1À l’échelle internationale, six à sept millions d’hommes se retrouvent mutilés suite à la Première Guerre mondiale, du fait de l’usage intense de nouvelles armes et de gaz qui mutilent et défigurent les corps (Anderson, 2017). En Europe, les gouvernements font alors face à un problème d’une intensité variable d’un pays à l’autre. Cinq pays (Allemagne, France, Italie, Russie, Grande-Bretagne) doivent prendre en charge plus de 800 000 mutilés chacun, tandis que d’autres (Autriche, États-Unis, Pologne, Tchécoslovaquie, Royaume des Serbes, Croates, Slovènes) en ont à gérer 100 000 à 350 000. Dans tous ces pays, les mutilés de guerre se regroupent au sein d’associations aux positionnements politiques souvent antagonistes (apolitisme, communisme, catholicisme social, etc.). Par leur grand nombre d’adhérents et le fait de représenter des victimes de la guerre, elles constituent des acteurs puissants et incontournables pour la puissance publique. En général, ces associations ne se rebellent pas contre les normes sociales en vigueur et mettent un point d’honneur à valoriser le sacrifice des soldats et leurs membres mutilés (Gerber, 2012: xiii). Toutefois, il existe une grande diversité de situations nationales. Au Portugal, les quelques milliers de mutilés de guerre présents ne se regroupent en association qu’à partir des années 1930 et peinent à obtenir une reconnaissance sociale en tant que héros nationaux (Correia, 2017).
2La quasi-totalité des mutilés de guerre sont des hommes, qui ont en majorité entre vingt et quarante ans. Il existe toutefois quelques femmes infirmières mutilées de guerre. Beaucoup connaissent des difficultés à reprendre leur emploi agricole, artisanal ou industriel à leur retour dans la vie civile. Alors qu’ils ne sont dans la vie active que depuis une ou deux décennies, certains sont donc contraints d’envisager une nouvelle vie professionnelle afin de pouvoir subvenir aux besoins de leur famille. Dès la période de la guerre, les gouvernements organisent des politiques de rééducation physique (fourniture de prothèses) et professionnelle en faveur des mutilés, qui possèdent de nombreuses limites. Pour résoudre le problème de leur avenir professionnel, les associations de plusieurs pays européens (Grande-Bretagne, Allemagne, Autriche, France, Italie) réclament que tous les employeurs publics et privés soient contraints d’embaucher un certain pourcentage d’invalides. Plusieurs pays européens (France, Allemagne, Autriche, Italie, Pologne) adoptent ainsi entre 1916 et 1924 des mesures législatives déterminant l’obligation d’emploi des mutilés de guerre dans les entreprises publiques et privées. De nombreux gouvernements délivrent également d’autres bénéfices économiques aux mutilés, tels que des pensions d’invalidité, la gratuité du transport en commun, des logements à bon marché, etc.
3Les premières études sur les mutilés de guerre se sont centrées sur les politiques publiques, les législations et les mobilisations associatives. De nouvelles études s’intéressent au rapport au corps et à la masculinité (Bourke, 1996; Carden-Coyne, 2009), à d’autres aspects comme la souffrance liée à la perte de membres perdus (Delaporte, 2002), à la représentation des mutilés dans les médias (Sumpf, 2015), aux soldats altérés par des problèmes psychologiques durables (Derrien, 2017), ou encore à la matérialité de l’assistance charitable apportée aux mutilés (Bartlett, 2018). Beaucoup de ces études sont centrées sur l’échelle nationale: la France (Montès, 1991; Romien, 2005; Scales, 2008), l’Angleterre (Bourke, 1996; Anderson, 2011; Reznick, 2009; Carden-Coyne, 2014; Bartlett, 2018), l’Italie (Pavan Dalla Torre, 2015), la Belgique (Verstraete & Everbroeck, 2014), l’Allemagne (Perry, 2014; Kienitz, 2008), la Pologne (Magowska, 2014), le Portugal (Correia, 2017), les États-Unis (Linker, 2011). Quelques rares ouvrages individuels (Cohen, 2001; Gehrhardt, 2015; Michl, 2007), et la publication récente d’un numéro spécial sur les mutilés de guerre dans la revue First World War Studies (Verstraete, Salvante & Anderson, 2015), permettent de croiser les regards en comparant de nombreux cas nationaux. Les historiens commencent à adopter des perspectives transnationales sur ce sujet (Brégain, 2016), et cet intérêt ne peut que croître étant donné les nombreux échanges d’expériences et de matériels entre les associations et médecins des différents pays. La très grande majorité de ces études s’intéressent toutefois à la guerre et à l’immédiat après-guerre, délaissant ainsi les conséquences à moyen et long termes de la guerre sur la vie de ces individus. Ce numéro spécial de la revue ALTER a pour objectif d’éclairer sous un nouveau jour l’expérience de vie des mutilés de guerre pendant la période de l’entre-deux-guerres, à l’échelle nationale ou à l’échelle impériale. Comme l’indique Julie Anderson, les contextes nationaux sont fondamentaux pour comprendre la nature des politiques d’assistance et les expériences de vie des personnes mutilées par la guerre (Anderson, 2017). Les cinq contributions proposées portent sur des territoires distincts (Royaume-Uni, Empire colonial français, France métropolitaine, Belgique).
4Ces contributions originales permettent de complexifier notre compréhension des politiques d’assistance aux mutilés de guerre, et montrent à la fois l’hétérogénéité des politiques d’assistance, les nombreuses défaillances de ces politiques, et leur (faible) impact sur les conditions de vie des hommes mutilés par la guerre. Elles insistent aussi sur les incertitudes et les nombreuses limites des différentes sources utilisées (revues associatives, rapports administratifs, statistiques, témoignages et autobiographies, etc.). Du fait de ces biais, ces contributions renseignent beaucoup plus sur les expériences de vie des mutilés européens blancs, et bien peu sur l’histoire des mutilés “indigènes” provenant des colonies françaises, britanniques et belges, ayant également participé au conflit.
- 1 Article intitulé “‘An uglier duckling than before’: Reclaiming agency and visibility amongst facial (...)
5Dans un premier temps, Ellis Boyle s’intéresse à la manière dont les anciens combattants britanniques blessés au visage négocient leur identité masculine malgré leur changement corporel.1 Les contemporains représentent dans leurs écrits les mutilés du visage comme des victimes, passives, désespérés et impotentes sexuellement, très éloignées de l’idéal masculin du mutilé-héros. La présence des mutilés de la face, perçue comme habituelle dans les espaces hospitalier et médical, est souvent considérée comme inappropriée dans l’espace public, la population les évitant du regard ou les dévisageant longuement par curiosité. L’auteur, en se fondant sur les écrits et les témoignages de certains combattants défigurés, montre que ces derniers exercent une forme de contrôle sur leur propre représentation. Seuls quelques mutilés du visage, les plus défigurés, ont recours au masque pour couvrir leur visage dans leurs interactions avec le monde extérieur. Les mutilés du visage affirment souvent leur masculinité au travers de multiples autres moyens: en soutenant le regard de l’autre; en refusant d’être l’objet d’un spectacle; en affirmant que ces défigurations sont le résultat d’une guerre patriotique; en étant agressifs; en contestant l’image de victime fragile; en affirmant leur capacité de séduction et de relation sentimentale; en recourant à l’humour. Ils témoignent ainsi de leur droit à la visibilité, tout en se conformant aux idéaux masculins de l’époque (relation hétérosexuelle, mariage, etc.), surtout auprès de leurs proches. Ces mutilés du visage, appartenant à un groupe social – les militaires – fondé sur le partage d’une masculinité martiale, “adapted their old [identities] to incorporate their new corporeality.”
- 2 Article intitulé “Lois et expériences dans l’entre-deux-guerres, des invalides aux handicapés.”
6Stéphane Zygart analyse la période de l’entre-deux-guerres comme une période de “changement structurel des conditions d’existence des personnes invalides,” beaucoup plus au niveau de l’horizon d’attente que sur celui des expériences concrètes et des représentations.2 Il invite à relativiser l’ampleur des changements sur le plan du rapport au travail (avec l’apparition du droit au travail sans obligation, cumulable avec la pension) et de la représentation sociale de l’invalidité. Il pointe à juste titre les discontinuités voire le “freinage” des politiques de rééducation médicale et professionnelle pendant l’entre-deux-guerres, du fait de l’absence de transfert des expériences de la rééducation motrice au profit des autres catégories d’invalides. Il insiste sur “l’absence d’univocité et de globalité” de ces changements, du fait du caractère restrictif des législations et de leurs difficultés d’application, de la diversité des choix individuels (travailler ou non, etc.) et de l’hétérogénéité des trajectoires individuelles, de la persistance d’une vision négative de l’invalidité comme incapacité totale par une partie de la population. Son regard philosophique l’amène à mettre en exergue les novations théoriques et éthiques issues des revendications des mutilés pour l’extension des taux d’incapacité au-delà de 100% d’invalidité: “l’invalidité n’est pas une impuissance […] car cela signifie qu’elle est un affrontement continu et acharné, à l’issue toujours incertaine, entre la puissance d’agir et ce qui y fait obstacle”; les problèmes posés par l’invalidité ne peuvent être résolus que par un accompagnement personnalisé et quotidien; la douleur doit être prise en compte dans l’évaluation des incapacités.
- 3 Article intitulé “Nation’s compensation for warwounds and work incapacities: The creation of a new (...)
7Marisa de Picker s’intéresse aux différents acteurs qui contribuent à la construction des politiques d’assistance aux mutilés belges, en pointant le rôle primordial des associations de mutilés (FNI et UNICG) dans l’interpellation des autorités, la conquête des droits et la mise en œuvre des politiques de rééducation professionnelle.3 Ces associations militent pour l’augmentation des pensions, l’ajout de suppléments pour les invalidités multiples ou en cas de besoin d’une tierce personne, ainsi que l’indexation sur l’inflation. En cumulant à la fois le recours à négociations administratives et politiques, et à des menaces de manifestation, ces associations parviennent à faire plier les parlementaires et les autorités politiques, qui concèdent ces mesures en 1919 et en 1926. L’auteure analyse en détail le sort des civils invalides de guerre, largement ignoré par l’historiographie actuelle, en montrant les divergences de traitement entre mutilés civils et militaires sur le plan de la rééducation professionnelle et des pensions. Illustré par des cas concrets, son article insiste sur les hiérarchies entre mutilés et les nombreuses limites des politiques d’assistance développées (pensions, rééducation, emploi), en pointant notamment les stratégies d’évitement des employeurs privés vis-à-vis de l’obligation d’embauche. Selon l’auteure, les politiques d’assistance aux mutilés de cette époque se caractérisent par une certaine contradiction: d’un côté, elles valorisent sur le plan du discours la récupération physique, le retour au travail et l’indépendance des mutilés, mais d’un autre, elles renforcent l’idée que l’incapacité est synonyme de manque de productivité.
- 4 Article intitulé: “Réintégrer sans modifier les hiérarchies coloniales? La diversité des politiques (...)
8Gildas Brégain montre que les législations d’assistance aux mutilés de guerre s’appliquent de manière partielle et hétérogène dans les territoires de l’Empire colonial français.4 Leur nature et leur intensité varient en fonction du nombre des mutilés présents dans chaque territoire colonial, des pressions politiques exercées par les associations de mutilés, et des choix des gouverneurs locaux, sensibles ou non au drame des mutilés. Les mutilés de l’Empire ont presque tous le droit à une pension, mais seuls les mutilés de certains territoires (Afrique du Nord, quatre communes du Sénégal) bénéficient de réelles possibilités de rééducation professionnelle, d’emplois dans les administrations publiques et de la gratuité des soins chirurgicaux et médicaux. Et encore, de nettes différences de traitement méritent d’être signalées entre mutilés français et mutilés indigènes. Son étude montre en effet que les autorités françaises, par nécessité politique, accordent aux mutilés indigènes de certains territoires de l’Empire (Afrique du Nord, quatre communes du Sénégal) des droits économiques égaux à ceux des mutilés français, mais cette volonté de traitement égalitaire disparaît dès la fin des années 1920. Seuls quelques mutilés indigènes méritants parviennent finalement à changer de statut et à devenir citoyens français, les autorités françaises restant très réticentes à modifier les hiérarchies coloniales, même pour ceux ayant perdu leur santé physique au nom de la France.
- 5 Article intitulé “Des mutilés de guerre introuvables? Ignorances administrative, statistique et pat (...)
9Clément Collard pour sa part s’est lancé dans une étude pionnière pour ce dossier issue de son travail de thèse. À partir d’une étude de la loi de 1924 sur l’emploi des mutilés, dont il restitue la genèse et l’application, il analyse les contradictions qui accompagnent cette politique de réinsertion des anciens combattants mutilés de guerre sur le marché du travail.5 Il s’intéresse aux réactions et aux propos des employeurs à travers leurs représentants, aussi bien au niveau national que par le biais de différentes chambres de commerce. S’appuyant sur une riche documentation provenant d’archives très peu exploitées, il restitue la frilosité du patronat, les hésitations des pouvoirs publics, en partie liée à la difficulté de mesurer le nombre de personnes concernées par cette politique de réinsertion alors même que le texte de loi avait défini un quota. L’auteur considère que les pouvoirs publics ne sont pas parvenus à définir un besoin d’emploi ce qui a exposé la loi à une situation très inconfortable pour son application et a facilité la critique de celle-ci. C’est ainsi qu’entre volontarisme affiché et manque d’informations sur le besoin d’emploi des mutilés, les pouvoirs publics ont dans une large mesure favorisé une situation paradoxale.
10Ces articles novateurs apportent des données précises sur la complexité des politiques d’assistance aux mutilés de guerre dans plusieurs pays européens et dans l’Empire français. Ils insistent aussi sur la capacité d’action autonome des mutilés de guerre qui luttent pour leurs droits et leur propre représentation, ainsi que sur les nombreuses inégalités de statut entre tous les mutilés de guerre (entre les gueules cassées et les autres mutilés de guerre, entre les mutilés de nationalité française et les indigènes, entre les mutilés militaires et civils, etc.).
11Ils donnent à voir un cadre général, permettant de situer les trajectoires individuelles des mutilés de guerre dans le contexte plus général des politiques d’assistance qui leur sont dispensées. Ces articles ouvrent ainsi la voie à de futures études sur la vie quotidienne des mutilés à leur retour dans la vie civile, sur la situation économique des mutilés et son impact sur la vie familiale, sur la brutalité et la violence masculine au sein des couples.