• 1  L. Litvak, La mirada roja. Estética y arte del anarquismo español (1880-1913), Barcelona, Edicione (...)

4Dans le graphisme comme d’ailleurs en littérature, les thèmes les plus représentatifs concernent la critique des mœurs et institutions bourgeoises, sont inspirés de la vie ouvrière et paysanne ou représentent les pauvres en victimes. Un traitement proche de la caricature est réservé aux ennemis du peuple, tandis que la dignité, la grandeur, l’héroïsme quotidien de celui-ci face à la pénibilité du labeur et à la misère de sa condition sont mis en exergue. Dans un système simpliste et manichéen, les travailleurs, hommes, femmes et enfants, humiliés et abusés, affrontent des personnages archétypiques qui représentent l’État (politicien, juge, policier, militaire), le capital (bourgeois, patron) et la religion (prêtre, religieuse). La technique du contraste pour opposer les bons aux mauvais est très souvent employée dans les dessins, les œuvres en prose et les pièces de théâtre, afin de mettre en évidence l’importance des différences de classes et des antagonismes irréductibles. Le message doit être immédiatement décodable et emporter l’adhésion, ce qui implique avant tout la recherche de l’efficacité. Litvak souligne qu’au niveau technique, les anarchistes ont pris conscience des possibilités artistiques et idéologiques de la typographie, rendant possible une lecture plus dynamique, plus dramatique, plus émotive du texte et de l’image. Par le biais de portraits, une place est faite à l’élaboration d’un martyrologe et d’une mémoire historique propre, un des aspects fondamentaux de toute culture. On remarque aussi la présence d’une esthétique du machinisme et du progrès technique qui annonce le futurisme, d’où un double mouvement paradoxal : l’horreur de l’exploitation industrielle et l’admiration du pouvoir de transformer le monde. Pour Litvak, « Ces dessins sont l’expression de nouvelles formes, d’un nouveau langage plastique qui s’adapte à de nouvelles réalités exprimées au moyen de nouveaux vecteurs »1. On comprend pourquoi des peintres impressionnistes ou néo-impressionnistes tels que Monet, Pissarro, Seurat, Signac ou Luce étaient appréciés dans le mouvement libertaire, sans parler des dessinateurs tels que Steinlen, qui mettaient en scène les malheureux de toute espèce.

• 2  Dinamita cerebral. Los mejores cuentos anarquistas de los más famosos autores, Mahón, El Porvenir (...)
• 3  Cité par W. K. Glöckner, « Sean mis versos bombas que estallen a los pies del ídolo. La poesía com (...)

5La littérature produite (poésie, théâtre, récit) se caractérise par son contenu protestataire et prosélytique, qui s’inscrit dans la réalité sociale populaire en s’écartant radicalement des tableaux folkloriques ou pittoresques de la littérature bourgeoise. Pour reprendre une métaphore utilisée dans un recueil de contes publiés en Espagne, cette littérature devait être de la « dynamite cérébrale », c’est-à-dire une « arme de propagande idéologique et d’exaltation révolutionnaire »2. L’écrivain et poète anarchiste argentin Alberto Ghiraldo désirait pareillement que ses vers « soient des bombes qui éclatent aux pieds de l’idole : qu’il se dénomme Religion, Patrie ou Argent »3. Avec un lyrisme candide et pathétique, mais efficace, la littérature anarchiste met en scène les conflits de classes et la révolte individuelle ou collective en leur donnant un sens libertaire. Ainsi, sont mis en avant la destruction des moyens de production comme forme de lutte, la justice populaire, l’émancipation de l’individu par l’instruction, etc. L’art est mis au service de l’idéologie, l’incarne, dans une « poétique de l’urgence » sociale, dont la fonction serait de libérer l’individu opprimé et aliéné par la culture bourgeoise. Urgence, car cette littérature chercherait simplement une efficacité instantanée pour susciter l’identification, l’adhésion et la révolte. Jean Andreu, Maurice Fraysse et Eva Golluscio parlent d’esthétique révolutionnaire expressionniste, subordonnée à une éthique. Le discours littéraire est adapté aux compétences limitées des destinataires et constitue un témoignage délibéré d’une certaine réalité sociale :

• 4  J. Andreu et al., Anarkos. Literaturas libertarias de América del Sur, Buenos Aires, Corregidor, 1 (...)

En vérité – écrivent ces auteurs –, il s’agit d’une littérature de première intention, souvent imprécatoire, qui rejette toute distance trop grande entre contenus et formes, afin d’éviter tout risque de futilité ludique. Pour l’écrivain anarchiste, travailleur manuel souvent autodidacte ou travailleur intellectuel dont l’écriture est l’outil, l’esthétique est un moyen et pas une fin.4

• 5  D. Doillon, « Portrait de l'anarchiste dans l’œuvre littéraire de Ricardo Flores Magón », Belphégo (...)

6En ce qui concerne les œuvres de l’anarchiste mexicain Ricardo Flores Magón, David Doillon souligne l’utilisation, à des fins didactiques, du récit bref rappelant la parabole biblique et la mise en œuvre de procédés littéraires tels que les répétitions incantatoires, le ton prophétique, les impératifs ou les allégories, outre les archétypes et les contrastes absolus que nous avons déjà signalés5. Le caractère populaire de cette littérature, qui recourait très souvent au dialogue, permettait que des écrivains occasionnels, ouvriers ou paysans, osent prendre la plume en se débarrassant de leurs complexes d’infériorité : l’acte de création devenait ainsi un acte d’émancipation. Le droit des prolétaires à la création était jugé aussi important que leur droit à s’imprégner des œuvres consacrées de la littérature mondiale. Le conte se prêtait parfaitement aux objectifs assignés par les anarchistes à la littérature et il trouvait sa place dans la presse aux côtés des compositions poétiques.

• 6  J. Suriano, Anarquistas. Cultura y política libertaria en Buenos Aires, 1890-1910, Buenos Aires, M (...)
• 7  G. Zaragoza, Anarquismo argentino (1876-1902), Madrid, Ediciones de la Torre, 1996, p. 409-419, et (...)
• 8  A. Ghiraldo, Humano ardor (1930 ; roman autobiographique), cité par G. Zaragoza, Anarquismo argent (...)

7Comme le recommandait le prince anarchiste Kropotkine, de jeunes artistes et intellectuels de la classe moyenne se sont engagés aux côtés des prolétaires, comme publicistes, conférenciers ou pour créer un art qui conjugue révolte sociale et esthétique. L’organisation de conférences était un moyen efficace de propagande, qui pouvait rassembler plusieurs centaines de personnes. J. Suriano a pu dénombrer deux cent quatre-vingt-treize conférences pour la seule année 1909 à Buenos Aires !6 En Argentine, nombre d’écrivains ont collaboré aux activités culturelles anarchistes, notamment Félix Basterra, Mariano Cortés, Santiago Locascio, Pascual Guaglianone, Eduardo Gilimón, José de Maturana, Rodolfo González Pacheco et surtout Alberto Ghiraldo, demeuré célèbre7. En 1896, Ghiraldo lançait El Obrero, le premier quotidien ouvrier argentin, déjà représentatif d’une mentalité en ceci qu’il accordait autant de place à l’art qu’à la propagande : « […] le conte de nature sociale alternait avec la chronique littéraire et l’article doctrinaire ou purement de combat avec la note d’art ou de critique […] »8. À partir de 1900, Ghiraldo devint un actif propagandiste anarchiste et c’est en grande partie grâce à lui, que le modernisme littéraire a acquis un contenu social. Cette élite intellectuelle adhérait généralement à une esthétique d’avant-garde, tandis que les auteurs et artistes prolétaires s’exprimaient sur un mode bien plus ingénu.

• 9  S.Grez Tozo, Los anarquistas y el movimiento obrero. La alborada de "la Idea" en Chile, 1893-1915, (...)
• 10  S. Pereira Poza, Antología crítica de la dramaturgia anarquista en Chile, Santiago de Chile, Ed. U (...)
• 11  S.Grez Tozo, Los anarquistas y el movimiento obrero, op. cit., p. 53, pour les deux citations.

8Au Chili, parmi les artistes et intellectuels qui firent un bout de chemin avec les militants anarchistes, on peut mentionner les peintres Benito Rebolledo Correa, Julio Fossa Calderón, Alfredo Helsby, Pablo Burchard et Rafael Valdés, les sculpteurs Carlos Canu de Bon et Julio Ortiz de Zárate, les écrivains Carlos Pezoa Véliz, Augusto d’Halmar, Fernando Santiván, Antonio Acevedo Hernández, Alejandro Escobar y Carballo et surtout plus durablement José Domingo Gómez Rojas, Manuel Rojas et José Santos González Vera9. À Santiago, le cortège funèbre du très prometteur poète anarchiste Gómez Rojas, victime de la répression à l’âge de vingt-quatre ans, rassembla des milliers de personnes en 1920. L’étudiant en médecine Juan Gandulfo, fondateur de la Fédération des étudiants du Chili en 1906, offrit aux ouvriers une imprimerie qui permit la création des éditions Numen. N’oublions pas non plus l’étudiant en droit Moisés Cáceres Avendaño, qui dirigea le mouvement de réforme universitaire en 1921. Cette fédération estudiantine a grandement contribué à l’organisation d’athénées populaires et de cercles d’études sociales anarchistes, assurant ainsi une articulation entre la classe ouvrière et la classe moyenne chiliennes. Y donnèrent des conférences des écrivains et intellectuels tels que Pablo Neruda, Vicente Huidobro, Eduardo Barrios, Eugenio González Rojas… Un des premiers centres d’études sociales au Chili fut créé en 1892, mais c’est peut-être la Maison du peuple fondée en 1901 par l’anarchiste italien Pietro Gori, qui constitue, selon Sergio Pereira Poza, le meilleur exemple de ces athénées où se retrouvaient des intellectuels de diverses sensibilités politiques partageant une inquiétude sociale. Avant 1910, il en existait un peu partout, à Valparaíso, Concepción, Punta Arenas, Antofagasta, Copiapó, et une douzaine rien qu’à Santiago10. L’Athénée ouvrier créé dans la capitale en 1899 organisait des « soirées mensuelles d’art et de pensée » et son journal, La Campaña, était présenté comme une « publication bimensuelle d’art et de propagande sociale ». L’Athénée de la jeunesse, ouvert l’année suivante à Valparaíso, réunissait des ouvriers anarchistes et de jeunes artistes ou intellectuels bohèmes de la classe moyenne autour de préoccupations esthétiques et sociales. Ainsi, note Sergio Grez Tozo, « les inquiétudes sociales, politiques artistiques et culturelles s’entrecroisaient contribuant à créer une zone de contestation sociale qui, si elle ne se limitait pas à l’anarchisme, trouvait dans cette doctrine d’importants éléments critiques et servait en même temps au courant libertaire naissant de base culturelle pour son expansion vers d’autres secteurs de la société ». Cet historien du mouvement ouvrier chilien voit dans cette façon de contester l’hégémonie culturelle « une des grandes réussites des anarchistes »11.

• 12  J. M. Hart, El anarquismo y la clase obrera mexicana, 1860-1931, México, Siglo xxi, 1980, p. 153-1 (...)

9À Mexico, la Maison de l’ouvrier, inaugurée en 1912, comprenait une bibliothèque et une école rationaliste gratuite. Des intellectuels y œuvraient aussi aux côtés des ouvriers anarchistes. Des conférences et des activités récréatives y étaient régulièrement organisées12.

• 13  M. Laffranque, « Étude préliminaire. Deuxième partie. El Castillo maldito : Urales et le théâtre » (...)

Vigoureusement enraciné dans la culture collective, bien au-delà des limites de l’encore jeune « famille anarchiste », le genre dramatique partage avec les contes une oralité fondamentale et le maniement très ancien d’une fiction qui, loin de séparer l’auteur ou l’acteur des auditeurs, créent entre eux une connivence et une convivance. […] Nous avons déjà remarqué combien l’usage du dialogue rapproche ces deux genres dans la littérature anarchisante du xix^e siècle, comme d’ailleurs à l’époque impressionniste, symboliste et moderniste, dans la littérature des couches cultivées.13

• 14  G. Zaragoza, Anarquismo argentino, op. cit., p. 428-433.
• 15  J. Suriano, Anarquistas, op. cit., p. 170.
• 16  E. Golluscio de Montoya, Teatro y folletines libertarios ríoplatenses (1895-1910) (Estudio y Antol (...)

11G. Zaragoza signale, parmi les troupes de théâtre amateur, l’Académie philodramatique Ermette Zacconi à Buenos Aires, qui jouait au moins deux fois par mois de 1897 à 1900, et la troupe « Enrique Ibsen » à Rosario, qui mit en scène trente pièces en 1900. Rares étaient les dimanches sans représentation. Le théâtre Doria, dans la capitale, était même spécialisé dans les spectacles populaires14. D’après J. Suriano, entre 1900 et 1910, il y avait en moyenne quatre représentations mensuelles à Buenos Aires avec cinq cents spectateurs15. Rappelons pour mémoire que l’un des plus grands dramaturges du Río de la Plata, l’Uruguayen Florencio Sánchez, fut anarchiste. E. Golluscio, qui a étudié le théâtre libertaire de la région et en propose aussi une sélection, distingue parmi les caractéristiques principales de ces œuvres dramatiques leur brièveté, leur simplicité et la recherche d’une connivence avec l’auditoire. La brièveté s’explique par le fait que les représentations sont insérées dans un programme culturel plus large (conférences, concerts, chants, bals, numéros comiques, etc.) ; la simplicité dans la structure et le langage, vise à toucher un public semi-analphabète d’origines différentes ; enfin, la connivence est suscitée tant par les nombreux monologues, proches des harangues et proclamations révolutionnaires, que par les éléments paratextuels d’ancrage local (chansons populaires, personnages, lieux, allusions politiques, etc.)16.

• 17  S. Pereira Poza, Antología crítica... , op. cit., p. 95-96 et 142.
• 18  S.Grez Tozo, « ¿Teatro ácrata o teatro obrero? Chile, 1895-1927 », communication présentée à Mexic (...)
• 19  G. Espino Relucé, La Lira rebelde proletaria, Lima, Tarea, 1984,p. 26.

12Au Chili, en 1913, fut fondée par des anarchistes la Compagnie dramatique chilienne, dont firent partie des précurseurs du théâtre professionnel tels que Adolfo Urzúa Rosas17. Cependant, dans ce pays, la production dramatique spécifiquement anarchiste fut beaucoup moins dynamique qu’en Argentine18. On peut encore mentionner l’Ensemble philodramatique Germinal et le Théâtre artistique Apoloau Pérou, pays où des groupes artistiques furent organisés à partir de 190819. R. Flores Magón avait aussi compris l’excellence du théâtre comme moyen de propagande, notamment pour ceux qui ne pouvaient accéder à l’écrit dans les campagnes mexicaines ; il est d’ailleurs lui-même l’auteur de plusieurs pièces.

• 20  J. Suriano, Anarquistas, op. cit., p. 199-200 et E. Golluscio, Teatro y folletines…, op. cit., p.  (...)
• 21  Les brochures suivantes furent publiées à Buenos Aires : A las mujeres que estudian, Biblioteca La (...)

13E. Goluscio insiste également sur l’importance des feuilletons publiés dans la presse et ensuite distribués en brochures. Parmi les auteurs publiés en feuilletons à Buenos Aires dans La Protesta, J. Suriano signale Maxime Gorki, Catulle Mendès, Anatole France, Joaquín Dicenta, Alberto Ghiraldo et José de Maturana20. Ces romans sociaux étaient très appréciés des femmes qu’ils faisaient ainsi accéder à la propagande, tout comme le théâtre mais dans un rapport plus intime au texte ou à l’instar des contes mais dans un format plus ample et complexe. Parmi d’autres thèmes (immigration, abus des puissants, vie dans les quartiers et à l’usine, etc.), une place importante y est faite à la condition féminine et à l’enfance abandonnée. Les violences faites aux femmes, l’amour libre, la contraception et l’avortement sont des questions abordées à partir d’un système de valeurs anti-conformiste. Le mouvement anarchiste concevait la libération féminine comme un aspect du rejet de la société bourgeoise et de la religion catholique. L’union libre, la libération sexuelle et la contraception étaient promus dans la presse ou par des groupes féministes libertaires présents dès 1895 à Buenos Aires et disposant l’année suivante du journal La Voz de la Mujer (1896-1897)21.

• 22  G. Zaragoza, Anarquismo argentino, op. cit., p. 438-442 et G. Espino Relucé, La Lira rebelde prole (...)

14À Lima et à Huacho, il existait aussi des cercles féminins et le mensuel péruvien La Protesta intégra une chronique « Féminines » à partir de février 1922. Le choix de prénoms symboliques pour les enfants des familles libertaires (Aube, Egalité, Floréal, Germinal, Harmonie, Liberté, Mélodie, Solidaire…) dénote également la proposition d’une alternative à la culture dominante22.

• 23  G. Espino Relucé, La Lira rebelde proletaria, op. cit., p. 24-25 et 32.
• 24  J. Suriano, Anarquistas, op. cit., p. 114 et 199. Voir plus largement le chapitre consacré à la pr (...)
• 25  G. Zaragoza, Anarquismo argentino, op. cit., p. 409.
• 26 Ibid., p. 427-428 ; E. Golluscio, Teatro y folletines…, op. cit., p. 8 ; I. Oved, El Anarquismo…, o (...)
• 27  J. Suriano, Auge y caída del anarquismo. Argentina, 1880-1930, Buenos Aires, Capital Intelectual, (...)

15Considérant que l’émancipation doit d’abord intervenir dans les esprits, l’anarchisme a toujours octroyé la priorité à l’instruction des travailleurs. Tout nouveau militant était invité à lire le plus possible et avait à cœur d’accroître ses connaissances. La production littéraire, sociologique et scientifique a donc été relayée par les cercles ouvriers, souvent dénommés « centres d’études sociales », qui diffusaient des livres et d’innombrables brochures de vulgarisation, et par la presse militante,laprincipale forme de diffusion de cette culture populaire alternative. G. Espino Relucé signale, par exemple, que le journal El Nudito publia en 1920 une « Feuille Littéraire » à l’intention des ouvrières du textile de Lima23. En Argentine, bien que l’art, la littérature et le théâtre fussent présents dans la presse généraliste militante, des périodiques spécifiques existaient aussi (Martín Fierro, Letras, Ideas y Figuras), ainsi que des revues mixtes de « Sociologie, arts et lettres » (Ciencia Social, La Questione Sociale, Germen)24. Le fait que les principaux lots des tombolas étaient souvent des livres démontre bien leur valeur symbolique. La grande littérature était ainsi présente dans les bibliothèques anarchistes. On peut mentionner par exemple Cervantes, Balzac, Hugo, Zola, Sue et Tolstoï. G. Zaragoza rappelle qu’à la mort de Zola en 1902, sa mémoire fut honorée par une manifestation sur la place de Mai à Buenos Aires où les orateurs le revendiquaient comme anarchiste25. Les œuvres de certains dramaturges étaient aussi très appréciées : citons les Allemands Sudermann et Hauptmann (prix Nobel en 1912), le Russe Gorki, le Norvégien Ibsen, les Français Mirbeau et Hervieu (Académie française en 1900), les Espagnols Pérez Galdós et Dicenta, souvent joués à Buenos Aires26. Les troupes de théâtre amateur ne montaient donc pas que des pièces écrites par les activistes locaux, ce qui révèle l’articulation de cette contre-culture populaire à une littérature plus savante, généralement réaliste ou naturaliste. Des cercles libertaires avaient d’ailleurs pour nom « Ibsen » et « Emile Zola »27.

• 28  D. Doillon, « Portrait de l'anarchiste… », art. cit.
• 29  J. Suriano, Anarquistas, op. cit., p. 214, n. 73.
• 30 Ibid., p. 186-188.
• 31  E. Golluscio, Teatro y folletines…, op. cit., p. 32-33
• 32  J. Suriano, Anarquistas, op. cit., p. 117.
• 33  S. Pereira Poza, Antología crítica, op. cit., p. 85-87 ; G. Machuca Castillo, La tinta, el pensami (...)

16Au Mexique, le journal Regeneración proposait à la vente par correspondance les œuvres majeures de la littérature et des sciences, qui étaient alors considérées progressistes ou révolutionnaires. Pour donner des noms que nous n’avons pas encore mentionnés : Marx, Engels, Sorel, Darwin, Spencer, Renan, Baroja, Poe, Tchekhov, Baudelaire, Daudet, Flaubert, Gautier, E. de Goncourt, Maupassant, Mérimée28... Il est évident que pour les anarchistes, la grande littérature était européenne, ce qui ne rompait guère avec l’européocentrisme culturel des élites latino-américaines. En ce qui concerne la presse, certains journaux ont atteint un tirage important sur une longue durée (parfois plus de dix ans) et ont ainsi pu avoir un impact culturel considérable sur la population ouvrière. Regeneración (1900-1918), que dirigea R. Flores Magón, tirait à plus de dix mille exemplaires entre 1910 et 1914 et doubla même son tirage en 1911. Rien qu’à Buenos Aires, parurent au moins quatre-vingt dix publications anarchistes entre 1879 et 191229. Le journal individualiste El Perseguido, entre 1890 et 1896, eut un tirage de deux à quatre mille exemplaires. Entre 1897 et 1903, les trois périodiques principaux (La Protesta, El Rebelde et L’Avvenire) totalisaient des ventes de huit à dix mille numéros. La Protesta (1897- ), le titre le plus important et le plus durable (il existe toujours), d’abord bi-mensuel, devint hebdomadaire en 1900 et quotidien en 1904. Il tirait à quatre mille exemplaires en 1900 et le tirage du journal atteignit même seize mille exemplaires début 191030. Dès 1901, des brochures de quarante-huit pages pouvaient être éditées à dix mille exemplaires et distribuées par souscription volontaire dans toute l’Amérique et en Europe31. Des sections bibliographiques ou critiques dans la presse militante annonçaient les nouvelles parutions et formaient patiemment le goût des lecteurs. À partir de 1908, La Protesta édita aussi un supplément littéraire et idéologique de haut niveau intellectuel. Pour l’Argentine, J. Suriano a évalué la production de livres et brochures anarchistes à quelque vingt mille à quarante mille exemplaires par an32. L’activité éditoriale était donc foisonnante et des concours littéraires et autres prix dramatiques étaient même organisés, ce qui prouve le développement d’une véritable esthétique. Bien que les cas du Mexique et de l’Argentine soient un peu exceptionnels, notons qu’au Chili et au Pérou, entre 1900 et 1920, les anarchistes ont aussi fondé une vingtaine de journaux, certains éphémères et d’autres dont l’existence s’est étalée sur plus d’un lustre33. Grâce à la presse, certains auteurs anarchistes tels que l’Argentin Alberto Ghiraldo, le Chilien Víctor Domingo Silva, l’Hispano-paraguayen Rafael Barrett ou le Péruvien Manuel González Prada, ont même acquis un statut d’écrivain consacré.

• 34  J. Suriano, « Le projet éducatif de l’anarchisme argentin, 1900-1916 », Histoire et sociétés de l’ (...)
• 35  Manuel Burga, Alberto Flores Galindo, Apogeo y crisis de la República Aristocrática, Lima, Rikchay (...)

17Il ne faut pas oublier que tout cela se produit dans un contexte global de démocratisation de l’édition et de la lecture, parallèle à un considérable effort local d’alphabétisation du prolétariat. En Argentine, l’analphabétisme urbain était très faible et J. Suriano considère que le développement de l’éducation publique y est en grande partie responsable de l’échec de l’alternative pédagogique libertaire34. Au Pérou, Manuel Burga et Alberto Flores Galindo estiment aussi que la majorité du prolétariat urbain était alphabétisé, ce qui peut s’expliquer en partie par le déclassement d’un nombre considérable d’artisans35. Selon les recensements, le taux d’alphabétisation à Lima s’élevait à 68 % en 1908 et à près de 75 % en 1920 (76 % pour les hommes et 73 % pour les femmes). Et ceux qui ne savaient pas lire pouvaient bénéficier des lectures publiques ou des représentations théâtrales.

• 36  Cité par J. Suriano, Anarquistas, op. cit., p. 230.
• 37  G. Zaragoza, Anarquismo argentino, op. cit., p. 433-436. Voir aussi, J. Suriano, Anarquistas, op. (...)
• 38  Pour se faire une idée plus précise de la culture anarchiste hispanophone, voir B. Hofman, P. Joan (...)
• 39  J. M. Hart, El anarquismo y la clase obrera mexicana, 1860-1931, op. cit., p. 153-154. Voir aussi (...)

18L’intérêt du mouvement anarchiste pour l’éducation s’est aussi traduit par la création d’écoles diurnes et nocturnes, destinées aux enfants ou aux adultes et basées sur des méthodes pédagogiques alternatives privilégiant la liberté individuelle, le rationalisme, une morale laïque, la coopération solidaire, l’expérimentation pratique et la mixité. En 1903, le Troisième congrès de la Fédération ouvrière argentine (FOA) se prononçait pour la création d’écoles dans les termes suivants : « La devise de ces écoles sera la liberté par l’éducation, et l’instruction esthétique et l’apprentissage manuel devront être associés à l’enseignement scientifique en ayant toujours comme objectif l’épanouissement intégral de toutes les facultés36 ». G. Zaragoza mentionne un plan d’études de 1901, qui prévoyait l’enseignement de l’histoire du mouvement anarchiste et de la littérature révolutionnaire, outre celui des matières classiques37. L’ambition était bien d’élaborer une nouvelle culture, authentiquement populaire, mais qui revendiquait aussi les grandes œuvres du patrimoine de l’humanité38. Au Mexique, l’école rationaliste de la Maison de l’ouvrier enseignait gratuitement l’hygiène, l’architecture, la chimie, la physique, l’arithmétique, la musique, l’histoire, l’économie, la philosophie, la composition littéraire, l’art oratoire, l’anglais, l’espagnol et l’esperanto39. Les travailleurs ne devaient être exclus d’aucun champ de la connaissance.

• 40  El anarquismo en América Latina, op. cit., p. liii et G. Zaragoza, Anarquismo argentino, op. cit., (...)
• 41  G. Espino Relucé, La Lira rebelde proletaria, op. cit., p. 26 ; voir aussi p. 33, 38-40 et G. Borr (...)
• 42  Edmundo Lévano La Rosa, Un cancionero escondido. Historia y música del Centro Musical Obrero de Li (...)

19Laculture populaire se manifestait par des références à l’environnement naturel du paysan ou matériel de l’ouvrier, ou bien encore par le recours à des formes telles que les chansons et les hymnes. De nouveaux textes d’inspiration sociale étaient souvent plaqués sur des mélodies en vogue. Il y avait, notamment, dans le Río de la Plata, une production gauchesca anarchiste qui remplaçait et imitait les payadores, ces chanteurs-poètes populaires déjà en voie de disparition dans les campagnes. Les idées révolutionnaires étaient ainsi largement diffusées au moyen de milongas, guajiras, habaneras et autres tangos en zone rurale comme dans les bas-fonds des villes40. Au Pérou aussi l’activité musicale était importante. Un militant ouvrier fit jouer une « Symphonie du travail » dans un important théâtre de Lima : « Ainsi est créé le Chœur Ouvrier – écrit G. Espino Relucé –. L’apport des travailleurs urbains sera la chanson libertaire et la valse créole, vilipendée par les classes supérieures de l’époque41 ». Il existait d’ailleurs des carnets de chants et les soirées musicales et littéraires étaient très fréquentes. Un recueil du Centre musical ouvrier de Lima du début des années vingt montre la diversité des genres abordés : hymnes révolutionnaires, chansons françaises, opéras, opérettes, musiques à danser, et même du jazz, qui commençait à peine à se diffuser hors des États-Unis42.

• 43  G. Espino Relucé, La Lira rebelde proletaria, op. cit., p. 30, emploie les expressions « écrivain (...)

20Ayant le plus souvent une finalité solidaire (récolte de fonds pour des prisonniers, pour un journal, une tournée de propagande ou une école, etc.), les soirées musicales et littéraires rompaient avec la logique purement commerciale des loisirs récréatifs de la société bourgeoise et venaient compléter le projet d’éducation intégrale (intellectuelle, manuelle et artistique) par des activités de sociabilité familiale. Femmes et enfants étaient ainsi sensibilisés aux idées révolutionnaires aux côtés des hommes tout en se divertissant et en produisant eux-mêmes des œuvres artistiques populaires. La musique et le chant y alternaient avec des conférences, des représentations théâtrales et des déclamations poétiques ; un bal clôturait souvent la journée festive (voir illustrations Affiches péruviennes du 1^er mai 1907 et du 1^er mai 1912). Transmises oralement, la poésie et la chanson ont ceci de commun qu’elles favorisent une véritable appropriation collective, l’auteur et sa personnalité propre passant au second plan. L’expression poétique, plus ou moins formalisée, est une constante dans la presse ouvrière et tend à se caractériser par l’effacement de l’auteur au profit du groupe social43. C’est l’expérience commune et non la singularité qui prime.

• 44  J Suriano, Auge y caída del anarquismo, op. cit., p. 46-51, et Anarquistas, op. cit., p. 145-178.
• 45  J. Suriano, Auge y caída del anarquismo, op. cit., p. 48.

21Si les anarchistes n’hésitaient pas à emprunter à la culture populaire, ils en combattaient aussi certaines manifestations qu’ils jugeaient néfastes à l’élévation morale et intellectuelle ou à l’esprit révolutionnaire. J. Suriano souligne que la fréquentation des débits de boisson, le carnaval, le cirque, les saynètes, le théâtre créole, la lutte et le football plus tard, n’avaient pas les faveurs des anarchistes argentins, qui promouvaient en revanche les excursions champêtres d’inspiration hygiéniste44. Ainsi, donc, leurs loisirs constituaient à la fois des alternatives familiales aux pratiques culturelles bourgeoises et populaires. Mais pour J. Suriano, bien que le loisir festif libertaire empruntât aux deux, « […] il semblait plus proche de la culture savante qui lui servait de modèle, mais sur laquelle il opérait un changement de signification conforme à la doctrine anarchiste »45.

• 46  J. Andreu et al., Anarkos, op. cit.
• 47  G. Espino Relucé, La Lira rebelde proletaria, op. cit., p. 23-27.

22Ainsi donc, J. Andreu, M. Fraysse et E. Golluscio considèrent que les anarchistes argentins, uruguayens, paraguayens et chiliens ont élaboré, à l’aube du xx^ème siècle, une « contre-culture » prolétaire s’opposant à la culture oligarchique46. Pour le Pérou, G. Espino Relucé préfère parler de « culture ouvrière alternative47 ». La diversité des expressions recouvre en fait une même réalité d’opposition à la culture dominante :

• 48  Ibid., p. 24.

Ainsi, la culture devint pour les ouvriers de notre pays [Pérou] un exercice de dissociation, dans la mesure où elle apportait des éléments pour mettre en question l’ordre établi. Lire signifiait, en dernière instance, conspirer. Assister à une soirée littéraire et musicale revenait à reconnaître un autre type de valeurs. Participer aux événements anarcho-syndicalistes était un défi. Précisément parce que la pratique culturelle des travailleurs et l’organisation et la lutte pour la conquête des besoins les plus nécessaires sont deux aspects d’un même fait social : l’affrontement des couches populaires à la domination exclusive de l’oligarchie.48

• 49  S.Grez Tozo, Los anarquistas y el movimiento obrero, op. cit., p. 196.
• 50  J. Suriano, Anarquistas, op. cit., p. 304 ; J. Delhom, « ¡Gloria a los vencidos! La construcción d (...)
• 51  Néstor García Canclini définit la culture populaire comme « les pratiques et les formes de pensée (...)
• 52  L. Litvak, La mirada roja, op. cit., p. 78.

23Nous avons tenté de montrer qu’en dehors des instances dominantes de légitimation, les anarchistes ont essayé de faire naître une culture globale alternative, qui développe ses propres référents moraux et esthétiques, ses propres moyens de diffusion, ses propres formes de sociabilité, ses propres utopies politique et économique afin de renforcer l’identité de classe et la conscience révolutionnaire des travailleurs. Comme l’écrit S. Grez Tozo, les activités socioculturelles, y compris les excursions et les activités sportives, « contribuaient à tisser des liens qui dépassaient les aspects strictement doctrinaires, en renforçant le sentiment d’appartenance à une communauté fraternelle qui rendait concrète à petite échelle la société libertaire désirée ». Ainsi, les anarchistes sont-ils parvenus à « installer des dispositifs symboliques qui ont contribué à créer une culture politique qui les différenciait des autres courants de rédemption sociale qui agissaient dans le mouvement ouvrier et populaire. C’est peut-être l’héritage le plus important transmis par les libertaires »49. Avec très peu de moyens, une véritable structuration symbolique et rituelle a été mise en œuvre, notamment l’invention d’une tradition historique axée sur les luttes populaires. Cet arsenal symbolique et rituel très complet (galerie de héros, panthéon de martyrs, rites funèbres, almanachs laïques, hymnes, étendards, prénoms révolutionnaires, etc.) s’inspirait des modèles républicain et catholique qu’il subvertissait pour les concurrencer50. Ainsi, une population hétérogène donnait du sens à ses souffrances par une appréhension critique de la réalité et pouvait croire en l’émancipation de l’individu dans une société plus juste qu’elle contribuait à construire : en d’autres termes, elle devenait sujet de l’histoire. Cette culture dissidente était le fruit d’une collaboration entre prolétaires et intellectuels, généralement issus des classes moyennes émergentes, qui avaient en commun de vouloir s’adresser au peuple des opprimés et des exploités pour lui signifier qu’il recelait également un véritable potentiel culturel créatif, qu’il ne devait pas vivre prostré et que l’avenir lui appartenait. Ces intellectuels et artistes contribuaient aussi à faire admettre les thématiques populaires dans la sphère culturelle savante. On peut affirmer que cette culture était authentiquement populaire, puisqu’elle était produite par le peuple et pour lui-même contre le pouvoir oligarchique51. Mais dire cela, ce n’est ni l’assimiler à toute la culture populaire, ni l’opposer à la culture savante : les anarchistes exerçaient un droit d’inventaire. En cherchant à insuffler du populaire dans la culture savante et du savant dans la culture populaire, ils tentaient d’abolir les cloisonnements nationaux, sociaux et esthétiques au nom d’une perception unitaire de l’humanité qui transcende les divisions de classes. Était-ce là une culture de masse ? Certainement pas d’un point de vue quantitatif, bien que le courant anarchiste ait été dominant durant plusieurs décennies dans le mouvement ouvrier, car l’adhésion consciente au projet culturel devait rester minoritaire (militants). Sous l’angle qualitatif, pour L. Litvak, ce qui différencie nettement la culture libertaire de la culture de masse actuelle c’est que la première était issue du peuple, qu’elle résultait d’une conscience de classe et qu’elle était porteuse d’un projet collectif d’émancipation associé à une rénovation artistique52.

• 53  J. Andreu et al., Anarkos, op. cit.
• 54  D. Doillon, « Portrait de l'anarchiste… », art. cit.

24Dans l’esthétique anarchiste, l’impératif de clarté du message et les conditions précaires de production de l’œuvre, impliquaient une économie de moyens et un schématisme réducteur, dont il ne faut pas tirer prétexte pour la disqualifier. J. Andreu, M. Fraysse et E. Golluscio ont caractérisé cet art par quatre fonctions complémentaires et idéologiquement cohérentes : dénoncer l’injustice (fonction protestataire), provoquer une prise de conscience (fonction didactique), mobiliser pour la lutte (fonction de propagande) et exalter un sens spécifique du bien et du beau (fonction utopique)53.
La littérature et les arts, sous toutes leurs formes, étaient indispensables à la formation d’une conscience sociale et culturelle autonome. Si cette production n’est pas révolutionnaire dans la forme, argumente D. Doillon, elle l’est en revanche dans le choix des destinataires (les exclus de la culture) et dans le message lui-même, notamment dans sa prétention à restituer au peuple sa légitimité dans la création artistique54.