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Des routes pour contrôler ? Aménagement des territoires de montagne et reconfiguration des mobilités au XIXe siècle

Emma-Sophie Mouret

Abstracts

The road planning of mountain areas can be thought of as a tool for social control in rural societies. In France, throughout the 19th century, the opening of roads on mountain areas took part in the state modernization planning of the countryside. The Vercors mountain range (Isère and Drôme departments) is a good example to analyse various links between roads planning and social control. During the 19th century, a suitable road network was built on the Vercors mountain range. The construction was managed by a regional agency : the Service Vicinal. The road network is organized according to an administrative model. It looks like a covering between high altitude areas, foothills and plains. The roads’ opening aims to manage and control inhabitant’s socio-economic uses. These should be compatible with the national economy during industrialization. At the same time, the State is looking to manage forest management. The road could be a strategic tool for preventing offence in public forest and movement’s norms are circulated by it. But the efficiency of the social control by roads is not perfect. Some failure could be observed if we asking for the local society to react to this. Who’s taking advantage of these ? Some socioeconomics gaps could have appeared ? Uses considered as offences are disappeared or are they modified ? What highlighted the socioeconomic impacts of road planning ?

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Full text

Introduction

  • 1 Rousseaux, Xavier, « Contrôle social. Un concept pertinent pour la recherche historique ? », Hypoth (...)

1Cette contribution propose de croiser le concept de contrôle social et la question de l’aménagement routier du territoire. Notre hypothèse est que la route carrossable au XIXe siècle constitue un des principaux médiums du contrôle social de l’État et de l’Administration sur les territoires de montagne, et plus largement les mondes ruraux. Si le contrôle social peut être envisagé en tant qu’élément structurant d’une société dont il régule le fonctionnement, il est ici traité dans une acception plus restreinte. Le contrôle social correspond à ce qui relève du pouvoir et tend à corriger ce qui est défini comme une déviance. Cela requière une connaissance des normes de la société et de ce qu’elle considère comme défaillant1. La compréhension du fonctionnement des sociétés est également nécessaire à l’appréhension des enjeux portés par les politiques d’aménagement du territoire, abordées ici dans leurs composantes liées aux infrastructures routières de montagne.

  • 2 Chémery,Valentin, op.cit., p. 177.
  • 3 Lebeau, Christine, « Préface », Hypothèses, vol. 20, n° 1, 2017, pp. 9-12, p. 11.
  • 4 Flonneau, Mathieu, Laborie, Léonard, Passalacqua, Arnaud (dir.), Les transports de la démocratie, a (...)
  • 5 Hans-Liudger, Dienel, « mobility and democracy versus mobility and modernity. A foreword. », Flonne (...)

2Initié par les sociologues américains au début du XXe siècle, l’usage du concept de contrôle social est diffusé dans le sillage de l’école de Chicago durant l’entre-deux guerres2. Les historiens s’emparent de cette notion dans les années 1980, principalement dans le champ de l’histoire judiciaire3. Le contrôle social participe ensuite aux études sur la construction de l’État moderne. Depuis les années 2000, certains historiens questionnent les liens entre contrôle social et mobilités. L’ouvrage collectif réalisé en 2014 sous la direction de Mathieu Flonneau, Léonard Laborie et Arnaud Passalacqua intitulé Les transports de la démocratie étudie les relations entre mobilités, démocraties et pouvoirs4. Ils interrogent les processus d’intervention des autorités politiques dans le domaine des transports. L’historien des techniques Dienel Hans-Liudger rappelle à ce titre que les infrastructures de transports sont un moyen pour les gouvernements de montrer leur puissance et leur capacité d’action5. La présente contribution tente de s’inscrire dans la lignée de ces travaux en intégrant le concept de contrôle social à l’analyse des fonctions et des impacts socio-économiques des aménagements routiers de montagne. L’ouverture d’un aménagement routier revêt alors une triple vocation, il est à la fois un symbole, un support et un outil d’application locale de normes administratives, économiques et sociales pensées à l’échelle nationale. Dès lors, la route participe de manière plurielle à une forme de contrôle social ciblant les sociétés montagnardes, dont elle permet de réguler les pratiques considérées comme défaillantes.

3Le territoire montagneux à cheval entre les départements de la Drôme et de l’Isère surplombant au Nord la ville de Grenoble, à l’Ouest Valence et au Sud Die, constitue une échelle d’analyse intéressante. Désigné à partir du XXe siècle en tant que massif du Vercors, ce territoire est entre 1820 et 1890 le théâtre de la construction d’une quinzaine de routes carrossables. Au début du XXe siècle, ces aménagements constituent un réseau routier reliant les territoires d’altitude, de piémont et de plaine.

  • 6 Rousseaux, Xavier, op.cit., p. 239.
  • 7 Chémery, Valentin, op.cit., p. 182.
  • 8 Lorenzetti, Luigi, op.cit., p. 166.
  • 9 Ibid., p. 166.
  • 10 Voir les travaux d’Anne-Marie Granet-Abisset et de Laurence Fontaine.

4Le XIXe siècle est propice à l’emploi du concept de contrôle social dans l’analyse des effets des aménagements routiers de montagne. L’État moderne s’affirme jusqu’à être identifié comme une forme de pouvoir6, dont les voies de circulations sont un des instruments. C’est également une période au cours de laquelle le processus d’industrialisation initié dès la fin du XVIIIe siècle apparaît comme une phase cardinale de sédimentation du contrôle social dans les sociétés occidentales7. Avènement de la société industrielle, le XIXe siècle est également le théâtre de la diffusion de l’idée de modernité. Les auteurs contemporains la conjuguent à la capacité qu’ont les sciences et les techniques à contrôler la nature à l’aune du progrès8. Les Alpes sont alors associées à l’archaïsme et considérées en retard du point de vue économique et social par rapport au monde urbain. Les aménagements de circulation y sont considérés comme les vecteurs de la modernité. Ils sont garants d’une transition d’un monde ancien associé à l’autarcie et l’enclavement vers un monde moderne associé à l’ouverture et à la vitesse9. À partir des années 1990, des travaux de recherches historiques déconstruisent ces récits défendant un supposé archaïsme des sociétés de montagne10.

5Partant de ces apports, ce travail propose de montrer comment au XIXe siècle, la reconfiguration des systèmes de mobilités des territoires de montagne induite par l’ouverture d’aménagements routiers, répond également à des ambitions de contrôle social sur les territoires concernés. L’analyse des fonds d’archives du Service Vicinal de la Drôme et de l’Isère, notamment des dossiers de projet d’ouverture de route, permet d’envisager ce questionnement selon trois perspectives. Une première accointance entre contrôle social et aménagement du territoire est identifiable dans l’organisation de la vicinalité. L’administration vicinale opère un quadrillage administratif, humain et matériel du territoire participant au contrôle des habitants. D’un point de vue discursif et idéologique le contrôle social apparait, dans les schèmes argumentaires mobilisés par les élites décisionnelles formulant les projets d’ouverture de routes carrossables, comme un impératif de rationalisation économique et sociale des mobilités. Enfin, les routes carrossables constituent un des supports de surveillance et d’action contre des pratiques considérées comme délictuelles.

Le réseau vicinal : instrument de quadrillage du territoire

6Plus d’une dizaine de routes carrossables sont ouvertes dans le massif du Vercors au XIXe siècle. Ces nouvelles routes, larges et peu pentues, succèdent à un maillage de chemins muletiers permettant depuis des siècles des circulations. Ces aménagements routiers sont réalisés sous la houlette du Service Vicinal. Il s’agit d’une agence départementale créée en 1836 afin de construire ou d’achever le réseau de la petite voirie rurale. Cela concerne des routes qui ne sont pas classées dans la grande voirie comprenant les routes nationales, royales ou impériales.

  • 11 Favier, René, Les villes du Dauphiné aux XVIIe et XVIIIe siècles, Grenoble, Presses Universitaires (...)
  • 12 Wullschleger, Michel, « La saga du Vercors », Hors-Série L'Alpe : Vercors en questions, Grenoble, G (...)

7Le Service Vicinal s’insère dans le processus de rationalisation et d’uniformisation du territoire français. L’organisation de la vicinalité constitue un outil qui complète l’agencement territorial décrété le 26 février 1790. Ce dernier divise la France en 83 départements, eux-mêmes subdivisés en arrondissements et cantons. L’ancienne province du Dauphiné est découpée en trois départements : l’Isère (Nord Dauphiné), la Drôme (le Midy) et les Hautes-Alpes (Alpes)11. La limite entre l’Isère et la Drôme traverse d’Est en Ouest le terrain d’étude de cet article. La répartition des différents bassins de vie entre les deux nouveaux départements suscite des contestations12. La montagne rend plus aigües les contradictions entre les découpages territoriaux et les pratiques des sociétés, notamment en ce qui concerne les mobilités. Les sociétés concernées sont confrontées à de nouvelles pratiques pensées en fonction de normes extérieures au territoire, qui interviennent également pour la répartition des ressources foncières et forestières. L’entreprise cadastrale initiée en 1807 requière ainsi la délimitation des parcelles, la désignation de leur propriétaire et des précisions sur leur nature.

8C’est précisément à partir des délimitations administratives et foncières des territoires qu’est organisé le Service Vicinal. Il est rattaché au ministère de l’Intérieur et fonctionne de manière hiérarchisée entre départements, arrondissements, cantons et communes. Le groupe des chemins vicinaux se subdivise en trois catégories : les Chemins de Grande Communication, les Chemins d’Intérêts Communs et les Chemins Vicinaux Ordinaires. Le classement le plus important est celui des Chemins de Grande Communication sur lequel s’effectuent des liaisons dépassant le cadre local. Indice de leur importance, ils sont placés sous l’autorité du préfet et des conseils généraux. Les Chemins d’Intérêt Commun permettent quant à eux des liaisons entre deux ou plusieurs communes et avec les chefs-lieux de canton. Les communes se partagent les frais. Enfin, les Chemins Vicinaux Ordinaires dépendent d’une seule commune, unique contributrice. Hiérarchie des territoires et des chemins vicinaux sont structurellement liées puisque les seconds sont pensés en fonction des premiers. Les déplacements des individus sont pensés et organisés en fonction d’un modèle rationnel qui participe également à un processus plus large de délimitation administrative opposant la propriété privée aux communaux. Bien qu’ils participent depuis longtemps au fonctionnement des sociétés locales, l’Administration juge les communs comme étant confus et archaïques au même titre que les mobilités antérieures aux aménagements routiers.

  • 13 La notion de « chaîne de coopération » est développée par le sociologue Howard S. Becker, Les monde (...)
  • 14 Durand-Claye, Charles-Léon, Routes et chemins vicinaux : tracé, rédaction des projets, construction (...)
  • 15 Ibid., p. 253.
  • 16 Ibid., p. 241.

9L’aménagement routier est le produit d’une action collective. En effet, le fonctionnement de la vicinalité articule des chaînes de coopération13. Elles fonctionnent selon un système d’échelle qui va du national au local, du ministère de l’Intérieur, au Préfet, sous-préfet, conseillers généraux, agent voyer en chef, d’arrondissement, de canton, maire, conseillers municipaux, notables et parfois les propriétaires de parcelles foncières utiles à la route. Les sources comptables révèlent les interactions entre les acteurs de ces chaînes. La comptabilité communale est l’objet d’une attention zélée à plusieurs échelons. Les percepteurs ont l’obligation de ne payer aucun mandat qui ne soit certifié par l’agent voyer vicinal qui doit s’assurer que les ressources destinées aux chemins vicinaux sont bien employées14. Les maires doivent soumettre à l’autorisation de l’Administration vicinale toutes opérations liées à la vicinalité15. Ils établissent des budgets soumis à l’approbation des agents vicinaux qui ont accès aux comptes municipaux. Les agents voyers vicinaux de cantons font remonter ces informations à l’agent voyer vicinal en chef. Il remet au préfet un projet de budget final qui est ensuite soumis au Conseil Général16. Le Service Vicinal pratique ainsi une forme d’ingérence dans la comptabilité municipale.

  • 17 Casteigts, Michel, « Autonomies locales versus contrôle social, les ambivalences de la territoriali (...)
  • 18 Loschak, Danièle, « Espace et contrôle social », Centre, périphérie, territoire, sous la direction (...)
  • 19 Ibid., p. 157.

10Le réseau routier vicinal peut être doublement pensé comme une forme de quadrillage viaire du territoire. D’une part, le fonctionnement décentralisé de la vicinalité tout en multipliant les agents, induit une articulation entre les chaines d’acteurs. Cette articulation produit un quadrillage fonctionnel et hiérarchique de compétences, susceptible de renforcer le contrôle par les institutions publiques des acteurs collectifs locaux tels que les conseils municipaux17. D’autre part, les routes carrossables en tant que chemins vicinaux quadrillent physiquement le territoire. Différentes recherches en sciences humaines et en urbanisme ont déjà démontré que l’organisation de l’espace joue un rôle central dans le contrôle social18. Elle matérialise un ordre spécifique à ce dernier19.

  • 20 Ibid.,p. 160.
  • 21 Ibid., pp. 167-172.
  • 22 Ibid., p. 198.
  • 23 Guillerme, André, Corps à corps sur la route : les routes, les chemins et l’organisation des servic (...)
  • 24 Picon, Antoine, « De l’utilité des travaux publics en France au XIXe siècle », Culture technique, 1 (...)
  • 25 Denis, Vincent, « Comment la Révolution française a inventé la mobilité » dans Flonneau, Mathieu, L (...)

11En d’autres termes, l’organisation de l’espace est utile aux ambitions de répartition des individus qui une fois assignés à des territoires déterminés sont plus facilement identifiables20. La juriste Danièle Loschak décrit comment le découpage départemental du pays est une forme de quadrillage qui permet à l’État au XIXe siècle de s’assurer la maitrise du territoire. Ce processus de normalisation et de rationalisation fondé sur le quadrillage spatial confère à l’État des ancrages matériels à tous les échelons21. Le réseau vicinal peut alors être pensé, à l’instar des mairies, hôtels de villes et préfectures, en tant que symbole d’ordre et d’unité nationale22. André Guillerme rappelle à ce titre que la vicinalité porte la marque de l’État dans les campagnes23. Les routes et chemins vicinaux participent à l’organisation territoriale et administrative de la société à l’aune du renforcement de l’État centralisateur24. L’historien Vincent Denis démontre que l’utilisation du passeport comme instrument de surveillance par le gouvernement est le corolaire de l’émergence de la notion administrative de population mobile. Cette dernière comporte des groupes d’individus que l’État surveille avec un dispositif policier et administratif25. Le réseau vicinal est un des supports de cette surveillance.

Reconfiguration des mobilités

  • 26 La notion de forme projet est mise au point par l’historien Frédéric Graber. Voir notamment Frédéri (...)

12L’étude de la documentation relative aux projets d’ouverture de route (mémoires justificatifs, rapports, délibérations de conseils municipaux et correspondances entre responsables politiques, administratifs et techniques), permet d’observer la récurrence de schèmes argumentaires participant aux « formes projets » d’aménagements routiers de montagne26.Ces discours, qui promeuvent la modernisation des territoires, révèlent en filigrane une volonté de normalisation économique et sociale des mobilités.

13Les principaux arguments explicitement formulés par les agents voyers et édiles en faveur de l’ouverture de routes sont relatifs au désenclavement et au développement des territoires de montagne. Les auteurs des sources appartiennent pour la plupart à l’élite décisionnelle urbaine. Ils considèrent que les territoires concernés sont dans une situation de misère économique et sociale. Cette situation est due à l’absence de voies de communication garantissant des échanges rapides avec les pôles commerciaux de plaine. L’aménagement routier apparait comme une solution. La route ouvre des débouchés plus directs que les sentiers et chemins muletiers jusqu’alors utilisés. Ces derniers constituent un ensemble d’itinéraires varié permettant des relations d’échanges anciennes et étendues. Ces mobilités sont saisonnières et dépendantes de la météo. Néanmoins elles ne sont pas conformes aux modèles des ingénieurs du XIXe siècle. Le développement de l’économie de marché, l’accélération des échanges et des communications nécessitent de la vitesse, de la régularité et de fortes capacités de charge. Ces nouvelles attentes en termes de mobilités sont gages de modernité et de progrès. Face à elles, les économies montagnardes marquées par la pluriactivité, la saisonnalité des travaux et les migrations sont perçues comme économiquement déviantes et donc à corriger. L’aménagement routier inscrit les territoires de montagne dans la norme en termes de développement économique.

14En plus d’une politique de normalisation des mobilités à des fins économiques, la construction de routes carrossables est présentée comme un outil civilisateur agissant sur la morale des individus. Les propos que tient un notable local au préfet de la Drôme en 1860 sont explicites. Il explique que le projet de route qu’il soutient comporte « un motif d’humanité ». Il justifie ainsi ses propos :

  • 27 Archives Départementales de la Drôme, 7.M., Conservation des forêts, Forêt de Lente, Aménagements e (...)

15Le plateau de l’Echarasson, […] par où doit passer cette route, compte une population pauvre d’environ 200 âmes qui se trouvent privées des secours de la Religion et de l’enseignement, faute de voie de communication27.

  • 28 Granet-Abisset, Anne-Marie , La route réinventée les migrations des Queyrassins aux XIXe et XXe siè (...)
  • 29 Lequin, Yves, Histoire des français XIXe -XXe siècles, un peuple et son pays, Paris, Armand Colin, (...)
  • 30 Picon, Antoine, op.cit., p. 123.

16Le supposé manque d’éducation des sociétés de montagne participe aux représentations dépréciatives à leur sujet28. Les chemins vicinaux sont pensés comme des outils d’ouverture sociale, principaux vecteurs de l’homogénéisation de la langue contre le patois ainsi que du renforcement de l’unité culturelle de la France29. Pour beaucoup d’intellectuels du début du XIXe siècle, notamment les Saint-Simoniens, les travaux publics ont un rôle de pacification de la société face à la pauvreté et à la question sociale. Dans cette perspective idéologique les travaux publics nécessaires aux aménagements routiers sont considérés comme des instruments de résistance face au délitement des relations sociales au lendemain des troubles révolutionnaires30.

17Les ambitions économiques et sociales de l’aménagement routier telles qu’elles viennent d’être évoquées sont réaffirmées par la déclaration d’utilité publique. Cette dernière pose les bases juridiques nécessaires à la réalisation de l’aménagement, en anéantissant les résistances de la part des propriétaires fonciers. La notion d’utilité publique porte de manière sous-jacente une norme économique et sociale vers laquelle l’aménagement doit tendre. L’ensemble des schèmes discussifs croisé au dispositif juridique d’utilité publique sont à considérer comme les piliers d’une ambition de régulation des modes de mobilités et in fine des modèles de développement territoriaux antérieurs à l’aménagement. Ces derniers sont perçus comme déviants et inadaptés aux normes diffusées par le capitalisme industriel. Finalement, sous prétexte d’une intégration des campagnes à l’économie de marché entendue comme une forme de démocratisation économique, l’ouverture de routes carrossable sert une forme de contrôle social. Les deux premières parties de l’article évoquent des manifestations administratives et discursives du contrôle social par l’aménagement routier. Il est possible dans un troisième temps d’en percevoir des expressions directes au travers de la question des « délits ».

Routes et délits, un tandem multiforme et mutagène

  • 31 Voir à ce sujet Corvol, Andrée, L’Homme aux Bois, Histoire des relations de l’homme et de la forêt (...)
  • 32 Chalvet, Martine, Une histoire de la forêt, Paris, Éditions du Seuil., 2011.

18Une analyse menée à l’échelle d’un territoire permet de saisir des modes d’application directs du contrôle social par la route. Des populations considérées comme délinquantes sont identifiables et permettent de questionner la notion de délit ainsi que les réactions suscitées par ces dispositifs. Les forêts occupent une large part du territoire étudié. Elles cristallisent les intérêts d’acteurs d’horizons variés telle que l’Administration forestière, les propriétaires privés, les municipalités et les habitants. Ces derniers disposent de droits d’usages anciens dans les bois. Essentiels au maintien des sociétés rurales, ils permettent aux plus pauvres de se procurer du bois pour le chauffage, pour la fabrication d’outils et d’ustensiles ou pour faire circuler et paître les animaux. Ces pratiques sont prohibées par le code forestier de 1827 et le régime forestier établi au XIXe siècle31. L’État reprend en main l’exploitation de la ressource forestière dont il redoute une pénurie32. Les pratiques permises par les droits d’usages représentent alors des ponctions non réglementées d’une partie de la ressource forestière. Elles sont susceptibles de nuire à la gestion des ressources ligneuses, et ne rapportent rien à l’État. Ce sont des délits auxquels l’administration forestière cherche à mettre un terme.

  • 33 Les propriétaires sont également soumis à des règles.

19La réalisation d’aménagement routier apparait comme la solution idoine. Ils permettent la mise en place d’une exploitation rentable des forêts domaniales par l’État qui faute de communications sont principalement exploitées par les habitants des environs. Elles garantissent également une présence renforcée des agents de l’Administration forestière sur le terrain. Ils peuvent plus facilement contrer les prélèvements effectués par des personnes qui ne sont pas propriétaires des forêts33. Pour les membres du conseil général de la Drôme, l’aménagement routier permet de modifier les pratiques des habitants du Vercors. Une délibération de 1834 illustre cette idée :

  • 34 Archives Départementales de la Drôme, 1N171, délibérations du Conseil Général du département de la (...)

[…]Qu’il ne reste guère maintenant aux habitants que la funeste industrie des bois coupés en délit, qu’ils transportent à dos de mulet dans le Royannais, où ils les vendent à vil prix ; Que cette ressource, en quelque sorte désespérée, démoralise le pays et conduit chaque mois une foule de délinquants sur les bancs de la police correctionnelle ; qu’il est digne de la sollicitude de l’administration d’apporter quelque remède à un mal aussi grand ; que le sol du Vercors ne se refuse point à la production, qu’il renferme de vastes forêts […]et qu’il ne lui manque, pour en faire une source de prospérité, que des débouchés faciles ; que l’ouverture d’une communication accessible aux voitures par la vallée d’Echevis peut seule lui donner les moyens d’atteindre ce but si désirable […]que l’État y a un intérêt encore plus grand, parce que, propriétaire de la plupart des bois du Vercors, une communication facile donnerait à ses forêts une valeur considérable.34

20Les auteurs de cet extrait fustigent le commerce de bois établi entre les forêts situées dans les montagnes et la plaine royannaise. Il s’agit d’un courant d’échange ancien. Le bois est descendu par les chemins muletiers jusqu’en piémont où il est vendu en planches ou travettes. Les personnes qui participent à ces échanges - qualifiées de délinquants - résident dans les communes situées à proximité des forêts. Ils trouvent dans ce commerce un complément indispensable aux activités agricoles et parfois même une activité à part entière. C’est un manque à gagner pour l’État qui cherche de nouveaux espaces forestiers à exploiter. Les secteurs jusque-là non desservis par des voies carrossables représentent une manne économique. Les routes larges et praticables promettent des transports continus, réguliers et rapides de quantités importantes de bois à des prix concurrentiels. Cet extrait renseigne également sur l’habilité avec laquelle les auteurs définissent la misère comme inhérente à ces territoires. Pour eux, les habitants alors contraints de recourir à la délinquance auront accès à des activités économiques licites. L’État et le département se montrent magnanimes en œuvrant à la réalisation d’un aménagement routier.

  • 35 Vigier Philippe, « Les troubles forestiers du premier XIXe siècle français », dans Revue forestière (...)

21Rien n’est dit sur les effets du code forestier promulgué sept ans plus tôt. C’est pourtant une crainte sous-jacente du pouvoir central. L’application des mesures restreignant les droits d’usages provoque des troubles sociaux parfois violents à l’instar des Guerres des Demoiselles dans le Saint Gironnais, opposant dans les années 1830 de manière parfois violente les communautés rurales soulevées contre les forestiers et les troupes envoyées au secours de ces derniers. Au sein du territoire étudié, la commune d’Autrans est en 1848 le théâtre de troubles opposant habitants et agents de l’administration forestière. Dans ce cas aussi les troupes interviennent35. Les routes carrossables, tout en permettant de faire cesser les pratiques délictuelles, portent des promesses de développement susceptibles d’apaiser un climat tendu. Elles permettent également aux troupes d’intervenir plus rapidement en cas de trouble.

  • 36 Archives Départementales de la Drôme, 695 WP 39, Service Vicinal, commune de la Chapelle-en-Vercors (...)

22Dès leurs premières années d’ouverture, les routes carrossables sont le lieu d’identification de bons et de mauvais usages. Les cantonniers sont chargés de constater les délits de petite voirie36. Un procès-verbal de contravention dressé le 21 mars 1867 indique que Régis et Antoine Bellier, deux frères originaires de la Chapelle-en-Vercors, détériorent un des chemins vicinaux de la commune en trainant des billots de bois avec leurs bœufs. En plus d’abimer la chaussée, ils laissent les billots entreposés sur le chemin, ce qui gêne la circulation. Les deux frères déclarent travailler pour le compte d’Etienne Bonnet, qu’ils présentent comme un marchand de bois d’une commune voisine. Ils sont condamnés par le juge de paix du canton à un franc d’amende. Le magistrat précise que, s’agissant de leur première infraction, la sanction minimum est appliquée. Les motifs d’accusation indiquent que les verbalisés ne disposent pas des véhicules adéquats pour le transport du bois tel qu’un char, ni d’infrastructures de dépôt comme un hangar. Ces indices laissent supposer que le transport de pièces de bois constitue pour eux une activité complémentaire. En effet, au recensement de l’année 1866, Antoine et Régis Bellier déclarent tous deux être propriétaire cultivateur. En 1872 ils indiquent uniquement le statut de cultivateur. Quant à Etienne Bonnet, le marchand de bois pour le compte duquel ils déclarent travailler, il indique en 1866 et 1872 être propriétaire cultivateur. L’aménagement routier pensé comme une solution aux délits forestiers, devient le lieu où en sont désormais constatés de nouvelles formes. Il s’agit encore d’usages considérés comme défaillants parce que contraires aux normes de mobilité. On leur reproche désormais de détériorer la chaussée et donc de nuire à la circulation.

  • 37 Chémery, Valentin, op.cit., p. 185.

23L’ouverture d’une route engendre une forme d’adaptation de leurs activités par les habitants. Les verbalisés ont des profils s’inscrivant dans la continuité des délinquants forestiers d’avant l’ouverture de l’aménagement. Il y a un glissement de ce que comporte la notion de délit. Si avant la construction de la route elle est relative aux modalités d’exploitation de la ressource forestière, elle concerne ensuite les modes d’usages de la route. Une constante apparait : le transport du bois. Les adaptations des personnes ciblées questionnent une forme « d’inefficience du contrôle37 » par la route. Elles illustrent aussi des formes d’adaptation des personnes qui subissent le contrôle face aux nouvelles formes de ce dernier.

  • 38 Archives Départementales de l’Isère, 14O7, CGC n° 7, 25 mars 1921, procès-verbal pour infraction.
  • 39 Lorenzetti, Luigi, op.cit., p. 168.

24Les profils des personnes verbalisées changent progressivement. À partir des années 1900, les contraventions concernent majoritairement des marchands et industriels dont la profession est spécifiquement liée au transport ou à l’exploitation forestière. Les profils d’habitants pluriactifs pour qui le transport de bois est une activité complémentaire se raréfient. Les entrepreneurs de transports et marchands de bois – et leurs voituriers – sont les nouveaux délinquants. Ils écopent régulièrement de contraventions face auxquelles ils maîtrisent les procédés de contestations38. Le changement de profil des personnes verbalisées peut être interprété comme un indice du succès de l’exclusion de ceux pour qui le transport du bois constitue une activité d’appoint et qui n’ont pas les moyens de s’équiper conformément aux normes nouvellement prescrites pour le transport du bois sur les routes. En effet, il est désormais nécessaire d’utiliser des chars à plusieurs essieux munis de jantes d’une dimension précise. Un poids de charge maximum doit également être respecté. Le non-respect de ces consignes entraine une verbalisation. Les usagers effectuant des transports lourds doivent également payer une taxe industrielle. Il s’agit d’une somme due à l’administration vicinale pour la détérioration de la chaussée. Elle est calculée en fonction du tonnage transporté et du nombre de kilomètres parcourus. Seuls les gros exploitants peuvent faire face à ces dépenses. Le contrôle social par l’aménagement routier produit des normes de mobilités qui ont pour effet d’opérer une restructuration socio-économique des activités liées à l’exploitation forestière. Cela constitue un des derniers maillons de la prise en main de la ressource forestière par l’État. Ce phénomène s’inscrit directement dans les mécanismes décrits par Luigi Lorenzetti sur les effets contrastés des politiques de modernisation des territoires alpins pouvant générer voire accentuer des contrastes socio-économiques39.

Conclusion

25Les liens entre aménagement routier du territoire et contrôle social sont polymorphes. Considérés ensemble, ils permettent d’approcher les différents échelons du contrôle : des personnes qui le mettent en place, de celles qui sont visées par ce contrôle, ainsi que des acteurs en charge de son application. Principal outil d’aménagement dans une période de refonte des territoires à l’aune de la centralisation de l’espace national, la route – absente, en projet ou ouverte – est omniprésente dans les discours sur la modernisation et l’intégration aux marchés régionaux et nationaux des sociétés montagnardes. C’est une promesse d’homogénéisation économique et sociale par la régulation des mobilités. L’aménagement routier par ses vocations et usages donne ainsi à voir les normes attendues et leurs évolutions, et in fine, les déviances par rapport à ces dernières.

  • 40 Lejeune, Dominique, « La régulation sociale et le contrôle social, 1848-1958 », cours de khâgne mis (...)

26Si comme le rappelle Dominique Lejeune dans son cours sur la régulation sociale et le contrôle social40, l’hausmannisation est un moyen de contrôle permettant une meilleure surveillance des individus grâce à la création de carrefours aérés et de grandes voies rectilignes, une entrée croisant aménagements routiers de montagne et contrôle social permet d’envisager la modernisation de la voirie rurale en écho au mouvement de modernisation des villes européennes au XIXe siècle. Dans les deux cas, une des ambitions sous-jacentes au développement économique est la régulation des pratiques des populations, susceptibles de menacer les intérêts du système en place.

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Notes

1 Rousseaux, Xavier, « Contrôle social. Un concept pertinent pour la recherche historique ? », Hypothèses, vol. 20, n° . 1, 2017, pp. 237-247, p. 237 et Chémery, Valentin, « Contrôle partout ? Contrôle nulle part ? Usages historiens du contrôle social », Hypothèses, vol. 20, n° . 1, 2017, pp. 177-187, p. 178.

2 Chémery,Valentin, op.cit., p. 177.

3 Lebeau, Christine, « Préface », Hypothèses, vol. 20, n° 1, 2017, pp. 9-12, p. 11.

4 Flonneau, Mathieu, Laborie, Léonard, Passalacqua, Arnaud (dir.), Les transports de la démocratie, approche historique des enjeux politiques de la mobilité, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014.

5 Hans-Liudger, Dienel, « mobility and democracy versus mobility and modernity. A foreword. », Flonneau, Mathieu, Laborie Léonard, Passalacqua Arnaud (dir.) op.cit., pp. 9-11.

6 Rousseaux, Xavier, op.cit., p. 239.

7 Chémery, Valentin, op.cit., p. 182.

8 Lorenzetti, Luigi, op.cit., p. 166.

9 Ibid., p. 166.

10 Voir les travaux d’Anne-Marie Granet-Abisset et de Laurence Fontaine.

11 Favier, René, Les villes du Dauphiné aux XVIIe et XVIIIe siècles, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1993, p. 423.

12 Wullschleger, Michel, « La saga du Vercors », Hors-Série L'Alpe : Vercors en questions, Grenoble, Glénat, 2001, p. 30.

13 La notion de « chaîne de coopération » est développée par le sociologue Howard S. Becker, Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988.

14 Durand-Claye, Charles-Léon, Routes et chemins vicinaux : tracé, rédaction des projets, construction, entretien, Paris, Baudry et Cie., 1885, p. 603. Imprimé consulté sur Gallica, https://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k91087z.image.

15 Ibid., p. 253.

16 Ibid., p. 241.

17 Casteigts, Michel, « Autonomies locales versus contrôle social, les ambivalences de la territorialisation de l’action publique », Gouvernementalité et gestion du changement, Sedjari Ali, Paris-Rabat, l’Harmattan, 2015, pp. 305-319, p. 307.

18 Loschak, Danièle, « Espace et contrôle social », Centre, périphérie, territoire, sous la direction de Chevallier Jacques, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, pp. 151-203 p. 153.

19 Ibid., p. 157.

20 Ibid.,p. 160.

21 Ibid., pp. 167-172.

22 Ibid., p. 198.

23 Guillerme, André, Corps à corps sur la route : les routes, les chemins et l’organisation des services au XIXe siècle, Paris, Presses de l’école nationale des ponts et chaussées, 1984, p. 76.

24 Picon, Antoine, « De l’utilité des travaux publics en France au XIXe siècle », Culture technique, 1992, pp. 122‑127, p. 123.

25 Denis, Vincent, « Comment la Révolution française a inventé la mobilité » dans Flonneau, Mathieu, Laborie Léonard, Passalacqua Arnaud (dir.), op.cit., pp. 27-43, p. 42.

26 La notion de forme projet est mise au point par l’historien Frédéric Graber. Voir notamment Frédéric, Graber, « Du faiseur de projet au projet régulier dans les Travaux Publics (XVIIIe-XIXe siècles) : pour une histoire des projets », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 2011, n° 58-3, pp. 7-33.

27 Archives Départementales de la Drôme, 7.M., Conservation des forêts, Forêt de Lente, Aménagements et entretiens. Études et projets 1841-1863, lettre du 24 octobre 1860.

28 Granet-Abisset, Anne-Marie , La route réinventée les migrations des Queyrassins aux XIXe et XXe siècles, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, Grenoble, 1994.

29 Lequin, Yves, Histoire des français XIXe -XXe siècles, un peuple et son pays, Paris, Armand Colin, 1984, vol. 1, p. 113.

30 Picon, Antoine, op.cit., p. 123.

31 Voir à ce sujet Corvol, Andrée, L’Homme aux Bois, Histoire des relations de l’homme et de la forêt XVIIe -XXe siècle, Fayard., Mesnil-sur-l’Estrée, 1987 et Granet-Abisset, Anne-Marie, « La bataille des bois. Enjeux sociaux et politiques de la forêt pour les sociétés rurales en France au XIXe siècle », Les campagnes dans les évolutions sociales et politiques en Europe des années 1830 à la fin des années 1920 étude comparée de la France, de l’Allemagne, de l’Espagne et de l’Italie., Paris, Ellipses, 2005.

32 Chalvet, Martine, Une histoire de la forêt, Paris, Éditions du Seuil., 2011.

33 Les propriétaires sont également soumis à des règles.

34 Archives Départementales de la Drôme, 1N171, délibérations du Conseil Général du département de la Drôme, séance du 12 juillet 1834, article 21, communication vicinale entre le Vercors et le Royannais.

35 Vigier Philippe, « Les troubles forestiers du premier XIXe siècle français », dans Revue forestière française, 1980, pp. 128‑135.

36 Archives Départementales de la Drôme, 695 WP 39, Service Vicinal, commune de la Chapelle-en-Vercors, chemins vicinaux, contraventions. Cela crée des fractures sociales dans les communes dont les cantonniers sont pour la plupart des habitants. Les rancœurs à leur égard sont exprimées par les incendies des cabanes cantonnières.

37 Chémery, Valentin, op.cit., p. 185.

38 Archives Départementales de l’Isère, 14O7, CGC n° 7, 25 mars 1921, procès-verbal pour infraction.

39 Lorenzetti, Luigi, op.cit., p. 168.

40 Lejeune, Dominique, « La régulation sociale et le contrôle social, 1848-1958 », cours de khâgne mis en ligne le 14 mars 2017 sur HAL-SHS (CNRS) : https://hal.archives-ouvertes.fr/cel-01486198.

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References

Electronic reference

Emma-Sophie Mouret, “Des routes pour contrôler ? Aménagement des territoires de montagne et reconfiguration des mobilités au XIXe siècle”Amnis [Online], 20 | 2021, Online since 15 October 2021, connection on 18 April 2024. URL: http://journals.openedition.org/amnis/6485; DOI: https://doi.org/10.4000/amnis.6485

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