• 1 Aulenti, Gae, « Les origines du succès », L’Italie aujourd’hui : Aspects de la création italienne d (...)
• 2 Poletti, Raffaella, « Editoria e architettura in Italia », Comunità Italia : architettura, città, p (...)

1Créée en 1928, la revue italienne d’architecture, de design industriel et d’urbanisme Casabella connaît dans les années 1970 une phase de mutation. Celle-ci est impulsée par son nouveau directeur, l’architecte Alessandro Mendini et est symptomatique de la crise de l’architecture de l’Italie postmoderne. Après les revendications sociales et politiques des années 1960 — notamment initiées par les étudiants de la Faculté d’architecture de Venise — les jeunes architectes mis à partie de la reconstruction d’après-guerre, critiques envers l’idéologie du Mouvement Moderne et l’hégémonie industrielle, commencent à repenser leur discipline et la notion de projet1. Ces réflexions théoriques et critiques s’inscrivent dans une continuité de la tradition italienne de « l’architecte alphabétisé2 » et s’intègrent au projet lui-même. Familier de ces comportements et problématiques, Alessandro Mendini devient en 1970 le nouveau directeur de Casabella après en avoir été durant 5 ans le rédacteur en chef. Il insuffle alors dans la nouvelle ligne éditoriale de la revue ses propres raisonnements et explorations de plus en plus expérimentales qui bouleverseront aussi l’esthétique du périodique. En outre, en incluant une nouvelle génération d’acteurs néo-avant-gardistes d’Italie et d’ailleurs, Casabella se fera la vitrine d’une nouvelle vision et pensée de l’architecture, d’un moment prolifique et révolutionnaire, véritable tournant dans l’histoire du design et de l’architecture italiens.

• 3 Mendini, Alessandro, « Casabella si rinnova/Changes at Casabella », Casabella, n° 349, juin 1970, p (...)
• 4 Ibid., p. 1.
• 5 Ibid.
• 6 Ibid.

2Dès le début de sa direction, Mendini souhaite éloigner Casabella de son rôle de revue spécialisée académique pour la rapprocher d’une formule éphémère, capable d’accueillir projets et discussions entre collaborateurs et publics3. Le périodique affirme alors sa position contestataire et dénonce certains problèmes sociétaux tout en remettant en cause la profession d’architecte. Casabella se voit alors comme un « service4 », un « instrument utile5 » pour ses lecteurs, qui a pour but de les guider sans paternalisme vers un design non autoritaire et donc n’entrant pas en contradiction avec les modifications des structures sociales existantes6. Dans ce cadre, les éditoriaux de Mendini confirment les tendances politiques et idéologiques de la revue.

• 7 Irace, Fulvio, Codice Mendini: Le regole per progettare, Milan, Electa, 2016, p. 22.

5Les slogans, qui ajoutent en réalisme lors de représentation de manifestation (Fig. 1 1), sont écrits grâce à un normographe, outil quotidien des architectes7. Cette utilisation d’un outil professionnel dans un tel contexte critique de ce métier accuse politiquement et socialement les architectes en pointant les dérives spéculatives et foncières de la discipline, notamment lorsqu’elle s’allie à l’industrie. Nous retrouvons ces mêmes condamnations dans la narration et dans les thèmes abordés dans les dessins. L’esthétique « pictogramme » minimaliste des dessins offre une compréhension directe du contenu de l’article avec cynisme et ironie. La réutilisation de ces mêmes dessins et slogans au fil des pages des différentes revues tend même à associer cette pratique de Mendini à un acte primaire de communication par une silhouette faite signe, répétée mécaniquement.

• 9 Italy The New Domestic Landscape, MoMA New York, 23 mai au 11 septembre 1972 et organisée par Emili (...)

9Dès 1973, il s’extirpe du milieu qu’il critiquait tant, et renonce à tout projet architectural, même avec son groupe Dolmen, composé d’autres jeunes architectes. Cette déconstruction professionnelle est sûrement induite par l’étroite collaboration avec la génération contestataire des architectes dits radicaux : Ugo La Pietra, Ettore Sottsass, Archizoom avec notamment Andrea Branzi, Superstudio, UFO… Certains comme Sottsass et Branzi participent même directement à Casabella par la rédaction de chroniques. Les autres trouvent dans la revue une vitrine pour leurs projets, travaux et théories qui trouvera son apogée en 1972 dans l’exposition du MoMA Italy : the Domesctic Landscapes9.

• 11 Mendini, Alessandro, « Impossibilità d’uso/The Impossibility of use », Casabella, n° 392 – 393, aoû (...)

12Mendini explique sa théorie très personnelle du design en 1974, dans l’article « Impossibilité d’usage11 », accompagnée des dessins de ses premiers objets, les Objets à usage spirituel. D’abord pensés pour les couvertures de Casabella, ils sont tout de même édités par Bracciodifero la même année, et n’apparaissent en couverture des numéros 390 à 396 que sous leur forme construite photographiée. Il est donc difficile de croire que Mendini n’est jamais envisagé leur production, malgré son affirmation qu’ils avaient été imaginés pour illustrer en couverture ses réflexions et théories sous une forme plus allégorique. Cependant, cette première expérimentation dynamise la communication de Casabella qui accueille sous différentes formes les premières créations de son directeur. (Fig. 8, 9, 10, 11)

• 12 Lehmann, Barbara, « Bracciodiferro un laboratoire d’avant-garde », Il modo italiano, design et avan (...)
• 13 Mendini, Alessandro, « Impossibilità…», op. cit., p. 6.
• 14 Ibid.

13Créée à Gênes en 1972, Bracciodifero, filiale de la célèbre maison Cassina, offre un véritable laboratoire de recherche et d’expérimentation conceptuelle, sur le design et sur les matériaux, éloigné des exigences commerciales et plutôt orienté vers le marché des galeries d’art12. Mendini y arrive sur la demande du designer Gaetano Pesce, unique créateur de l’opération. Les objets de Mendini dans leur « impossibilité d’usage » fonctionnel répondent à l’éternelle question du design : le rapport entre la forme et la fonction. La forme prend ici un avantage provocant par rapport à la fonction et l’objet devient alors communicant, métaphorique et symbolique, un « objet à usage spirituel » qui permet une sortie du discours du Bauhaus. Toute proposition rationaliste disparaît face à ce « faux mobilier13 », ces « meubles scéniques14 » qui déconstruisent ironiquement leur fonction et l’espace domestique. L’exemple de la lampe Letargo (Fig. 7) tourne en dérision l’esthétique du Bauhaus et bouleverse ses théories : la forme est bien celle d’une lampe, ressemblant étrangement au modèle de Marianne Brandt, mais l’usage du béton ne permet pas le fonctionnement attendu d’une lampe éclairant l’extérieur. La lumière inexistante se fait poétique et symbolique, elle est intériorisée et donc spirituelle.

• 15 Ibid.
• 16 Ibid.

14Ces instruments de design « servent à la méditation de l’homme sur lui-même, à l’organisation de son environnement vivable, entendu comme extension directe des problématiques intimes15 ». Leur langage critique s’oppose aux objets « leurres16 » attachés à des « pseudo-problèmes » et tente une désaliénation de l’habitant, par l’observation, la réflexion et un renversement des comportements quotidiens.

• 17 Mendini, Alessandro, « Idee…», op. cit., p. 5.

15La chaise Terra (Fig. 8 et 9) précède l’intérêt de Mendini pour le « corps objet naturel17 » en proposant poétiquement un acte simple, primitif, primordial et pourtant si éloigné des modes de vie moderne : s’assoir par terre. Sa structure minimaliste de plexiglas transparent contient en effet de la terre. La chaise Lassu (Fig. 10 et 11) ou le Monumentino a casa par l’ajout d’un socle gagne en monumentalité et en théâtralité : la personne qui s’y assoit est directement mythifiée. Même si c’est trois chaises offrent une assise normale, elles cassent la routine de l’usager et invitent à un nouveau mode de vie qui organise différemment l’espace domestique et les rituels qui l’entourent, questionnant alors la relation entre l’homme, son environnement, son quotidien et le système de production habituel.

• 18 Citation d’Alessandro Mendini dans Annicchiarico, Silvana, « Un paesaggio sospeso fra architettura (...)
• 19 Calabrese, Omar, « Caractères de l’identité culturelle italienne », L’Italie aujourd’hui : Aspects (...)

16Avec ses Objets à usage spirituel, Mendini casse le traditionnel discours sur la forme et la fonction. De plus, leur conception comme des architectures miniatures éloigne le design de sa vision réductrice de sous discipline de l’architecture18. À l’inverse, ce procédé tend vers un projet global du design où l’architecture serait justement une sous discipline de ce dernier. Mendini semble alors s’engager dans une vision postmoderne du design et du projet. Cette vision se lit aussi dans l’ironie du détournement de la chaise Zig Zag de Rietveld19.

• 20 Meneguzzo, Marco, « Design et art : des points de rencontre féconds », dans Giampiero Bosoni (éd.), (...)

17Le schéma conceptuel, l’usage de matériaux « pauvres » et les structures minimales utilisées pour concevoir ces objets manifestent l’influence de la nouvelle avant-garde artistique internationale sur le projet du design de meubles.20 La production de petite collection à tirage limité pour les galeries d’art floute la limite entre design et art, d’autant plus que la fonctionnalité de certains des objets n’est pas évidente. Cela rejoint le contexte artistique des années 1960 et 1970 dans son besoin de détournement des visées de l’art et dans sa propre analyse de son langage et de sa fonction qui met l’art en rapport avec sa pratique idéologique.

• 22 Mendini Alessandro, « Architettura per l’uomo dimenticato », Casabella, n° 349, juin 1970, p. 5.

20Le cadre de vie désaliénant et autodéterminant que propose le design de Mendini est induit par une approche cognitive de la conception de l’objet. Un changement radical d’échelle apparaît alors dans les éditoriaux : le projet ne se fait plus à l’échelle de l’humain mais à l’échelle du corps, donc de l’architecture vers le design. Son propre corps mais aussi son regard sur celui des autres devient pour Mendini des outils critiques qui décrivent les bouleversements de la société. La réflexion sur la place centrale du corps dans l’environnement, celui de « l’homme-oublié22 », de cet usager aliéné par un système de production-consommation qui ne le prend pas réellement en compte, devient un moyen de transmission théorique de sa pensée.

• 23 Mendini Alessandro, « Idee…», op. cit.
• 24 Ibid.

22Par cette critique Mendini réfléchit donc sur l’homme de masse, sur l’habitat, sur l’architecture, sur la consommation et sur l’économie politique et fait de l’homme le sujet de son époque. Mais il va aussi plus loin, dans sa définition du « corps objet naturel » : « Je suis tasse, radio, parapluie, vélo, vêtement, table.23 ». Il rapproche alors le corps d’un « système primitif et irremplaçable d’objets et de rituels à disposition de l’homme24 », qui inspire les objets dans leur forme et dans leur utilisation, et offre au design la tâche de garantir la conscience critique du corps : 

• 26 Mendini, Alessandro et Geel, Catherine, Ecrits d’Alessandro Mendini : architecture, design et proje (...)
• 27 Ibid.

28La position idéologique et expérimentale des projets de design de Mendini et de Casabella qui documente les rapports entre designers et néo-avant-gardes, fondent une nouvelle culture radicale du design. Ce dialogue est induit par le réseau de la revue et de son directeur. Ce regard rétrospectif de Mendini et des radicaux autorise un inventaire qui aide à l’élaboration de leurs propres références, formations, bases critiques et théoriques26. À partir de cette nouvelle culture du design et grâce au corpus artistique néo-avant-gardiste auquel il se réfère, l’architecture disparaît peu à peu27 et le design radical s’émancipe de son historicisation industrielle et consommatrice. Historicisation qu’il combat et qui rejoint le climat artistique, critique, politique et social de l’Italie des années 1970. Cette approche révolutionnaire et conceptuelle mènera à une non-reconnaissance de cette période radicale, comme le prouve par exemple les écrits de Vittorio Gregotti qui, dans les années 1980 situe le design du côté de son industrialisation et de sa consommation de masse, et condamne la culture du projet des radicaux qu’il qualifie de :

• 29 Bosoni, Giampiero, « Conversation avec Gillo Dorfles », Il Modo Italiano design et avant-garde en I (...)

29Cette définition met bien en évidence la mise en crise d’une pratique conventionnelle du design et de l’architecture par le design radical. Inscrit dans la ligne éditoriale, cette contestation mènera à un changement de direction de Casabella en 1976, et à un certain retour à l’ordre de la revue. En outre, le discours radical permet de rompre avec ceux des modernes et des fonctionnalistes et d’entrer dans la postmodernité. C’est dans cette même brèche que s’engouffreront des projets comme Memphis ou Alchimia. Gillo Dorfles voit ainsi dans le design radical et dans sa continuité le moment où « le design italien s’affranchit de sa soumission au design de la Mitteleuropa29 ».