Avant-propos
Texte intégral
1Il y a peu de concepts aussi tenaces que celui de contrôle social, mobilisé par les sciences sociales depuis le début du XXe siècle. Beaucoup ont tenté de s’en défaire : Robert Castel n’écrivait-il pas en 1988 que cette « notion de contrôle social semble affectée aujourd’hui d’un discrédit tel que la plupart des “chercheurs” ne sauraient l’employer sans rougir et sans s’en démarquer. » Pourtant il s’obstine. Les articles et les ouvrages qui l’utilisent ne disparaissent pas. On le critique, mais on ne parvient pas à s’en débarrasser.
2Les raisons de cette persistance sont multiples. Elle tient probablement en partie à sa malléabilité. Le concept circule entre les disciplines : né en sociologie sous la plume d’Edward Alsworth Ross en 1901, il a été travaillé aussi bien par les historiens, les anthropologues que les philosophes. Sa mobilité est aussi thématique : il naît pour décrire « l’apprentissage de la conformité » avant de décrire, surtout après Michel Foucault, les « endiguements de la non-conformité ».
3Il s’applique aussi bien au passé, au futur qu’au présent. Les régimes qualifiés de totalitaires, dans le passé, et les grandes dystopies de 1984 à Minority report ont longtemps eu le monopole de la représentation d’un contrôle social poussé à son extrême, un contrôle de tous les instants, aussi bien vertical, par l’État et ses agents, qu’horizontal avec une population qui s’épie, se dénonce. Les évolutions récentes de la surveillance en Chine avec la reconnaissance faciale et le système de crédit social, mais également les conséquences de l’épidémie de Covid-19 sur les sociétés démocratiques ont renouvelé l’intérêt pour le concept. Cette circulation correspond bien à la pluridisciplinarité qui anime Amnis depuis sa création. Ce numéro a été l’occasion de poursuivre des recherches déjà riches en multipliant les regards et les jeux d’échelles et d’interroger ainsi les pratiques de domination et de pouvoir.
4Les articles publiés abordent des thèmes majeurs comme celui des acteurs formels et informels de l’exercice du contrôle social. Exercer le contrôle social, c’est faire appliquer des normes. Alors que les principaux détenteurs traditionnels de ce pouvoir, principalement l’État, et les religions sont bien connus, Álvaro Acevedo Tarazona et Andrés Correa lugos Álvaro étudient des acteurs informels qui, « avec l'appui des Forces Militaires, administrent les façons de mourir et de tuer ». Dans leur article « Tanatopolítica y control social : la violencia como dinamizador del orden y la limpieza social en Bucaramanga, Colombia (1988-1998) » ils se sont intéressés à la situation à Bucaramanga (Colombie) à la fin du XXe siècle, ville qui a connu « une croissance exponentielle de la violence en raison de l'essor du trafic de drogue et du conflit armé interne ». Ils y observent des formes violentes et illégales de contrôle social, qui induisent une « privatisation de la justice » et un accroissement du discrédit et de la méfiance des citoyens à l’égard de leurs institutions.
5L’autre thème fondamental de ce numéro est celui du lien entre territoire et contrôle social. Nous souhaitions susciter une réflexion sur les lieux du contrôle social, afin de vérifier dans quelle mesure la géographie, les transformations et la gestion de l’espace constituent des éléments fondamentaux dans la régulation des pratiques sociales. Les différents auteurs se sont notamment intéressés à la question du logement (Guy Baudelle, « Le contrôle social des mineurs par le logement dans les bassins houiller européens est-il un mythe ? » ; Lucie Prohin, « Concevoir l’espace domestique pour contrôler la main-d’œuvre : l’action de la Société mulhousienne des cités ouvrières durant la seconde moitié du XIXe siècle »), à celle des voies de communication et du désenclavement des territoires (Emma-Sophie Mouret, « Des routes pour contrôler ? Aménagement des territoires de montagne et reconfiguration des mobilités au XIXe siècle ») et à la question de l’articulation des « pratiques d’ordre public » dans un Etat colonial (François Godicheau et Alina Castellanos Rubio, « L’ordre social et son gouvernement en perspective coloniale. Pour une histoire trans-territoriale de l’Espagne contemporaine »). Ces différents articles montrent à quel point l’espace, d’une part, joue un rôle essentiel dans la manière dont le contrôle social est envisagé dans une société et, d’autre part, participe à la définition des codes sociaux qui structurent la vie en collectivité.
6Enfin, ce numéro d’Amnis aborde la question de la fabrique de la conformité. Il s’agissait de réfléchir à l’apprentissage de cette dernière, à la façon dont les normes sont intégrées et transmises. Roger Bautier, dans « L’ambivalence du conformisme langagier et communicationnel » analyse la régulation de la langue et de la communication ainsi que l’impact du langage sur les divisions sociales dans un environnement façonné, entre autres, par les réseaux sociaux. Il montre notamment que « le conformisme langagier et communicationnel se révèle ambivalent : facteur de contrôle social par la sélection qu’il implique, il constitue aussi un atout pour ceux qui, bien que socialement défavorisés, parviennent à le traiter, à la fois, comme un outil de promotion sociale et comme une arme dans une stratégie visant à l’intervention efficace au sein de l’espace public ». Ceci étant, avec Internet, on constate un bouleversement des « conditions dans lesquelles la communication s’effectue » car « le milieu numérique, dont l’importance ne fait que croître, n’a pas pour seul effet de permettre une exposition plus large des discours, mais est capable d’imposer, en même temps, des normes techniques difficilement contournables ». Ce constat témoigne du caractère protéiforme du contrôle social, de la multiplicité des facteurs qui en déterminent la portée et, en définitive, du fait qu’il s’agit d’un objet qui ne cesse d’évoluer en fonction des périodes et de l’environnement dont il est le produit.
Pour citer cet article
Référence électronique
François-Xavier Nérard, « Avant-propos », Amnis [En ligne], 20 | 2021, mis en ligne le 27 novembre 2021, consulté le 25 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/amnis/6990 ; DOI : https://doi.org/10.4000/amnis.6990
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