1Dans cette contribution, je me propose d’explorer librement le thème de la conférence “Les normes interrogées par le handicap,” en développant un parallèle avec le genre. La réflexion sur les normes en lien avec le handicap, telle que théorisée par les travaux sur le validisme, s’est développée dans le cadre d’un champ interdisciplinaire relevant des “humanités” (Campbell, 2018; Tremain, 2005). De par ma spécialisation disciplinaire, je vais m’intéresser aux aspects de ces réflexions qui ont des implications plus sociologiques, et je serai amenée à retraduire certaines des idées de ce champ dans les termes de la sociologie classique, plus familiers pour moi. C’est aussi à partir de cet ancrage sociologique que je mobiliserai des catégories telles que hommes, femmes, personnes valides, personnes handicapées, en utilisant dans une certaine mesure une catégorisation que les travaux sur le genre et le validisme ont contribué à déconstruire. Si on utilise ces catégories en sociologie, c’est parce qu’elles ont des effets sociaux, des conséquences matérielles et symboliques bien réelles, même si on peut par ailleurs les analyser comme des constructions sociales. C’est à ce titre aussi qu’il me semble important de préciser comment je me situe personnellement dans ces catégories: mon point de vue est celui d’une femme cisgenre valide.
2Les études sur le handicap ont connu une diffusion plus tardive dans les sciences sociales que les études sur le genre, du fait notamment de l’emprise de représentations médicales et du changement de paradigme qu’impliquait le passage à une vision plus sociale de l’enjeu (DeJong, 1979). Alors que les premiers travaux sur le genre datent des années 1960 aux États-Unis, il faut attendre les années 1970-1980 pour voir s’affirmer des approches de sciences sociales sur le handicap, via l’essor des disability studies. Dans les deux cas, la connexion avec les mouvements sociaux a joué un rôle catalyseur pour le développement de ces champs d’étude. Ces deux domaines se sont développés de façon relativement séparée bien que l’on observe d’importantes similitudes de raisonnement entre eux. Certains acquis des études sur le genre ont toutefois été fructueusement transposés aux études sur le handicap, notamment par le biais des études féministes sur le handicap (feminist disability studies), portées par des chercheuses le plus souvent handicapées et qui ont pris appui sur les acquis des théories féministes pour enrichir la réflexion en sociologie du handicap (Morris, 1991; Thomas, 2006; Wendell, 2001). L’intégration réciproque des acquis des études sur le handicap au sein des études sur le genre est beaucoup moins aboutie (Masson, 2013; Thomas, 2006), même si, comme nous le verrons, les études sur le handicap invitent à raffiner la critique portée par les études sur le genre sur plusieurs points. La diffusion des études sur le handicap a globalement été de moindre ampleur que celle des études sur le genre: les centres de recherche et revues spécialisés sont moins nombreux, et l’apport des réflexions sur le handicap a été à ce jour relativement moins intégré dans les cursus généraux de sciences sociales que celui des études sur le genre. Alors qu’il paraitrait inconcevable, en 2022, de ne pas traiter du genre dans un cours de sociologie générale, il est beaucoup plus courant de ne pas y aborder la question du handicap.
3Les études sur le handicap sont pourtant porteuses du même potentiel d’enrichissement de la sociologie générale que la sociologie du genre, à partir de leur démarche commune d’interrogation des normes sociales. Travailler en sciences sociales sur le genre ou le handicap, ce n’est pas seulement documenter et analyser la situation de groupes sociaux spécifiques (les femmes, les minorités sexuelles et de genre, les personnes handicapées), c’est aussi mettre en lumière des processus qui interrogent les normes sociales, et par là aussi souvent les implicites des raisonnements sociologiques habituels (Chabaud-Rychter et al., 2010): par exemple, à partir de quel travailleur la notion de travail est-elle habituellement conçue? Quelles inégalités la partition public/privé contribue-t-elle à entretenir? Dans cette contribution, je reviendrai au préalable sur le statut des normes en sociologie, à partir de la question de la normativité dans la production scientifique, et de la façon dont la sociologie, en tant que démarche scientifique, appréhende les normes sociales. Ces deux questions sont particulièrement saillantes dans les études sur le genre et sur le handicap du fait de la proximité avec les mobilisations collectives. J’explorerai ensuite deux façons dont le genre et le handicap contribuent à l’interrogation des normes sociales, et questionnent ce faisant certaines catégories fondamentales de la sociologie: par la démarche consistant à nommer des impensés, et par la mise en lumière du caractère situé de normes jusqu’alors considérées comme neutres.
4Ma démarche consistera donc à mettre en lumière ces affinités entre les schémas de pensée développés par ces deux domaines d’étude et leur apport pour la sociologie générale. Certains raisonnements ont ainsi été fructueusement transposés des études sur le genre aux études sur le handicap, ou développés en parallèle dans ces deux champs d’étude, mais on observe aussi des différences, des tensions et des points autour desquels les études sur le handicap peuvent réciproquement enrichir les études sur le genre autour de cette démarche d’interrogation des normes. En comparant les modes de raisonnement des études sur le genre et sur le handicap sous l’angle de leur commune interrogation des normes sociales, cette contribution se distingue d’une autre façon essentielle d’envisager les rapports entre ces deux champs d’études, sous l’angle de l’intersectionnalité: il s’agit alors d’étudier le croisement entre genre et handicap, mais aussi leur imbrication et leur co-construction, en lien avec d’autres systèmes d’inégalité, notamment ethnoraciales et de classe sociale (Bailey & Mobley, 2019; Miles, 2019; Naples, Mauldin & Dillaway, 2019). L’approche proposée ici envisage plutôt ces deux domaines d’étude de façon parallèle, dans une démarche comparative, en cherchant à identifier des mécanismes communs de mise au jour des normes sociales.
5Une discussion sur la façon dont le genre et le handicap interrogent les normes suppose de préciser au préalable cette notion et son rôle. La question de la place des normes en sociologie appelle une clarification quant à leur double statut, les normes – au sens de valeurs ou d’orientations normatives (ce qui est valorisé par un groupe social donné) – constituant à la fois un objet pour le travail scientifique et une influence possible sur celui-ci. J’aborderai d’abord cette dernière question de l’influence des valeurs sur l’activité scientifique avant de traiter des normes comme objet d’analyse sociologique. Je pointerai enfin le lien entre étude des normes et sociologie des inégalités.
- 1 Ces liens semblent avoir été historiquement plus ténus dans le cas français, même si des connexions (...)
6Cette question est particulièrement saillante dans les études sur le genre et dans les études sur le handicap du fait de la proximité initiale entre ces champs d’études et les mobilisations collectives dans ces deux domaines. Les travaux documentant les inégalités femmes/hommes et théorisant le patriarcat ont connu leur essor dans le contexte des mobilisations de la “deuxième vague” féministe à partir des années 1970, de la part de chercheuses le plus souvent elles-mêmes militantes au sein du mouvement (Lagrave, 1990). De façon analogue, les premiers travaux sur le “modèle social” du handicap ont été issus de collectifs et d’individus militants au sein du mouvement de défense des personnes handicapées, notamment au Royaume-Uni1 (Oliver, 1990; UPIAS, 1976). Cette proximité initiale avec les mobilisations collectives fait en sorte que la question de la place des valeurs dans la production scientifique revêt une acuité particulière dans ces deux domaines. Elle donne lieu à des débats épistémologiques récurrents et souvent très polarisés entre la revendication d’une dimension politique des savoirs produits par les sciences sociales – revendication qui se transforme en accusation de la part des détracteurs de ces travaux –, et la revendication inverse d’autonomie et de neutralité absolue de la connaissance par rapport à ces influences politiques.
7Ma position dans ce débat est inspirée par la sociologie wébérienne (Weber, 1971, 2003). Dans cette optique, l’activité sociale, en tant qu’action humaine signifiante, est toujours orientée par un rapport aux valeurs, et l’activité scientifique ne fait pas exception: le choix d’objet, la façon de poser la question de recherche, sont influencés par des valeurs. Ce constat est valable pour toutes les sciences et quels que soient les objets; si les études sur le genre et les études sur le handicap attirent plus l’attention sur cette dimension, elle ne leur est absolument pas spécifique. Réciproquement, l’activité scientifique rétroagit sur le politique: les résultats des recherches font l’objet d’appropriations par les mouvements militants et les politiques publiques pour étayer des orientations normatives – ici encore, nulle spécificité de ces deux champs d’études dans cette circulation entre sphères scientifique et politique.
8Les enjeux normatifs sont donc très présents en amont et en aval de la production scientifique. Il serait alors illusoire de prétendre qu’ils s’effaceraient comme par magie dans les phases de collecte et d’analyse des données. Pour autant, faut-il en déduire que le savoir n’est que valeurs ou politique, et abandonner toute prétention à la neutralité? Ce serait selon moi une perte dommageable par rapport à l’ambition qui est celle de l’activité scientifique, visant une objectivité et une cumulativité des savoirs. L’aspiration à l’objectivité et à la neutralité devient compatible avec la prise en considération du rôle des valeurs dès lors que l’on sort d’une logique binaire (objectif/subjectif) pour définir l’objectivité comme un horizon, un objectif auquel on se doit de tenir en tant que scientifique en dépit de l’influence des valeurs, et surtout un objectif qui appelle un travail spécifique: “la neutralité axiologique n’est pas un énoncé métaphysique, elle est une règle de procédure.” (Duran, 2010: 10‑1). Il s’agit, une fois que l’on a identifié, cerné au mieux son rapport aux valeurs, de s’efforcer d’en anticiper les conséquences prévisibles sur la production des données et leur analyse, pour aller ensuite rechercher délibérément ce qui va dans le sens inverse de ce que l’on voudrait trouver, les “cas négatifs” qui viennent contredire les hypothèses issues notamment des convictions préalables (Strauss & Corbin, 2003). C’est donc dans ce travail actif sur les valeurs que se produit l’objectivité, et non dans la négation a priori de leur existence.
9Outre cette question de la place de la normativité dans la production scientifique, les normes sont aussi un objet pour la sociologie. La réflexion sur les normes sociales est un des piliers de la réflexion sociologique, parallèlement à celle sur les inégalités. Elle nous invite donc à revenir aux fondamentaux de cette discipline. Durkheim, par exemple, les envisage à partir de la notion de fait social, qu’il caractérise comme collectif, extérieur et contraignant (Durkheim, 2010). Plus précisément, il s’agit d’une contrainte tellement forte qu’elle est totalement intériorisée, et que les pratiques et représentations correspondantes sont perçues comme relevant de la nature ou de la volonté individuelle, et non d’une contrainte externe. Les nombreux travaux sur la socialisation montrent bien cette force d’imposition des normes sociales (Darmon, 2006). La contrainte ne se donne plus nettement à voir que par les réactions sociales à des situations d’écart à la norme. La sanction sociale révèle alors une contrainte qui s’exerce en réalité en continu, mais sous des formes moins perceptibles bien que tout autant efficaces. Les situations d’écart à la norme jouent ainsi un rôle fondamental pour le raisonnement sociologique: en rendant la contrainte explicite, elles permettent de l’objectiver en tant que contrainte sociale (plutôt que fait de nature ou de volonté individuelle). Or les mouvements sociaux jouent un rôle important dans la mise en visibilité de situations d’écart à la norme, éclairant ainsi le regard sociologique: pensons par exemple aux mouvements LGBTQI, ou à des féministes qui contestent le rôle social assigné aux femmes. Durkheim ne théorise pas la contrainte à l’hétérosexualité ni le validisme comme faits sociaux, certes par conservatisme (Pfefferkorn, 2010), mais aussi parce qu’il vit à une époque où ces normes ne font pas l’objet de contestations politiques massives qui les rendraient immédiatement visibles à ses yeux. Apparaît ainsi une autre modalité d’influence des mobilisations collectives sur la pensée sociologique: non plus par le biais des valeurs, mais par l’invitation à explorer certains phénomènes comme relevant de normes sociales plutôt que de faits de nature ou de la volonté individuelle. À partir de cette impulsion critique initiale peut s’ouvrir une voie de questionnement sociologique.
10Ce lien de la sociologie avec différentes formes de contestation politique fait aujourd’hui l’objet de beaucoup d’incompréhensions et de polémiques. À partir du prisme des normes, on comprend en quoi il fait sens pour la discipline: son travail consiste à objectiver les normes sociales, et les mobilisations issues de la politisation d’identités considérées comme déviantes au regard des normes en vigueur sont justement un mécanisme essentiel qui fait apparaître ces normes en tant que normes. Elles aident à identifier un impensé, à nommer comme norme quelque chose jusqu’alors non questionné car perçu comme allant de soi. Cela n’empêche pas qu’à partir de cette impulsion initiale se développe un savoir scientifique soumis à une exigence d’objectivité, et qui se doive de mettre à distance les dynamiques militantes dans le processus de sa production. “L’interrogation” des normes n’est ainsi pas la même pour la sociologie et pour les mouvements sociaux. Pour ces derniers, interroger signifie remettre en question: la démarche est immédiatement porteuse d’une orientation normative. Pour la sociologie en revanche, interroger signifie analyser, montrer le fonctionnement et les effets sociaux d’un phénomène. Ce n’est pas en soi porteur d’une orientation normative, même si, comme on l’a vu, des convictions sont souvent associées chez les chercheurs concernés. Mais l’impulsion militante initiale autour du questionnement de la norme est essentielle: cela permet de comprendre tout ce que les études sur le genre doivent aux mobilisations féministes et LGBTQI, et ce que les études sur le handicap doivent aux mobilisations de personnes handicapées – de même que l’analyse des inégalités de classe doit beaucoup au marxisme, l’étude de la domination raciale au mouvement des droits civiques, etc. Scientifiquement et politiquement, il est important de reconnaître cet héritage, cette impulsion militante dans l’amont de la production des savoirs, ainsi que les enjeux d’utilité et d’usages politiques des savoirs produits en aval, tout en veillant, dans le processus même de production des savoirs, à ce que cette impulsion militante n’empêche pas de voir ce qui peut venir la contredire empiriquement. Démarche scientifique et démarche militante peuvent se nourrir mutuellement sans perdre leurs âmes respectives.
11Ce travail de la sociologie sur les normes a par ailleurs des liens avec l’analyse des inégalités (même si elle ne s’y réduit pas), liens que l’on retrouve, ici encore, dans les mobilisations qui ont pu contribuer à faire émerger ces questionnements. La contestation des normes vient le plus souvent de personnes que ces normes contribuent à inférioriser. Cette contestation est alors souvent indissociable de celle des inégalités qu’elles alimentent. Quand les mouvements suffragistes contestent la représentation d’une infériorité cognitive des femmes invoquée pour justifier leur exclusion du droit de vote, ce n’est pas contre un système de normes abstrait qu’elles se battent, mais bien contre des normes qui participent d’un système d’inégalité ancré dans le droit et dans toute une série de disparités structurelles, qu’elles soient économiques, d’accès au pouvoir ou au prestige. Quand les mouvements LGBTQI contestent la pathologisation de leurs identités par les savoirs médicaux, ce sont bien aussi les effets inégalitaires de ces normes qui sont ciblés, en tant qu’elles contribuent à marginaliser et à dévaloriser symboliquement ces identités et ces existences. Quand les mouvements de personnes handicapées contestent des normes de construction de l’espace urbain et des transports fondées sur l’hypothèse de piétons voyants, entendants, capables de marcher, disposant de toutes leurs capacités cognitives et en bonne santé, ils donnent simultanément à voir le rapport de pouvoir existant entre les individus incarnant cette image, et celles et ceux qui s’en éloignent et souffrent dès lors de différentes formes d’inaccessibilité.
12De façon analogue, sur le plan sociologique, l’analyse des normes conduit souvent à identifier un groupe social que cette norme contribue à placer en position dominante parce qu’elle correspond aux caractéristiques de ce groupe ou à celles attribuées socialement (par cette même norme) à ce groupe. Dans la mesure où les normes sociales participent de la reproduction de systèmes d’inégalité, interroger les normes, c’est aussi souvent spécifier le groupe social auquel elles correspondent ou auxquelles elles ont été attribuées, au-delà de leur apparente neutralité. Interroger les normes, c’est donc aussi spécifier un présumé neutre.
13La sociologie procède ainsi à une démarche d’interrogation des normes dont je distinguerai deux dimensions: l’idée de nommer un impensé, c’est-à-dire d’identifier comme norme quelque chose jusqu’alors non réfléchi ou considéré comme allant de soi; et la démarche consistant à préciser le caractère situé de normes jusqu’alors perçues comme neutres. Dans ce qui suit, je reprends ces deux dimensions en montrant comment elles ont été travaillées par les études sur le genre et les études sur le handicap.
14Interroger une norme consiste d’abord à nommer, à rendre explicite, quelque chose qui est d’habitude impensé ou pensé comme allant de soi – implicitement parce qu’on le considère comme relevant de la nature, ou plus généralement de l’ordre des choses.
15Dans les cas du genre et du handicap, ce “quelque chose” préalablement impensé ou pensé comme allant de soi est d’abord et avant tout un ordre hiérarchique. Celui-ci renvoie à la croyance partagée en la supériorité de l’homme sur la femme (ce que l’anthropologue Françoise Héritier (1996), par exemple, désigne en termes de “valence différentielle des sexes”), de l’hétérosexualité sur l’homosexualité (participant de la “matrice hétérosexuelle” théorisée par Judith Butler (2005)), ou encore à la croyance partagée en la plus grande valeur des vies valides sur les vies handicapées – des vies pensées comme “ne valant pas la peine d’être vécues” (not worth living) (Morris, 1991), ou renvoyant à “une forme altérée d’humanité” (Campbell, 2001).
16Les études sur le genre ont insisté sur le rôle clé de la naturalisation (penser un état de fait comme relevant de la nature plutôt que du social) comme moteur de cette hiérarchisation. En matière de genre comme en matière d’inégalités ethnoraciales ou de classe, “l’idée de nature” (Guillaumin, 1992) a historiquement servi à légitimer des inégalités sociales. Ceci a conduit les études sur le genre à utiliser réciproquement la dénaturalisation (ou constructivisme social, démarche consistant à pointer que quelque chose relève du social plutôt que de la nature) comme levier de contestation politique de ces inégalités: c’est là toute la puissance politique du “on ne naît pas femme, on le devient” de Simone de Beauvoir (1949).
17On retrouve ce mécanisme dans les études sur le handicap, qui ont montré comment la réduction du handicap à un phénomène médical participe de l’occultation des dimensions proprement sociales des inégalités vécues par les personnes handicapées, du fait des défauts d’accessibilité, des préjugés et des discriminations. Toute la démarche des tenants du modèle social a consisté à déplacer le regard de la dimension médicale à ces mécanismes proprement sociaux de production des situations de handicap (Oliver, 1990). Comme le souligne Tom Shakespeare, dans cette démarche, “le mouvement des personnes handicapées suivait un chemin bien établi de dénaturalisation des formes d’oppression sociale, en démontrant que ce qui avait été pensé à travers l’histoire comme relevant de la nature était en fait le produit de relations et de manières de penser sociales spécifiques” (Shakespeare, 2013).
18Dans les études sur le genre, cette démarche constructiviste a connu deux grandes étapes: alors qu’une première génération de travaux opposait un sexe biologique, pensé comme naturel, à un genre pensé comme relevant du social (la démarche critique consistait alors à montrer que les caractéristiques associées à l’un et l’autre sexe n’en résultaient pas par nature, mais étaient le produit de la socialisation), les théories développées à partir des années 1990 ont remis en question cette opposition nature/culture, en montrant que le sexe jusqu’alors pensé comme une catégorie biologique, donnée, asociale, faisait aussi l’objet d’un travail de construction sociale (Bereni et al., 2020).
19Les cultural disability studies ont reproduit ce déplacement de la critique: alors que les versions précédentes du modèle social distinguaient le handicap comme phénomène social de la déficience comme phénomène médical (la définition de 1976 de l’UPIAS parle du handicap comme “quelque chose d’imposé en plus de nos déficiences (on top of our impairments)”), les cultural disability studies ouvrent la voie à une analyse des déficiences comme relevant elles-mêmes de constructions sociales. Par analogie avec les études sur le genre, ces travaux montrent comment la distinction déficience/handicap, telle que pensée selon un schéma opposant le médical (déficience) au social (handicap), a eu tendance à exclure la déficience du périmètre du social (Tremain, 2002, 2005). Or la déficience elle-même est redevable d’une analyse sociologique, comme le montrent par exemple les recherches mettant en évidence le caractère socialement et historiquement situé des diagnostics relatifs à différentes conditions médicales (troubles du spectre autistique, troubles de l’attention, trisomie 21, etc.).
- 2 La description des deux prolongements antinomiques du modèle social (réduction de la déficience à u (...)
20Parallèlement à ces approches visant à en étendre le périmètre, la démarche constructiviste s’est aussi heurtée, dans le champ du handicap, à des initiatives visant au contraire à la contre-balancer en réaffirmant la nécessité de prendre en considération la dimension proprement médicale du handicap, l’expérience de la déficience ou de la limitation fonctionnelle.2 Par exemple, Jean-François Ravaud note que “dans sa version extrême, [le modèle social] dissocie complètement la question du handicap de celle des limitations fonctionnelles et le ‘désincarne,’ en occultant sa corporéité” (Ravaud, 1999: 73). Les recherches féministes sur le handicap ont joué un rôle essentiel dans la réintroduction de ces dimensions plus incarnées et intimes de l’expérience du handicap (French, 1993; Morris, 1991). Carol Thomas a ainsi attiré l’attention sur les “effets de déficience (impairment effects)” qui participent de l’expérience du handicap (Thomas, 2007). Susan Wendell, quant à elle, rappelle que le handicap peut s’accompagner, notamment dans le cas de maladies chroniques, d’un mauvais état de santé, de douleurs, d’une forte fatigabilité, et que ce n’est pas rendre justice aux personnes handicapées que d’ignorer ces réalités (Wendell, 2001). Pour ces approches, il ne s’agit pas pour autant de revenir à une conception pré-sociale des déficiences ou de la dimension intime et incorporée du handicap, mais d’attirer l’attention sur l’importance d’intégrer ces expériences dans le périmètre d’analyse. Carol Thomas insiste sur l’apport, pour cette démarche, d’une autre dimension de la critique féministe sur laquelle nous reviendrons dans la troisième partie de cette contribution, soit la critique de la dichotomie public/privé, en insistant sur la nécessité de faire une place à l’analyse du privé, de l’intime et de l’expérience de la déficience dans sa dimension incarnée (Thomas, 2006). De façon analogue, contre “une certaine difficulté des cultural disability studies face à l’idée que quoi que ce soit puisse être partiellement biologique, génétique ou d’une manière ou d’une autre inné” (Shakespeare, 2013: 60), Tom Shakespeare défend la nécessité d’intégrer ces dimensions à l’analyse: la déficience fait certes l’objet d’une construction sociale (les diagnostics, notamment, sont socialement, historiquement et géographiquement situés), mais ne s’y résume pas.
21Ce questionnement sur les limites du constructivisme est moins présent dans les études sur le genre, où l’argument reste plus mobilisé par des forces politiques conservatrices à l’extérieur de ce champ d’étude que débattu en interne. La comparaison avec les études sur le handicap permet à cet égard de pointer une dimension qui reste sous-investiguée, en dépit de l’essor de réflexions sur cette question – on peut par exemple citer les approches bio-sociales sur le genre en santé (Regitz-Zagrosek, 2012). Cette plus forte réserve des études sur le genre à interroger les limites du constructivisme doit se comprendre en lien avec la centralité de l’argument de dénaturalisation dans les stratégies politiques féministes. À ce titre, la comparaison avec le champ du handicap met en lumière les limites de la stratégie consistant à faire de la dénaturalisation une condition de l’émancipation, aussi bien sur le plan politique que sur le plan de ses implications scientifiques (Harden, 2021).
22Mais ce “quelque chose” jusqu’alors impensé car relevant d’une forme d’évidence est aussi la partition catégorielle en elle-même. L’apport des études sur le genre est essentiel sur ce point. L’interrogation de la bicatégorisation s’inscrit pour partie dans le prolongement des travaux précédemment mentionnés sur la construction sociale du sexe biologique. Les travaux de Thomas Laqueur sur l’histoire de la catégorisation médicale des sexes, ou encore ceux d’Anne Fausto-Sterling sur les pratiques de réassignation sexuée à la naissance, ont ainsi brillamment démontré en quoi la bicatégorisation sexuée relève d’une construction sociale, d’un travail de la société sur les corps (Fausto-Sterling, 2012; Laqueur, 1992).
23Mais dans les études sur le genre, la réflexion sur la force symbolique de la bicatégorisation sexuée est aussi pour partie indépendante de cet intérêt porté à la construction sociale du sexe biologique. Cette réflexion est par exemple très présente dans les travaux de Françoise Héritier, montrant comment la dichotomie sexuée, ce “butoir ultime de la pensée” (Héritier, 1996: 19), informe profondément nos catégories de pensée par le biais de toute une série de dichotomies symboliques associées. La prégnance de la dichotomie de genre sur nos catégories de pensée, à cet égard, ne réside pas seulement dans la conviction qu’il existe naturellement deux catégories de sexe clairement délimitées et deux seulement, mais aussi dans le fait de concevoir la raison comme opposée à l’émotion, la force à la faiblesse, en les pensant comme des catégories mutuellement exclusives et implicitement associées respectivement au masculin et au féminin. De nombreuses recherches ont illustré la force de cette norme de bicatégorisation sexuée, en dehors de laquelle les sociétés ont du mal à penser, et qui est communément conçue comme relevant de l’évidence (Fenstermaker & West, 2002; Ridgeway, 2011). Il s’agit donc d’un impensé omniprésent, d’une norme particulièrement forte.
24On trouve le même type de réflexion sur la catégorisation dans les travaux sur le validisme, qui déplacent le regard du handicap vers la distinction entre handicap et normalité, et vers la valorisation normative de l’absence de handicap qu’implique cette partition. Ces idées de normes et de catégorisation sont centrales dans les définitions que Fiona Campbell propose du validisme:
réseau de croyances, de processus et de pratiques qui contribuent à produire une norme corporelle, correspondant à des caractéristiques spécifiques mais qui se trouvent projetées comme la manière d’être parfaite, typique de l’espèce et finalement la seule pleinement humaine. Le handicap est alors présenté comme une forme altérée d’humanité. (Campbell, 2001: 44)
Système de relations causales sur l’ordre de la vie qui produit des processus et des systèmes d’éligibilité et d’exclusion. […] En tant que système de pratiques de division, le validisme institue la réification et la classification des populations. Les systèmes validistes impliquent la différenciation, le classement, la négation, l’identification et la priorisation des vies. (Campbell, 2018: 43)
25Les travaux sur le validisme prolongent ainsi une réflexion critique sur les catégories, notamment développée dans les études sur le genre. Le cas du handicap invite toutefois à infléchir de deux façons cette réflexion sur les processus et les effets de catégorisation ou de bipartition (personnes handicapées/personnes valides).
26Tout d’abord, les recherches sociologiques sur le handicap donnent à voir un travail de catégorisation beaucoup plus communément réflexif et contesté que dans le cas du genre. Le travail quotidiennement opéré par des administrations, des statisticiens, des juristes, etc., autour de la question de la délimitation du handicap, donne à voir des acteurs beaucoup plus conscients du caractère construit des catégories qu’elles et ils utilisent que dans le cas des usages quotidiens des catégories de genre.
27Par ailleurs, le cas du handicap conduit à interroger l’idée d’un caractère intrinsèquement oppressif de la catégorisation. La catégorisation est toujours imparfaite, c’est une construction sociale, mais pour autant est-elle nécessairement oppressive? La catégorisation comme personne handicapée est certes source de stigmates, mais elle est aussi source de droits sociaux, de reconnaissance, et constitue une base d’actions juridiques, y compris dans le cadre du droit antidiscriminatoire (Minow, 1990). La plupart des travaux relevant des critical disability studies dénoncent la catégorisation sans aborder directement la question de ce qu’impliquerait son absence, en termes de politiques publiques et de conséquences sur les vies des personnes handicapées, par comparaison avec les actuelles catégorisations nécessairement imparfaites. Il y a là un impensé dommageable de ces réflexions, qui constitue potentiellement un écueil politique majeur (Vehmas & Watson, 2016).
28Parallèlement au fait d’identifier un impensé, interroger les normes revient souvent à spécifier un présumé neutre: il s’agit alors de démontrer le caractère situé, associé à un groupe dominant, de normes, concepts ou caractéristiques jusqu’alors perçus comme neutres ou universels. Cette démarche a été centrale dans les études sur le genre, et contribue à en faire un champ de réflexion transversal, si bien que les sciences sociales ne peuvent pas ou ne devraient pas pouvoir continuer à se faire de la même manière une fois introduites ces interrogations (Chabaud-Rychter et al., 2010). Les études sur le genre ont ainsi profondément déstabilisé des concepts fondamentaux des sciences sociales mais aussi de la philosophie politique: par exemple, l’alignement du politique sur une partition public/privé, la notion de travail, ou encore la fausse idée de neutralité des normes organisationnelles. Sur ces trois points, les études sur le handicap prolongent la critique.
29Un apport fondamental des philosophes, historiennes et politistes en études sur le genre a été de mettre en lumière le caractère genré de la dichotomie public/privé (ou doctrine de la séparation des sphères), au fondement de l’ordre politique moderne (Landes, 1998; Okin, 2000; Pateman, 1989; Phillips, 1991). Selon cette théorie développée par plusieurs philosophes du contrat social tel que Locke et Rousseau, et qui influence profondément les représentations sociales du politique dans les démocraties modernes, le politique, la citoyenneté, se déploient dans l’espace public; la sphère privée, celle de la famille et de l’intime, mais aussi du corps et de ses besoins, est conçue comme un espace naturel et apolitique, exempt de rapports de pouvoir.
30Les relectures de ces théories au prisme du genre ont mis en évidence comment non seulement elles avaient participé de l’exclusion des femmes du politique (par leur assignation à la sphère privée, ayant par exemple justifié historiquement l’exclusion du droit de suffrage et de certaines professions), mais aussi comment cette exclusion matérielle était renforcée par le fait que la partition public/privé repose elle-même sur une symbolique genrée (Bereni & Revillard, 2009). L’assimilation du public au masculin et du privé au féminin renforce en effet l’idée de dichotomie, dans le contexte d’un système de genre reposant sur une stricte bicatégorisation, ainsi que l’idée de hiérarchie des sphères, dans un contexte où cette bicatégorisation est fortement hiérarchisée. Ces représentations ont notamment pour effet de construire la sphère privée comme un espace apolitique, qui ne serait pas traversé par des rapports de pouvoir.
31Les études sur le genre se sont au contraire attachées à mettre en lumière la dimension politique de cette sphère de l’intime et le caractère décisif, pour les femmes, des rapports de pouvoir qui s’y jouent, qu’il s’agisse par exemple des situations de violence ou de l’exploitation du travail domestique des femmes (cf. infra). Cette dépolitisation de la sphère privée confère par ailleurs un caractère symboliquement secondaire aux politiques publiques qui la visent (politiques familiales et sociales, auxquelles ont longtemps été assimilées les politiques du handicap), par comparaison à des politiques plus “régaliennes” (politiques de l’intérieur, de la défense…).
32Les études sur le handicap prolongent à plusieurs égards ces critiques impulsées par les études sur le genre. Souvent assignées à la sphère privée, les personnes handicapées souffrent aussi de l’assimilation de cette sphère à une sphère apolitique, où les rapports de pouvoir seraient absents (Morris, 1993). Leur surreprésentation parmi les victimes de violences signale en quoi cette problématique des violences dans la sphère privée (et leur dépolitisation), initialement mise en lumière par les mouvements féministes, les concerne aussi tout particulièrement (Shah, Tsitsou & Woodin, 2016). Les mouvements de personnes handicapées ont par ailleurs induit une redéfinition de cette notion de sphère privée, en intégrant la problématique de l’institutionnalisation et du rôle, dans leur oppression, d’institutions assimilées à la sphère privée et également conçues comme des lieux apolitiques (Morris, 1991; Oliver, 1990). À cet égard, la sphère privée au sens plus classique du domicile individuel ou familial a pu être au contraire défendue comme un lieu potentiellement plus protecteur (au sens positif du terme) que l’institution, conduisant à nuancer la vision plus critique initialement proposée par les approches féministes. Théories féministes et études sur le handicap ont ainsi divergé, dans les années 1980 au Royaume-Uni, autour de la question de la désinstitutionnalisation et de la promotion du community care: alors que la désinstitutionnalisation était promue par les mouvements de personnes handicapées, les féministes la critiquaient au motif qu’elle renvoyait sur les femmes, dans la sphère privée, le “fardeau” de la prise en charge des personnes handicapées (Morris, 1991, 1993).
33Ceci étant, de même que pour les femmes dans leur ensemble, l’assignation des personnes handicapées à la sphère privée, notamment par le biais de la présomption d’une incapacité de travail, a servi de justification à leur exclusion ou à leur marginalisation d’une série d’espaces de la sphère publique correspondant à des lieux de pouvoir, de prestige ou de gain économique (parlement, haute administration, professions les plus prestigieuses, encadrement supérieur des grandes entreprises…) (Priestley et al., 2016; Roulstone & Williams, 2014). Les études sur le handicap ont par ailleurs doublé la critique genrée de la dichotomie public/privé d’une critique au prisme du handicap, en montrant que l’opposition public/privé n’était pas seulement calquée sur une opposition masculin/féminin, mais aussi sur l’hypothèse d’un citoyen autonome et rationnel, reléguant la question de la dépendance et la vulnérabilité à une sphère privée pensée comme apolitique (Fineman, 2008; Kittay, 2011; Winance, 2016). Dans le même mouvement, les personnes incarnant ces situations de dépendance et de vulnérabilité se trouvaient elles-mêmes rejetées hors du périmètre du politique et de la citoyenneté. Une des manifestations en est l’exclusion du droit de vote sur la base de critères de capacités cognitives (Baudot et al., 2020). Plus globalement, ce sont les réalités de notre commune interdépendance et de notre commune vulnérabilité qui deviennent dans ce mouvement des impensés politiques.
34Le travail est un autre domaine dans lequel les critiques féministes ont pointé la dimension masculine d’un concept et d’un domaine d’études supposément neutres. Les théories et les recherches sur le travail domestique et la division sexuée du travail ont en effet mis en évidence un “travail invisible” (Vandelac, 1985) jusque-là ignoré par une sociologie du travail concentrée sur le travail rémunéré, et dont résultait un concept de travail centré sur celui-ci. À ainsi été mise en lumière l’immense réalité historique, sociale et économique du travail réalisé gratuitement par les femmes dans la sphère privée (travail domestique et travail de care vis-à-vis des enfants et des adultes “dépendants”) et/ou dans la sphère publique mais pour le compte du conjoint et de façon non rémunérée, par exemple dans le cas des agricultrices ou des collaboratrices de commerçants ou d’artisans. Au-delà de l’identification statistique et historique (Fouquet, 2001; Schweitzer, 2002), les ressorts de l’invisibilisation de ce travail en tant que travail ont été mis au jour. Outre le lien avec la théorie politique de la dichotomie public/privé évoquée ci-dessus, dans le cas du travail ces ressorts ont été analysés dans le cadre de théories matérialistes sur la division sexuée du travail et le mode de production domestique, mettant en évidence une situation d’exploitation du travail des femmes dans le cadre de la relation conjugale hétérosexuelle (Delphy, 1998; Kergoat, 2000).
35En quoi les études sur le handicap ont-elles prolongé ces analyses remettant en question la neutralité supposée du concept de travail tel qu’on l’entend habituellement? Comme indiqué ci-dessus à partir des conflits autour de la désinstitutionnalisation, le statut du travail domestique et de care a constitué un point d’achoppement avec les approches féministes, pour autant que ce travail inclut la “prise en charge” d’enfants ou d’adultes handicapés. Ces derniers se trouvaient alors objectivés comme un “fardeau” entravant les possibilités d’émancipation des femmes par la participation au marché du travail (Fine & Glendinning, 2005; Morris, 1993). Mais la démarche féministe consistant à étendre l’acception de la notion de travail a par ailleurs inspiré la sociologie du handicap pour identifier comme travail des tâches auparavant invisibilisées ou naturalisées: c’est par exemple le cas du “travail en plus” fourni par des salariés handicapés pour favoriser leur propre intégration au sein de l’entreprise (Dalle-Nazébi & Kerbourc’h, 2013), mais aussi, dans la sphère privée, du travail de gestion des auxiliaires de vie, qui requiert de véritables compétences de management et occupe une part considérable du temps des personnes ayant besoin d’une aide humaine conséquente (Barnes, 2012). Ce dernier cas induit un retournement intéressant de la perspective initialement développée par les études sur le genre, qui se sont plutôt focalisées sur le travail fourni par les auxiliaires de vie elles-mêmes (le plus souvent des femmes et/ou des personnes appartenant à des minorités ethnoraciales); les études sur le handicap, à l’inverse, mettent l’accent sur les compétences requises par les personnes handicapées dans la gestion de cette relation de travail (Kelly, 2014; Winance, Damamme & Fillion, 2015).
36Si les études sur le genre ont permis d’étendre le périmètre de la notion de travail, elles ont aussi questionné la prétendue neutralité des normes et processus des organisations de travail (au sens plus classique du travail rémunéré), en mettant en évidence comment ces organisations pouvaient être analysées comme “genrées” (Acker, 1990, 2006). Les travaux sur les inégalités professionnelles inspirés par cette perspective organisationnelle ont mis en évidence en quoi les normes de fonctionnement, processus et critères d’évaluation en vigueur dans la plupart des organisations de travail, bien que se revendiquant comme neutres, étaient en fait inspirés par un modèle de travailleur masculin: un travailleur à l’aise avec les valeurs de compétition, d’affirmation de soi et d’individualisme (plus présentes dans la socialisation des garçons que dans celle des filles), à la disponibilité illimitée (grâce à la délégation du travail domestique et du travail de care à sa conjointe dans le cadre d’un couple hétérosexuel), et sans contrainte de mobilité géographique (la carrière éventuelle de sa conjointe étant subordonnée à la sienne). Mais ces normes sont aussi celles, plus informelles, qui régissent les interactions et marquent les environnements de travail comme plus ou moins hostiles aux femmes (Favier, 2015; Guillaume & Pochic, 2007; Marry et al., 2017).
37Ce questionnement de la neutralité supposée des organisations et la mise en évidence du caractère situé des normes qui les traversent, impulsés par la sociologie du genre, ont été repris par la sociologie du handicap pour montrer en quoi les normes organisationnelles reposent aussi sur le modèle d’un travailleur valide: l’environnement de travail n’est souvent pas accessible par défaut pour les personnes handicapées; le rythme de travail promu et la productivité attendue reposent sur l’hypothèse de travailleurs en bonne santé, sans limitations dues à des douleurs, à une fatigabilité, aux imprévus d’une maladie chronique évolutive (Wendell, 2001). Plus généralement, les normes de fonctionnement des organisations de travail tendent à supposer une homogénéité des besoins et des capacités d’un travailleur à l’autre, à rebours de leur diversité réelle (Harlan & Robert, 1998). Dans un article de 1998, Sharon Harlan et Pamela Robert théorisent cette transposition des acquis des travaux sur les organisations genrées. Elles montrent en quoi, dans le cas des États-Unis après l’adoption en 1990 de l’Americans with disabilities act (introduisant notamment un principe de non-discrimination et le droit aux aménagements raisonnables en emploi), le principe des aménagements raisonnables vient questionner cette homogénéité des normes organisationnelles, en faisant de l’adaptation au handicap la responsabilité des organisations et non plus de l’individu (Harlan & Robert, 1998). En effet, selon la loi, la fourniture de ces aménagements est une responsabilité de l’employeur. Plus récemment, dans le prolongement des travaux de Susan Wendell (2001), Odelia Bay décrit en quoi le modèle de “l’avocat guerrier (warrior-litigator)” correspond mal à la réalité de personnes avec des maladies chroniques (Bay, 2018). Les travaux comparant l’intégration du handicap dans différentes organisations de travail confirment le rôle des cultures organisationnelles dans la plus ou moins bonne facilitation de l’intégration des salariés handicapés (Gewurtz & Kirsh, 2009). Il apparaît ainsi essentiel, pour les personnes handicapées comme pour les femmes et les minorités de genre, d’agir à ce niveau collectif des normes de fonctionnement des organisations de travail pour les rendre plus inclusives (Revillard, 2019a).
38Ces exemples issus des domaines du politique et du travail mettent en lumière le processus plus général par lequel les travaux sur le genre et le handicap identifient des biais derrière des normes abstraites présumées neutres. Ces biais touchent tous les domaines, d’autant plus que le genre et le handicap sont des catégories par nature transversales. Ce constat interpelle en particulier l’action publique, où les sciences sociales du handicap ont donné lieu à des innovations telles que les démarches de disability mainstreaming et de conception universelle. Définie dans le prolongement du gender mainstreaming, le disability mainstreaming vise une prise en considération systématique du handicap dans toutes les politiques publiques. Plutôt que de faire des politiques du handicap une politique séparée (et souvent en complément de cette démarche), il s’agit de veiller à ce que toutes les politiques publiques, dans leur conception, intègrent une prise en considération des effets attendus sur les personnes handicapées (Prince, 2009). Initialement développée en architecture, la notion de conception universelle est plus spécifique au secteur du handicap. Elle vise à s’assurer que les produits et services soient d’emblée conçus pour être utilisables par la plus grande diversité de publics possibles, et notamment par des personnes avec différents types de handicaps, afin de limiter le recours à des aménagements individuels ou à des dispositifs spécifiques (Lid & Solvang, 2016). Cette approche induit une reformulation originale de la notion d’universalité, non plus synonyme d’uniformité comme dans l’universalisme à la française, mais conçue comme une ouverture et une adaptation à la diversité des publics. Les travaux de sciences sociales rétroagissent ainsi sur le politique, en invitant à repenser la conception des politiques publiques.
39Fondamentale en sociologie, la démarche consistant à interroger les normes confère à cette discipline une proximité particulière avec certaines mobilisations collectives, qui peuvent être à l’origine de ces interrogations avant que celles-ci fassent l’objet d’investigations plus scientifiques. Les domaines du genre et du handicap illustrent particulièrement bien cette démarche d’interrogation des normes, dont j’ai distingué deux dimensions: d’une part l’idée de mettre en évidence un impensé ou quelque chose jusqu’alors pensé comme allant de soi, et d’autre part le fait de spécifier un présumé neutre, c’est-à-dire de mettre au jour comme caractérisant un groupe social spécifique (et dominant) des normes qui se présentent comme neutres. Par ces deux gestes, la sociologie des normes se rapproche de celle des inégalités: d’une part la naturalisation ou plus généralement “l’allant de soi” est un ressort classique de légitimation des inégalités sociales, et d’autre part l’identification de certaines normes comme caractérisant un groupe dominant est aussi une façon d’identifier un mécanisme de pouvoir.
40Dans ces deux démarches, les études sur le genre ont été pionnières, et les études sur le handicap ont repris de façon fructueuse ou développé parallèlement plusieurs de ces raisonnements fondateurs. Que ce soit dans les domaines du politique ou du travail, la démarche consistant à spécifier un présumé neutre a été considérablement enrichie par les études sur le handicap dans le prolongement des études sur le genre. Ces travaux ont dans une large mesure confirmé la pertinence des analyses en termes de genre, et permis de mettre en évidence d’autres dimensions des normes régissant la citoyenneté et le fonctionnement des organisations, ou encore des normes informant la conception du travail. Le prolongement a aussi été critique sur certains points, notamment autour de la question du statut du travail de care.
41Mais c’est finalement autour de la première dimension d’interrogation des normes explorée ici, l’identification des impensés, que les études sur le handicap introduisent des questionnements spécifiques venant bousculer certaines normes ou manières de penser devenues assez routinières dans les études sur le genre, principalement autour du statut du constructivisme. La plus grande facilité des études sur le handicap à intégrer les dimensions biologiques et médicales soulève la question des limites du réflexe de dénaturalisation qui a historiquement marqué beaucoup plus nettement les études sur le genre, en tant que présupposé scientifique (le genre est une construction sociale) mais aussi en tant que stratégie politique (faire du “on ne naît pas femme” la condition de possibilité de l’émancipation). Mais les études sur le handicap invitent aussi à questionner l’hypothèse d’un caractère intrinsèquement oppressif de la catégorisation: dans le cas du handicap comme dans celui du genre, en passer par des catégories peut être une étape efficace dans une stratégie visant l’égalité.
42Cette contribution a essentiellement fait le choix d’une analyse comparative entre études sur le genre et sur le handicap, pour mettre en évidence des similitudes de raisonnement dans l’interrogation des normes. Au fil de l’analyse, certaines jonctions ou tensions entre les deux domaines ont été identifiées. Ces constats signalent la nécessité de développer, en complément de l’approche adoptée ici, une analyse intersectionnelle sur les articulations, imbrications et co-constructions du genre et du handicap.
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