• 1 Cette contribution s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche intitulé « FE2C-Equilibre des p (...)
• 2 « Els rebels catalans a la reserva. Enquesta sobre la desobediència civil i la independència de Cat (...)

1Dans un sondage publié en avril 2022 par Catalonia Global Institute, 71,3 % des indépendantistes catalans se déclaraient prêts à pratiquer la « désobéissance civile non violente » afin d’obtenir la souveraineté nationale de leur territoire2. Impulsée par différents partis politiques et associations, la désobéissance civile a constitué l’une des modalités d’actions des acteurs du processus souverainiste catalan, plus connu sous le nom de Procés, tout particulièrement entre le 1^er octobre 2017 – date du référendum « illégal » d’autodétermination – et l’automne 2019, où neuf dirigeants indépendantistes sont condamnés à de lourdes peines de prison.

• 3 Halliday, Michael, An introduction to functional grammar, London, Edward Arnold, 1985. Kress, Gunth (...)

2Reprenant les conclusions d’un article consacré à la dimension émotionnelle du discours de Tsunami Democràtic (l’un des acteurs du Procés), cette contribution s’intéresse à l’utilisation de l’image dans la stratégie de communication mise en place par ce mouvement sur le réseau social Twitter. Fondée sur les apports théoriques de Michael Halliday en linguistique systémique fonctionnelle et de Gunther Kress et Theo van Leeuwen en communication visuelle3, cette étude a pour objectif de déterminer comment sont représentés les acteurs liés au Procés et comment Tsunami recourt à l’imagerie politique dans le but d’encourager la désobéissance civile et d’attirer l’attention de l’opinion internationale.

3En août 2019, un mouvement collectif dénommé Tsunami Democràtic se constitue sur les réseaux sociaux. Tout comme les partis souverainistes Junts Pel Sí, Esquerra Republicana de Catalunya (ERC), Candidatura d’Unitat Popular (CUP) et les associations Assemblea Nacional Catalana (ANC) et Omnium Cultural, Tsunami prône la désobéissance civile non violente dans le but d’obtenir la fin de la judiciarisation du Procés et l’ouverture de négociations politiques avec Madrid dont l’enjeu serait l’organisation d’un référendum légal d’autodétermination en Catalogne, sur le modèle de la consultation autorisée par le gouvernement de David Cameron en Ecosse en 2014.

• 4 Pont Sorribes, Carlos et Perales García, Cristina, Anàlisi de la presència i construcció del relat (...)

5Dans une étude menée par le groupe Polcom de l’université Pompeu Fabra, nous avons en effet démontré que les cadres d’interprétation (frames) du référendum du 1^er octobre 2017 étaient généralement ceux de la légalité (« le référendum est illégal ») dans la presse quotidienne nationale et de la volonté de voter (« aucun Etat démocratique ne peut s’opposer à l’expression, par les urnes, des aspirations citoyennes ») dans les médias catalanistes4. Si le discours de Tsunami Democràtic n’est pas nouveau, sa capacité disruptive est, en revanche, inédite. Comment l’expliquer ?

• 5 Le 14 octobre 2019, la Cour suprême espagnole condamna sept représentants politiques et deux respon (...)

7Enfin, Tsunami ne se contente pas de protester contre la condamnation des responsables indépendantistes5, mais exhorte ses sympathisant à agir politiquement par d’autres moyens que le vote. Comme le souligne Joan Subirats à propos des nouveaux mouvements sociaux :

• 6 Parets, Marc, Repensar la participación de la ciudadanía en el mundo local, Barcelona, Diputación d (...)

8Estamos ante un proceso de desintermediación, se cuestiona que las instituciones sean intermediarios capaces o necesarios […]. La participación cada vez se entiende más desde la lógica del “participar es hacer”, la participación provoca que pasen las cosas.6

• 7 Rovira Sancho, Guiomar, Activismo en red y multitudes conectadas, Barcelona, Icaria, 2017.

10Las multitudes conectadas […] se distinguen de todo otro tipo de movilizaciones sociales precisamente por lo que ponen en escena : un mundo donde la gente habla por su propia voz sin requisito identitario ni programa previo […]. Toman las plazas para ensayar una “democracia de apropiación” que busca incidir en los procesos públicos desde la autonomía individual y colectiva, sin manual de instrucciones ni pertenencia previa […]. Por encima de cualquier adscripción, los cuerpos en las plazas se mueven a cara descubierta, aceptan a cualquiera y expresan algo que es quizás el “derecho de cualquiera a tener derechos” como decía Hannah Arendt.7

• 8 Castells, Manuel, La era de la información. El poder de la identidad, Madrid, Alianza, 2003 (1ª edi (...)
• 9 Ibid., p. 464.

12L’activisme en réseau suscite l’intérêt des chercheurs depuis plus de vingt ans. L'impact des nouvelles technologies sur la participation citoyenne est devenu tel que le sociologue Manuel Castells considérait déjà, en 2000, que les nouveaux mouvements sociaux seraient fondés sur des identités collectives interclasses, qui se distingueraient des mouvements traditionnels par leur utilisation et leur appropriation des outils numériques8. Ces mécanismes permettraient de renforcer les activités de protestation ou de résistance, d'appeler les citoyens à participer aux processus de transformation sociale, et de produire et partager de nouveaux codes culturels9.

• 10 A titre non exhaustif, voir : Glenn, Cerise, « Activism or “Slacktivism ?” : Digital Media and Orga (...)
• 11 Tufekci, Zeynep, Twitter et les gaz lacrymogènes, forces et fragilités de la contestation connectée(...)
• 12 Mancera Rueda, Ana et Helfrich, Ute, « La crisis en 140 caracteres : el discurso propagandístico en (...)
• 13 Ibid.

13Même si certains chercheurs contestent la portée réelle des tentatives de transformation sociale via les réseaux10, il n’en demeure pas moins que tous les mouvements recourent désormais à des formes d’activisme en ligne. La manifestation convoquée sur les réseaux devient souvent, d’ailleurs, l’élément déclencheur d’une mobilisation qui peine ensuite à se structurer11. Twitter (devenu X), propriété du milliardaire Elon Musk, est (paradoxalement) l’une des applications les plus utilisées par les mouvements sociaux12. La possibilité de publier et de partager instantanément des contenus, d’ajouter des images ou des vidéos au texte, d’observer la réaction des abonnés et de créer des hashtags susceptibles de se transformer en trending topic font de ce réseau un nouveau « sismographe du monde moderne »13 et un puissant outil de persuasion.

• 14 Thouverez, Ludivine, « Communication politique et émotions à l’heure des app’ et de Twitter : le ca (...)
• 15 Tweet du 13 novembre 2019.
• 16 Kress, Gunther et van Leewen, Theo, op. cit. Van Leeuwen, Theo, « The Representation of Social Acto (...)
• 17 Halliday, Michael, op. cit.

14Dans un précédent article, nous avons démontré que la rhétorique de Tsunami Democràtic reposait essentiellement sur les affects14. En axant sa communication sur la colère, l’indignation et le refus d’obéir aux lois d’un Etat qu’il qualifie de « démophobe »15, le mouvement était parvenu à rallier de nombreux sympathisants à l’automne 2019. Le présent article analyse l’utilisation de l’image fixe dans les 649 tweets publiés par le mouvement entre le 29 août et le 14 janvier 2020. Notre corpus, constitué de 43 créations infographiques et de 149 photographies, est appréhendé au moyen d’une grille d’analyse élaborée à partir des apports théoriques de Gunther Kress et Theo van Leeuwen16 de la sémiotique visuelle et de Michael Halliday en linguistique systémique fonctionnelle. Halliday, qui s’est intéressé à la transcription linguistique des actions des sujets collectifs, a ainsi recensé six processus d’action : matériel, mental, verbal, relationnel, comportemental et existentiel17. Prenant appui sur six images caractéristiques de la mobilisation de Tsunami, nous nous demanderons : qui sont les acteurs visuellement représentés sur Twitter ? Quels objectifs, actions et processus leur sont associés ? Comment sont-ils catégorisés ? Et, enfin, sont-ils représentés conformément au réel ?

• 18 Costa, Joan, Diseñar para los ojos, Barcelona, Costa punto com, 2007, pp. 57-76.

15Précisions, tout d’abord, que la communication visuelle de Tsunami repose sur deux types d’images : des photographies et des créations infographiques destinées à informer et appeler les citoyens à l’action. Comme nous pouvons l’apprécier un tweet du 30 octobre 2019, l’agencement d’éléments marins contribue à doter Tsunami d’une identité visuelle particulière. Son logo, incliné à 45 degrés, rappelle le mouvement ascendant d’une vague. Associé à la couleur bleue du fond, aux contours ondulés du bandeau et au symbole de la mer déchaînée en bas à droite, ce logo vise à convaincre qu’un raz de marée se prépare en Catalogne. L’usage des couleurs renforce cette impression. Si le bleu peut être considéré comme une couleur « naturaliste » qui renvoie à l’univers marin et à l’idée de profondeur ou d’immatérialité dans la Théorie des couleurs de Goethe¹⁸, le noir caractérise souvent les humeurs sombres. Néanmoins, il est possible que sa fonction soit simplement signalétique, puisqu’elle fait ressortir l’expressivité et la visibilité de la consigne politique.

• 19 La Desobediència civil de Thoreau a été publiée en catalan aux éditions Proteus (2012), Olañeta (20 (...)

16Ici, Tsunami appelle à désobéir à la Junta Electoral Central, dont la mission est de veiller au respect des règles électorales. Contestant l’interdiction d’organiser tout acte politique à la veille d’un scrutin (journée dite de « réflexion » en Espagne), Tsunami invite ses sympathisants à protester le 8 novembre, veille des législatives. Cet appel au non-respect de la loi trouve son inspiration dans les thèses d’Henry David Thoreau, rééditées à de nombreuses reprises en Catalogne depuis 201219.

• 20 Thoreau, Henry David, La Désobéissance civile, Paris, Mille et une nuits, 2022, pp. 11-12.

18Le respect de la loi vient après celui de la justice. La seule obligation que j’aie le droit d’adopter, c’est d’agir à tout moment selon ce que je pense être juste […]. La loi n’a jamais rendu les hommes plus justes d’un iota ; et, à cause du respect qu’ils lui marquent, les êtres bien disposés eux-mêmes deviennent quotidiennement les agents de l’injustice.20

• 21 Gubern, Alex, « Miles de secesionistas siembran el caos en el aeropuerto de Barcelona », ABC, 15 de (...)
• 22 Le Bon, Gustave, Psychologie des foules, Paris, Félix Alcan, 1905, (1^e édition 1895).

23Cette foule anonyme est également pacifique. Ce détail, a priori anodin, va donner lieu à une intéressante guerre de représentations. Alors que Tsunami publie des clichés dans lesquels des masses non violentes réclament l’application correcte de la démocratie, d’autres médias insistent en revanche sur les débordements des « séparatistes ». La photographie de Jaime García publiée dans l’article « Miles de secesionistas siembran el caos en el aeropuerto de Barcelona » du journal conservateur ABC²¹, documente ainsi des comportements agressifs qui réactivent la peur de la « foule dangereuse », chère à Le Bon²². L’environnement contextualisé (estelada, foulard jaune symbole de l’amnistie) et la catégorisation des acteurs (vêtus de noir et masqués) suggèrent que les sympathisants de Tsunami s’inspirent davantage des méthodes des Black Blocs que de la Satyagraha de Ghandi.

• 23 Xirinacs est notamment cité dans un document intitulé « Preparar-se per la presó » (Se préparer à l (...)
• 24 Botey, Jaume, « La tradición de la Noviolencia en Catalunya », ICIP, 7 de marzo de 2011. « Formuló (...)
• 25 Rubio, María, « Del 1-O a la sentencia : dos años de formación en desobediencia civil para organiza (...)

25Il convient de souligner qu’une des figures emblématiques de la désobéissance civile, le prêtre Lluís Maria Xirinacs (auquel certains documents écrits font paradoxalement référence23), est visuellement absent de la campagne. Instigateur de marches pour l’amnistie des prisonniers politiques dans les années 1970, Xirinacs « a incarné et presque personnifié l'action politique non violente en Catalogne, depuis sa première grève de la faim en 1973 jusqu'à sa mort »24. La Crida a la Solidaritat en Defensa de la Llengua, la Cultura i la Nació Catalanes (ou Crida), qui joua un rôle essentiel dans le soutien à l’autodétermination et à la normalisation linguistique du catalan, n’est pas non plus représentée. Cette absence est d’autant plus étonnante qu’un grand nombre de ses militants ont intégré ERC, la nouvelle Asamblea Nacional Catalana (ANC) ou la plateforme En Peu de Pau (qui assure la promotion de la désobéissance au sein de la société catalane25) dans les années 2010.

• 26 Ríos, Pere, « Xirinacs, detenido para cumplir una condena de dos años por enaltecimiento a ETA », E (...)

26Nous pouvons formuler l’hypothèse que l’invisibilité de ces acteurs est en lien avec la stratégie de communication intérieure et extérieure de Tsunami. En privilégiant la référence à des luttes internationales et/ou socialement admises (comme l’anticolonialisme, le féminisme et l’antifranquisme), plutôt qu’à des acteurs historiques de l’indépendantisme (comme la Crida ou Xirinacs, qui défraya la chronique en soutenant publiquement l’ETA26), le mouvement escompte probablement élargir ses soutiens en et hors de Catalogne. Pour convaincre ses abonnés, il n’hésite pas, d’ailleurs, à s’éloigner parfois de la vérité historique.

• 27 Le Civil Rights Act de 1968, promulgué un mois après l’assassinat de King, complète ces lois en int (...)

27Dans un tweet du 9 octobre 2019 sur le mouvement pour les droits civiques aux Etats-Unis, Tsunami affirme ainsi que la lutte des Africains-Américains pour leurs droits a reposé sur « des boycotts, des occupations et des manifestations, comme la Marche de Washington ». En réalité, la photographie illustrant le texte ne correspond pas à la Marche de Washington, durant laquelle Martin Luther King a prononcé le célèbre discours « I Have a Dream », mais à une manifestation des travailleurs de la santé organisée à Memphis en février 1968. Elle est donc postérieure à l’approbation du Civil Rights Act de 1964 – qui met fin à toute discrimination juridique dans le pays – et du Voting Rights Act de 1965 – qui autorise le droit de vote aux minorités²⁷.

• 28 Arendt, Hanna, « La désobéissance civile », in L’humaine condition, Paris, Gallimard, 2012, pp. 880 (...)
• 29 Austin, John L., How to Do Things with Words, Cambridge, Harvard University Press, 1962. Austin qua (...)

29Ce slogan renvoie également à la discussion suscitée par Arendt à propos des théories de Thoreau28. Pour Arendt, la désobéissance civile ne peut être envisagée comme une objection de conscience individuelle : elle doit nécessairement être collective. Car la force d’une opinion, dit-elle, ne dépend pas de la conscience, mais du nombre de ceux qui la partagent. Affirmer « Je suis un homme » possède d’ailleurs une dimension performative intéressante29. En effet, ces manifestants ne se contentent pas d’énoncer un fait, mais l’accomplissent en s’érigeant moralement, physiquement et collectivement contre le système raciste américain. En ce sens, ils s’inscrivent pleinement dans la catégorie de citoyens.