Introduction

2C’est dans cette agitation socio-environnementale que des citoyens et des riverains se rassemblent dans le collectif Arte por el Agua (AxA) pour accompagner les mobilisations de décembre 2019 puis l’élan protestataire dans les mois qui ont suivi. À l’origine le collectif compte une quarantaine de membres et en revendique une centaine aujourd’hui. L’enquête a révélé l’existence d’un noyau dur d’une dizaine de membres qui l’animent au quotidien. Les actions de ce collectif ont été, en certaines occasions, qualifiées de «  désobéissance poétique  », tant par les observateurs que par ses membres.

3Comment faire sens de ce vocable et de cette manière de décrire leur pratique militante, artiviste et communicante  ? Où se situe la «  désobéissance poétique  » dans le spectre des actions communément regroupées sous le terme de désobéissance civile  ? Comment s’incarne cette désobéissance et surtout à qui désobéit-on  ?

4Ces questionnements seront abordés grâce à l’étude des productions de ce collectif sur les réseaux sociaux depuis la fin 2019 et d’une enquête de terrain réalisée dans le cadre d’une recherche postdoctorale en 2022 qui a permis de rencontrer les membres du collectif, de réaliser des entretiens avec certains d’entre eux ainsi que de participer à quelques-unes des actions qu’ils continuent de mener aujourd’hui. Dans un premier temps, je propose une brève archéologie de la désobéissance civile afin d’en restituer les évolutions historiques et les tendances actuelles. Dans un second temps, je discuterai de la «  désobéissance poétique  » en la réencastrant dans son contexte d’exécution afin de démontrer que la désobéissance s’entend autant dans son rapport avec le droit positif, mais aussi comme un braconnage par rapport aux pratiques normées du militantisme local.

Brève archéologie de la désobéissance civile

5La désobéissance civile n’est pas un mode d’action protestataire figé. Elle prend forme dans des situations déterminées et entretient des rapports spécifiques au droit positif. C’est pourquoi il est plus prudent d’adopter une approche pluraliste de la désobéissance civile afin d’en recenser les manifestations et les expressions dans un premier temps, avant de tenter de cerner le lieu de la «  désobéissance poétique  » au sein de cet ensemble de pratiques protestataires.

La désobéissance de conscience

9Dans tous ces exemples, la désobéissance à l’ordre établi passe par un examen de conscience. L’individu est contraint par une situation qui exige de lui une prise de position éthique en faveur ou contre le droit positif. À chaque fois, des systèmes légaux sont confrontés : loi de la cité contre celle de la tradition chez Antigone ; loi de la cité contre règle de vie chez Socrate ; loi du monarque contre loi de la conservation individuelle pour La Boétie ; loi de la Fédération contre les droits humains pour Thoreau, etc. Ce que l’examen de conscience révèle c’est la coexistence virtuelle de systèmes normatifs qui, au le gré des circonstances, peuvent se trouver mis en concurrence.

La désobéissance civile classique

La désobéissance civile «  contre-démocratique  »

15Intégré à cette dynamique, la désobéissance civile est un moyen de parfaire la démocratie, en instituant une conversation permanente dans un environnement civique polyphonique. L’acte désobéissant rappelle que la source de la souveraineté démocratique s’exprime dans et à travers des voix assemblées et que chacune de ces voix dispose d’un droit inaliénable à s’exprimer ; il réactualise cette réalité en manifestant le dissentiment des voix réunies. Ce dissentiment n’est dès lors rien d’autre que le droit de retirer sa voix du contrat social lorsque celui-ci est mis à mal par des institutions légales ou légitimes, au nom de l’exigence de conversation. En conséquence, le recours à la désobéissance civile concerne avant tout ceux qui ne peuvent pas parler, mais aussi ceux qui ne peuvent pas participer à la conversation de justice parce qu’ils en sont exclus ou encore ceux dont la voix est inaudible parce que leur expressivité n’est pas en adéquation avec l’arène de conversation choisie.

La «  désobéissance poétique  » comme pratique située

Un nouveau style assambléiste

Dans les faits, l’assembléisme pratiqué par les membres du collectif traduit une compréhension et une appropriation sélective des principes fondamentaux de ce sous-champ militant de la protestation socio-environnementale. Deux pistes peuvent servir à préciser l’émergence d’un «  nouveau style assembléiste  » : la prosopographie du collectif et son modus operandi.

17Du point de vue prosopographique, on note une plus grande hétérogénéité dans les profils et les trajectoires des participants d’AxA. Le mouvement assembléiste mendocino est principalement composé d’enseignants et d’individus ayant des occupations pédagogiques sous une forme ou une autre. Les membres d’AxA sont eux, en majorité, issus des métiers de la communication et de l’information ou des mondes de l’art. Par ailleurs, une large part des assembléistes de la province font partie d’une génération qui s’est formée politiquement, au plus tard, dans les années 1990 et dont la socialisation politique a été marquée par le tournant majeur de la crise de 2001. Certains des assembléistes historiques revendiquent parfois des engagements remontant à l’époque de la dernière dictature civico-militaire (1976-1983), dans les montoneros ou d’autres mouvements péronistes. De leur côté, les membres du collectif, s’ils défendent leurs sympathies pour des formations politiques existantes, voire quelques expériences dans des partis ou des syndicats, sont pour la plupart nouveaux à la cause socio-environnementale. Plusieurs affirment avoir, sinon découverts, du moins renforcé leur engagement en raison des événements de 2019.

18Un groupe particulier est néanmoins constitué par des membres du collectif provenant justement des assemblées, mais qui expriment une fatigue ou une déception à l’égard d’un modèle assembléiste traditionnel qui leur semblent arriver à bout de souffle, dépassé par la conjoncture socio-politique :

• 16 «  Yo he estado militando durante varios años en otras asambleas y cuando surge AxA en medio de tod (...)

Je milite depuis plusieurs années dans d’autres assemblées et quand AxA a émergé au milieu de tous les problèmes de 2019, c’était comme trouver l’espace que je cherchais depuis longtemps. Je pense qu’ils ont fait date car ce regroupement répond à un besoin réellement ressenti de la problématique de l’eau et à partir d’une stratégie sentipensée (MN, 44 ans)16

Du point de vue de la méthode, si le collectif se revendique des principes fondamentaux de l’assembléisme la pratique semble s’en écarter en certains points. Des membres confient qu’au moment de la fondation, certains ignoraient la philosophie assembléiste, voire la percevait comme contre-productive dans un moment où l’effervescence exigeait d’ajouter de l’éclat et du panache au mouvement social. Mais c’est principalement le cas autour du mode d’organisation de la discussion, de la prise de décision et du consensus. D’abord, les assemblées s’organisent sous la forme de birrambleas où la commensalité importe autant que la discussion. Ensuite, puisque les projets esthétiques exigent un certain nombre de compétences, il arrive fréquemment que des membres détiennent un protagonisme plus important que d’autres dans la réalisation d’une œuvre ou alors que leur parole fasse autorité sur certains aspects. Le consensus n’est ainsi pas tant l’effet d’une conversation éclairée que le résultat de la reconnaissance d’une expertise-expressivité. Par ailleurs, et surtout dans les premiers mois d’existence d’AxA, la quantité de convocatorias lancées par le collectif, combinée à la présence de plusieurs dizaines de membres, a laissé une grande latitude à des groupes thématiques pour organiser des créations de façon autonome sans toujours en référer à l’entièreté du collectif.

19Enfin, l’irruption d’AxA dans le champ assembléiste semble avoir participé à une division du travail militant. Alors que les assemblées sont autonomes et souveraines tant dans leurs positions que dans leurs combats et la manière de les mener, elles ont néanmoins rapidement reconnu la compétence et l’efficacité du collectif, transformant celui-ci et ses réseaux en «  organe de communication  ».

20Cette différence dans le recrutement et les méthodologies peut aussi indiquer la transformation d’un éthos militant. Alors que les assambléistes historiques cherchent à «  conscientiser  » leur semblable par une pédagogie critique dont la vocation est de former une communauté d’épreuve et de destin, les artivistes tentent de créer une arène de discussion plus ample, plus inclusive, mais moins maîtrisable à l’origine d’une communauté d’expérience. Ces deux orientations ne sont pas antinomiques, mais elles laissent à penser que le sous-champ assembléiste tant à adopter une forme bifide et qui cherche encore à trouver l’équilibre entre ces deux façons d’agir.

Stratégie transmedia et cyberterritoire

• 18 « En el trasmedia también, lo armas con un sistema de compresiones y ampliaciones de la información (...)

Dans le transmedia aussi, nous utilisons un système de compression et d’agrandissement de l’information. La compression maximale de l’information c’est le motif [la goutte] du M. et l’agrandissement maximal est le dossier complet. (BB, 40ans)18

22Dans cette optique, chaque production doit se suffire à elle-même, narrer une histoire complète, celle de la défense de l’eau. À travers cette technique, l’ambition n’est pas de produire un univers complexe, où celui qui l’explore doit faire l’effort de rassembler les pièces d’un puzzle. Mais plutôt de livrer à des publics la même histoire sous diverses formes. Charge aux récepteurs d’en constituer le sens et, par le jeu des hypothèses et des hypertextes, d’enquêter sur les messages qu’ils peuvent en tirer.

23Le choix du transmédia tient aussi à la conscience de faire face à des audiences diverses et plus ou moins captives de certains dispositifs d’information et de communication. La multiplicité des publics oblige le collectif à investir diverses plateformes pour atteindre les masses disséminées selon des logiques réticulaire et rhizomatique, plutôt que d’émuler, sans pouvoir l’égaler, la communication des médias hégémoniques.

24Pour finir, le transmédia accompagne aussi le «  librisme  » des membres du collectif. Chaque production, puisqu’elle est collective, est libre de droits, ce qui peut impliquer une perte de contrôle. Un membre se rappelle ainsi avec plaisir et en riant une intervention, de nuit, sur les posters des «  Reines de la Vendimia  ». Alors que l’objectif était de les embellir, l’une des participantes commence à grimer les reines avec des poils, des moustaches et d’autres attributs. Cette perte de contrôle n’est bien sûr pas souhaitée, mais elle est acceptée comme participant de la logique du transmédia.

25Dans le prolongement de la philosophie assembléiste et du transmedia, l’un des points de différenciation fondamental dans l’agir d’AxA tient à l’ancrage dans un lieu. Dans la province, chaque assemblée est non seulement une conformation de citoyens autoconvoqués, désireux de s’emparer des problématiques socio-environnementales, mais aussi une assemblée territoriale censée représenter un espace de vie. L’ancrage territorial constitue ainsi une condition sine qua non pour la fondation d’une assemblée, mais aussi pour sa reconnaissance et son intégration à l’instance de coordination des assemblées provinciales : Asambleas Mendocinas Por el Agua Pura. Cette inscription territoriale semble, de prime abord, faire défaut à AxA. En réalité, leur pratique militante impose un déplacement à la notion de territoire et, par-là, de la philosophie politique de l’assembléisme, mendocino du moins. Par leur action, le statut d’assemblée est ainsi resignifié comme le précise cette artiviste :

• 19 « [N]uestro territorio de lucha es el ciberterritorio, de las redes sociales […]es lo que logramos (...)

[N]otre territoire de lutte est le cyber-territoire, les réseaux sociaux [...] c’est ce que nous sommes parvenus à conquérir [...] avec le plus grand impact visuel ou la plus grande réceptivité de la société. (SM, 28 ans)19

26Le cyberterritoire revendiqué par AxA est avant tout celui des réseaux sociaux. En raison de leur maîtrise des outils des sciences de l’information et de la communication, couplée à leurs pratiques artistiques ils se sont naturellement tournés vers l’espace digital. Ce faisant, ils investissent et introduisent une géographie délaissée ou sous-employée par les assemblées historiques.

27En écho à la stratégie de transmédia, le cyberterritoire fonctionne aussi sur la logique de l’hypertexte. Premièrement, par leurs activités et leurs productions qui sont versées et renvoient à plusieurs plateformes simultanément. Deuxièmement, par un hypertexte qui «  réalise  » le virtuel ou qui «  virtualise  » le réel. Des productions comme la Mapa-Mural servent bien sûr à archiver et recenser les fresques qu’ils composent, mais aussi à lier des images virtuelles à des existants réels  ; sans compter que cette Mapa Mural (Figure 2) s’intégrait à un autre projet la Ruta del agua, sorte d’itinérance ou de flânerie sur des lieux emblématiques de la lutte pour l’eau dans la capitale provinciale.

La recherche d’un partage du sensible

29Les pratiques esthétiques d’AxA concourent à redéfinir un partage du sensible, et ce de deux façons : par le rejet des notions de création et de créateur d’une part, et par le refus de la dissociation de celui qui fait et de celui qui contemple d’autre part.

30Dans un premier temps, les membres du collectif sont catégoriques dans leur rejet des notions de création et d’autorat. Toutes les productions sont signées par le collectif et, éventuellement, d’autres groupements, bien souvent les assemblées territoriales, lorsqu’ils participent à une activité commune.

• 21 « […] para nosotros es importante el conjunto, el todo y no las partes. Que yo en mi currículo pong (...)

[...] pour nous, c’est l’ensemble qui est important, l’ensemble et non les parties. Le fait que je mette sur mon CV que j’ai fait une fresque avec AxA n’est pas mal. Mais la signature ne sera pas là [...] nous avons convenu que c’est collectif et que ce n’est pas individuel, que ce n’est pas signé. (CS, âge inconnu)21

31L’absence de signature nominative sur les œuvres et les productions d’AxA n’équivaut pas à une absence de reconnaissance des compétences des uns et des autres. Bien au contraire, chaque membre loue souvent l’expertise-expressivité d’un compagnon et souligne la confiance qu’il éprouve envers tel ou tel camarade lorsqu’il émet une opinion ou une suggestion sur la composition. En outre, cela n’interdit jamais d’encourager une initiative qu’elle soit de l’ordre d’un projet ou simplement d’une touche à apposer sur une œuvre en cours de réalisation. Le rejet de l’autorat va donc de pair avec une reconnaissance de la contribution de chacun, de la mise en commun et de l’encouragement aux créativités singulières, ou encore de la responsabilisation provisoire — parfois le temps d’un coup de pinceau — des producteurs de l’œuvre. L’œuvre ne tient que parce que celui qui commence est assuré que l’autre la continue et la complète et, face à ce fait accompli de la création, personne ne peut revendiquer la paternité ou la maternité de l’œuvre.

33L’œuvre ne se place plus tant au niveau de l’individu qui en est à l’initiative, ou d’AxA qui en est l’instigateur, mais plutôt du mouvement de la défense de l’eau. L’œuvre commune est alors le nom de la foule et fait écho à ce que clame les slogans : somos gotas, somos el río que desbordó su cauce et autres analogies aquatiques. C’est plutôt le commun de l’œuvre, de son processus de production comme des moyens qui l’ont permis, qui a vocation à devenir un commun. Le spectateur émancipé d’AxA est ainsi pris comme un être raisonnant, ni ignorant, ni savant.

Virtualité et discours du dévoilement

34À l’issue de ce bref parcours, il apparaît que les actions de «  désobéissance poétique  » d’AxA se trouvent à la confluence de deux dynamiques principales. L’une est liée aux transformations récentes et accélérées des démocraties contemporaines dans lesquelles l’espace de la «  contre-démocratie  » et les demandes de réformes qu’elle porte gagnent de plus en plus d’ampleur. L’autre tient aux évolutions de la scène protestataire socio-environnementale nationale et provinciale. Ici, la «  désobéissance poétique  » s’entend comme des ruptures méthodologiques et des innovations tactiques pour revivifier un champ militant dont les techniques de lutte semblent obsolètes. Pour ce faire, ils rompent avec la logique de dévoilement qui habite communément les réflexes critiques des mouvements anti-extractivisme et de défense de l’eau et préfère l’exploration d’une diversité de lignes de fuite et d’horizon relevant d’une critique expressiviste. Si cela peut constituer une faiblesse d’un point de vue systémique, il est aussi permis d’y voir un moyen de multiplier les fronts de lutte culturelle et pratique contre l’extractivisme.

Bibliographie

35Arendt, Hannah, «  La désobéissance civile  », Du mensonge à la violence, Paris, Calmann-Lévy, 1999 [1969], pp. 53-104.

36Arte por el Agua, «  Arte por el Agua : un entramado de voces  », Heterotopías, vol. 5, n° 9, 2022, pp. 1-25.

TAZ. Zone autonome temporaireBielsa, Rafael, ¿Qué son las asambleas populares ?, Buenos Aires, Continente, 2002.

37Bové, José, et Luneau, Gilles, Pour la désobéissance civique, Paris, La Découverte, 2004.

38Cardon, Dominique, et Granjon, Fabien, Médiactivistes, Paris, Presses de Sciences Po, 2010.

39Desmons, Éric, «  Droit de résistance et histoire des idées  », Pouvoirs, n° 155, pp. 29-40. https://doi.org/​10.3917/​pouv.155.0029

40Martín, Facundo et Larsimont, Robin. «  Agua, poder y desiguladad socioespacial. Un nuevo ciclo hidrosocial en Mendoza, Argentina (1990-2015) », Cartografías del conflicto ambiental en Argentina. Tomo 2, sous la direction de Merlinsky, Gabriela, Buenos Aires, CICCUS & CLACSO, 2016.

41Jenkins, Henry, Convergence culture. La cultura de la convergencia de los medios de comunicación, Buenos Aires, Paidó, 2008 [2006].

42La Boétie (de), Etienne, Le discours de la servitude volontaire, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2002 [1577].

43Lévy, Pierre, Cibercultura. Informe al consejo de Europa, Paris, Anthropos, 2007 [1997].

44Milner, Jean.-Claude, Pour une politique des êtres parlants. Court traité politique 2, Paris, Verdier, 2011.

45Ogien, Albert, et Laugier, Sandra, Pourquoi désobéir en démocratie  ? Paris, La Découverte, 2010.

46Rancière, Jacques, Le partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2000.

47Rancière, Jacques, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008.

48Rosanvallon, Pierre, La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, 2014 [2006].

49Thoreau, Henry D., La désobéissance civile, Paris, Gallmeister, 2017 [1849].

50Wagner, Lucrecia, Conflictos socioambientales. La megaminería en Mendoza 1884-2011, Quilmes, Universidad Nacional de Quilmes Editorial, 2014.