Occupy Wall Street : moment ou mouvement ? La difficulté d’évaluer une mobilisation sociale
Résumés
Les vingt dernières années ont été marquées par l'émergence de mobilisations sociales, comme Occupy Wall Street (OWS) aux Etats-Unis. Ces mobilisations ont été diversement interprétées : OWS a ainsi été considéré par certains comme un « moment » plutôt qu’un « mouvement ». Cependant, l’évaluation d’OWS soulève des questions complexes sur la nature et l’efficacité des mobilisations sociales, notamment en termes de durée et de résultats concrets. Les revendications d'OWS, centrées sur la justice sociale et la redistribution des richesses, n’ont pas eu les résultats espérés, conduisant à des débats sur la réussite ou l'échec du mouvement. Cependant, certains observateurs soutiennent qu’OWS a eu un impact durable en changeant le discours politique et en inspirant d’autres mouvements progressistes. En conclusion, l’héritage d'OWS demeure sujet à débat, mais il a contribué à redéfinir le paysage politique américain et à stimuler une nouvelle vague de mobilisations sociales.
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Introduction
- 1 Cette contribution s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche intitulé « FE2C-Equilibre des p (...)
1Les vingt dernières années ont été marquées par l’émergence singulière de nouveaux mouvements dans un contexte de re-mobilisation sociale consécutive à une série de crises politiques, sociales et économiques1. Aux Etats-Unis, la crise des subprimes provoque ainsi la « grande récession » (« Great Recession ») de 2008 ; entre 2010 et 2011, plusieurs pays dont l’Egypte, l’Algérie et la Tunisie connaissent une vague de soulèvements connus sous le nom de « printemps arabes » ; de grandes manifestations anti-austérité frappent la Grèce en 2011, tandis qu’en Espagne naît le mouvement « Indignés ». Quelques années plus tard (2018), le mouvement des « Gilets jaunes » fait la une des journaux en France. Si ces événements ont eu un retentissement particulier, ils ont connu des fortunes diverses à l’intérieur et à l’extérieur des frontières. Aux Etats-Unis, un phénomène en particulier s’est singularisé par son ampleur et la rapidité de sa propagation sur le territoire : Occupy Wall Street (OWS).
- 2 Calhoun, Craig, « Occupy Wall Street in Perspective », The British Journal of Sociology, vol. 64, n(...)
- 3 Gitlin, Todd, « Occupy’s Predicament : the Moment and the Prospects for the Movement », The British (...)
2Dans un article publié en 2013 et intitulé « Occupy Wall Street in Perspective », Craig Calhoun qualifie le rassemblement de Zuccotti Park et les événements qui ont suivi comme « un moment plutôt qu’un mouvement »2. En réalité, Calhoun reprenait les termes énoncés par le regretté Todd Gitlin, un autre sociologue américain de la réputée Université Columbia dans un travail publié par le British Journal of Sociology dans lequel il postulait que OWS n’a jamais fait la transition du « moment au mouvement »3.
- 4 Taylor, Astra et Smucker, Jonathan, « Occupy Wall Street changed everything », Intelligencer, 17 se (...)
3Beaucoup d’observateurs ont participé, aussi bien dans la littérature spécialisée que dans les médias, à une campagne de dénigrement du rassemblement qui a occupé un parc public de New York entre le 17 septembre et le 15 novembre 2011, soit une durée de près de deux mois. La presse généraliste et grand public en particulier a été particulièrement critique à l’égard des participants, comme le rappellent Astra Taylor et Jonathan Smucker dans un texte publié par le New York Magazine à l’occasion des dix ans des événements4. Les auteurs décrivent des journalistes parfois déconcertés par la multitude et la diversité inhabituelle des profils observés en un seul et même endroit (qualifiés de gauchistes, d’anarchistes ou de théoriciens du complot) et souvent peu impressionnés par le joyeux bazar qui semblait régner au sein du camp. Cette hostilité a été temporaire au sein de la presse identifiée à gauche, qui a fini par adopter un regard plus bienveillant. A contrario, elle a évidemment persisté dans les médias conservateurs qui décrivent les participants comme une foule de chômeurs, de marginaux et de délinquants cherchant au mieux à se faire remarquer, au pire à provoquer la police et se défouler en détruisant des espaces publics.
4Si l’on s’attend à un parti pris négatif chez les journalistes employés par Rupert Murdoch (Fox News, New York Post), on peut s’étonner davantage du scepticisme des journalistes de CNN ou du New York Times. En réalité, pour ces derniers comme pour un certain nombre de chercheurs en sciences sociales, l’évaluation négative d’Occupy repose principalement sur une interprétation contestable du phénomène. J’essaierai d’exposer les raisons qui m’ont conduit à ce constat dans une première partie où j’analyserai la posture de Gitlin et Calhoun. Pour ma part, la qualification de « moment » plutôt que de « mouvement » tient moins à la nature du phénomène qu’à la perception des résultats concrets attendus par cette mobilisation unique dans l’histoire des Etats-Unis. Il y a donc au moins deux questions, qui restent d’ailleurs très débattues à ce jour : les attendus de cette mobilisation et leur évaluation (perçue ou réelle).
5Logiquement, cette analyse me conduira à évoquer les éléments qui me semblent particulièrement pertinents pour expliquer la trajectoire d’Occupy et qui n’ont pas toujours été pris en compte pour étudier le phénomène, alors même qu’ils permettent au moins de nuancer, sinon de remettre en question une évaluation qui conclurait à un constat d’échec. Nous verrons que l’évaluation d’un mouvement social présente des difficultés à la fois méthodologiques et conceptuels et qu’il y a peut-être un travail à faire dans l’application des cadres théoriques qui permettent de faire la lumière sur ces mobilisations.
6Pour commencer, j’aimerais revenir sur « l’événement » Occupy, parce que, que l’on considère la mobilisation comme un « moment » ou un « mouvement », il y a clairement un « avant » et un « après » Occupy.
Retour sur le phénomène OWS
- 5 Le message est consultable ici : Komlik, Oleg, « The Original email that started Occupy Wall Street (...)
- 6 Ibid.
- 7 Citizens United v. Federal Election Commission, 558 U.S. 310 (2010).
- 8 La contribution des milliardaires américains a atteint 1,2 milliards de dollars en 2020, passant de (...)
7En août 2011, David Graeber, anthropologue et militant anarchiste, auteur du retentissant Bullshit Jobs (2018) et future figure de proue d’Occupy, écrit à différents contacts pour relayer un appel lancé dans le magazine militant canadien Adbusters5. L’appel, rédigé par Micah White, entend rassembler 20 000 manifestants en les invitant à apporter des tentes pour occuper pacifiquement pendant quelques mois le quartier financier de Wall Street situé dans le Lower Manhattan. Suivant les exemples des manifestants de la place Tahrir et des Indignés en Espagne, le message initial poursuit un objectif principal : créer, par la masse des participants, le rapport de force (pacifique) nécessaire pour obliger Obama à créer une commission présidentielle dont l’objet serait de « mettre fin à l’influence de l’argent sur les élus de Washington »6. Il faut expliquer que, depuis l’arrêt connu sous le nom de « Citizens United »7, il n’existe plus de limite imposée aux sociétés en termes de contributions financières aux campagnes électorales, ce qui de fait, leur permet de dépenser sans compter pour soutenir leur candidat préféré. L’arrêt Citizens, basé sur une interprétation du Premier Amendement qui protège la liberté d’expression, assimile les groupes privés (pas uniquement les entreprises) aux individus et décrète qu’ils doivent être protégés de la même façon. Les montants des dons aux partis politiques et aux candidats aux élections via les « Super PACs » (Political Action Committees) ont explosé (les montants ont doublé entre 2010 et 2020 pour atteindre 12 milliards de dollars pour les seules élections nationales). Cette décision favorise également les donateurs qui ont le plus de moyens8.
8Par ailleurs, le message initial de White évoque la forme que devrait prendre le rassemblement en reprenant les mots de Raimundo Viejo, politiste et universitaire espagnol élu député en 2015 sous la bannière de Podemos :
- 9 Sharlet, Jeff, « Jeff Sharlet : Inside Occupy Wall Street », Rolling Stone, 10 novembre 2011. https (...)
[Jadis], notre modèle consistait à attaquer le système comme une meute de loups. Il y avait un mâle alpha, un loup qui menait la meute, et ceux qui suivaient derrière. Aujourd'hui, le modèle a évolué. Aujourd'hui, nous sommes un grand rassemblement de personnes.9
9Ce choix préfigure, en théorie en tout cas, l’un des caractères marquants d’Occupy : une organisation horizontale où toutes les voix ont la même valeur. Nous verrons que sur cette question, la réalité est peut-être moins évidente.
- 10 Voir par exemple : Juris, Jeffrey S., « Reflections on #Occupy Everywhere : Social Media, Public Sp (...)
10Le rassemblement, débuté le 17 septembre avec quelques dizaines de participants, s’est rapidement étoffé de milliers de personnes venues de tout le pays, donnant naissance à un réseau d’espaces occupés de la même façon dans la plupart des Etats américains (entre 900 et 1 000 selon les comptes). A la grande surprise des présents, le campement improvisé dans le parc Zaccotti à quelques mètres de la bourse de New York et du quartier des affaires, n’a pas été évacué immédiatement et ce n’est que deux mois plus tard que le maire de New York, Michael Bloomberg (milliardaire qui a fait fortune dans la finance puis dans les médias), ordonne l’évacuation du parc. Entretemps, Occupy a acquis une notoriété publique, forte d’une visibilité dans les médias traditionnels mais aussi grâce à l’usage des réseaux sociaux qui sont l’une de ses marques de fabrique10.
Moment ou mouvement ? La difficulté d’évaluer un mouvement social
- 11 Gitlin, Todd, op. cit., p. 5.
- 12 Gupta, Arun K., « Ce qui est arrivé à “Occupy Wall Street” », La Pensée, vol. 388, no 4, 2016, p. 1 (...)
- 13 Milkman, Ruth, « A New Political Generation : Millennials and the Post-2008 Wave of Protest », Amer (...)
11On a tout lu, ou presque, sur le phénomène Occupy, pendant et après le démantèlement du camp : « bizarre, incompréhensible, dangereux, fugace, inefficace, révoltant »11 sont des mots qui reviennent dans la presse pour décrire le bouillonnement qui règne dans le parc. D’autres décrivent Occupy comme un phénomène qui « fait histoire »12, qui a réussi le pari de réunir des personnes aux profils très différents, en accueillant de très nombreux membres de la génération Y (les fameux « Millenials » qui ont entre 20 et 30 ans) dont on doutait encore de la capacité à s’investir en politique13.
- 14 Anderson, James A., « Some say Occupy Wall Street did nothing. It changed us more than we think », (...)
- 15 Bureau of Labor Statistics, « Civilian Unemployment Rate - Graphics for Economic News Releases », 2 (...)
12Que l’opinion des observateurs soit positive ou négative, il est clair que la couverture médiatique n’a cessé de croître pour passer de 2 % fin septembre à 13 % à la mi-novembre14. Rapidement, les slogans d’Occupy chantés dans les manifestations ou écrits sur des banderoles ont atteint des millions de foyers américains via la télévision, la radio, les journaux, les réseaux sociaux, les blogs, etc. Ainsi, il faut citer le slogan qui a sans doute marqué le plus le phénomène Occupy : l’expression « Nous sommes les 99 % », par opposition aux « 1 % » les plus riches, a certainement capté l’attention des très nombreuses personnes, bien au-delà des espaces militants. Il faut rappeler que le taux de chômage à l’automne 2011 est le double (environ 10 %) d’avant la crise de 200815.
- 16 Mukunda, Gautam, « The Social and Political Costs of the Financial Crisis, 10 Years Later », Harvar (...)
13La crise des subprimes, les faillites de banques, les expulsions, les pertes d’emplois et donc la multiplication des difficultés financières pour des millions d’Américains expliquent pourquoi les revendications autour de la redistribution des richesses sont devenues les préoccupations principales d’une population16.
- 17 Gitlin, Todd, op. cit., p. 18.
- 18 Gupta, op. cit., p. 12.
- 19 Ehrenberg, John, « What can we learn from Occupy’s Failure ? » Palgrave Communications, vol. 3, no (...)
14Néanmoins les revendications d’Occupy ne concernaient pas uniquement la réduction des inégalités (la multiplicité des revendications est d’ailleurs l’un des reproches les plus fréquents) et peuvent être classées dans trois grands axes : redistribution des richesses plus équitable17, couper le lien entre argent et politique (et cesser de considérer les entreprises comme des personnes)18, et dépassement des institutions politiques perçues comme vendues à la cause des plus riches19.
15Il est désormais connu qu’aucune de ces revendications n’a véritablement abouti. C’est d’ailleurs ce qui explique pourquoi beaucoup d’observateurs considèrent qu’Occupy a été un échec. Il est d’ailleurs intéressant de constater qu’une très grande partie des publications consultées se décomposent en deux catégories : celles qui parlent d’Occupy comme d’un échec, et celles qui expliquent pourquoi il ne faut pas considérer Occupy comme un échec. Mais le présupposé est toujours le même : les effets d’Occupy sont invisibles.
- 20 Voir Malacrino, Davide, « How the Rich get Richer », International Monetary Fund, 30 novembre 2020. (...)
- 21 Calhoun, Craig, op. cit., p. 1.
16Parmi les critiques faites à Occupy, il faut revenir sur la thèse selon laquelle Occupy n’est pas un « mouvement social ». Cette question est essentielle car elle va déterminer la méthode qu’il faut retenir pour évaluer le phénomène. Gitlin et Calhoun se rejoignent dans l’idée qu’Occupy a bel et bien marqué le paysage socio-politique mais de façon temporaire en agissant à la façon d’un « happening », une manifestation spontanée et spectaculaire qu’il était impossible d’ignorer. Certes, les auteurs reconnaissent le caractère novateur des actions, la volonté de rassembler le plus largement possible et surtout le constat – juste – que les élites financières accaparent les richesses du pays, bien aidées en cela par les institutions (politiques, judiciaires et financières)20. Malgré ces concessions, ils considèrent qu’Occupy ne correspond pas à la description des mouvements qui, selon Calhoun, sont des « modèles d’action de plus long-terme qui produisent des changements majeurs » 21.
17Pour tenter d’éclairer cette prise de position, il convient de revenir sur les cadres théoriques qui ont tenté d’identifier des modèles de mouvement social. Turner et Killian (1957) définissent le mouvement social ainsi :
- 22 Turner, Ralph et Killian, Lewiss, Collective Behaviour, Englewood Cliffs. NJ, Prentice Hall, 1987, (...)
[Un] collectif qui agit de façon continue pour promouvoir ou résister à un changement dans la société ou l’organisation dont il fait partie. En tant que collectif, un mouvement est un groupe avec une participation non-limitée et mouvante dont la direction/le leadership est déterminé davantage par les réactions informelles des adhérents que par des procédures formelles qui légitiment l’autorité.22
18Cette définition s’applique très bien à Occupy. La volonté d’Occupy de rester un espace de discussion et d’action ouvert et d’agir en dehors des cadres institutionnels correspond assez bien, là aussi, à la définition donnée par Turner et Killian.
19Tilly, quant à lui, donnait en 1984 sa vision du mouvement social :
- 23 Tilly, Charles, « Social movements and national politics », State-Making and Social Movements : Ess (...)
[Une] série continue d’interactions entre les détenteurs du pouvoir et les personnes qui réussissent à parler au nom d’un groupe qui n’est pas représenté formellement (politiquement), au cours desquelles ces personnes rendent visibles des demandes de changement dans la distribution ou dans l’exercice du pouvoir, et appuient ces demandes avec des manifestations publiques de soutien.23
- 24 Voir note 2 et le message de White.
20Cette approche est sans doute celle qui correspond le moins à la réalité d’Occupy. En effet, les participants à Occupy n’ont pas caché leur scepticisme, voire leur mépris envers les organes du pouvoir et ne voyaient pas en eux des interlocuteurs crédibles. Par ailleurs, Tilly parle d’un mouvement qui formule des « demandes ». Or, en dépit de la volonté initiale d’exiger d’Obama24 des engagements, Occupy a décidé rapidement de ne pas formuler de demandes spécifiques.
- 25 Touraine, Alain, « Le retour de l’acteur », Cahiers Internationaux de Sociologie, n° 71, 1981, p. 2 (...)
21Une troisième approche est celle de Michel Touraine pour qui un mouvement social est intelligible tant qu’il lutte en vue du « contrôle de l’historicité, c’est-à-dire des modèles de conduite à partir desquels une société produit ses pratiques »25. En résumé, ce qui différencie fondamentalement une action collective d’un mouvement social selon Touraine est la recherche d’une orientation générale de la société. Nous n’avons rien trouvé dans l’analyse de Touraine qui pourrait disqualifier Occupy en tant que « mouvement social ».
22Ces trois analyses, loin d’être nouvelles, permettent de nuancer, pour le moins, les positions de Gitlin et Calhoun qui s’appuient principalement sur deux facteurs : la durée et l’efficacité. Si l’on comprend la variable de la durée (parce qu’elle illustre le soutien populaire et parce qu’une action a peut-être plus de chance d’aboutir si elle dure), la question de l’efficacité est en réalité très subjective.
23A ce titre, Didier Chabanet et Marco Giugni rappellent utilement que :
- 26 Chabanet, Didier et Giugni, Marco, « Les conséquences des mouvements sociaux », Penser les mouvemen (...)
La complexité des configurations sociales et politiques, par nature multifactorielles, rend en effet toujours délicat l’identification et, davantage encore, la mesure d’un phénomène supposant plus ou moins explicitement un lien de causalité.26
- 27 Ibid., p. 148.
- 28 Jenkins, J., Craig, « Why do Peasants Rebel ? Structural and Historical Theories of Modern Peasant (...)
24Dans leur analyse des conséquences des mouvements sociaux, ils soulignent que « lorsqu’on veut étudier empiriquement les effets des mouvements sociaux, on est obligé de fixer plus ou moins arbitrairement un horizon temporel, c’est-à-dire une limite au-delà de laquelle on ne peut plus parler d’impact même si on observe des changements »27. C’est là un problème pour la littérature scientifique publiée quelques mois seulement après le rassemblement du parc Zuccotti. Jenkins (1982) suggère que le gain d’un mouvement social est un phénomène qui s’observe dans la durée. Un mouvement peut sembler stérile dans un premier temps, mais voir ses demandes satisfaites lors d’une phase ultérieure de protestation28.
25L’évaluation d’un mouvement social présuppose donc la définition d’un cadre qui procède de choix méthodologiques, forcément partiellement contestables. Occupy, objet longtemps mal identifié, présente sans doute la difficulté d’échapper aux cadres d’analyse traditionnels.
OWS sort-il des cadres d’analyse traditionnels ?
26Occupy pourrait n’être qu’un « moment » ou une « étape », un élément indépendant dans un continuum de mobilisations sociales plus large, irrégulier et inégal, qui place la justice sociale parmi les revendications centrales.
- 29 Piketty, Thomas, Une brève histoire de l’égalité, Paris, Seuil, 2021, p. 20.
- 30 Ibid., p. 325.
27Mais plutôt que de s’interroger, comme l’ont fait beaucoup de chercheurs en sciences sociales, sur les effets immédiatement indentifiables de l’action d’Occupy, il s’agit plutôt de la replacer dans une histoire ouverte (c’est-à-dire non-finie) sur le temps long, et de la voir comme une étape signifiante d’un mouvement profond. C’est ce que fait Thomas Piketty en rappelant que le combat pour plus d’équité se fait contre une constellation d’adversaires très puissants (banques, partis politiques, médias, universités…), ce qui explique la difficulté de changer le système. Il écrivait en 2021 qu’en dépit de ces résistances, il restait optimiste car « en fin de compte, il y a un mouvement de fond vers plus d’égalité, au moins depuis la fin du XVIIIe siècle » 29et qu’il « va se poursuivre » 30.
- 31 Anderson, James A., « Some say Occupy Wall Street did nothing. It changed us more than we think », (...)
- 32 Milkman, Ruth, « A New Political Generation : Millennials and the Post-2008 Wave of Protest », Amer (...)
28La difficulté d’appréhender Occupy et de discerner ses effets concrets tient peut-être au changement de culture organisationnelle des mouvements sociaux, comme le suppose Anderson en faisant un parallèle avec le mode de gestion horizontale des entreprises d’informatique typiques de la Silicon Valley en Californie31. C’est aussi la thèse que défend Ruth Milkman qui a suivi la trajectoire des militants d’Occupy, lesquels ont continué à s’investir dans le combat contre les inégalités32.
- 33 Engler, Mark et Engler, Paul, This Is an Uprising : How Nonviolent Revolt Is Shaping the Twenty-Fir (...)
29Après le « bruit et la fureur » des slogans criés par les partisans d’Occupy en 2011, on pourrait être tenté de profiter de la relative discrétion des participants pour annoncer rapidement la mort d’une mobilisation éphémère. Cette approche, fautive, serait en réalité révélatrice d’une incapacité à classifier le phénomène dans des cadres d’analyse inadaptés ou dépassés qui ne permettent pas d’appréhender des manifestations sociales comme Occupy. Ce constat est partagé par Paul et Mark Engler, auteurs de This Is an Uprising33, ouvrage consacré aux nouvelles formes de contestation :
- 34 Karlin, Mark, « How to create an “Ecology of Change” by combining Movement Uprisings with Long-Term (...)
Beaucoup de personnes sont formées dans les écoles traditionnelles de sociologie des organisations ou dans le mouvement syndical […]. Comme les mobilisations de masse ne cadrent pas très bien avec leur modèle d’organisation, il peut y avoir beaucoup de scepticisme, voire d’hostilité, lorsque des manifestations de masse éclatent.34
30La question de l’efficacité ou de l’évaluation du résultat peut faire obstacle à la compréhension de phénomènes tels qu’Occupy. Si les protestations ne sont pas immédiatement suivies d’actions concrètes, identifiables et objectivables, comme des lois et des mesures politiques majeures, on peut conclure rapidement à l’échec. Or l’impatience, bien compréhensible chez les acteurs du mouvement (elle l’est moins pour les chercheurs), nous prive d’une analyse sur le temps long qui peut révéler alors les signaux d’un déplacement des lignes politiques qui définissent l’action sociale. On retrouve ce défaut dans les accusations souvent faites à Occupy selon lesquelles le mouvement n’a fait que débattre, remplaçant l’action par le discours (stérile puisque n’aboutissant pas à des propositions concrètes).
Occupy a-t-il obtenu des résultats ?
- 35 Taylor, Astra et Smucker, Jonathan, op. cit.
- 36 Olla, Akin, « Occupy Wall Street swept the World and achieved a lot, even if it may not feel like i (...)
31Dix ans après Occupy, Astra Taylor et Jonathan Smucker écrivaient qu’il serait erroné de penser qu’une révolution inachevée signifie nécessairement que les idées qui en sont issues cessent de progresser quand les groupes se dispersent et que les banderoles sont rangées. Occupy a apporté la visibilité dont la question des inégalités avait besoin35. Olla estime dans le Guardian qu’« Occupy n’a pas seulement permis de redéfinir le débat politique, il a aussi servi comme grande répétition pour des mouvements ultérieurs »36.
32Si l’on veut évaluer le chemin parcouru par un mouvement social, il faut évoquer le point de départ. Certains ont peut-être commis l’erreur de ne pas voir que le mouvement partait de très loin, après des décennies marquées par le martelage de l’idée que les inégalités sont le produit naturel du fonctionnement de la société et que le seul vecteur de progrès et de mobilité sociale est le marché (idée contre-révolutionnaire des années Reagan, validée même par les Démocrates de Clinton à Obama). Cette idée fortement ancrée a été au cœur des débats d’Occupy, ce qui a œuvré à désacraliser les tenants de ce darwinisme social rénové sous Reagan et a relancé la question de la nécessité de repenser la place de l’Etat providence.
- 37 Ce terme décrit la baisse durable des inégalités sociales en matière de revenus observée après la m (...)
- 38 La crise de 2008 est considérée par l’ancien chef de la banque centrale américaine comme pire que l (...)
- 39 Horowitz, Hanna et Ziady, Julia, « Post-2008 Reforms Didn’t Solve the Problem of ‘Too Big to Fail’« (...)
- 40 Saez, Emmanuel et Zucman, Gabriel, « Wealth Inequality in the United States since 1913 : Evidence f (...)
- 41 Anderson, op. cit., Covert, Bryce, « Fighting Inequality After Occupy Wall Street », The Nation, 20 (...)
33Par ailleurs, les comparaisons entre la crise de 2008 et des crises précédentes permettent de mettre certaines choses en perspective. Le Krach de 1929 et la Grande Dépression avaient permis à F. D. Roosevelt de lancer un vaste chantier de réformes profondes du système qui ont abouti à ce qu’on appelle la « grande compression »37. Si la classe politique n’a pas saisi l’opportunité de la crise de 200838 ni pour corriger durablement les dysfonctionnements du secteur bancaire39, ni pour améliorer les mécanismes de redistribution des richesses40, il n’en reste pas moins qu’Occupy a toutefois réussi à relancer la question du contrôle de l’économie par l’Etat pour la première fois depuis l’après-Deuxième Guerre mondiale41.
Conclusion
34Plus d’une décennie après Occupy Wall Street, de nombreuses questions restent sans réponse définitive, mais cela est le propre des mouvements sociaux dont les revendications impliquent des changements lents et profonds. Si la question des inégalités sociales est au cœur du combat d’Occupy, avec ses pendants que sont, premièrement, une distribution des richesses plus équitable et, deuxièmement, une éradication de la pauvreté, alors cela passera par bien plus qu’une série de lois ou de mesures politiques (même ambitieuses comme l’effacement de la dette des étudiants ou le salaire minimum à 15 dollars de l’heure). C’est le logiciel social dans son ensemble qui doit être réécrit, car les inégalités dont on parle impliquent des questions qui sont, certes, économiques, démographiques, géographiques et climatiques, mais aussi philosophiques, notamment aux Etats-Unis (intervention de l’Etat, liberté d’entreprise, place de l’impôt, Etat providence, etc.).
35Ruth Milkman, sociologue et spécialiste des mouvements sociaux, voit dans Occupy les signes d’un changement de paradigme qui commence à produire ses effets. Voici ce qu’elle disait en 2021 :
- 42 Carolyn, Fisher, « Panel : Occupy Wall Street : Its Impact 10 Years Later », Stone Center on Socio- (...)
Occupy a ouvert une nouvelle ère dans l'histoire politique américaine, une nouvelle vague de protestations qui s'est poursuivie jusqu'à aujourd'hui : BLM, MeToo, le mouvement Sunrise, la campagne de Bernie Sanders, la lutte pour 15 dollars, la croissance explosive de l'engagement démocratique et civil signalant une renaissance du progressisme aux Etats-Unis.42
36Finalement, peut-être qu’Occupy n’a pas disparu et qu’il est, au contraire, présent dans l’esprit de toutes les personnes qui animent les nouveaux chantiers du changement social.
Notes
1 Cette contribution s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche intitulé « FE2C-Equilibre des pouvoirs » qui a bénéficié du soutien financier d’UP-SQUARED, projet France 2030, PIA4 « Excellences sous toutes ses formes » (ANR-21-EXES-0013).
2 Calhoun, Craig, « Occupy Wall Street in Perspective », The British Journal of Sociology, vol. 64, no 1, mars 2013, p. 26.
3 Gitlin, Todd, « Occupy’s Predicament : the Moment and the Prospects for the Movement », The British Journal of Sociology, vol. 64, no 1, mars 2013, pp. 3‑25.
4 Taylor, Astra et Smucker, Jonathan, « Occupy Wall Street changed everything », Intelligencer, 17 septembre 2021.
5 Le message est consultable ici : Komlik, Oleg, « The Original email that started Occupy Wall Street », Economic Sociology & Political Economy, 27 décembre 2014. https://economicsociology.org/2014/12/27/the-original-email-that-started-occupy-wall-street/
6 Ibid.
7 Citizens United v. Federal Election Commission, 558 U.S. 310 (2010).
8 La contribution des milliardaires américains a atteint 1,2 milliards de dollars en 2020, passant de moins de 1 % du total à près de 10 %. Voir : Americans for Tax Fairness, « Billionaires are spending 39 Times more on Federal Elections since Citizens United Supreme Court Decision in 2010 », January 21, 2022. https://americansfortaxfairness.org/billionaires-spending-39-times-federal-elections-since-citizens-united-supreme-court-decision-2010/ ?doing_wp_cron =1709549101.9811139106750488281250
9 Sharlet, Jeff, « Jeff Sharlet : Inside Occupy Wall Street », Rolling Stone, 10 novembre 2011. https://www.rollingstone.com/politics/politics-news/inside-occupy-wall-street-236993/. Sauf mention contraire, toutes les traductions sont de l’auteur.
10 Voir par exemple : Juris, Jeffrey S., « Reflections on #Occupy Everywhere : Social Media, Public Space, and Emerging Logics of Aggregation », American Ethnologist, vol. 39, no 2, 2012, pp. 259‑79.
11 Gitlin, Todd, op. cit., p. 5.
12 Gupta, Arun K., « Ce qui est arrivé à “Occupy Wall Street” », La Pensée, vol. 388, no 4, 2016, p. 11.
13 Milkman, Ruth, « A New Political Generation : Millennials and the Post-2008 Wave of Protest », American Sociological Review, vol. 82, no 1, 1er février 2017, pp. 1‑31.
14 Anderson, James A., « Some say Occupy Wall Street did nothing. It changed us more than we think », Time, 15 novembre 2021.
15 Bureau of Labor Statistics, « Civilian Unemployment Rate - Graphics for Economic News Releases », 2024. https://www.bls.gov/charts/employment-situation/civilian-unemployment-rate.htm.
16 Mukunda, Gautam, « The Social and Political Costs of the Financial Crisis, 10 Years Later », Harvard Business Review, 25 septembre 2018. https://hbr.org/2018/09/the-social-and-political-costs-of-the-financial-crisis-10-years-later.
17 Gitlin, Todd, op. cit., p. 18.
18 Gupta, op. cit., p. 12.
19 Ehrenberg, John, « What can we learn from Occupy’s Failure ? » Palgrave Communications, vol. 3, no 1, 4 juillet 2017, p. 4.
20 Voir Malacrino, Davide, « How the Rich get Richer », International Monetary Fund, 30 novembre 2020. https://www.imf.org/en/Blogs/Articles/2020/11/30/how-the-rich-get-richer. Reeves, Richard V., « The Science of Power : Billionaires, Elites, and Social Mobility », Brookings Institution, 22 septembre 2014. https://www.brookings.edu/articles/the-science-of-power-billionaires-elites-and-social-mobility/
21 Calhoun, Craig, op. cit., p. 1.
22 Turner, Ralph et Killian, Lewiss, Collective Behaviour, Englewood Cliffs. NJ, Prentice Hall, 1987, p. 39.
23 Tilly, Charles, « Social movements and national politics », State-Making and Social Movements : Essays in History and Theory, Bright, Charles, et Harding, Susan (eds), Ann Arbor, University of Michigan Press, 1984.
24 Voir note 2 et le message de White.
25 Touraine, Alain, « Le retour de l’acteur », Cahiers Internationaux de Sociologie, n° 71, 1981, p. 251.
26 Chabanet, Didier et Giugni, Marco, « Les conséquences des mouvements sociaux », Penser les mouvements sociaux : Conflits sociaux et contestations dans les sociétés contemporaines, Agrikoliansky, Éric, Sommier, Isabelle et Fillieule, Olivier, Paris, La Découverte, 2010, p. 145.
27 Ibid., p. 148.
28 Jenkins, J., Craig, « Why do Peasants Rebel ? Structural and Historical Theories of Modern Peasant Rebellions », American Journal of Sociology, vol. 88, no 3, 1982, pp. 487‑514.
29 Piketty, Thomas, Une brève histoire de l’égalité, Paris, Seuil, 2021, p. 20.
30 Ibid., p. 325.
31 Anderson, James A., « Some say Occupy Wall Street did nothing. It changed us more than we think », Time Magazine, 15 novembre 2021.
32 Milkman, Ruth, « A New Political Generation : Millennials and the Post-2008 Wave of Protest », American Sociological Review, vol. 82, no 1, 1 février 2017, pp. 1‑31.
33 Engler, Mark et Engler, Paul, This Is an Uprising : How Nonviolent Revolt Is Shaping the Twenty-First Century, New York, Bold Type Books, 2016.
34 Karlin, Mark, « How to create an “Ecology of Change” by combining Movement Uprisings with Long-Term Organizing », Truthout, 1 mai 2016.
35 Taylor, Astra et Smucker, Jonathan, op. cit.
36 Olla, Akin, « Occupy Wall Street swept the World and achieved a lot, even if it may not feel like it », The Guardian, 6 octobre 2021.
37 Ce terme décrit la baisse durable des inégalités sociales en matière de revenus observée après la mise en place de mécanismes de redistribution par l’administration Roosevelt dans les années 1930-40.
38 La crise de 2008 est considérée par l’ancien chef de la banque centrale américaine comme pire que la Grande Dépression. Voir : Egan, Matt, « Ben Bernanke says the 2008 Crisis was worse than the Great Depression », CNN, 27 août 2014.
39 Horowitz, Hanna et Ziady, Julia, « Post-2008 Reforms Didn’t Solve the Problem of ‘Too Big to Fail’« , CNN, 31 mars 2023.
40 Saez, Emmanuel et Zucman, Gabriel, « Wealth Inequality in the United States since 1913 : Evidence from Capitalized Income Tax Data », The Quarterly Journal of Economics 131, no 2, 1 mai 2016, pp. 519‑78.
41 Anderson, op. cit., Covert, Bryce, « Fighting Inequality After Occupy Wall Street », The Nation, 20 septembre 2021.
42 Carolyn, Fisher, « Panel : Occupy Wall Street : Its Impact 10 Years Later », Stone Center on Socio-Economic Inequality, 24 septembre 2021. https://stonecenter.gc.cuny.edu/panel-occupy-wall-street-its-impact-10-years-later/
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Référence électronique
Saïd Ouaked, « Occupy Wall Street : moment ou mouvement ? La difficulté d’évaluer une mobilisation sociale », Amnis [En ligne], 4 | 2024, mis en ligne le 21 juin 2024, consulté le 15 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/amnis/9075 ; DOI : https://doi.org/10.4000/11vim
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