• 1 Hayes, Graeme et Ollitrault, Sylvie, La Désobéissance civile, Paris, Presses de Sciences Po, 2012

1La désobéissance civile prend une grande place dans l’histoire des formes de protestation et de mobilisation aux Etats-Unis. On peut en proposer de prime abord une définition classique1 : l’expression d’une volonté individuelle de refus de se soumettre à une autorité, pratiquée de façon publique, non-violente, contraire à la loi, en conscience (par distinction avec la notion d’intérêt) et à des fins politiques au sens strict.

• 2 Dans ces conditions, le Parti démocrate est assez fréquemment présenté aujourd’hui comme l’équiva (...)
• 3 Sombart, Werner, Why Is there no Socialism in the United States ?, New York, Palgrave Macmillan, (...)
• 4 Une bonne synthèse, datant du dernier grand moment de débat académique sur le sujet (les années 1 (...)
• 5 Dorrien, Gary, American Democratic Socialism : History, Politics, Religion, and Theory, New Haven (...)

5Étudier la gauche aux Etats-Unis, c’est trouver d’emblée et sans cesse sur son chemin le thème de « l’absence de la gauche ». Il s’agit plus précisément de l’absence d’un parti politique « classique » de gauche, avec ses attributs habituels (une masse de membres issus des classes populaires, un électorat plus large encore, une place importante dans les institutions, gouvernementales et autres2). C’est ainsi qu’un débat récurrent s’est établi autour de la question dont on attribue souvent la première formulation au sociologue allemand Werner Sombart au début du XX^e siècle, « Pourquoi n’y a-t-il pas de socialisme aux Etats-Unis ? »3. Ce débat a donné lieu à de multiples variantes dans la question et le constat comme dans les réponses4. Le contexte actuel de relatif renouveau du mouvement socialiste aux Etats-Unis, depuis la première campagne du « democratic socialist » Bernie Sanders aux primaires présidentielles démocrates de 2016, est une bonne raison de rouvrir ce débat5. Quoi qu’il en soit, sous une forme ou une autre, le constat général est bien celui d’une faiblesse historique de la gauche, qu’il s’agit dès lors d’expliquer (ce qui permettrait aussi, pour les socialistes d’aujourd’hui, de définir une stratégie pour la surmonter).

• 6 Thoreau, Henry David, « Civil Disobedience », The Writings of Henry David Thoreau (20 vol. ), vol (...)
• 7 Snodgrass, Mary Ellen, Civil Disobedience : An Encyclopedic History of Dissidence in the United S (...)

6Le constat est tout autre concernant la désobéissance civile aux Etats-Unis : le débat porte plutôt sur l’étendue et les facteurs d’une (omni)présence. On le sait, diverses pratiques que l’on peut regrouper sous ce terme ont existé dans le monde bien avant la colonisation européenne de l’Amérique du Nord. L’histoire des théorisations occidentales de la désobéissance civile remonte souvent à La Boétie (XVI^e siècle). Cependant, le texte de Henry David Thoreau, paru en 1849, qui prend par la suite le titre de « Civil Disobedience » (« La Désobéissance civile »), est souvent cité comme fondateur6. Dans le domaine de la pratique, plusieurs des personnalités et des mouvements sociaux que l’on associe le plus spontanément à la désobéissance civile appartiennent à l’histoire des Etats-Unis, avec au premier chef le Mouvement des Droits civiques contre la ségrégation raciale : Rosa Parks, Martin Luther King, et le boycott des bus de Montgomery, ou encore les sit-ins organisés par le SNCC. L’histoire des Etats-Unis est effectivement riche en exemples souvent cités (quoique discutables parfois) : la désobéissance anti-esclavagiste des Quakers, la Boston Tea Party de 1773 et les boycotts de résistance à l’impôt colonial, la désobéissance dans l’abolitionnisme au XIX^e siècle (impliquant Thoreau lui-même, d’ailleurs), dans les mouvements civiques dits « progressistes » au tournant du siècle, voire dans le mouvement contre la conscription pendant la guerre du Vietnam7. Même s’il est difficile de se donner des instruments de mesure très précis, on est loin de rencontrer autant d’exemples mémorables de désobéissance civile dans l’histoire de la France ou d’autres pays comparables.

• 8 Voir notamment Kazin, Michael, American Dreamers : How the Left Changed a Nation, New York, Knopf (...)
• 9 Debouzy, Marianne, La désobéissance civile aux Etats-Unis et en France, 1970-2014, Rennes, Presse (...)

8Si l’on reprend la thèse répandue d’une gauche de mouvements sociaux et culturels d’autant plus saillants faute de grand parti politique8, le dynamisme des pratiques de désobéissance civile pourrait être l’un des avatars d’une gauche de mouvements. Explication au mieux partielle, car la désobéissance civile n’est pas nécessairement de gauche (la question se pose pour de nombreux cas anciens, et à l’époque contemporaine on peut penser par exemple à certaines mobilisations contre l’avortement9). S’il existe un fil conducteur à l’histoire de la désobéissance civile aux Etats-Unis, c’est plutôt du côté de la tradition politique libérale (et non de la gauche) que l’on peut espérer le trouver, notamment autour de l’idée de désobéissance à la « tyrannie », inspirée des Lumières et présente dans la Déclaration d’Indépendance (1776). Cette désobéissance à ce qui bafoue les libertés individuelles élémentaires est censée (du point de vue libéral) constituer l’une de ces libertés individuelles, un droit et même un devoir civique. On peut donc considérer la récurrence des pratiques de désobéissance civile aux Etats-Unis, mais aussi la récurrence de l’idée même que la désobéissance civile serait une grande tradition politique nationale étatsunienne, comme des indices de la puissance historique et encore actuelle de la tradition politique libérale.

• 10 Il suffit de penser à l’histoire mouvementée de la Révolution française, à l’origine des termes g (...)
• 11 Le libéralisme n’y est pas pour autant demeuré parfaitement intact, mais on ne reviendra pas ici (...)

9Or la polarisation gauche-droite, et ces deux termes eux-mêmes, apparaissent au sein de l’histoire des « Révolutions Atlantiques » de la fin du XVIII^e siècle. La gauche naît en quelque sorte dans le sillage du libéralisme, mais en tant que l’un des pôles des conflits politiques qui le traversent et le divisent, et elle finit par s’en détacher, en théorie et en pratique10. Ce n’est qu’ensuite que la gauche s’est imposée comme un des grands pôles du champ politique dans de nombreux pays (mais pas aux Etats-Unis, comme on l’a rappelé). L’absence de la gauche et l’omniprésence de la désobéissance civile aux Etats-Unis pourraient donc bien constituer les deux faces d’une même pièce, et cette pièce serait la domination maintenue du libéralisme sur le champ politique. La tradition politique libérale dont procède la désobéissance civile n’a jamais connu aux Etats-Unis le même type de remise en cause et de transformation observé ailleurs sous l’effet d’une gauche assez puissante pour reconfigurer définitivement le champ politique11.

• 12 On pourrait souligner des tensions avec d’autres critères de définition, la pratique venant fragi (...)

10Cependant, ce « fil conducteur » libéral n’épuise pas tout dans l’histoire de la désobéissance civile. Dans la pratique, la dimension individuelle par exemple, théoriquement centrale dans la désobéissance civile, se combine souvent à une forte dimension collective ; les mouvements sociaux de masse de désobéissance civile ne sont pas vraiment prévus par la théorie classique, mais ils existent12. En termes de contenu politique, les mouvements sociaux qui ont pratiqué la désobéissance civile ne sont pas nécessairement, ou pas seulement, d’inspiration libérale, pas nécessairement en opposition ni en extériorité à la gauche. En somme, la désobéissance civile est bien devenue une tactique à la disposition de mouvements sociaux de plus en plus divers, à distance plus ou moins grande des principes censés être au cœur de la désobéissance civile dans son origine (libérale).

• 13 L’action de Martin Luther King a connu une relecture analogue : celui-ci, souvent considéré comme (...)

11Pour rendre ce décalage plus manifeste, on peut souligner que la force du libéralisme a contribué à donner à des mouvements de désobéissance civile une « image » libérale réductrice. Revenons sur un exemple particulièrement fameux : Rosa Parks. On sait très bien aujourd’hui que ce qui se produit le 1^er décembre 1955 dans un bus de la ville de Montgomery dans l’Alabama n’est pas du tout, contrairement à une version des faits largement répandue, un acte individuel où l’impulsion viendrait de la conscience d’une seule (ou même d’un petit nombre de) personne(s). C’était un acte planifié, organisé collectivement, dont la partie publique a été dans un premier temps un acte individuel de conscience d’une personne de haute respectabilité morale selon les normes de l’époque (d’autres « candidates » à ce rôle avaient été exclues pour ce type de raisons). Cet événement a donc été le résultat une décision consciente de s’inscrire dans le registre de la désobéissance civile, sans pour autant s’y fondre tout à fait, et assurément sans s’interdire de le dépasser. La désobéissance a été choisie comme une tactique cruciale, mais tout de même une tactique parmi d’autres, plutôt que l’essence même du mouvement. Bien vite elle a été combinée à d’autres : notamment un boycott des bus municipaux qui allait durer un an à l’aide de multiples pratiques d’entraide, acte ni illégal, ni strictement individuel, donc assez éloigné de la définition classique de la désobéissance civile. Sur le plan de la motivation politique en conscience (par opposition aux intérêts matériels), on pourrait dire la même chose : le mouvement s’est longtemps efforcé de mettre en avant ce type de motivation, sans que cela puisse être de façon tout à fait exclusive étant donné que la ségrégation posait autant de problèmes socio-économiques que politico-moraux (et ainsi, dans la suite du mouvement, l’intitulé officiel de la fameuse Marche de 1963 est bien : Marche sur Washington pour l’Emploi et la Liberté). Comment interpréter alors la tendance à effacer ces aspects, à présenter l’action de Rosa Parks comme exemple canonique de la désobéissance civile pure et simple ? De même que la puissance maintenue du libéralisme dans la politique étatsunienne avait contribué, dans la mobilisation, à favoriser ce choix d’orchestrer l’usage d’une tactique jugée conforme aux attentes dans la société, de même elle semble bien être un facteur central par la suite dans la mise en avant d’une telle relecture du passé, où s’estompent tous les aspects de la mobilisation qui sortent du cadre de la désobéissance civile dans sa conception libérale, qui sont assez largement des aspects qui relèvent de la gauche13. La dynamique des mouvements réels ayant usé de désobéissance civile semble donc manifester un triomphe incomplet du libéralisme sur la gauche.

• 14 L’Arizona a souvent été un précurseur parmi les Etats mettant en place des restrictions de droits (...)

13Le mercredi 21 août 2013, à Phoenix, dans le sud de l’Arizona14, un petit groupe de membres de l’Arizona Dream Act Coalition s’est enchaîné aux grilles des locaux de la police de l’immigration (Immigration and Customs Enforcement, ou ICE). Quatre personnes ont été arrêtées, suivies de deux autres ayant bloqué le passage d’un bus transportant des sans-papiers en cours d’expulsion (lors de la même action). Dès le lendemain, l’action a été imitée à New York, puis dans d’autres villes du pays.

• 15 Voir par exemple : González, Daniel, « More 'dreamers' risk arrest, deportation to help cause », (...)

14Cette mobilisation pourrait paraître ordinaire si l’on s’en tient à l’idée que les États-Unis sont un pays où la désobéissance civile est monnaie courante. Pourtant elle n’a pas nécessairement été accueillie favorablement sur le moment15. Plus généralement, ce qui s’est produit dans les mobilisations pour les droits des immigré·es pendant une période d’une dizaine d’années à partir du milieu des années 2000 peut être considéré comme une importante rupture avec la routine, comme nous allons le voir.

• 16 La notion de répertoire d’action collective permet de désigner l’ensemble des formes d’action col (...)
• 17 McCarthy, John et McPhail, Clark , « L'institutionnalisation de la contestation aux Etats-Unis », (...)

15Quand on aborde la désobéissance civile comme un ensemble de pratiques dont différents mouvements sociaux peuvent faire des usages tactiques divers, on peut tenter de juger de son importance en s’intéressant à sa place dans l’éventail des tactiques, aux transformations des pratiques, aux objets des mouvements qui en usent, ou encore à la capacité de ces derniers à atteindre leurs objectifs. La désobéissance civile continue de faire partie des formes de protestation généralement reconnues et souvent pratiquées aux Etats-Unis, c’est-à-dire d’occuper une bonne place dans le répertoire d’action collective de la société étatsunienne16. Un des signes de cette place est la routinisation observable (malgré des exceptions) notamment dans le maintien de l’ordre : négociation, planification, usage très limité de la violence par la police. Ces signes de routinisation étaient pour ainsi dire inexistants dans la réponse policière aux pratiques de désobéissance civile lorsqu’elles ont été reprises et relancées par le Mouvement des Droits civiques quelques décennies plus tôt, nouvel indice du rôle majeur de ce mouvement dans l’histoire de la désobéissance civile17.

• 18 Une référence essentielle sur ce concept de science politique, et sur le cas du Mouvement des Dro (...)

17Pour comprendre ce qui se joue dans les transformations de la désobéissance civile depuis plus d’un demi-siècle aux Etats-Unis, il faut se pencher sur l’histoire des cycles de mobilisation18. Le répertoire d’action collective d’une société porte les traces de toutes les formes de protestation qui se déroulent au fil du temps, mais les grands changements dans les éléments du répertoire ne sont pas courants, la notion de répertoire étant fondée entre autres sur la répétition. Il faut des événements marquants dans le domaine des mobilisations sociales, c’est à dire par exemple de grands mouvements parvenant à changer le cours de l’histoire, pour produire des modifications du répertoire. Or, la façon dont ce type de grand mouvement influe sur le répertoire est en fait cyclique, et s’observe plus clairement en début et en fin des cycles de mobilisation. D’une part, au début d’une grande vague de mobilisation apparaissent des innovations tactiques susceptibles de transformer le répertoire si elles sont suivies d’effets qui les renforcent (si elles sont imitées et/ou si elles rencontrent une certaine reconnaissance, voire la satisfaction de certaines revendications). D’autre part, lorsqu’une telle vague de mobilisation touche à sa fin, perd en intensité et en amplitude, les formes de protestation qu’elle a introduites ou transformées trouvent (ou retrouvent) une certaine stabilité, une reconnaissance moins contestée mais aussi une force perturbatrice diminuée – en somme, elles se « routinisent ». En ce sens, on peut dire que la désobéissance civile a connu une flambée à la fin des années 1950 et au début des années 1960, qui en a en partie renouvelé les pratiques tout en contribuant à transformer profondément la société dans le sens des revendications du mouvement ; et qu’avec le reflux du mouvement dans les décennies qui ont suivi, la désobéissance civile est restée courante, auréolée de ces succès passés, mais tendant aussi à se réduire à une répétition mécanique de pratiques codifiées moins susceptibles de changer la société.

• 19 Voss, Kim et Bloemraad, Irene (dir.), Rallying for Immigrant Rights : The Fight for Inclusion in (...)
• 20 Chauvin, Sébastien, « Intérim industriel et mouvements de journaliers à Chicago », thèse de docto (...)

18Ce désamorçage d’une tactique fait partie des facteurs expliquant le recours à des innovations lorsqu’une nouvelle période de forte mobilisation, voire un nouveau cycle, s’enclenche. Parfois, c’est en se donnant pour tactique des formes d’action qui avaient plus ou moins disparu du répertoire qu’un mouvement parvient à produire un impact fort (à condition que ce choix de tactique parvienne à mobiliser fortement et parvienne à obtenir une reconnaissance, ce qui n’est jamais certain). Les mobilisations pour les droits des immigré·es aux Etats-Unis nous en offrent un exemple important au printemps 2006, sous forme d’un grand mouvement non pas de désobéissance civile mais de manifestations de masse19. Ce mouvement contre un projet de loi durcissant les mesures contre les sans-papiers et leurs soutiens s’est étalé sur plusieurs mois, sous forme de centaines de manifestations regroupant jusqu’à des centaines de milliers de participant·es dans plusieurs villes (et des millions en tout), culminant en deux grandes journées nationales de manifestation les 10 avril et 1^er mai 2006. C’était une innovation dans la mesure où dans la période 1980-2010 la manifestation de masse n’était pas une forme de protestation courante aux Etats-Unis (pendant ce temps en France, son caractère routinier évident donnait lieu à des doutes sur son efficacité). Le sens le plus courant du terme « a protest » renvoyait plutôt à un rassemblement de petite taille (quelques dizaines de personnes), où le but recherché n’était pas de réunir le plus grand nombre de personnes possible, mais de rendre visible l’existence d’une contestation aux yeux des médias20. Illustrant en pratique la délimitation du répertoire, les médias avaient beaucoup plus de familiarité avec ce type de mobilisation qu’avec les manifestations de masse, au point qu’une manifestation antérieure, à Chicago à l’été 2005, ayant réuni des dizaines de milliers de personnes, n’avait connu aucune couverture médiatique anglophone. D’autres innovations du même ordre étaient présentes dans la forme prise par le mouvement dans son ensemble (synchronisation progressive des manifestations aboutissant à deux grandes journées nationales en un mois), dans la forme des assemblées générales locales, dans la réapparition du 1^er mai dans le calendrier politique national, ou dans le caractère de « grève politique » de facto des grandes journées de manifestation.

• 21 Nicholls, Walter J., The DREAMers : How the Undocumented Youth Movement Transformed the Immigrant (...)
• 22 Procédure dans laquelle une ou plusieurs personnes, membre(s) du Sénat, en prenant longuement la (...)

22Le mouvement à part entière qui s’est construit dans ces années est généralement désigné par le terme « DREAMers Movement », en référence à un projet de loi (le DREAM Act) visant la régularisation des sans-papiers arrivé·es aux Etats-Unis en tant que mineur·es accompagnant leurs parents, projet plusieurs fois débattu au Congrès depuis 200121. En 2009, les aspirations de 2006 en faveur d’une grande réforme de la politique d’immigration incluant un vaste plan de régularisations se heurtaient à de multiples obstacles. Une partie de la jeunesse sans papiers au sein du mouvement immigré s’est alors organisée autour de ce projet de loi fait pour répondre directement à leur situation (tout en considérant qu’il pourrait ouvrir une brèche pour d’autres sans-papiers). Le mouvement a rapidement obtenu de premiers résultats, puisque dès 2010 il a fallu un filibuster22 au Sénat pour stopper l’adoption du DREAM Act (déjà acquise à la Chambre). Dans les années suivantes, les DREAMers sont parvenu·es à obtenir des politiques favorables par d’autres voies : d’une part, à l’échelon des Etats (nouveau champ de bataille des politiques d’immigration au vu du blocage des débats législatifs à l’échelon fédéral), et d’autre part, via le pouvoir exécutif fédéral, avec en particulier des dispositifs de report des procédures d’expulsion pour les mêmes jeunes sans-papiers concerné·es par le DREAM Act (le dispositif DACA), et plus tard, leurs parents (DAPA).

• 23 Cette expression fait directement référence à des pratiques similaires dans le Mouvement des Droi (...)
• 24 Sur les débuts du mouvement, voir Altschuler, Daniel, « The Dreamers’ Movement Comes of Age », Di (...)

23Or,ces mesures ont été obtenues après une évolution des tactiques du mouvement, alors que pendant ses premières années de l’administration Obama les expulsions se poursuivaient à un rythme record. Parmi les tactiques employées, la première chronologiquement et l’une des principales est l’organisation de séances publiques et médiatisées de « coming out » de sans-papiers, à partir de 2009. Dès l’année suivante, les actions entreprises se rapprochent de plus en plus clairement de la désobéissance civile classique, avec diverses modalités d’action entraînant des arrestations : sit-ins très variés visant le pouvoir politique fédéral (occupation de bureaux d’élus d’envergure nationale tels que John McCain, enchaînement à la Maison Blanche…) mais aussi par la suite la police de l’immigration (blocage de bus utilisés pour les expulsions ou de la circulation devant des centres de rétention de l’ICE, comme nous l’avons vu) ; freedom rides23 affrétant de façon médiatisée des autocars pour faire traverser par des sans-papiers les Etats ayant adopté des politiques particulièrement répressives. D’autres tactiques, sans relever stricto sensu de la désobéissance civile, font partie de celles qui lui ont souvent été associées dans les mouvements de désobéissance civile, telles que les grèves de la faim et les longues marches d’une ville à une autre24.

• 25 On peut aussi se demander s’il aurait obtenu plus de succès tangibles et durables si les mobilisa (...)
• 26 On le sait, le terme « community » en anglais étatsunien est difficile à traduire, il renvoie sou (...)

29Une dernière remarque importante peut être faite sur ce qui rend possible l’efficacité de cette prise de risque : l’insertion des pratiques de désobéissance civile dans un mouvement de masse. C’est encore un fait établi concernant le Mouvement des Droits civiques. Dans le cas des DREAMers, le mouvement de 2006 était encore tout récent, les manifestations de masse revenaient chaque 1^er mai, et combinaient leurs forces à celles des personnes organisées dans les structures et mobilisées dans les actions publiques du DREAMers Movement. Tout en changeant de forme par rapport à 2006, le mouvement n’aurait pas eu le même impact s’il n’avait pas conservé une partie de sa dynamique large dans la société25. Cette multiplicité d’initiatives se diffusant dans la société au-delà des petites organisations qui les ont lancées a joué un rôle dans la médiatisation et l’impact politique interne et externe de chaque action, en mettant en évidence l’existence d’une mobilisation large et durable. De plus, faire basculer les risques du côté des autorités passe aussi par la réduction des risques pour les participant·es, ce que l’élargissement du mouvement au fil du temps a favorisé. C’est donc en s’organisant collectivement aussi largement que possible (malgré les degrés divers de participation de chacun·e) que ce type d’actions pouvait réussir. Tel est le sens de l’un des slogans apparus autour des actions les plus risquées de cette mobilisation, « The only secure community is an organized one » : la seule façon pour une « communauté »26 d’être en sécurité, c’est de s’organiser. La force collective constituée par la mobilisation peut être invisibilisée par le petit nombre de personnes directement exposées dans chaque acte de désobéissance. Mais elle est bien déterminante pour mettre les autorités au défi d’appliquer la loi jugée injuste, au risque de protestations plus larges, de difficultés électorales, etc. Elle est donc un ressort essentiel de cette réactivation de la désobéissance civile.