherchée au moment de la phase de sensibilisation. Aussi, multiplier les études sur les effets de ce type d’action, et les reproduire sur la durée, permettrait de mesurer plus précisément leur impact, notamment en termes de pouvoir d’agir, sur les personnes qui en ont fait l’expérience dans un contexte électoral. Ces études seraient aussi l’occasion de mesurer la manière dont ces effets pourraient également se répercuter dans d’autres domaines de la participation sociale.
41En outre, ces votants ont des régimes juridiques de protection différents. Or, le droit français prévoit des cas de figure différents pour aider à voter entre les régimes de protection (tutelle, curatelle, sauvegarde de justice) et selon que l’acte est en présentiel (Article 64 du Code électoral) ou en distanciel (Article 72-1 du Code électoral). L’articulation complexe entre le droit et les dynamiques sociales, qui n’est ni mécanique, ni linéaire, ni continue, demanderait une recherche plus approfondie pour comprendre la manière dont les acteurs de terrain trouvent des solutions et s’approprient cette réforme française qui butte à trouver les conditions sociales nécessaires à un suffrage universel effectif.
42Enfin, la personne qui n’a pas été jugée en capacité de voter mériterait une attention particulière. Pour cette situation temporaire, une procuration aurait pu être une solution, si les conditions sociales avaient été réunies. Cependant pour les situations les plus extrêmes et plus durables, cela aurait été une alternative qui peut perdre de son sens si la personne n’a jamais été en mesure d’exprimer un jugement politique ou ne pourra plus jamais le faire. Cet article offre une ouverture pour une réflexion plus poussée concernant des expérimentations alliant différents profils d’acteurs et également différents objectifs de transformation de la pratique de recherche et de changement social (Boucher, 2003), notamment sur ces profils de handicap. L’enjeu de ce type d’alliances serait de favoriser la production d’un dialogue avec les politiques publiques en décryptant ce qu’elles sous-tendent, mais également de jouer un rôle de traduction et de carrefour entre différents savoirs qui ne soient pas uniquement académiques, limités à une discipline ou à un courant de pensée. En construisant une base de connaissances ancrées dans un maillage pluriel d’interrelations, une forme de rhizome, l’amélioration des conditions de vie des personnes handicapées pourrait se construire sur des savoirs partagés.
43L’importance de ne plus définir les personnes handicapées dans une vision restrictive des capacités, c’est-à-dire comme des êtres de besoins, est aujourd’hui relativement partagée dans la communauté scientifique qui travaille sur le handicap, mais pas nécessairement de chercheurs d’autres spécialités, de certains professionnels de terrain ou de certaines personnes handicapées. Aussi, ce type de recherche permettrait une meilleure interpénétration des savoirs. Mais les modèles axés sur l’empowerment, la capacitation, les capabilités, l’autonomisation ou le pouvoir d’agir sont également à interroger. Ces modèles, bien que beaucoup plus inclusifs en donnant une place majeure aux facteurs environnementaux, continuent à envisager les personnes en termes de capacité.
44D’une part, le manque de dispositifs d’accessibilité au processus électoral pour ces personnes tend à maintenir les incapacités dans un registre de représentations négatives. D’autre part, appliquer ce raisonnement à des personnes qui ne pourront jamais construire un jugement politique pose une tension évidente concernant le principe fondateur de l’institution électorale. Il rend compliqué la reconnaissance de leur statut de citoyen concernant l’exercice de leur droit de vote, mais également celui de personne handicapée. Les personnes les plus déficitaires sont comme au-delà des règles sociales, y compris celles qui visent spécifiquement le handicap, et comme mises en suspens pour faire tenir ce qui, pour eux, est une fiction juridique. Ces situations extrêmes ne nous invitent-elles pas à réfléchir à une autre approche du handicap qui permettrait d’inclure toutes les situations ainsi qu’à une autre conception du vote?
45Sans nier la part de compétences, de résistance, de liberté, et de valeur de tout un chacun dans différents domaines de vie (qui ne se limitent pas au vote) et leurs composantes évolutives, les personnes très déficitaires et les difficultés décrites pour voter lors du deuxième tour nous invitent également à considérer les handicaps en termes de modalités relationnelles (Desjeux, 2020a). Il s’agirait alors de pouvoir les caractériser et les modéliser: en conceptualisant la manière dont les personnes sont en relation avec un monde social brownien, en mouvement, imprévisible, hybride et fragmentée; en montrant comment leurs manières d’être et de faire déstabilisent l’ordre et l’organisation que ce monde institue, cette institutionnalisation reposant sur des logiques d’imposition, mais aussi sur un travail fait pour, avec et sans ces mêmes personnes (Laforgue, 2009), voire contre ces dernières. Ce travail serait également l’occasion de mener une réflexion sur le rôle et le statut d’un tiers comme facilitateur et comme “relais citoyen” à la personne (Gagnona & Clément-Sainte-Marie, 2019: 202) dans ses composantes morales et éthiques, mais également sociales, voire juridiques.