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Résumés

La notion de biorégion implique une transformation profonde de notre culture géopolitique. Elle suppose que le préfixe géo- soit tout aussi important que le radical politique quand vient le temps de penser notre présence en des territoires. La biorégion est un ordre pour le moment imaginé qui considère à part entière le vivant, le sol et les cycles climatiques d’un lieu en lien avec le fait d’en faire partie. Il ne s’agit pas d’un projet mais d’un impératif historique que ne manqueront pas de provoquer les crises écologiques et sociales en cascades, en rapport avec le réchauffement climatique, la perte de biodiversité, la pollution massive, les tensions sociales s’ensuivant, la pénurie d’énergies et de minerais… Les gouvernements seront débordés et ne satisferont pas les besoins d’urgence. Cela entraînera nécessairement une refonte de la pensée politique traditionnelle. Conséquemment, le rôle des partis politiques de gouvernement et des assemblées politiques instituées s’en trouveront redéfini. La chose peut être d’ores et déjà imaginée et préparée.

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Texte intégral

1La notion de biorégion entraîne une refonte de la pensée politique traditionnelle. Conséquemment, le rôle des partis politiques de gouvernement et des assemblées politiques instituées s’en trouve redéfini. On le sait, le mouvement biorégional se méfie de la politique conventionnelle. Ses tenants se montrent échaudés par les ratés cycliques des grands sommets politiques autour du climat et de l’environnement depuis Stockholm en 1972, incrédules lorsque confrontés aux babioles terminologiques (gestion intégrée, développement durable, géoingénierie, transition énergétique, capitalisme vert) qui font la rhétorique stagnante des grandes organisations, sceptiques devant la possibilité d’observer une éthique environnementale dans l’étalement urbain, et désemparés par les vastes ensembles territoriaux sur lesquels les Etats exercent leurs impérieuses prérogatives.

La thèse

  • 1 Bookchin, Murray, Pour un municipalisme libertaire, Lyon, Atelier de création libertaire, 2018 [198 (...)
  • 2 Berg, Peter et Dasmann, Raymond, « Reinhabiting California », The Ecologist, vol. 7, nº 10, 1977. V (...)
  • 3 Berg, Peter (dir.), Reinhabiting a Separate Country. A Bioregional Anthology of Northern California(...)

2L’élan qui porte le biorégionalisme provient du mouvement de retour à la terre des années 1960, du municipalisme libertaire à la Murray Booktchin1 et de l’autonomisme politique de type sécessionniste. Un Etats-Unien vivant dans l’extrême-est du Canada (en Nouvelle-Ecosse), Allen Van Newkirk2, a fait connaître le concept en premier lieu, avant qu’il soit repris, approfondi et mis en application par un tandem californien formé par l’artiste politisé Peter Berg et le biologiste Raymond Dasmann3. Cette pensée a accompagné une floraison de tentatives pratiques dans l’Ouest américain. Il s’est agi à chaque fois, selon un immanentisme circonstanciel, de fonder une géopolitique régionale en fonction des réalités écologiques et territoriales de l’espace qu’habitent – et apprennent à « réhabiter » – les sujets sociaux. Dans une optique géopolitique selon laquelle le préfixe géo compte autant que le radical politique, la philosophie en vigueur consiste à s’enquérir de la réalité des bassins versants, de la faune et de la flore, de la qualité des sols et de la géologie, sans oublier bien sûr les enjeux côtiers concernant le littoral, les fonds marins et la qualité des eaux. Le tout est évidemment pensé selon les interactions observables entre tous ces éléments dans l’économie de la nature. Les frontières ne sont pas imposées arbitrairement – terme central dans la définition que Van Newkirk donne – par des citoyens qui instituent un ordre en fonction d’enjeux strictement sociohistoriques, mais elles correspondent, comme chez les Autochtones, à ses frontières qui tombent sous le sens, à ses dynamiques territoriales concentriques selon certains aspects (bassins versants, forestation, écorce terrestre…). Peter Berg insiste : on comprend les frontières d’une biorégion à la parcourir. Les sujets politiques cohabitent avec les autres êtres vivants et partagent alors le territoire, loin de toute approche colonialiste ou impérialiste.

L’antithèse

  • 4 Rollot, Mathias et Schaffner, Marin, Qu’est-ce qu’une biorégion ?, Marseille, Wildproject, 2021. Vo (...)

3Mais cette généalogie ne rend pas justice à la complexité du mouvement. Elle n’est pas isolationniste au sens d’une pensée du terroir repliée sur elle-même. Elle n’insuffle dans la pensée aucun hégélianisme voulant qu’elle succède absolument à un temps qui l’eût précédée et qu’elle aurait avalé en tout point. Elle est rigoureuse intellectuellement quoique plastique sur le plan des applications. Et surtout, elle se perçoit de moins en moins comme un projet au sens d’une option s’offrant parmi d’autres que tel un destin de l’humanité dans le contexte historique d’un siècle soumis aux changements climatiques et à la pollution massive où s’effondreront les écosystèmes en même temps que les régimes politiques nationalisés et mondialisés qui en dépendent. Le capitalisme perdurera peut-être, mais le nombre de ses bénéficiaires relatifs – ceux qui peuvent acheter des bananes abordables et faire le plein sans trop de soucis – diminuera inexorablement. Il est aujourd’hui d’environ 20 % de la population mondiale, majoritairement des Occidentaux. Lorsqu’il y va d’expressions privatives, l’architecte biorégionaliste Mathias Rollot4 présente ainsi la biorégion : 1) antispéciste au sens où l’animal et le végétal ne sont pas destinés à être dominés ni exterminés, 2) antidéterministe en cela que le partage qu’elle conçoit avec les éléments vivants ou inertes du territoire qui l’occupent l’empêche de se comporter comme un seigneur des lieux façonnant l’espace à sa seule convenance, 3) antinationaliste au sens où l’Etat n’est plus le référent d’organisation de la politique quand vient le temps de mobiliser des actions, 4) antiraciste au sens où la biorégion ne cultive aucune nostalgie du terroir garantissant à une population sise historiquement quelques prévalences du point de vue des racines, à l’encontre d’autres plus récemment installées, et 5) anticapitaliste, à savoir ne pas avoir le capital et son accumulation comme valeur de référence, mais plutôt un souci de valoriser ce qui relève des agencements géographiques propres aux lieux.

La synthèse

4La biorégion ne se définit pas, toutefois, par de telles restrictions antithétiques. La biorégion se présente bien davantage comme une aire de projets, d’initiatives et d’essais. Les cinq points d’opposition marquent plutôt des seuils à ne pas franchir, un pentagone à l’intérieur duquel agir. Là, ce sont les biorégions au pluriel, conjointes et entretenues par des liens diplomatiques, qui suscitent l’intérêt. La biorégion se pose ainsi historiquement comme étant impérative et universelle. C’est dans les différents espaces régionaux du monde qu’on s’apercevra dépendre désormais de soi-même pour sa survie et son organisation. C’est concomitamment qu’on s’intéressera à son espace dans le respect de la façon dont il se constitue, dans un élan à consonance universelle. Et on le fera aussi en ayant tiré la leçon de deux siècles d’exploitation effrénée de la biosphère. Sans candeur. L’approche biorégionaliste se caractérise comme une forme de résistance. Elle ne cohabite pas seulement avec le vivant, mais aussi avec des paliers de gouvernements et des régimes politiques toujours à l’œuvre. Il lui paraît, aussi clair qu’à la Renaissance, que la politique s’organise par strates, que les pouvoirs se distribuent sur un mille-feuille institutionnel, qu’il lui faut imposer sa souveraineté relative. Si, encore au XVIIe siècle, par exemple, la politique s’exerçait sur la vie d’un paysan selon un parallélisme mettant en présence les strates du royaume de France, de la seigneurie à laquelle il appartient, des propriétaires fonciers immédiats ainsi qu’à l’Eglise – impôts, honoraires, loyers et dîmes étaient à payer respectivement. Aujourd’hui, de manière plus complexe encore, des pouvoirs concurrents se partagent l’autorité sur un même territoire : l’Etat, lui-même réfracté selon ses vocations législative, exécutive et juridictionnelle, est stratifié sous la forme d’autorités régionales et municipales, et il se voit flanqué de pouvoirs financiers que sont les banques, qui imposent leur charge sous la forme d’intérêts. Bien qu’il les autorise, celles-ci peuvent se révéler de fait plus puissantes que lui dans leurs rapports de force. A cela s’ajoute la grande industrie, s’enrichissant souvent à partir de faramineux taux de profit, et capable de le poursuivre devant des tribunaux ad hoc ou d’en corrompre les agents tout en le suppléant dans une multitude de secteurs (éducation, recherche, culture, aménagement du territoire, économie régionale…). Enfin viennent les petites mafias, leur pizzo (impôt officieux) et l’ordre informel qu’elles régissent. Ainsi, s’engager de manière biorégionale sur son territoire, c’est résister aux forces du capital qui souhaitent exploiter ce qu’il en reste, c’est bloquer l’accès aux trusts de l’agro-industrie qui le soumettent aux logiques de l’exploitation intensive et de la monoculture, c’est s’interposer face aux forces policières d’Etat à leur solde. Car on connaît la chanson, « Chaque fleur, chaque arbre que l'on tue / Revient nous tuer à son tour ». Proposer une façon d’habiter le territoire qui ne soit plus violente, ni prédatrice, ni à terme destructrice pour nous-mêmes suppose qu’on trouve à s’imposer sur le territoire, à rivaliser avec des strates de pouvoir plus ou moins actives en son sein, qu’on y résiste, y tient tête et s’impose en partie.

Insuffisances du municipalisme

5Les auteurs de référence du biorégionalisme sont au moins sceptiques devant l’action gouvernementale et critiques de ses décisions tendancieuses – alignée sur celle des grandes banques et multinationales, sinon radicalement anarchistes et partisans de formes d’organisations horizontales.

  • 5 Voir sur ce sujet : Stuppia, Paolo, « Ré-habiter la Terre. Cinquante ans d’utopies biorégionalistes (...)

6Un temps, l’instance municipale a pu çà et là servir de vecteur à toutes ces velléités. Murray Bookchin est un invité de marque aux rencontres biorégionales de San Francisco, tenues en 1978 sous les auspices de la Planet Drum Foundation5. Mais l’approche anarcho-marxisante de l’auteur de Pour un municipalisme libertaire semble pour d’aucuns ne pas faire la part assez grande à l’enjeu écologique comme tel. Les références modèles à la démocratie athénienne ou aux assemblées municipales de la Nouvelle-Angleterre ou encore à la Commune de 1893 collent mal à l’enjeu écologique et à la dénonciation de l’exploitation industrielle d’icelle, même s’il s’agit d’une indéniable source d’inspiration. Aussi, la référence à la municipalité est informe : elle peut autant désigner la ville de New York qu’une entité villageoise. Ses frontières peuvent en maints endroits se révéler arbitraires en ce qui regarde l’organisation topographique d’un lieu. Plusieurs villes et villages peuvent constituer une même biorégion. Les municipalités sont des créatures des Etats et ne disposent que des pouvoirs que celui-ci décide de leur attribuer. Enfin, historiquement, les municipalités, lorsque conquises politiquement par des citoyens critiques, sont souvent passées pour remparts défensifs face à des projets d’exploitation, parfois efficaces, par exemple lorsqu’une entreprise requerrait son eau pour mener à terme des projets controversés, sans nécessairement pouvoir faire la différence dans l’aménagement du territoire, pour les raisons évoquées plus haut.

  • 6 Sur ce sujet, voir : Federici, Silvia, Réenchanter le monde. Le féminisme et la politique des commu (...)

7La notion de communs compte aussi beaucoup dans l’organon biorégional6. Sans saturer la question de l’organisation politique, l’idée de confier à des communautés le soin d’administrer spécifiquement des biens les regardant est séduisante. Un four à pain communautaire, un champ de myrtilles, un jardin communautaire… comptent au nombre de biens communs qui ne sont ni commercialisables par un propriétaire privé, ni privatisables par un Etat qui en aurait la garde au titre de la nationalisation. Laissés aux soins des bonnes mœurs d’une communauté, ils font l’objet d’une gestion concertée et démocratique.

Contexte écologique

8Le projet biorégional ne peut pas être pensé aujourd’hui, quant à son caractère impératif, sans considérer la grave mutation écologique dans laquelle nous nous inscrivons en ce siècle. Le réchauffement climatique n’annonce pas seulement une série de maux terribles et multiples – fonte des glaciers, montée des eaux, inondations, érosion des côtes, ouragans, tornades, canicules meurtrières, pertes agricoles, incendies de forêt, migrations d’insectes redoutables, guerres civiles, famines, exodes, etc. –, mais une aggravation de ces ruptures sur un mode autonome et exponentiel. Autonome : ce ne sont plus les orgueilleux sujets humains qui saccagent quoi que ce soit, mais le système Terre qui se détraque durablement ; c’est par lui-même qu’il se saborde désormais. L’émission massive de gaz à effet de serre depuis le début de l’ère industrielle provoque un réchauffement moyen de la température mondiale, qui lui-même induit la disparition des glaciers, entraîne la réduction des surfaces réfléchissantes (albédo) et conséquemment l’étendue accrue d’eaux sombres attirant les rayons solaires. Cela produit par la force des choses une accentuation dudit réchauffement : les surfaces d’eau foncées, de plus en plus importantes, captent toujours davantage la chaleur des rayons solaires plutôt que de les réfléchir comme c’était le cas à leur état glaciaire, et contribuent ainsi à la fonte sans précédent du pergélisol. Celui-ci devient poreux et libérera progressivement des tonnes de méthane, un gaz à effet de serre encore plus redoutable que le CO2. Exponentielle, cette progression du réchauffement atmosphérique produit à elle seule plus d’incendies de forêt encore, ce qui nous prive de puits de carbone naturels. Et on ne parle toujours pas de la destruction des indispensables coraux et d’autres conséquences dans les fonds marins… Le processus s’emballe et devient difficile à suivre, chaque catastrophe ayant plus d’ampleur que la précédente, chaque donnée étant plus alarmante que l’antérieure, chaque crise surgissant plus rapidement que prévu. Nous voici placés sous haute tension.

  • 7 Desbiolles, Alice [Interview de Mabrouk, Sonia], « Nous sommes rentrés dans l’ère des pandémies », (...)

9Aussi, vétérinaires et médecins s’allient pour comprendre les risques que court notre siècle en exterminant massivement les espèces animales et végétales. « Une seule santé », clament certains à l’unisson pour résumer l’élan de solidarité qu’ils appellent entre sujets vivants, humains inclus à titre égal. C’est qu’à stresser les animaux, comme il s’entend, on génère pour nous, sujets dits rationnels, un contexte global tout aussi stressant. La chauve-souris, d’ordinaire robuste du point de vue immunitaire, une fois menacée en son habitat, devient sensible aux nombreux éléments pathogènes qu’elle s’est habituée à transporter. Sans forêt, sans abri, sans fruits mûrs à cueillir ni insectes à chasser, elle se découvre alors malade, et contagieuse. Ses déjections et sa salive portent la trace de microbes qui contaminent d’autres espèces sensibles, inévitables vecteurs vers la filière porcine, véritables stationnements industriels d’infortunés cochons au code génétique semblable au nôtre, nous, autres de moins en moins autres. « C’est un cocktail idéal vers une nouvelle épidémie »7. Depuis cinquante ans, les Zika, SARS, Ebola, H1N1 et autres zoonoses ont déferlé à une fréquence sans précédent sur l’humanité. L’épisode célèbre du COVID-19 n’est que la bande-annonce du film qui nous attend.

Contexte énergétique et minier

10La question énergétique est également centrale dans cette perspective, car annonciatrice de mutations à son tour. Nous raclons collectivement les fonds de tiroir et ne pourrons plus longtemps, nous 20 % des bénéficiaires relatifs du capitalisme, jouir encore d’hydrocarbures abondants et abordables. La raréfaction du pétrole et du gaz, avec celle du charbon et de l’uranium, fera perdre aux Occidentaux les 600 esclaves virtuels que ces sources d’énergie représentent pour eux en moyenne. De quoi générer en soi une révolution. Penser cette chute draconienne en termes techniques ne se fait pas sans une bonne dose de spéculation. L’Agence internationale de l’énergie ou certaines entreprises comme la British Petroleum donnent bien à penser qu’on arrive au stade où la consommation escomptée est plus importante que la production envisageable. Mais trop de critères entrent en ligne de compte pour qu’on pense les réserves disponibles simplement à la façon de l’état d’un réservoir. Les hydrocarbures sont toujours disponibles, mais ils ne sont plus à prélever comme jadis, à partir de simples poches souterraines. Il reste à les extraire selon des modalités complexes, coûteuses, elles-mêmes polluantes et hasardeuses. Jusqu’où l’industrie est-elle disposée techniquement et financièrement à creuser encore un peu plus loin, à dynamiter un peu plus avant, à sonder les fonds marins toujours plus au large ? Qu’en disent le marché, les cours, les investisseurs et les spéculateurs de tous ordres ? Quid des résistances populaires, des mises en garde en matière d’écologie, des structures publiques à qui il arrive encore de bloquer un processus jugé téméraire ? Une méthode nouvelle, un scrupule de moins, des fonds abondants, un peu de corruption politique, et voici repartie la machine à extraire, pour un énième tour de piste, puisque notre mode de vie est non négociable. Pendant ce temps, il tombe sous le sens que la croissance promue par le régime fait augmenter la demande tandis que l’offre diminue et qu’il arrivera un moment où les conséquences climatiques de la combustion de pétrole fixeront elles-mêmes la limite.

11Il en va de même pour les minerais. Eux non plus ne seront pas longtemps encore abordables et abondants comme maintenant. Le considérer, c’est faire le deuil des solutions de remplacement les plus souvent cités : la géo-ingénierie ou les énergies solaire et éolienne transformées par de vastes complexes infrastructurels. On omet fréquemment de mentionner la question minière lorsque vient le temps de fantasmer une transition énergétique reposant sur les technosciences et la géo-ingénierie. A trop insister sur le fait que le vent et le soleil sont des énergies renouvelables, les puissances industrielles parviennent à passer sous silence le coût écologique des infrastructures qu’on doit construire pour rendre utilisables ces énergies. Les panneaux photovoltaïques et les tours éoliennes sont largement constitués de métaux rares dont le processus d’extraction est très polluant, ils ont une durée de vie de quelques décennies seulement, sont composés d’alliages qui ne sont pas recyclables et doivent être éventuellement enfouis on ne sait où après leur vie utile. Les minerais nécessaires à leur renouvellement viendront fatalement à manquer. Pour cela, ils ne sauraient mériter le statut de panacée qu’on leur a attribué.

S’organiser politiquement

12Que faire ? La question s’est peu posée de manière explicite dans les écrits de référence du biorégionalisme. Le corpus anarchiste amène les auteurs à suggérer, de manière implicite parfois, que des forums horizontaux de démocratie directe s’organisent d’eux-mêmes entre citoyens consentants. Aux Il faut et On doit s’ajoutent des Il n’y a qu’à posément assumés. De là à affirmer qu’il y va d’une pensée magique, il n’y a qu’un pas que la critique peut aisément franchir.

13De deux manières distinctes, mon engagement dans la réflexion biorégionale a consisté à aborder cette question de manière appliquée. Une fois n’est pas coutume, il me faudra ici témoigner personnellement de ces expériences pour en rendre compte, et donc abandonner une écriture neutre se voulant candidate à la pensée commune.

  • 8 Cuisenier, Jean, « Fictions homériques et réalités insulaires », Ethnologie française, Paris, Press (...)

14Ces deux approches concernent la Péninsule acadienne, une région francophone de la région atlantique du Canada, dans les Maritimes, qui comprend près de 50 000 âmes et se trouve bordée d’eau. Le triangle qu’elle forme à l’est de la rivière Miramichi occupe une superficie d'environ 2 000 km2. Au sens de ce qu’écrit Jean Cuisenier, la Péninsule n’est pas tout à fait une île mais elle n’en est pas le contraire8. Elle relève de ce que les Grecs anciens appelaient déjà un nèsos, à savoir un territoire perçu et vécu en tant qu’il est entouré d’eau, même s’il peut s’agir, d’un point de vue géographique, strict, d’une grande presqu’île (étymologie de la péninsule), d’une presqu’île en effet ou d’îles véritables au large de celles-ci.

15Une de ces deux approches est défendue dans un cadre pédagogique. A l’occasion des deux éditions de mon programme d’étude printanier et estival intitulé L’Eté des humanités, en 2022 et 2023, les étudiants choisis parmi la Francophonie canadienne ont reçu gracieusement deux cours de premier cycle - et un accès aux résidences de l’université - sur l’écologie politique et l’approche biorégionale. Lors des deux éditions, ils ont été amenés à simuler les délibérations d’une assemblée législative. En 2022, il s’agissait pour chacune chacun de représenter respectivement un courant spécifique de l’écologie politique, de l’écomarxisme à l’écofascisme, en passant par le constructivisme, le développement durable, la décroissance ou le survivalisme. Tout le spectre des discours a été étudié pour comprendre leur diversité qui se réclame de l’écologie, et pour en faire bien entendu la critique. En 2023, la classe a plutôt incarné un gouvernement biorégional. Les étudiants devaient respectivement camper le rôle d’un ministre, et présenter en conseil les grandes lignes du livre blanc qu’ils avaient à charge d’écrire dans leur domaine respectif. Selon le bon vouloir de la classe, les ministres d’un gouvernement biorégional assuraient des responsabilités se déclinant selon ces compétences :

16-Diplomatie interbiorégionale 

17-Conservation environnementale

18-Aménagement du territoire

19-Communs 

20-Institutions politiques et gestionnaires 

21-Résolution de conflits et facteur humain 

22-Intersectionnalité en écologie

23-Accueil des réfugiés environnementaux

24-Elevage et éthique animale 

25-Soins, médecine et herboristerie 

26-Monnaie locale et décroissance 

27-Education

28-Souveraineté énergétique et transport.

  • 9 Spinoza, Baruch, Traité politique, Paris, Le livre de poche, 2022.

29La terminologie des institutions connues du pouvoir a été maintenue, même si le groupe a été invité à les reconsidérer. Ainsi, le gouvernement a été rapporté à un Imperium, en référence au Traité politique de Spinoza9, étudié en classe, et c’est faute de mieux que les termes « ministre » ou « ministère » ont circulé. Tous savaient qu’il ne s’agissait pas de régir un imposant appareil d’Etat.

30De ces simulations, il est sorti une série de discussions visant à coordonner les actions des différents membres du conseil. Il s’est avéré que la pression était très grande sur le ministère de l’Education. Les Livres blancs qui ont été produits dans chaque ministère particulier ont été l’occasion de développer des propositions fortes dans chaque domaine. La tentation était grande, souvent, de céder aux vœux pieux et à l’utopie facile, mais le travail consistait à se donner du fil à retordre à soi-même, de pointer les apories, de prendre la mesure des difficultés et de rendre justice à la complexité des problèmes. Aussi, il était difficile, dans cet exercice, de situer le degré d’adhésion de la majorité au cadre biorégional. L’approche biorégionale, telle que je la définis, implique, pour s’imposer avec un minimum de portée et d’envergure, un sentiment d’urgence partagé et une impression de déréliction par rapport aux grands centres de décision (capitales d’Etat et sièges sociaux de grandes firmes). Or, il n’était pas évident, par le seul exercice de l’imagination, de concevoir le rapport dialectique entre les propositions politiques à esquisser, l’état de déliquescence de l’organisation sociale au moment où on l’imagine et la gravité des urgences auxquelles il s’agit de faire face.

31Néanmoins, ces livres blancs ont été l’occasion de proposer des politiques publiques de grande importance en ce qui concerne l’aménagement du territoire succédant à son simple « développement », la gestion des communs rivalisant avec les propriétés privées ou étatiques, l’éducation participative, l’immigration comme processus d’accueil en fonction de réfugiés environnementaux dont nous souhaitons partager le savoir-faire décroissantiste, ainsi que sur bien des enjeux liés aux nouvelles mœurs.

32Mais en amont de cet exercice faut-il nécessairement se poser la question de l’institution qui encadre cette activité « ministérielle », de sa genèse et des événements historiques qui l’ont motivée.

33Là intervient une seconde expérience, elle bien concrète, mais avortée.

34A l’aube des élections municipales de 2021 dans l’entité législative du Nouveau-Brunswick, et conséquemment dans la Péninsule acadienne qui en fait partie, j’ai été à l’origine d’une initiative réunissant des citoyens de la péninsule pour créer un parti politique.

35Ce parti, baptisé au fil des discussions « Parti de la transition · Péninsule acadienne » (un nom que je ne reconduirais pas aujourd’hui en raison de la récupération dont le terme transition fait l’objet désormais), et son programme, intitulé Péninsule 2030, visait à préparer la région aux conséquences annoncées du réchauffement climatique, de la perte de biodiversité, de la raréfaction des énergies et de la vanité des processus de transition, justement, axés sur des minerais déjà rares et polluants à extraire.

36Son énoncé de principe tenait dans ce libellé :

  • 10 Péninsule 2030

Le xxie siècle marquera un changement de paradigme majeur à l’échelle mondiale. Une crise écologique de grande envergure nous pend au bout du nez, les énergies que nous gaspillons depuis des décennies s’épuisent, les minerais également. Pour éviter de simplement subir les transformations qui ne manqueront pas de survenir dans notre mode de vie, nous devons nous y préparer.  Nous prenons le parti de la transition. Nous avons le courage de reconnaître que de très grands défis nous attendent ces prochaines décennies. L’humanité fera face simultanément à trois grandes crises. Elles concernent d’abord l’écologie : les bouleversements climatiques et l’extinction de la biodiversité entraînent des perturbations majeures sur le plan de la santé publique, de la pêche et de l’agriculture. Ensuite les énergies : l’épuisement du gaz et du pétrole conventionnels s’annonce pour bientôt – les réserves de pétrole abordable et abondant en ont tout au plus pour quarante ans. Enfin les minerais : les éléments indispensables à la configuration des alliages présents dans nos appareils informatiques et technologiques viendront eux aussi à manquer cruellement, notamment en ce qui concerne les bien nommées terres rares. Déjà, la Péninsule acadienne subit les effets des bouleversements climatiques et écologiques ainsi que ceux de notre mode de vie productiviste. Au large, le niveau de la mer a augmenté de dix centimètres et la température moyenne de l’air a crû de trois degrés Celsius entre 1985 et 2011. L’augmentation du nombre de tempêtes accentue le phénomène de l’érosion des sols. La montée des eaux cause déjà de nombreux dommages au littoral. La réduction des glaces le long des côtes en hiver favorise la dégradation des dunes et des plages. Le déclin des stocks de poisson dû à la surpêche est particulièrement préoccupant dans l’est du Canada. Les longues canicules estivales nuisent à l’agriculture. Et les dossiers s’accumulent en matière de santé publique : acidification des océans, apparition des algues bleues, contamination microbienne ou chimique des terres arables, saturation des ondes dans les villes. Aussi, la Péninsule acadienne est devenue largement dépendante de la production mondiale, notamment en ce qui concerne l’alimentation. Puisque le prix des aliments y varie en fonction des récoltes des pays du Sud, nous sommes donc à la merci des fluctuations du climat et de ses répercussions sur les cultures pour répondre à nos besoins. C’est maintenant qu’il faut y voir.  L’agriculture locale et artisanale, le transport actif et collectif, la création de biens communs, la fiscalité progressiste, le soutien aux victimes de l’érosion côtière et les programmes d’information comptent au nombre de nos valeurs.10

37Mais il s’agit d’un parti politique d’un genre nouveau. Il ne vise pas seulement à prendre le pouvoir dans les mairies, mais à fonder un palier politique régional officieux. Comment ? En se voulant panrégional et multimunicipal, c’est-à-dire, distinctement des partis politiques municipaux habituels, en présentant ses candidats dans plusieurs élections municipales à la fois. Autrement dit, la visée était de faire élire des conseillers municipaux et des maires, à terme, dans toute la série de villes de la Péninsule acadienne, de façon à coordonner les différentes décisions municipales à l’échelle de toute la région. Le parti deviendrait, ainsi, de fait, un nouveau palier régional qui coordonnerait les décisions pour éviter les guerres de clochers et les formes déloyales et stagnantes de concurrence. En ce qui concerne l’aménagement du territoire, les enjeux de zonage, la question de la forêt, la lutte à l’exploitation agricole à grande échelle… Aucune ville ne pourrait alors profiter de restrictions écologiques dans un coin de la péninsule pour accueillir des activités polluantes (et lucratives) chez elle.

38Cinq grands axes structuraient cette approche :

39-L’agriculture et l’autonomie alimentaire : favoriser l’agriculture locale menant à l’autonomie ; soutenir les réseaux de distribution locale ; créer un cellier communautaire ; interdire la monoculture ; créer un abattoir accessible dans le cadre de programmes d’élevage limité ; préserver les nappes phréatiques…

40-La santé publique : interdire les pesticides controversés ; limiter la production de déchets et décentrer les sites d’enfouissement actuellement éloignés ; évaluer les seuils d’utilisation de l’eau ; réduire les émissions d’ondes…

41-Le zonage et l’aménagement du territoire : reboiser ; protéger les zones humides ; freiner l’étalement urbain et limiter le réseau routier…

42-L’énergie et le transport : inciter au transport actif ; initier un programme de covoiturage ; organiser un transport en commun…

43-La démocratie locale et l’économie : favoriser la création de communs ; consolider le palier biorégional et prévoir des transferts formels de souveraineté ; élaborer des plans d’action en cas de crise (pluie de verglas, incendie de forêt, ouragans…) ; fonder une monnaie locale…

44Cette liste n’est en rien exhaustive, le programme tenant en plus de trente pages. Des considérations ont aussi été envisagées sur les enjeux de culture et d’écotourisme. Il importait de penser une façon de générer des récits et des formes pour mieux apprivoiser des enjeux de nature longtemps délaissés par des productions des médias de masse conçues dans les grands centres.

45Le programme proposait clé en main les libellés de textes de loi à adopter.

46Nommément, l’idée de ce parti multimunicipal était de présenter « des candidates et des candidats aux élections municipales pour pourvoir aux postes de conseillers et maires de toutes les entités de la Péninsule acadienne. » Le Parti consistait d’abord en une sorte de label. Pour chaque élection de conseiller ou de maire, le parti solliciterait des candidatures ou étudierait celles qui sont en vigueur, pour attribuer un label à celles et ceux qui se reconnaîtraient dans son programme. Ce programme prévoyait les grandes lignes d’une administration autonomiste de type biorégional, à l’époque avant la lettre, sans pour autant arrêter de manière exhaustive absolument toutes les politiques publiques qu’ils ou elles pouvaient soutenir dans l’exercice de leurs fonctions, ville par ville. Les candidates et candidats recevant l’appui du parti, du moment qu’ils adhéraient aux grandes lignes du programme Péninsule 2030, s’engageaient à le mettre en œuvre et ne militaient pour rien qui puisse le contredire ; ils avaient bien entendu le loisir de proposer des mesures de toutes sortes dans maints aspects de la gestion courante d’une ville sans observer une quelconque ligne de parti.

47Le but du parti était au moins, et de façon sans doute plus réaliste, de créer une avant-garde dans la région, pour le jour où il faudra prendre conscience des conséquences effectives sur les territoires et le vivant du mode de vie capitaliste des Occidentaux. Nous nous comportons, du point de vue de notre exploitation, comme s’il y avait quatre planètes, et il faut s’attendre à ce que la seule dont nous disposons fasse subir d’importants ressacs.

48Une fois parvenu à ses fins, le parti souhaitait surtout instaurer dans les mœurs, à la manière d’un fait accompli, l’idée d’un palier de gouvernement biorégional inscrit dans le mouvement mondial du municipalisme et du biorégionalisme, sensible aux enjeux écologistes et climatiques, et soucieux d’une organisation démocratique concertée. La théorie des communs et le projet d’une monnaie unique visaient également à générer des foyers de démocratie qui ne soient pas sous son contrôle. Le parti pris municipaliste se donnait à penser davantage comme une étape conduisant à l’élaboration d’un palier biorégional qu’à la manière d’une institution partisane.

49Pour des raisons qu’il ne convient pas de détailler ici, le projet, comme trop souvent, s’est heurté aux récifs du facteur humain, des tensions interfamiliales, des divergences de vues sur des sujets parfois extrinsèques, des propensions au conflit pour d’autres sinon, sans parler de souci de hiérarchie. Ils n’ont pas permis à l’état de grâce, qui a prévalu un temps, de perdurer. De cela, des leçons ont été tirées pour favoriser ultérieurement une meilleure expérience.

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Notes

1 Bookchin, Murray, Pour un municipalisme libertaire, Lyon, Atelier de création libertaire, 2018 [1985].

2 Berg, Peter et Dasmann, Raymond, « Reinhabiting California », The Ecologist, vol. 7, nº 10, 1977. Voir également : Van Newkirk, Allen, « Bioregions : Towards Bioregional Strategy for Human Cultures », Environmental Conservation, vol. 2,‎ nº 2, juillet 1975, pp. 108–108.

3 Berg, Peter (dir.), Reinhabiting a Separate Country. A Bioregional Anthology of Northern California, Sans Francisco, Planet Drum Foundation, 1978.

4 Rollot, Mathias et Schaffner, Marin, Qu’est-ce qu’une biorégion ?, Marseille, Wildproject, 2021. Voir également : Rollot, Mathias, Les Territoires du vivant. Un manifeste biorégionaliste, Marseille, Wildproject, coll. Le Monde qui vient, 2023 [2018].

5 Voir sur ce sujet : Stuppia, Paolo, « Ré-habiter la Terre. Cinquante ans d’utopies biorégionalistes », Développement durable et territoires, [En ligne], vol. 13, nº 2, 2022, mis en ligne le 1er décembre 2022, consulté le 28 avril 2023. URL : http://journals.openedition.org/developpementdurable/21572

6 Sur ce sujet, voir : Federici, Silvia, Réenchanter le monde. Le féminisme et la politique des communs, Genève, Entremonde, coll. Rupture, 2022 [2019].

7 Desbiolles, Alice [Interview de Mabrouk, Sonia], « Nous sommes rentrés dans l’ère des pandémies », Europe 1, 5 janvier 2022. URL : https://www.europe1.fr/sante/nous-sommes-rentres-dans-lere-des-pandemies-alerte-alice-desbiolles-4086096

8 Cuisenier, Jean, « Fictions homériques et réalités insulaires », Ethnologie française, Paris, Presses universitaires de France, vol. 36, 2006/3.

9 Spinoza, Baruch, Traité politique, Paris, Le livre de poche, 2022.

10 Péninsule 2030

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Pour citer cet article

Référence électronique

Alain Deneault, « Quid des partis politiques en biorégion ? »Amnis [En ligne], 4 | 2024, mis en ligne le 21 juin 2024, consulté le 10 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/amnis/9300 ; DOI : https://doi.org/10.4000/11viq

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