• 1 Organisation des Nations Unies, Resolution Adopted by the General Assembly on 25 September 2015 70/ (...)

1La crise environnementale interroge la structure de notre organisation sociale et amène la transformation d'un monde basé sur la production exponentielle à une organisation durable basée sur l'utilisation efficiente des ressources. En 2015, l'Assemblée Générale de l'Organisation des Nations Unies (ONU) a adopté un agenda politique intitulé « Transformer notre monde : l'Agenda 2030 pour le développement durable »1, engageant 193 pays vers 169 cibles réparties en 17 objectifs et dont le but est d'accompagner la transition politique mondiale vers le développement d'un monde durable. Ces Objectifs de Développement Durable (ODD) contiennent des actions concrètes et mesurables permettant de rendre compte de ces transformations.

• 2 The conception of language we need is that of discourse, language as a form of social practice.
• 3 Ibid., p. 25.
• 4 Ibid.

3Dans notre société, les systèmes et institutions sont légitimés par les savoirs, eux-mêmes médiés dans le langage. Dans son analyse sur la place du langage dans la construction et l'exercice du pouvoir, Norman Fairclough définit que » la conception du langage dont nous avons besoin est celle du discours, du langage comme forme de pratique sociale »2. Cette approche du langage a amené le développement de l'analyse critique du discours comme outil linguistique d'analyse du fait social. Le discours est modélisé en interaction avec le contexte social. Cela passe par un phénomène de construction mutuelle s'appuyant sur des processus de production influençant le discours et des processus d'interprétation modelant la société3. Ces phénomènes ont lieu à l'intérieur d'un cadre idéologique délimité qui se définit dans ce contexte socio-culturel particulier4. Dans cette modélisation, plusieurs cadres idéologiques peuvent exister au sein d'un même contexte socio-culturel et un changement de contexte socio-culturel amène une refonte des cadres idéologiques précédents.

• 5 Organisation Mondiale de la Santé, Effects of Nuclear War on Health and Health Services : Report of (...)

4La transformation sociale face à la crise environnementale amène une redéfinition des cadres idéologiques construisant le discours et interroge donc la santé mentale au niveau épistémique. Il ne s'agit donc pas de définir de nouvelles formes de maladies mentales ou d'anxiété écologique, à l'instar de ce qui a été fait lors de l'apparition de l'énergie nucléaire5, mais d'abord de s'interroger sur la compatibilité de nos cadres idéologiques actuels avec une approche durable de la santé mentale.

• 6 Von Bueltzingsloewen, Isabelle, « Les Soins Contraints En Psychiatrie et La Question de l’intervent (...)
• 7 Baleige, Antoine, L’enfermement psychiatrique, entre liberté, santé, et dangerosité : analyse criti (...)
• 8 Amad, Ali, et al. « Keep Calm : Psychiatric Disorders Are Organic ! The Power of Words in Medicine. (...)

7Le cadre idéologique de la psychiatrie est construit autour du postulat qu'il existe des maladies mentales et que leur origine est biologique. Il s'inscrit dans l'idéologie plus large de la médecine biologique et considère que les comportements et interactions sociales des personnes sont des signes de désordres organiques que seul le psychiatre est en mesure d'identifier et de différencier d'une normalité définie alors comme une absence de trouble. Cette approche s'est construite au début du XXe siècle, en réponse à une perte de légitimité de l'aliénisme qui la précédait6, et est venue apporter une justification nouvelle et acceptable aux pratiques d'enfermement systématisé des « dégénérés » et des « furieux », dorénavant devenus « malades mentaux »7. Les traitements biologiques, tels que les cures de Sakel ou les électrochocs, puis médicamenteux ont alors remplacé le traitement moral, dans une quête encore actuelle de la psychiatrie d'être reconnue comme une discipline médicale comme les autres8. Sur le plan épistémologique, encore aujourd'hui les savoirs psychiatriques sont basés sur une approche inductive qui n'a toujours pas validé son postulat initial d'un substrat biologique un siècle plus tard. Cette incertitude épistémique participe d'une quête de légitimité où la construction et l'interprétation des discours et des savoirs sont maintenus sous le contrôle du psychiatre, détenteur du savoir et, de par son statut de médecin, seul à pouvoir protéger la santé des personnes.

• 9 Nasrallah, Henry A., « The Antipsychiatry Movement : Who and Why », Current Psychiatry vol. 10 n° 1 (...)
• 10 Szasz, Thomas, « Psychiatry, Anti-Psychiatry, Critical Psychiatry : What Do These Terms Mean ? », P (...)
• 11 Nelson, Geoffrey, et al. « Empowerment and Mental Health in Community : Narratives of Psychiatric C (...)
• 12 In human matters, interconnections and chains of cause-and-effect may be distorted out of vision. H (...)

8En réaction, des mouvements contestataires multiples (antipsychiatrie9, psychiatrie critique10, mouvements des Survivants de la psychiatrie11, …) se sont développés depuis les années 1970 sur une base commune de remise en cause de la monopolisation du discours par les psychiatres. Tous partagent un abord critique venant resituer la psychiatrie dans un contexte socio-culturel global, fidèle à la définition qu'en fait Norman Fairclough : « dans les questions humaines, les interconnexions et les chaînes de cause à effet peuvent être déformées hors de vue. La « critique » consiste donc essentiellement à rendre visible l'interconnexion des choses »12.

• 13 Truth learned from personal experience with a phenomenon rather than truth acquired by discursive r (...)

9Nous utiliserons le concept de Recovery, issu du mouvement des Survivants de la psychiatrie, pour définir cette approche critique et cette redéfinition des savoirs. Ici, les processus de production et d’interprétation ne sont plus le monopole des psychiatres mais partagés par l'ensemble des parties prenantes, incluant les personnes concernées. Toutes sont reconnues porteuses de savoir, amenant la création de nouveaux concepts épistémiques, notamment celui de « savoir expérientiel », défini par Thomasina Borkman en 1976 comme une « vérité tirée de l'expérience personnelle d'un phénomène plutôt que la vérité acquise par le raisonnement discursif, l'observation ou la réflexion sur des informations fournies par d'autres »13.

• 14 Organisation Mondiale de la Santé, Constitution de l’Organisation Mondiale de La Santé, Genève, Org (...)

10Ce cadre idéologique bénéficie d'une forte légitimité de par sa construction écologique, mais aussi sa cohérence avec les transformations du monde de la médecine qui ont suivi le procès des médecins de Nuremberg et amené à la création de l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) qui redéfinit la santé comme « un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité »14.

• 15 Ibid.

11La participation de la personne directement concernée est assurée par la place centrale du principe de respect du consentement. La santé est alors reconceptualisée comme un droit humain fondamental : « la possession du meilleur état de santé qu’il est capable d’atteindre constitue l’un des droits fondamentaux de tout être humain, quelles que soit sa race, sa religion, ses opinions politiques, sa condition économique ou sociale »15.

• 16 Organisation des Nations Unies, Rapport Du Rapporteur Spécial Sur Le Droit Qu’a Toute Personne de J (...)
• 17 Retief, Marno, & Rantoa, Letšosa, « Models of Disability : A Brief Overview », HTS Teologiese Studi (...)

12L'application de cette définition de la santé à la santé mentale a incorporé le concept de Recovery16. L'approche des droits humains se base sur une reconceptualisation du handicap17, réaffirmant les droits des personnes avec un problème de santé mentale, alors considérées comme en situation de « handicap psycho-social », et amenant une transformation sociale globale inscrite dans l'agenda pour le développement durable de l'ONU :

• 19 Ibid.

13Néanmoins, bien que le cadre idéologique du Recovery promeuve une équité sociale, il reste limité au champ de la santé mentale qui peine à s'intégrer dans les politiques publiques globales19. Dans les années 2000 et dans la lignée des mouvements des droits civiques américains et de la fierté LGBTQI, le mouvement de la Mad Pride vise une transformation globale de notre vision sociale remplaçant la hiérarchisation inhérente aux concepts de « maladie » ou de « handicap » par une reconnaissance politique de la différence :

• 21 Fricker, Miranda, Epistemic Injustice : Power and the Ethics of Knowing, Oxford, Oxford University (...)
• 22 https://www.intervoiceonline.org/
• 23 Partant du principe que le fait d'entendre des voix n'est pas un symptôme de maladie mentale mais u (...)
• 24 DuBrul, Sascha Altman, « The Icarus Project : A Counter Narrative for Psychic Diversity », Journal (...)
• 25 https://fireweedcollective.org/

14Il s’agit alors d’enclencher une transformation de fond de la société dans laquelle la maladie fait place à la diversité et le stigmate à la fierté. Cette approche s'inscrit dans une logique de justice sociale et incorpore comme concept fondateur une dimension épistémique reconnaissant à chaque personne non pas une place mais le rôle central dans ce qui lui arrive. On retrouve ici l'intégration du concept d'injustice épistémique défini par Miranda Fricker21 visant à assurer une participation effective des personnes à l'organisation sociale. La production et l'interprétation des savoirs et discours sont ici détenues par les personnes elles-mêmes, plaçant les autres parties prenantes dans une position d'aide ou de soutien. Le collectif Intervoice22 sur l'entente de voix23, ou encore le projet Icarus24, devenu le Fireweed Collective25, offrent des exemples de discours construit dans ce cadre idéologique.

• 26 https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/objectifs-de-developpement-durable/
• 27 https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/health/

16Il conviendra d’abord de définir la place du système de santé mentale dans un monde durable. La seule mention des maladies mentales dans l’agenda pour le développement durable de l’ONU26 est la promotion de la santé mentale et du bien-être qui apparaît comme une des composantes de la cible 3.4 portant sur les maladies non transmissibles : « 3.4 : D’ici à 2030, réduire d’un tiers, par la prévention et le traitement, le taux de mortalité prématurée due à des maladies non transmissibles et promouvoir la santé mentale et le bien-être »27.

• 28 Les objectifs 3 Bonne santé et bien-être, 4 Éducation de qualité, 5 Égalité entre les sexes, 6 Eau (...)
• 29 European Disability Forum, 2nd Human Rights report on Disability-Inclusive SDGs in Europe and in In (...)
• 30 Département des affaires économiques et sociales de l'Organisation des Nations Unies, The Internati (...)

17Elles semblent donc n’y occuper qu’une place minoritaire au sein de la santé, elle-même ne constituant qu’un seul des dix-sept ODD de l’ONU. À l’inverse, le handicap apparaît comme une notion transversale présente dans plus de sept objectifs différents28. De plus, l’ensemble des articles de la Convention Relative aux Droits des Personnes Handicapées de l’ONU trouve son application dans quinze des dix-sept ODD29. Le concept de handicap, et dans le cas de la santé mentale celui de handicap psycho-social, semble donc davantage intégré dans l’agenda pour le développement durable. Ceci s’inclut dans le cadre du développement d’une société inclusive intégrant une approche basée sur l’égalité des droits et la justice sociale30.

• 32 Ibid.
• 33 Puras, Dainius, & Piers, Gooding, « Mental Health and Human Rights in the 21st Century », World Psy (...)

19De plus, le rapporteur spécial de l’ONU sur le droit qu’a toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale possible met l’accent sur sa nécessaire sortie des politiques et des pratiques en santé mentale32, dans l’intérêt de la santé des populations mais aussi afin de préserver la discipline d’une disparition prévisible33. La mise en application de l’agenda de développement durable par l’ONU s’accompagnerait donc de l’abandon du concept de maladie mentale.

• 34 Organisation Mondiale de la Santé, Social Determinants of Mental Health, Genève, Organisation Mondi (...)

22En effet, dans le cadre idéologique du Recovery, si la transformation des systèmes de santé accompagnant l’adoption d’un contexte social durable s’appuie sur le respect et la promotion des droits, c’est parce qu’un grand nombre de problèmes de santé mentale puisent leur source, non pas dans la biologie, mais dans les iniquités sociales et les traumatismes qui en découlent. La médecine aborde cet aspect sous l’angle des déterminants de santé et il a par exemple été établi que le faible niveau socio-économique ou le mal-logement sont des facteurs favorisant les problèmes de santé mentale. D'autres concepts extérieurs à la médecine, comme le stress minoritaire, les discriminations individuelle et systémique, ou l'intersectionnalité permettent cependant davantage de rendre compte de l'impact de ces phénomènes sur la santé. Il a été mis en évidence qu’agir sur ces phénomènes a un impact positif sur la santé des personnes et des populations34. Construire une société plus équitable et plus juste serait donc, au-delà d’un enjeu éthique, un moyen de prévenir et réduire les problèmes de santé mentale, participant d’une meilleure allocation des ressources et donc d’un fonctionnement plus durable.

• 35 Unger, Ron, Recovery Versus Mad Pride : Exploring the Contradictions, Internet, Mad In America, 201 (...)

24Dans son analyse des relations entre Recovery et Mad Pride35, Ron Unger mets en évidence les bénéfices d’une approche mixte. En effet, s’appuyer uniquement sur le Recovery permet l’inclusion des personnes dans la norme sociale mais ne participerait pas à la construction d’un système durable puisqu’il serait incapable de se réguler, amenant à l'ostracisation d’une partie des personnes concernées. À l’inverse, concevoir toute différence comme valide de manière inhérente ouvre les champs du possible et de l’innovation, mais pose la question de l’intégration de ces différences dans la société, pouvant amener de nouvelles formes d’aliénation. Sans être figé, cet équilibre serait conçu de manière dynamique pour chaque situation, amenant à considérer que :

• 37 Longden, Eleanor, & Read, John, « People with Problems, Not Patients with Illnesses : Using Psychos (...)

27Dans le cadre idéologique de la psychiatrie, la production et l'interprétation du discours sont contrôlées par une minorité à qui on accorde le pouvoir de décider du contenu et de la transmission des informations. Les psychiatres, à qui on attribue cette capacité de définir ce qui est réel, agissent donc comme régulateurs des discours et par conséquent de l'évolution sociale. Cette centralisation du pouvoir amène comme conséquence que toute opinion dissidente est jugée fausse et dangereuse puisqu'elle aurait un impact négatif sur la santé des personnes, alors même que les campagnes d'informations basées sur d'autres cadres idéologiques ont montré un impact supérieur sur la santé des populations37.

• 38 Guézennec, Pauline, & Roelandt, Jean-Luc, « Les Conseils Locaux de Santé Mentale En France : État D (...)

28À l'inverse, le discours dans le cadre idéologique du Recovery est construit sur le modèle participatif dans lequel toute personne concernée directement ou indirectement est incluse dans la production et l'interprétation des discours. Ce modèle reconnaît les savoirs expérientiels des personnes qu'il considère égales. Les Conseils Locaux de Santé Mentale - regroupant sous la présidence d'un élu local représentant les citoyens, les personnes usagères des services de santé mentale, les professionnels de santé et toute autre partie prenante38 - sont un exemple d'application pratique de la mise en application de cette approche de construction des discours. Pour autant, cette approche part de l'hypothèse d'une équité sociale, ce qui amène sa mise en pratique à rester gouvernée par une minorité et relègue les autres à un rôle limité, entre consultants et figurants.

• 39 Russo, Jasna, & Sweeney, Angela, Searching for a Rose Garden : Challenging Psychiatry, Fostering Ma (...)

29Pour répondre à cette limite, dans le cadre idéologique du Mad Pride Paradigm le pouvoir est tenu par les personnes survivantes, reléguant les autres à un rôle subordonné. Baptisée « recherche par les survivants »39, cette approche de la construction des savoirs s'appuie sur une logique de justice sociale :

• 41 DuBrul, Sascha Altman, op. cit.
• 42 https://fireweedcollective.org/peer-workshops-and-trainings/ ; https://fireweedcollective.org/webin (...)

30Le projet Icarus41 a été un exemple d'application de cette approche en santé mentale et a contribué à la construction et à la diffusion de savoirs alternatifs42 :

• 44 Département des affaires économiques et sociales de l'Organisation des Nations Unies, op. cit.

31Bien que la poursuite de la justice sociale soit un objectif affiché de l'ONU44 précédant l'agenda pour le développement durable, maintenir ces espaces demande une transformation de notre organisation sociale et la mise en place de systèmes de régulation assurant leur pérennité. Ceci est également vrai à l'intérieur des recherches menées par les survivants :