Henri-Jacques Stiker. Au-delà de l’opposition valide et handicapé. 2023. Toulouse: Érès
Texte intégral
Une boîte à outils théoriques pour les luttes sociales
1Il n’est pas facile de rendre compte d’un ouvrage comme celui-ci. En effet, derrière un titre qui peut sembler un peu anodin, Henri-Jacques Stiker propose un comprimé très dense de pensée contemporaine. Il puise dans de très nombreuses disciplines – philosophie, sociologie, sémiologie, anthropologie – et se réfère à une liste d’auteurs qui peut donner le vertige, de Leibniz à de Beauvoir, de Hume à Preciado, de Canguilhem à Butler, et de de Certeau à Puiseux. Tout cela en moins de deux cents pages. Mais tel est le talent de H.-J. Stiker qui, sans jamais simplifier son propos, prend le lecteur par la main et le guide dans cette randonnée théorique, cette ascension de concepts plus ou moins escarpés. Et on en sort non seulement sain et sauf, mais avec la pensée comme rajeunie, nettoyée d’idées plus ou moins bien reçues, plus ou moins bien assimilées.
2Il commence, classiquement, par remettre en question la notion de normalité biologique à laquelle il règle bien vite son compte en démontrant son pur caractère d’artefact historique: dis-moi de quelle norme tu as besoin pour imposer ta domination, je te dirai quel type d’anormal tu dois fabriquer.
3Il passe ensuite à une thématique dont ses précédents travaux étaient moins familiers: les rapports de genre, inventés eux, de façon analogue, pour armer la stratification des sexes et la domination masculine. Une manière de déconstruire, dans tous les sens du terme, l’illusoire valeur des “étalons” autoproclamés, autonaturalisés et abusivement essentialisés.
4Ces approches ont en commun une logique de rejet de l’universalisme, donc une critique de l’anthropocentrisme, et invitent pertinemment à penser les figures de l’hybride et à interroger la frontière ontologique entre l’humain et l’animal.
5Toute cette besogne, Stiker l’abat avec les meilleurs outils qu’il manie en expert: de la machine de Greimas pour contrer le binarisme au “neutre” dissolvant emprunté à Barthes, en passant par le “tiers inclus” de Lupasco ou le “deuxième sexe” de Simone de Beauvoir. Conclusion générale de ces auteurs: les opposés, les catégories, les hiérarchies ne sont ni aussi absolus ni aussi stables que nous le croyons pour faire tenir l’ordre social.
6Prolongeant encore cette entreprise à la fois savante et iconoclaste, l’auteur explore ensuite, sous divers aspects, les théories du genre via d’intéressants travaux sur le transvestisme et les idéologies queer et LGBTQIA+. Il s’agit bien encore et toujours, somme toute, de sortir du pseudo-naturalisme de la différence des sexes et d’en élucider l’inégalité historique.
7De là à utiliser cette mise en pièce du naturalisme supposé régir les rapports entre hommes et femmes pour repenser l’opposition non moins abusivement hypostasiée entre valide et handicapé, il n’y avait qu’un pas que franchit Henri-Jacques Stiker, avec prudence mais détermination: “Pourrait-on dire, parallèlement, que le valide et le handicapé n’existent que par un acte de classification?” (p. 70).
8Oui, répond-il, dans une certaine mesure car, dans les deux cas, ces efforts de déconstruction théorique sont des outils politiques, des armes de combat contre les systèmes de pensée qui charpentent des logiques de domination et des binarités oppressives. Mais rompre avec ce “biopouvoir” ne saurait conduire à une individualisation, car le positionnement personnel sur l’arc du genre ou de la validité ne peut correspondre à quelque forme d’identité qu’elle soit, sauf à retomber dans le piège de l’essentialisme. C’est donc vers la notion de condition, chère à l’auteur qui l’a défendue dans ses précédents ouvrages, que le lecteur se trouve entraîné pour tenter de rompre avec l’imaginaire de la binarité: “[…] de même que l’on peut naviguer dans le genre, on peut naviguer dans les normes” (p. 79).
9En effet, la déconstruction des modèles sexistes et validistes ne condamne pas à l’individualisme radical, mais invite à rechercher des “positionnalités” nouvelles, hybrides, et mouvantes; des arrangements partiels en somme, des configurations temporaires: “l’important est de se situer entre une certaine forme d’humanisme trop étroit et une forme de transhumanisme ruineux” (p. 82).
10Évidemment, cela conduit à considérer l’intersectionnalité des luttes qui est la hantise de tous les pouvoirs conservateurs. Mais Stiker aborde plutôt la question sur un plan philosophique et suggère très à propos de reprendre le terme de métastabilité créé il y a près de soixante ans par Gilbert Simondon.
11Henri-Jacques Stiker se demande ensuite s’il est possible et s’il faut renoncer à toute classification? Et on est avec lui embarrassé d’avance des conséquences d’un choix aussi radical. Pour sortir de cette aporie, il revient sur l’intersectionnalité, mais plutôt alors dans sa dimension épistémologique, en ce qu’elle peut répondre, de façon collective, à la multiplicité et à la plurifactorialité des causes d’oppression. La théorie crip (Charlotte Puiseux), tout comme la théorie queer d’où elle provient, sont des “inventions conceptuelles qui ouvrent des espaces heuristiques, des espaces de recherche.” De là à considérer la science comme une forme de lutte sociale destinée à “subvertir toutes les normes que cette fameuse normalité voudrait imposer” (p. 102), si Henri-Jacques Stiker pose explicitement la question, il reste un peu prudent sur les prolongements de sa réflexion appliquée à l’action politique.
12“‘Au-delà de valide et handicapé’ n’est pas l’abolition de toute différence, mais la reconnaissance de la diversité humaine à tous les degrés, et dans toutes les situations, entre la validité parfaite, purement formelle du reste, et le handicap le plus lourd” (p. 106); et certains trouveront peut-être un peu naïf son appel à une “diversité sans hiérarchie.”
13Pour terminer l’ouvrage, H.-J. Stiker, en bon universitaire, récapitule son propos en rappelant notamment que: 1. “la référence à la normalité est un faux universel”; 2. “les taxinomies sont utiles, mais à condition qu’elles se sachent empiriques et historiques et qu’elles ne relèvent pas du biopouvoir.”
14Et il indique quelques pistes pour développer des associations d’un nouveau type (p. 108); redéfinir une politique publique sur d’autres bases (p. 110); et repenser la société inclusive comme celle qui n’exclut personne (p. 111).
15C’est donc un petit livre dense et utile qui, sans tomber dans les enthousiasmes militants trop naïfs, fournira à ses lectrices et lecteurs d’indispensables outils théoriques pour penser et pour agir dans l’intérêt des “marges” de l’humanité, dont un bel éloge termine l’ouvrage.
Pour citer cet article
Référence papier
José Puig, « Henri-Jacques Stiker. Au-delà de l’opposition valide et handicapé. 2023. Toulouse: Érès », Alter, 18-3 | 2024, 105-106.
Référence électronique
José Puig, « Henri-Jacques Stiker. Au-delà de l’opposition valide et handicapé. 2023. Toulouse: Érès », Alter [En ligne], 18-3 | 2024, mis en ligne le 13 septembre 2024, consulté le 09 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/alterjdr/7516 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12ql6
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